Introduction
p. 79-84
Résumés
Personne ne veut vraiment la liberté : c’est la réflexion que Claude Probst tire de son expérience de « réglementeur » à la fois économique et technique.
Le cadre, dit-il, était très réglementé. En transport intérieur, une société monopolistique appartenant à l’État apparaissait suffisamment consciente de l’intérêt général et des besoins du service public pour s’autocontrôler. Au plan international, des « duopoles » avaient été mis en place par les États dans le cadre de relations bilatérales.
Ces deux systèmes ont été progressivement contestés. Les Américains ont initié le mouvement ; puis la Commission a décrété les monopoles incompatibles avec le Traité. Cette libéralisation a tout fait voler en éclats.
Mais dans les faits, le marché ne fonctionnait pas au mieux : prolifération des tarifs, mécontentement des collectivités locales se plaignant de services insuffisants et réclamant des subventions, abus de position dominante par certains transporteurs, consommateurs se plaignant de phénomènes tels les « surbooks » et les retards.
Ce qui a amené une fois de plus le législateur à initier plus de réglementation, en faisant pression sur les administrations nationales et la Commission. Ainsi l’excès de déréglementation a suscité d’autres réglementations, encore plus intrusives dans le fonctionnement du marché et celui, intime, des entreprises. De même, dans le domaine de la sécurité aérienne et celui du contrôle aérien : une autre forme de règlement, le Safety Management System, transfère la responsabilité aux réglementés tout en maintenant l’illusion d’un règlement.
En conclusion, nous continuerons de connaître des changements d’équilibres entre la liberté, la règle et le marché.
Nobody really wants freedom: this is the thinking that Claude Probst draws from his experiences as an economic and technical regulator.
The framework, he says, was highly regulated. In domestic transport, state-owned monopolies appeared sufficiently aware of the general interest and public service needs to self-regulate itself. At the international level, "duopolies" had been established by states in the framework of bilateral relations.
These two systems have been progressively challenged. The Americans initiated the motion, and the Commission then decreed that monopolies were incompatible with the Treaty. This liberalisation has shattered everything.
But actually the market did not work at its optimum: the proliferation of tariffs, discontented local communities complaining about inadequate services and calling for subsidies, abuse of dominant positions by some carriers, consumers complaining of phenomena such as "over bookings" and delays.
This has led once again to the legislature introducing more regulation, putting pressure on national authorities and the Commission. Thus the excessive deregulation gave rise to other regulations, even more intrusive in the functioning of the market and the intimidate face of business. Similarly, in the air safety and air traffic control field: another form of regulation, the Safety Management System, transferred responsibility to the regulated whilst maintaining the illusion of a regulation.
In conclusion, we will continue to observe changes in the balance between freedom, rules and the market.
Texte intégral
1Nous allons, autour de cette table ronde organisée par Jean-Michel Bidot, débattre sur la « liberté », la « règle », le règlement, et le « marché ».
2Permettez-moi de me présenter rapidement : je m’appelle Claude Probst, et je travaille pour une organisation internationale, l’EASA (European Aviation Safety Agency). Mais j’ai fait la plus grande partie de ma carrière (trente-cinq années) à la DGAC (Direction générale de l’aviation civile) où j’ai pu vivre un certain nombre de développements, ayant eu la chance d’être à la fois un réglementeur économique et un réglementeur technique, tâchant plus ou moins vainement d’organiser différents secteurs de l’activité aéronautique.
3Nous avons ici, aujourd’hui, des représentants de ces secteurs, à différents niveaux :
Gilles Bordes-Pages, d’Air France, nous donnera le point de vue d’un transporteur confronté aux réalités du marché, et sur les possibilités de choix en matière de liberté et de règles induites par les contraintes de ce marché.
François Fabre, proche de l’industrie aéronautique et impliqué dans la certification des produits de cette industrie, nous donnera le point de vue de celle-ci, et quel rôle peut jouer le certificateur dans ces hésitations entre règle et marché, encore.
Victor Scardigli, dans son domaine, la recherche, nous exposera comment l’industrie se positionne en matière de développement et de recherche, sur ce problème, toujours.
4En ce qui me concerne, à la faveur de trente-cinq ans d’activité, j’ai tendance à conclure que personne ne veut vraiment la liberté, et que même lorsque l’on s’écarte du règlement, on y revient, sous une forme ou une autre. Et s’il revient, ce n’est pas par hasard.
