Des papiers de famille aux confiscations : les archives des princes de Condé à l’épreuve de la trahison
p. 71-81
Résumés
La frontière indécise entre le public et le privé est examinée par le biais des confiscations de titres et de papiers privés au profit de la monarchie, comme des transferts contractuels de propriétés entre les grands seigneurs et le domaine royal. Le sort matériel des archives saisies, les modalités de la réunion des biens séquestrés au profit de la Couronne, les catégories juridiques mobilisées lors des intégrations au domaine royal sont au cœur de cette analyse. Paradoxalement, le domaine royal, noyau de l’élaboration d’un droit public à l’époque moderne, ne dispose pas d’archives réservées et inaliénables comme lui. Cette étrangeté s’éclaire par les usages des titres de propriété et la valeur probatoire éternelle qui leur est prêtée. Ils donnent lieu à des pratiques parfaitement logiques, d’échanges de papiers de part et d’autre, doublées d’entreprises intermittentes de reconstitution des archives domaniales.
The blurred border between public and private is examined through the confiscations of titles and private papers by and for the monarchy, as well as through contractual transfers of estates between magnates and the Crown lands. The material fate of the seized archives, the modes of integration of those seized lands for the benefit of the Crown, the legal categories used to integrate the estates into the Crown lands are at the heart of this analysis. Paradoxically, the Crown lands, kernel of a growing public law in the modern times, do not have archives reserved and unalienable as they are themselves. This oddity is more easily understood if we consider the uses of property titles and the eternally probationary value with which they are endowed. The consequences are perfectly logical practices of mutual exchanges of papers, accompanied by occasional attempts to rebuild national archives.
Texte intégral
1La dynastie princière des Condé, branche cadette des souverains Bourbons et vivier de rebelles à l’autorité monarchique dès les guerres de Religion, a encore fourni l’un des principaux dirigeants de la Fronde au milieu du xviie siècle, puis l’un des chefs de l’émigration et commandant des armées royalistes pendant la Révolution française. Ces rébellions doublées de trahisons sont à l’origine des vicissitudes éprouvées par leurs archives privées, confisquées avec l’ensemble de leurs biens pour crime de lèse-majesté et félonie lors de la Fronde, puis pour fuite et « crime d’émigration en temps de guerre », aux termes des lois promulguées entre avril 1792 et avril 1793. Et une partie de ces papiers de famille, hérités de la branche ducale de Montmorency, avaient déjà été saisis avec l’ensemble des propriétés de Henri II de Montmorency, qui avait pris la tête de la révolte languedocienne de 1632 et fut condamné à mort par le parlement de Toulouse. Ces oppositions armées offrent donc l’opportunité d’examiner les modalités des confiscations des titres et des papiers privés au profit de la monarchie. Les séquestres des papiers, qui sont le corollaire de la saisie des biens, reviennent-ils à les convertir en archives publiques ? La réponse est plus ambivalente qu’il n’y paraît au premier abord. Le problème, soulevé par Jean-Philippe Genet, de la frontière entre privé et public et de la porosité d’une telle démarcation sera abordé en examinant le sort matériel des dépôts d’archives, celui des propriétés qu’ils concernent, de même que les catégories juridiques mises en œuvre à l’occasion des transferts. Le procès criminel du Grand Condé, qui s’est soldé par la réunion de ses biens à la Couronne, au mitan du xviie siècle, servira de premier angle d’approche de la question. Et l’analyse des transactions contractuelles qui intéressent les propriétés privées ou le domaine royal permettra de confronter ces usages archivistiques à ceux qui prévalent dans des situations ordinaires.
Des titres de propriété à préserver
2Un rappel préliminaire des circonstances des confiscations des archives princières pendant la Fronde (1648-1653) et la Révolution française est nécessaire. Les deux opérations présentaient des similitudes frappantes, jusque dans l’entreprise de dissimulation préventive des papiers des princes, qui paraissait témoigner tout autant d’une crainte de la confiscation des titres de propriété par la puissance publique que de la peur de leur destruction pure et simple. Ainsi, lors de la Fronde, ce fut d’abord en prévision du siège de Paris par les troupes royales, précisément conduites par Louis II de Bourbon-Condé (le Grand Condé), que l’on a procédé au déménagement du « trésor » de l’hôtel parisien du prince, au tout début de l’année 1649, probablement pour le préserver des pillages et des représailles qui, de fait, se multiplièrent à l’intérieur de la capitale assiégée. Du reste, les plus précieux des effets et des meubles, les tapisseries, la vaisselle d’argent avaient aussi été enlevés de l’hôtel dès ce moment, alors même que le prince faisait figure de bras armé de l’autorité monarchique contre les révoltés.
