Conclusions
p. 331-348
Texte intégral
1La prison et le cloître procèdent-ils d’une même démarche d’enfermement dans les sociétés préindustrielles ? Telle est la question que cette rencontre a tenté d’éclaircir. Elle n’était pourtant pas évidente. Certes les mots qui servent à les désigner renvoient pour ces deux lieux à ce qui contient et contraint, carcer, ou à la serrure, claustrum, c’est-à-dire à la porte qui sépare, à la tour de garde qui surveille, et surtout à la clôture réelle, celle du mur, qu’il soit extérieur, lourdement construit en pierre, ou intérieur, quand des liens invisibles maintiennent les moines ou les moniales enfermés au-dedans d’eux-mêmes. Clairvaux, lors d’une visite particulièrement émouvante pour les médiévistes, a fait comprendre que les murs crient les uns le cloître, les autres, la prison, dans une démarche comparative lourde de sens. Ou plutôt qu’ils évoquent le cloître caché sous la prison, selon une inéluctable continuité que les sauveurs des bâtiments de ce lieu de mémoire tentent de réhabiliter. Le double langage de l’enfermement s’y inscrit clairement dans la pierre de sa genèse.
2L’entreprise se heurtait à un lourd passif historiographique. Du point de vue de la prison, les travaux de Michel Foucault, partout dans le monde, marquent encore ceux qui travaillent sur le sujet et de façon plus générale sur les rapports entre la politique, la justice et la sujétion, pour les placer dans une perspective résolument coercitive. Du point de vue du cloître, la pesanteur historiographique n’est pas moindre. Rares sont ceux qui, depuis Mabillon puis dom Leclercq, ont posé la question sans ambages : le cloître est-il une prison ? De ce fait, la question n’a pas réellement reçu de réponse. Le corps enfermé du moine ou de la moniale a moins intéressé que la description des bâtiments monastiques ou la spiritualité des individus concernés. Comment faire alors un lien entre des problématiques aussi différentes, comment rétablir l’homme ou la femme derrière les murs ? Il faut attendre la démarche socio-anthropologique d’Erving Goffman, dans les années 1960, pour que les deux mondes – a priori incompatibles – soient efficacement rapprochés1, mais, chez les historiens, le colloque qui vient de s’achever constitue la première pierre d’une réflexion qui demande à se prolonger. La démarche est effectivement osée et elle n’aurait sans doute pas été possible sans l’évolution qu’a connue l’histoire de la justice et de la prison depuis quelques années. L’historiographie allemande se manifeste, comme il a été rappelé, à partir des années 1990 pour démontrer l’importance des transactions en matière judiciaire et le faible poids de la prison. Ces résultats ne sont pas isolés. L’historiographie française a suivi la même démarche, avec des frémissements et des jalons chronologiques antérieurs, comme l’ont montré les travaux pionniers des modernistes pour faire exister l’infrajudiciaire, ceux de Nicole et Yves Castan sur l’importance des transactions, ceux de Bernard Schnapper et d’Alfred Soman sur la négociation en justice, y compris au parlement de Paris2. Chez les médiévistes, la thèse de Bernard Guenée (1963), est longtemps restée sans suite3, jusqu’à ce que je montre, dans les années 1980, que la grâce pouvait atténuer, voire l’emporter sur la coercition et que le temps passé en prison, au Châtelet et dans toutes les prisons royales, seigneuriales ou ecclésiastiques, était extrêmement court quoique redouté4. Cette vision, étayée par le dépouillement des actes de la pratique, n’a pas été adoptée sans heurts, car elle nuance considérablement les analyses de ceux qui s’appuient en priorité sur les principes théoriques que véhiculent le droit romain et les écrits des théoriciens politiques, qui insistent à la fois sur le fait que la prison n’est pas une peine, carcer ad continendos homines, non ad puniendos habere debet5, mais qu’en revanche aucun crime ne doit rester impuni, selon cet adage romain devenu courant depuis le xiie siècle : Interest rei publicae ne maleficia remaneant impunita6.