5Je fais une digression d’ordre philosophique : l’idée de lois, de règles, est apparue assez tardivement dans les sociétés.
6Dans la société féodale, les professions s’organisant sous forme de corporations, le seigneur, le roi se sentent chacun des obligations envers leurs sujets, ce qui génère un ciment, des ciments, aux sociétés basées sur une sorte de responsabilité collective.
7Ensuite, le rêve de la Révolution étant d’introduire la liberté, celle-ci casse ce système. Mais on s’aperçoit que cette volonté de liberté crée plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions.
8Puis, au xixe siècle, se développe une nouvelle école de pensée qui s’interroge sur le bien-fondé de cette rupture et la probable nécessité de restaurer des équilibres. Ainsi, l’abbé Lacordaire dit « qu’entre le fort et la faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, la liberté opprime et c’est la loi qui affranchit ». Inévitablement, l’idée de légiférer, de créer des réglementeurs trouve une nouvelle légitimité.
9Et enfin on revient, étape par étape, à une nouvelle remise en question de l’accumulation de règlements contraignants. Aussi, ayant eu la chance de participer à toutes les négociations sur la libéralisation du transport aérien et la déréglementation de son cadre économique, j’ai souhaité vous exposer dans les grandes lignes ma vision de ce renversement.
10Nous avions un cadre très réglementé. En transport intérieur, c’était le monopole, plus ou moins bien contrôlé, mais une société monopolistique appartenant à l’état apparaissait a priori suffisamment consciente de l’intérêt général et des besoins du service public pour s’autocontrôler et fournir des services satisfaisants pour chacun.
11Au plan international, du fait de notre incapacité à organiser un monopole, des « duopoles » ont été mis en place par les états dans le cadre de relations bilatérales.
12Ces deux systèmes ont été progressivement contestés.
13Sur la question du monopole, la pression venait des usagers qui estimaient le dépositaire de ce monopole plutôt inattentif à leurs intérêts. À tort ou à raison, cela peut faire débat, mais à l’époque – j’étais aussi chargé de conseiller le ministre des DOM-TOM sur la gestion des monopoles aériens – j’avais tendance à m’inscrire en faux contre cet argument, soulignant que l’utilisation de problèmes marginaux, tels les « trafics de pointe », qui n’auraient pas davantage trouvé de solutions par le biais du « marché », n’avait pas toute légitimité pour attaquer un système qui avait ses mérites. Mais le fait est que la pression politique a amené à remettre ce système en cause.
14Au plan international, ce sont les Américains qui ont initié le mouvement. Lorsqu’ils ont déréglementé leur marché pour les mêmes raisons que nous, avec les mêmes pressions, ils se sont aperçu qu’il fallait donner des marges de liberté ou des possibilités d’expansion à leurs transporteurs intérieurs et, par conséquent, ont remis en cause les situations bilatérales afin d’ouvrir un accès au marché à leurs compagnies qui, jusque-là, n’avaient pas d’appétit sur les lignes internationales.
15Et enfin, le jeu communautaire a joué son rôle puisque la Commission a décrété que tous les monopoles sont incompatibles avec le Traité, et que tant que les compagnies n’étaient pas « demandeurs », tout allait bien, mais s’il s’avérait que quelques transporteurs, tels les Néerlandais qui vivaient de « 6e liberté » ou les Anglais qui convoitaient de nouvelles parts de marché, se montraient pugnaces, il était temps en effet de revoir la situation.
16Donc cette libéralisation, pourtant freinée, objectée par les compagnies traditionnelles a tout fait voler en éclats en autorisant la liberté d’accès au marché et en accordant la liberté tarifaire.
17Mais dans les faits le marché ne fonctionnait pas au mieux, à savoir que la réglementation seule par le marché n’était pas satisfaisante : prolifération des tarifs avec des usagers qui ne s’y retrouvaient pas, mécontentement des collectivités locales se plaignant de services insuffisants et réclamant des subventions, ici en France, ou aux États-Unis par exemple où il a fallu instaurer tout un système de financements afin de maintenir des liaisons considérées comme essentielles à la cohésion territoriale du territoire nord-américain. De plus, il a également fallu mettre en place un système de slots (créneaux de vol attribués aux compagnies).
18On a vu aussi que cette liberté conduisait les transporteurs à essayer de contrôler les moyens et les réseaux de vente par le biais des systèmes de réservation électronique, ce qui a amené à une réglementation de ces systèmes pour contrer les abus de position dominante.