3En revanche, les transports ultérieurs procédaient d’une volonté évidente de retarder un processus prévisible de confiscation des biens et des titres afférents, notamment en septembre 1651, lorsque débuta cette phase de la Fronde qualifiée de « condéenne ». Un fidèle serviteur du prince, Antoine Caillet, s’était alors chargé de transporter les objets précieux et les titres de propriété dans la forteresse de Montrond, tenue par des partisans du prince et réputée inexpugnable. Et cette fois, le trésor du château de Chantilly fut aussi mis à couvert, les archives des Condé se répartissant traditionnellement entre ces deux dépôts principaux. De telles mesures se révélèrent expédientes lors du procès criminel du Grand Condé : en mars 1654, alors que le prince était en fuite aux Pays-Bas et avait offert ses services au souverain espagnol en guerre contre la France, un arrêt du Parlement le condamna à mort par contumace, comme félon et criminel de lèse-majesté, à la perte du nom de Bourbon, de ses dignités, de ses charges et gouvernements, tandis que la confiscation de l’ensemble de ses biens, meubles et immeubles, était prononcée1. Les commissaires royaux chargés de prendre au nom du roi possession réelle des biens se heurtèrent toutefois à un obstacle de taille, puisque, en l’absence d’inventaire général, la masse des propriétés foncières et mobilières ne pouvait être connue. Plutôt que d’inventorier les quelques sacs de papiers trouvés, qui ne concernaient qu’une partie des possessions, les commissaires jugèrent moins fastidieux de parcourir l’ensemble des terres princières pour y dresser la liste des biens acquis à la Couronne. Mais la mainmise monarchique en fut considérablement retardée : l’opération de recensement des propriétés seigneuriales et foncières dura près de quatre mois (le premier volume de cet inventaire est conservé à Chantilly), et il fallut encore contraindre les comptables et intendants de la maison à livrer leurs registres et les contrats des baux pour estimer les revenus acquis au souverain.
4Les délais imposés par la contumace et les oppositions des créanciers firent le reste. En droit, cinq années devaient être écoulées avant que les condamnations et confiscations fussent réputées contradictoires et que le transfert de propriété des biens-fonds fût effectif. Mais l’apurement des dettes n’était toujours pas achevé en 1659, alors que se négociait la paix des Pyrénées qui autorisa le prince à rentrer dans le royaume et lui restitua ses biens et ses dignités. Cette prorogation de la procédure était l’effet recherché par ceux qui avaient celé les archives et une partie des effets. D’ailleurs, une note anonyme sur la déclaration du Parlement contre le prince de Condé, conservée dans les papiers princiers, transcrivait l’opinion de « gens du Palais » (dont l’auteur faisait sans doute partie) et rappelait que « dans les affaires criminelles la plus grande science c’est de differer et de tascher toujours a esloigner le jugement2 ».
5Lors de la Révolution française, des précautions analogues furent prises après le départ de Louis-Joseph de Bourbon-Condé du royaume le 17 juillet 1789, sans anticipation cette fois. C’est à la fin de 1790 que l’administrateur du prince avait soustrait les plus précieux des objets, parmi lesquels se trouvaient les manuscrits, les incunables, plus de 400 ouvrages imprimés et de volumineuses caisses d’archives du Palais-Bourbon, devenu la résidence du prince dans la capitale et surtout le principal dépôt d’archives de la maison de Condé. L’ensemble fut camouflé dans la maison parisienne d’un agent royaliste, Louis-Jean Jossuet de Saint-Laurent, et découvert lors d’une perquisition en août 1793. D’autres papiers avaient été transportés à Chantilly et enfouis dans de nombreuses cachettes du château, où ils avaient été saisis au printemps de la même année.