3Entre une vision de la justice qui insiste sur la négociation et tend à être légèrement irénique, et une conception qui s’enveloppe de rigueur dans les adages romains, comment trouver un compromis qui puisse expliquer que la prison soit à ce point redoutée si elle est rarement appliquée et pour peu de temps ? Les travaux les plus récents apportent un début de réponse, en particulier ceux de Julie Claustre, qui insistent à la fois sur le faible nombre de jours que les endettés passent en prison et sur l’importance de la contrainte par corps et de la privation de liberté qui s’appliquent – et le chiffre n’est pas négligeable – à environ un cinquième des prisonniers au Châtelet à la fin du xve siècle7. Ils y restent certes peu de temps, mais ils sont nombreux à avoir le corps contraint parce qu’ils sont des « obligés ».
4Entre ce va-et-vient qui conduit les emprisonnés de l’ombre à la lumière avec une apparente facilité, mais réduit les corps, et l’enfermement monastique qui s’accompagne d’un engagement à vie et d’une contrainte consentie, comment trouver des points communs ? Telle est la gageure de cette rencontre. Le champ chronologique choisi, un temps long qui couvre la société préindustrielle, paraît bienvenu. Il s’agissait d’aller jusque vers les années 1820, qui du point de vue des prisons comme de l’encadrement religieux marquent une césure. La vie monastique connaît alors un coup d’arrêt que la Révolution française n’a fait qu’accélérer : avant la réaction qui se dessine dans la seconde moitié du xixe siècle, la présence du clergé séculier est prépondérante. En même temps, les prisons entrent dans le paysage urbain : ce sont rarement des constructions neuves et elles sont plutôt installées dans les monastères devenus des biens nationaux, pour répondre aux exigences du nouveau code pénal qui fait officiellement de la prison une peine. La peine, ce mot est désormais accolé à l’enfermement de manière légale tout en portant en lui une action salvatrice. Être au cloître ou en prison, cela revient à connaître un passage obligé vers le salut. Les deux enfermements se seraient donc rejoints pour se mettre au service de la société. Qu’en est-il dans les temps antérieurs, quand la prison n’était pas légalement considérée comme une peine ?
5Il convient, en premier lieu, de savoir comment s’opère la rupture entre l’extérieur et l’intérieur des murs, et comment elle est compatible avec la vie en société. Nicole Oresme, commentant la Politique d’Aristote au milieu du xive siècle, donne des éléments de réponse. Il décrit comment l’homme est inséré dans la « communauté appellee cité », où, par nature, il est fait pour « converser », grâce au langage, aux travaux mécaniques, à ses engagements sociaux et politiques8. Ceux qui échappent à ces règles naturelles, écrit le philosophe, sont de deux espèces : le saint et la brute, et, dans son commentaire, il explicite leurs comportements qui les placent en marge de la société :
« Celuy est incivil qui ne converse pas overques les autres en la communité et est comme solitaire. Et non pas par fortune, comme seroit un qui est en prison ou en exil, mes est solitaire par nature ou par inclinacion naturele, qui est aussi comme une nature. Et tele chose peut estre pour une de.ii. causes, ce est assavoir ou pour speculation et contemplation des choses divines, comme furent jadis aucuns sains hermites, appellés divins ou héroïques. [...] Ou autrement peut un homme estre incivil pour la sauvageté de sa nature ou pour malvese acoustumance9. »