19Et enfin, face aux contraintes de marché auxquelles les compagnies palliaient en optimisant le remplissage, en gérant le stock de sièges pour les vendre au meilleur prix en fonction de la demande, et en contrepartie les consommateurs se plaignant de phénomènes tels les surbooks et les retards, le législateur s’est vu amené à initier plus de réglementation en faisant pression sur les administrations nationales et la Commission.
20Et là, les compagnies aériennes, qui pourtant approuvaient l’idée de certaines codifications, ont souhaité garder une marge de manœuvre, à charge pour elles de prendre des engagements, de définir des chartes pouvant favoriser leurs relations mutuelles et celles avec leurs usagers, et ce afin de parer à l’intrusion de la réglementation comme une forme de « micro-management » de leurs activités. Cette formule n’ayant pas eu davantage de succès – à l’époque j’étais à la Commission –, et les usagers n’étant pas pleinement convaincus de la fiabilité de ces chartes, il nous a fallu trouver un compromis.
21Voilà où nous en sommes à présent, et voyant apparaître de nouvelles pressions, je ne serais pas surpris qu’à terme on rentre à nouveau dans la réglementation, y compris celle des conditions du contrat de transport.
22Je tire de ces faits la conclusion que, partant d’une situation assez peu réglementée au début (les monopoles n’étaient pas très contrôlés et les relations binationales étaient, c’est vrai, l’objet de manipulations de la part des compagnies nationales avec leurs états mais cela faisait partie de la règle du jeu) que l’on a voulu déréglementer davantage, d’autres formes de réglementations sont arrivées, encore plus intrusives dans le fonctionnement du marché et celui, intime, des entreprises.
23De la même façon, on peut suivre à peu près les mêmes évolutions dans le domaine de la sécurité aérienne et celui du contrôle aérien.
24Au début, le monopole de contrôle du trafic aérien était aux mains de l’état qui le gérait au mieux, puis certaines tensions sont apparues auxquelles il a fallu trouver des solutions institutionnelles du fait de l’absence de solutions technologiques. Et pour concevoir ces solutions institutionnelles, il faut « casser » le système traditionnel du contrôle aérien, séparer différentes activités liées au marché et réglementées par lui, moyennant quoi le projet consiste, et c’est ce sur quoi je travaille actuellement, à définir « une réglementation sur la manière de réglementer le contrôle du trafic aérien » qui n’existait pas jusqu’à maintenant.
25Et en matière de sécurité, c’est la même chose. Autrefois, les compagnies aériennes se géraient très bien elles-mêmes : elles étaient sûres, possédaient de « gentils » monopoles, donc peu bousculées par les considérations économiques, et bénéficiaient souvent de l’appui du constructeur aéronautique qui ne voulait pas qu’il y ait d’accidents. On a ainsi vu des compagnies de pays en voie de développement, parfois même pas encore développés, assistées par le soutien logistique de Boeing. Et ça se passait bien.
26Ensuite, petit à petit, la déréglementation a induit que l’on ne pouvait pas pour autant laisser n’importe qui faire n’importe quoi. Aussi a-t-il fallu réglementer de nouveau, inventer, ce qui n’a pas tardé à faire l’objet de récriminations. En revanche, si l’on propose à l’industrie de s’auto-réglementer, celle-ci, peu pressée d’assumer cette responsabilité, rétorque que c’est bien pratique d’avoir un règlement qui dicte les normes. Ainsi, devant le juge, et pour se protéger, on pourrait certifier que le nécessaire a été fait. Mais, dans les faits, la justice n’accepte plus ce genre de raisonnement, exigeant que le transporteur démontre avoir tout fait pour éviter l’accident. C’est donc au regard de cette pression que l’on a inventé une autre forme de règlement, le Safety Management System, avec lequel, en définitive, on fait le « grand écart » entre le transfert de la responsabilité aux réglementés tout en maintenant l’illusion d’un règlement.
27À titre de conclusion, je dirais qu’entre d’un côté la liberté, de l’autre la règle et le marché qui sont des moyens de contrebalancer cette liberté, un équilibre est à trouver, et à mon sens, on ne le trouvera jamais, ne croyant pas à la solution parfaite. Il y aura toujours des aspirations pour changer les équilibres et la sagesse collective œuvrera à en retrouver de meilleurs, à condition qu’il en existe, ce dont je doute.
Auteur
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