6Cette dissimulation, répétée presque à l’identique durant la Révolution française (les archives furent cette fois découvertes), indique à quel point la conservation des archives représentait un enjeu crucial, face au risque de destruction en période de troubles ou lorsque planait la menace de confiscation par la puissance publique. Ces papiers, qui faisaient l’objet de tant de soins, consistaient en majorité en des titres de propriété et des comptes de gestion. L’article « Archives » de l’Encyclopédie entérinait d’ailleurs cette acception par une définition qui réduisait de façon significative les archives privées ou publiques à ce que l’on appelle des titres : « Se dit d’anciens titres ou chartes qui contiennent les droits, prétentions, privilèges et prérogatives d’une maison, d’une ville, d’un royaume ; il se dit aussi d’un lieu où l’on garde ces titres ou chartes3. » Toutefois, les modalités de la confiscation de ces papiers par la puissance publique établissaient une distinction d’importance, fondée sur la nature des biens saisis.
Les confiscations monarchiques : les formes d’une substitution seigneuriale
7Le procès criminel du Grand Condé permet de préciser le statut juridique des possessions confisquées. Le lit de justice du 28 mars 1654, le roi séant en son Parlement, a arrêté que les biens féodaux tenus médiatement ou immédiatement du roi seraient réunis au domaine de la Couronne et que la totalité des autres biens, meubles et immeubles, seraient confisqués au profit du roi4. La condamnation établissait d’emblée une séparation entre le domaine de la Couronne (que les fiefs réintégraient fictivement, même s’ils étaient redistribués, de même que les offices confisqués rentraient dans la main du roi) et les autres propriétés, acquises au roi régnant. La réunion était d’ailleurs un emprunt au droit féodal, et Pothier qualifiait ce processus dans son Traité des fiefs comme le « retour de la partie au tout5 ».
8La logique aurait donc voulu que les papiers princiers relatifs aux biens féodaux au moins aient été transférés dans le Trésor des chartes, « mémoire du roi, être immortel, personnification de l’État, pour tout ce qui touchait au domaine et aux droits de la Couronne6 ». Il est vrai que ce fonds d’archives du royaume n’était plus guère alimenté au xviie siècle, malgré les arrêts et édits du Conseil de Louis XIII qui prescrivaient d’y rassembler les actes passés et à venir concernant les affaires de l’État. D’où les propositions, en 1711, du procureur général du roi d’Aguesseau, à qui la garde du Trésor des chartes revenait en vertu de sa charge, comme à ses prédécesseurs depuis 1582 : elles visaient à renouer avec le versement systématique dans ce dépôt des actes de loi et des traités conclus avec les puissances étrangères, mais aussi des « inventaires, partages, ventes, donations et autres actes qui concernent le domaine du roi7 ». Mais la Chambre des comptes, dont la conservation du domaine était l’une des attributions essentielles, aurait pu aussi être le destinataire attendu de ces archives devenues domaniales. D’ailleurs, l’article « Archives » de l’Encyclopédie, composé alors que le Trésor des chartes avait complètement cessé de recevoir des versements et était devenu ce que l’on appelle en langage archivistique un fonds clos, désignait la Chambre des comptes comme lieu du dépôt des archives « de France », tout comme celles des Romains étaient conservées dans le temple de Saturne8.