6Mais le philosophe prend bien soin de montrer que ces hommes vivent en solitaires et qu’il ne faut pas confondre l’ermite avec le moine, la brute avec celui qui est en prison ou en exil. Ce sont des cas extrêmes, et même ceux que Nicole Oresme appelle les « bannauses », ceux qui exercent des métiers serviles, déshonnêtes ou vils, et sont, dit-il, enclins à la rudesse du corps et à la mauvaise disposition des sens, ne peuvent pas être totalement confondus avec les brutes car ils ne vivent pas en solitaires, même s’ils sont considérés comme des « vilains » et placés au bas de l’échelle sociale10. Les deux extrêmes sont donc totalement asociaux et leur sort achève de les différencier du reste de la société. Pour le saint, qui vit seul dans une réclusion volontaire, il peut être loué pour le caractère admirable de sa vie, mais il peut aussi être guetté par la superbia, et, de façon générale, son imitation suscite bien des réticences dans la mesure où elle éloigne l’homme « normal » de la cité pour laquelle il est fait. Quant à la brute, elle l’est par nature ou parce qu’elle a chu dans le mal, par habitus ou par récidive : pour Oresme, la seule issue est de la retirer du monde, mais en lui appliquant la peine capitale par le biais d’une justice impartiale et exemplaire11. Pour les autres, qui constituent la société, ils peuvent être punis s’ils ont méfait, mais pas de façon radicale ; malheureusement, Oresme ne donne pas de précision sur le sort des clercs réguliers. Cela signifie néanmoins que ceux qui sont derrière le mur de la prison ou du cloître ne sont pas retranchés de la cité. Ils ne sont ni saints ni brutes, ou du moins, pour ces derniers, ils ne restent pas longtemps en prison puisque ce sont des gibiers de potence. Les uns et les autres sont dans le monde et ne cessent de « converser ». De ce fait, la prison médiévale est largement dédramatisée et le monastère reprend sa place au cœur de la cité. L’un et l’autre font partie du paysage social où ils ne détonnent pas.
7Dans le schéma trifonctionnel, on le sait et cela a été rappelé, les moines participent au salut de la société en priant et, pour cela, ils cherchent, par diverses réformes, à se placer hors du monde pour mieux pleurer sur lui. Cet isolement de la communauté monastique est une nécessité que marque effectivement le mur ou, de façon encore plus visible avec les cisterciens, le choix de lieux enfoncés dans le monde sauvage. Cet isolement ne doit pas tromper. Les moines, ainsi installés au cœur des forêts, sont vite parties prenantes des activités industrieuses voire spéculatives, parfois malgré eux tant ils sont rattrapés par un progrès qu’ils contribuent par ailleurs à développer. Au moment où, à la fin du xiie siècle, l’Occident connaît des besoins accrus pour satisfaire sa consommation en nourriture, en bois de construction ou en produits métallurgiques, les cisterciens se retrouvent à la pointe du progrès en matière d’élevage, d’exploitation du bois, et plus généralement d’innovations techniques, comme ce fut le cas à Clairvaux, grâce à la construction de moulins perfectionnés. Ils deviennent alors un modèle pour le monde, qui ne se cantonne pas au domaine spirituel. Dans le secteur agricole, ils impulsent l’économie en faisant essaimer leurs granges d’où se développe, au milieu du xiiie siècle, l’assolement triennal, tandis que la métallurgie prend modèle sur leurs inventions12. Ce qui est vrai pour les moines l’est aussi, comme il a été montré, pour les hôpitaux. Il existe bien un lien étroit entre enfermement et richesses, entre enfermement et argent, et au-delà, entre enfermement et transmission des modèles.