9Quels étaient les signes de l’appropriation monarchique des biens et des archives princiers ? Comment se marquait concrètement le changement de propriétaire, du particulier au souverain ? En premier lieu et principalement par l’apposition des symboles ordinaires de l’autorité et de la propriété : lors de la première confiscation des château et domaine de Chantilly, prononcée par arrêt du parlement de Toulouse en octobre 1632 après la rébellion du duc de Montmorency, les livres et les archives regroupées dans des volumes, de même que les inventaires confectionnés à la demande royale avaient aussitôt été reliés et marqués aux armes de Louis XIII. Cette substitution des emblèmes s’effectuait parallèlement sur les terres et les seigneuries, comme l’ordonnaient notamment les jugements et ordonnances de la Chambre Saint-Louis contre le Grand Condé : les armes et les enseignes du coupable devaient être biffées, tandis que les officiers seigneuriaux devaient prêter serment au roi et se voyaient enjoindre l’ordre de rendre désormais la justice en son nom, sans reconnaître nul autre seigneur à cette fin9. Ainsi, le mode concret de la prise de possession royale des archives comme des seigneuries ne présentait aucune spécificité remarquable par rapport à un simple transfert entre particuliers, effectué au terme d’une cession volontaire, onéreuse ou non. Certes, comme l’a souligné Colette Beaune, les armes royales constituaient indéniablement la marque de l’État depuis le xive siècle. Les apposer sur les édifices confisqués comme sur les archives familiales saisies revenait sans conteste à signaler l’ensemble comme propriété de la puissance publique incarnée par le souverain. Mais ce remplacement ne s’accompagnait pas d’un déplacement géographique des fonds. La gestion des dépôts d’archives témoignait en effet d’une continuité remarquable, non seulement en raison de ce maintien des mêmes lieux de conservation, mais aussi de celui des archivistes. Le garde du « trésor » de Chantilly entré au service des ducs de Montmorency, Pierre Aberlenc, avait ainsi été conservé dans ses fonctions par Louis XIII après 1632. Puis, son commis Jean Faugère, qui lui avait succédé à sa mort, était resté en poste après la donation de Chantilly aux princes de Condé et y demeura encore pendant la confiscation effectuée au nom de Louis XIV. Il était toujours en charge lors du retour du Grand Condé dans le royaume et de la restitution de ses biens et dignités, en 1660.
10L’appropriation monarchique de papiers et de titres de particuliers condamnés comme criminels de lèse-majesté se traduisait ainsi par une substitution complète, radicale, qui concernait l’ensemble des propriétés et des papiers (y compris « privés » et étrangers à la valeur et à la gestion des biens, comme les correspondances des Montmorency et des princes de Condé). Mais elle était assortie d’un changement matériel minimal. L’opération avait les apparences du remplacement d’un seigneur par un autre ; simplement, les commissaires prenaient possession au nom du roi des châteaux, terres et seigneuries, des meubles délaissés10. Cette installation du roi comme seigneur était une conséquence logique de la suppression du degré supérieur de la hiérarchie féodale qui découlait de la réunion au domaine royal. « Le roi était suzerain, il devient seigneur direct ; il était seigneur, il joint la seigneurie utile qu’il n’avait pas à la seigneurie directe qu’il avait déjà », pour reprendre la formule par laquelle Robert Descimon analysait les implications d’une telle substitution11.
Une « seigneurie privée » du roi, à la lisière du domaine
11Plusieurs explications peuvent être avancées pour comprendre l’absence de versement des papiers confisqués aux archives publiques de la monarchie.
12En premier lieu, la valeur que leur accordaient leurs détenteurs, royaux ou non, et l’usage qu’ils en faisaient justifiaient pour une part ces pratiques. Car ces papiers, parmi lesquels les titres de propriété dominaient, correspondaient avant tout à ce que l’on désignerait aujourd’hui comme des « archives courantes » (avec des réserves importantes, j’y reviendrai), indispensables pour exciper de droits, de redevances, pour délimiter l’aire de validité de ces droits, etc. La nature de ces archives pouvait justifier cette conservation décentralisée des dépôts, par les princes, les rois et les seigneurs en général, sur les lieux mêmes où leur consultation pouvait s’avérer utile. Ainsi, les domaines éloignés de Guise et de Châteaubriant recélaient la plupart des titres qui les concernaient lorsqu’ils étaient possédés par les princes de Condé, qui n’incorporèrent jamais ces papiers dans l’un ou l’autre de leurs « trésors » de Paris ou de Chantilly.
13Par ailleurs, il faut souligner que les biens et les titres séquestrés pour crime de lèse-majesté n’intégraient que la partie la plus périphérique du domaine royal : après la confiscation, ils formaient le domaine casuel ou « naissant », que l’ordonnance de Blois de 1579 distinguait expressément du domaine fixe ou « consolidé ». Cette ordonnance complétait l’édit de Moulins de 1566, qui réglait en des termes nouveaux l’indisponibilité du domaine de la Couronne, tout en ménageant pour le monarque le droit de conserver une propriété privée temporaire. Le domaine fixe se composait des biens et droits de la Couronne antérieurs à l’avènement du roi ; il était assimilé par les juristes à la « vraie dot que la chose publique apporte au Roi qui est épouse en mariage politique » et il était fondamentalement inaliénable12. Mais le domaine casuel englobait les acquisitions postérieures à l’avènement du roi : terres et droits achetés ou confisqués à des particuliers, ou encore conquis sur l’étranger, les acquêts en quelque sorte, si l’on veut filer la métaphore matrimoniale. Ce statut intermédiaire subsistait durant dix années pendant lesquelles le roi pouvait disposer des biens réunis au domaine. Au terme de cette décennie, ils intégraient par prescription le noyau fixe et indisponible du domaine public. La procédure de confiscation transférait donc les propriétés et les papiers des particuliers dans une sphère de domanialité précaire, instable, à la lisière du patrimoine de la Couronne sanctuarisé par la loi fondamentale d’inaliénabilité. Cette part la plus excentrée du domaine royal appartenait en somme non au royaume, au corps immortel de la monarchie, mais au roi-homme, pour lequel elle constituait une réserve disponible et temporaire en vue d’éventuelles redistributions. Comme l’a exprimé Robert Descimon : « Ce qui ne relevait pas de cette entité supérieure aux personnes des monarques restait à la disposition du “roi dépensier” », roi suzerain libre de disposer et d’inféoder. La logique des stipulations de retour au domaine était d’ailleurs de nouvelles inféodations consenties à de nouveaux fidèles : « Les biens ne rentraient dans la main du roi que pour en ressortir13. »
14La figure du favori ou du principal ministre, délégataire d’une large fraction du potentiel de grâces du souverain, s’interposait toutefois dans le fonctionnement de ce jeu de bascule fait de redistributions favorables aux lignages aristocratiques alliés. Ainsi, les princes de Condé, liés au cardinal de Richelieu par l’intérêt, les alliances matrimoniales et une « conception politique » partagée, figuraient-ils parmi les bénéficiaires privilégiés de ces largesses. La libéralité monarchique à leur endroit s’était manifestée par des rétrocessions dont leurs archives portent la trace. Dans les papiers de famille de la série A du musée Condé se trouve ainsi l’acte royal de donation du considérable patrimoine du duc de Montmorency à ses trois sœurs (dont la princesse de Condé – les autres sont les duchesses de Valois-Angoulême et de Lévis-Ventadour), à l’exception de Chantilly et de ses dépendances, que le roi s’était initialement réservés. Cette cession gracieuse était intervenue très tôt, un peu plus de quatre mois après l’arrêt de confiscation au profit de Louis X11114. Et ce premier don précéda la remise ultérieure de la seigneurie de Chantilly aux Condé, décidée par Louis XIII et accomplie au tout début de la régence d’Anne d’Autriche, en octobre 1643, soit un peu plus de dix années après sa saisie15. Une ligne de partage fondamentale séparait donc les propriétés et les archives publiques, indisponibles, de celles qui formaient le patrimoine privé provisoire du roi et pouvaient encore être sujettes à des redistributions aux particuliers.
Échanges contractuels : le devenir des papiers
15Cette séparation n’était cependant pas absolue et ne procédait pas d’une nature objective des biens en question : une partie ancienne du domaine royal pouvait être remplacée par un autre fonds immeuble s’il procurait un revenu égal ou supérieur à la première, conformément au principe ancien selon lequel ce domaine devait pourvoir à l’entretien du roi et de sa cour16. Les échanges contractuels de fractions de ce domaine avec des particuliers reposaient sur ce principe. Par exemple, le duché d’Albret, possédé par les Condé au début du xviie siècle, réintégra le domaine royal en 1661, à l’instigation de Louis XIV, qui imposa son échange avec le duché de Bourbonnais. Le contrat, les procurations données à cette occasion signalaient l’importance accordée à la procédure de délivrance des archives respectives : « se faire représenter les titres et papiers » apparaissait comme une nécessité de part et d’autre17. Car ce type d’opération, en revanche, donnait lieu à une interversion complète des titres publics et princiers. La description/énumération des biens contenue dans l’acte d’échange ne pouvait suffire en pareil cas. Surtout, aucune trace archivistique plus ancienne de l’appartenance au patrimoine princier ou au domaine de la Couronne (en dehors du présent contrat) n’était explicitement conservée.
16De même, les réclamations et oppositions juridiques formées lors de la saisie des biens du Grand Condé révélaient l’importance accordée à la remise de l’intégralité des titres concernant une terre, si anciens soient-ils. Au cours du procès criminel du prince, le procureur général du roi Nicolas Fouquet, qui représentait par ailleurs le ministère public, formulait ainsi une requête personnelle, afin que la totalité des titres concernant la vicomté de Melun trouvés dans le Trésor de l’hôtel de Condé lui fussent remis. Il avait acheté Melun au comte d’Alais en 1651 et le comte, qui détenait la vicomté en question à titre d’échange fait avec le duc de Montmorency en 1626, avait promis à l’acquéreur de lui faire rapporter les autres titres qui la concernaient18. D’ailleurs, cette clause de délivrance des papiers était la plupart du temps insérée dans les contrats de vente et son exécution donnait lieu à la signature de décharges devant notaires19. En outre, la réclamation de Fouquet était appuyée sur un argument éclairant et jugé recevable, puisque les magistrats ont consenti à la remise des papiers : elle rappelait que ces archives étaient devenues « inutiles », puisque les Montmorency avaient disposé des terres au profit du comte d’Alais en 162620.
17Cette efficience prêtée aux titres de propriété, si anciens soient-ils, conduit à rectifier la notion d’archives courantes employée tout à l’heure, dans la mesure où cette expression recouvre dans l’acception actuelle (celle de l’arrêté de 1979 sur les Archives nationales) la mémoire immédiate, récente, mobilisable à tout instant pour ses besoins par l’institution ou la personne qui les a produites. Or, comme l’a souligné Krzystof Pomian, la distinction entre archives courantes et définitives (historiques, closes) n’a pas de sens pour les périodes médiévale et moderne, auxquelles – je le cite – « l’idée qu’un document censé produire des effets perpétuels puisse un jour cesser d’être valable est complètement étrangère21 ». En effet, le bien-fondé d’un droit oublié pouvait toujours être établi en exhumant des titres anciens, dont la valeur probatoire était éternelle, nullement émoussée avec le temps. L’origine reculée des titres de propriété leur conférait même un supplément de valeur, puisque l’ancienneté des droits qu’ils consignaient rendait leur fondement encore plus incontestable.
18Mais les pratiques archivistiques qui découlaient de cette conception (les cessions totales) aboutissaient étonnamment à dissocier les titres de propriété de la mémoire du lignage comme de celle du domaine royal, à ceci près que certaines seigneuries titrées étaient si consubstantielles à l’histoire des maisons nobles que l’on ne s’en défaisait pas ou seulement en dernier ressort. C’était le plus souvent aux généalogies et chroniques familiales qu’il revenait de consigner ces détentions pérennes de terres et de seigneuries fusionnées avec l’identité familiale, soit par des mentions répétées associées à chaque membre héritier, soit par des listes insérées dans les volumes. Christian Maurel l’a montré pour la dynastie des Bailleul, dont la présentation des « Branches de la maison » est encadrée par la « Table des maisons alliées » mais aussi par l’énumération des « Terres et seigneuries possédées de temps à autre par ceux de la maison de Bailleul22 ».
19Car les archives au sens étroit de l’Encyclopédie n’énuméraient pas des biens fonciers anciens de la famille (du moins s’ils avaient été vendus) ; elles répertoriaient les propriétés et les droits existants. Elles établissaient une puissance patrimoniale contemporaine, mais à l’aide des titres les plus anciens possibles (ceux du domaine de Chantilly remontaient au xive siècle). Ainsi, la vente du duché de Châteauroux par le comte de Clermont (frère de M. le duc de Bourbon) à Louis XV en 1736 s’était soldée par le transfert des titres de propriété à l’acquéreur. Ces papiers n’intégrèrent cependant pas les archives royales, puisque le roi fit don du duché dès 1743 à sa maîtresse Marie-Anne de Mailly, avant que les dix années de domanialité casuelle ne fussent écoulées23. À l’inverse, la délivrance faite au Grand Condé des chartes du Clermontois prouve que les titres du domaine royal ne faisaient pas exception à cette règle de la cession exhaustive des archives. Ce domaine, confisqué au duc de Lorraine en 1641 pour sa trahison et sa liaison avec les Espagnols en guerre contre la France pendant la guerre de Trente Ans, avait été donné au Grand Condé par Louis XIV en 1648, mais la remise des titres de propriété avait été retardée par les troubles de la Fronde, puis par l’exil princier jusqu’à la paix des Pyrénées de 1659. Dès son retour dans le royaume, le prince pressa l’intendant de Lorraine et de Bar de les lui procurer. L’intendant lui répondit qu’il avait fait réunir pour lui les titres et papiers conservés à Bar et ceux qu’il avait fait tirer des Trésor et Chambre des comptes de Nancy, dépositaire des archives domaniales24. Ces papiers domaniaux devenus archives privées susciteront du reste un intérêt marqué des commissaires de la République qui les découvriront dans une cachette de Chantilly en 1793, car les saisies et la vente des biens des Émigrés répondaient aussi à un objectif financier. Une lettre des deux commissaires, adressée à la Convention, dressait la liste sommaire des papiers trouvés et signalait plus particulièrement, dans ces « 300 liasses de papiers », « tous les titres de propriété du Clermontois ».
20Au-delà du problème ponctuel des confiscations, où la durée restreinte d’une appropriation monarchique, qui se soldait invariablement par des redistributions des biens saisis à d’autres particuliers, pouvait suffire à rendre compte de l’absence de réunion des archives à celles de la royauté, les transactions ordinaires qui concernaient le domaine royal aux xviie et xviiie siècles indiquent que la jouissance propriétaire d’une fraction de celui-ci par le roi (à l’opposé du rôle royal de garde et de protection que les domanialistes souhaitaient étendre) et la possibilité de cession qui s’ensuivait avaient des répercussions archivistiques essentielles et dommageables. Ces transferts de titres, qui découlaient de la valeur probatoire perpétuelle qu’on leur prêtait, légitimaient les reconstitutions périodiques de papiers terriers du domaine royal ou les entreprises plus vastes, comme la création, prévue par un édit de 1655 qui n’eut pas de suites, d’intendants des chartes chargés de dresser généralité par généralité les registres des aliénations faites des droits de la Couronne et d’en dresser des papiers terriers afin de les remettre au garde du Trésor des chartes. Par un singulier paradoxe, le domaine royal, qui fut au cœur de l’élaboration du droit public à l’époque moderne, n’a pas disposé d’archives réservées, incessibles, inaliénables comme lui, susceptibles de garder la trace de la destination perpétuelle qui devait être la sienne. La préservation de la liberté royale de donner, mais aussi la possibilité de céder à faculté de rachat (par l’engagement) des parties de la propriété utile du domaine se concrétisaient par un usage archivistique identique à celui des res singularum, de la masse des biens qui étaient dans la sphère du commerce et de l’échange, pour reprendre la division romaine entre choses publiques et privées25. Les titres et papiers du domaine royal étaient précisément transférables, à l’instar de ceux des particuliers, parce que les biens qu’ils énuméraient étaient susceptibles de « seigneurie privée », comme le formulent les juristes Charles Loyseau et Lefèvre de La Planche, à l’inverse des véritables res publicae (la mer, les rivières, les grands chemins, les remparts, les fossés des villes) qui étaient incapables de telles appropriations26.
21De tels usages archivistiques furent bouleversés avec l’abolition de la féodalité, les séquestres des biens des Émigrés et la création des Archives nationales. Dans la lignée de la critique physiocratique et libérale du principe d’inaliénabilité, la Révolution française transféra en 1790 la propriété du Domaine à la Nation, propriété parfaite, puisque tout obstacle juridique à l’aliénation de ce domaine était levé27. Dès lors, les titres domaniaux, qui composèrent la première section des Archives nationales ajoutée aux fonds produits par les Assemblées depuis 1789, n’étaient plus qu’en sursis, puisque la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794) stipulait qu’ils étaient « destinés à disparaître à mesure que les propriétés qu’elles renseignent rentrent dans le commerce28 ». Ces papiers, confiés à l’Agence temporaire des titres, furent soumis à la sélection opérée par la commission de triage, qui se devait de spécifier ceux d’entre eux qui méritaient d’être conservés pour leur valeur historique. Les autres attendaient d’être supplantés par les titres de propriété nouveaux, dont les fondements juridiques étaient la volonté souveraine et non plus le passé qu’elle avait répudié.
Notes de bas de page
1 Archives du musée Condé (Chantilly), série A, carton 7.
2 Archives du musée Condé, série P, vol. XIV, ff. 31-32. Note sur la déclaration du Parlement contre le prince de Condé, s.l., s.d. (février 1654).
3 Diderot, d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, reprod. de l’éd. de Paris, chez Briasson [1751], num. BNF, Gallica, tome I, p. 619.
4 AN, KK 578, f° 4.
5 Robert Descimon, « L’union au domaine royal et le principe d’inaliénabilité. La construction d’une loi fondamentale aux xvie et xviie siècles », Droits, n° 22, 1995, p. 79-90 (p. 86).
6 Krzysztof Pomian, « Les archives. Du Trésor des chartes au Caran », dans Les lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1997, tome III, p. 4028.
7 Ibid., p. 4029.
8 Diderot, d’Alembert, Encyclopédie, op. cit., p. 619.
9 AN, KK 578 (extrait des registres du Parlement, procès criminel du prince de Condé et de ses adhérents), f° 38.
10 AN, KK 578, f° 38.
11 R. Descimon, « L’union au domaine royal », art. cit., p. 86.
12 R. Descimon, « Les fonctions de la métaphore du mariage politique du roi et de la République. France, xve-xviiie siècles », Annales ESC, novembre-décembre 1992, n° 6, p. 1127-1147.
13 Ibid., p. 1136.
14 Musée Condé, série A, carton 6. Donation des biens du duc de Montmorency à ses sœurs (à la réserve de Chantilly), 1633 ; AN, MC, ET XCII, 72, f° 6. Donation du 4 mars 1633.
15 Musée Condé, série B, carton n° 1. Lettres patentes faisant don et remise au prince et à la princesse de Condé des terres et seigneuries de Chantilly, Gouvieux et Dammartin, octobre 1643.
16 Jean Jacquart, « Colbert et la réformation du domaine », dans Un nouveau Colbert. Actes du colloque pour le tricentenaire de la mort de Colbert, Roland Mousnier (dir.), Paris, SEDES, 1985, p. 151-165 (p. 151).
17 AN, MC, ET. XCII, 171. Procuration du prince de Condé du 28 août 1661.
18 AN, K 578, P 85. Requête de M. le procureur général Nicolas Fouquet à fin de la délivrance des papiers concernant la vicomté de Melun.
19 Par exemple le duc de Richelieu reconnaît que le prince de Condé lui a remis « tous les titres et papiers concernant la propriété de Fronsac [qu’il] avait en sa possession » et qu’il devait lui rendre aux termes d’une transaction antérieure (AN, MC, ET XCII, 253. Décharge du 24 mars 1686).
20 Ibid., f° 85 et 86.
21 K. Pomian, « Les archives », art. cit., p. 4027.
22 Christian Maurel, « Construction généalogique et développement de l’État moderne. La généalogie des Bailleul », Annales ESC, juillet-août 1991, p. 807-825 (p. 809).
23 R. Descimon, « L’union au domaine royal », art. cit., p. 84.
24 Archives de Chantilly, série P. Correspondance passive de Louis II de Bourbon, tome XXIII, f° 179. Lettre de M. de Saint-Pouange au prince de Condé, Nancy, le 18 novembre 1660.
25 Yann Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », Annales HSS, 57 (6), nov.-déc. 2002, p. 1439-1462.
26 « Biens de tous, biens de personne. Approches historiques et juridiques de l’indisponibilité », Katia Béguin (dir.), dans Hypothèses 2006. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 369-438.
27 Marguerite Boulet-Sautel, « De Choppin à Proudhon : naissance de la notion moderne de domaine public », Droite, 22,1995, p. 91-102 (p. 99-100).
28 K. Pomian, « Les archives », art. cit., p. 4019.
Auteur
Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
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