8Cette perméabilité du dedans et du dehors est d’autant plus facile que les monastères sont implantés au cœur des villages et surtout des villes dont ils sont souvent les plus importants possesseurs du sol. Des études récentes ont fort heureusement montré le rôle des monastères et de leur église dans la cristallisation de l’habitat13. Cette osmose se poursuit par la suite, ne serait-ce que parce que les monastères lotissent une partie de leurs terres, construisent des moulins en ville, participent aux foires et aux marchés. Il faudrait certainement revoir le contenu des cartulaires monastiques pour dégager l’impact de ces grands établissements dans la vie des cités ; quant aux censiers, ils montrent avec quelle attention les abbés ou prieurs ont géré leurs biens. L’exemple parisien est de ce point de vue significatif14. On peut aussi insister, encore une fois à Paris, sur les conflits de juridiction qui en résultent et que révèle l’étude des sources judiciaires15. La sortie hors des murs n’est probablement pas réservée aux abbés ou aux prieurs, et aux seuls responsables de l’administration du monastère ou de l’établissement ecclésiastique. C’est ainsi qu’on voit, en 1410, les moines de l’abbaye de Saint-Denis envahir la cathédrale Notre-Dame de Paris pour imposer, par la force, le caractère insigne et authentique de la relique du chef de saint Denis qui se trouvait en leur possession, face aux chanoines qui prétendaient le contraire16. Et ces mêmes chanoines, dont l’espace de vie est pourtant défini par des règlements qui filtrent l’entrée des laïcs et se trouve protégé de visu par un mur de pierre, ne se privent pas d’introduire des taverniers, des hommes d’armes, voire des prostituées, tandis qu’ils mènent des expéditions violentes, en compagnie des laïcs, pour participer à la vie urbaine ou soutenir l’un ou l’autre de leurs candidats à l’épiscopat17. De façon générale, les processions font sortir les clercs réguliers hors de la clôture en les mêlant, cette fois de façon ordonnée, au monde du dehors. En fait, le mur du cloître se révèle poreux. L’information le transperce, et depuis longtemps, puisque les rouleaux des morts, qui circulent d’établissement en établissement depuis le haut Moyen Âge, servent à la fois de messagerie et de glorification de la mémoire. Les liens que les monastères entretiennent avec leurs bienfaiteurs sont significatifs de cette osmose, soit au moment de leur fondation et par le biais des donations18, soit parce qu’ils servent de lieu de culte privilégié pour les familles aristocratiques qui y font inhumer leurs morts et dire des messes. Il semble bien que ces liens aient pu s’étendre au peuple, du moins dans certains cas, mais il faudrait pouvoir mesurer en quoi la perméabilité du mur est sélective. En tout cas, les monastères bruissent du bruit du dehors, comme le montre l’information dont disposent les moines pour écrire leurs chroniques, quand ils abordent le temps présent, comme c’est le cas du Religieux de Saint-Denis19.
9 La prison présente-t-elle la même perméabilité ? Il a été rappelé que le prisonnier vivait à ses frais et à ceux de sa famille. En cas d’impossibilité financière seulement, il est nourri au « pain du roi » que le geôlier se fait rembourser par le prévôt ou le bailli royal, comme l’attestent les comptes qui ont subsisté, en particulier pour les prisons normandes20. Dans tous les autres cas, le prisonnier dépend du dehors, de ses parents et de ses amis qui ont pour devoir de l’assister et de le conforter. On peut d’ailleurs le voir de l’extérieur s’il est placé dans les parties hautes de l’édifice et discuter avec lui. Le prisonnier peut parfois, surtout s’il est riche, faire venir des mets choisis et améliorer sa couche, comme le suggère l’exemple d’un criminel endurci qui était en principe reclus au pain et à l’eau à perpétuité dans la prison ecclésiastique de Louviers au début du xve siècle21. Certes, l’avocat de son adversaire grossit le trait, mais sa plaidoirie reste de l’ordre du vraisemblable quand :
« Dit qu’il avoit de la finance si ne fut pas tenu longuement en estroite prison mais lui fut changee en telle prison et fut bien couchié et bien porvu de viandes et de vin et mena grant despense et faisoit dons aus prisonniers et d’icelles prisons [issit] par la porte sanz aucune force mais ce fut par finances qu’il en bailla. [...] »
10Les amis peuvent aussi préparer l’évasion du prisonnier et surtout rassembler l’argent nécessaire pour une composition, qui, comme on l’a vu précédemment, peut être le prélude à une évasion avec complicité des gardes et des codétenus. C’est ainsi qu’en 1425 un geôlier obtient des lettres de grâce du roi Henri VI pour avoir obtenu « certaine finance » des prisonniers qui s’étaient évadés et pour s’être « efforcé de les mectre eulx ou l’un d’eulx dehors et passer par-dessus les murs, pour aller querir finance22 ». On achète aussi son élargissement, ou encore sa grâce, comme le montrent les lettres de rémission qui parviennent de prisonniers qui tiennent encore prison23. Les élargissements sont nombreux, qui permettent de tenir « prison ouverte » et supposent un va-et-vient entre les maisons privées et la prison24.
11 En fait, la prison est loin de présenter, elle aussi, un mur très étanche. Les bâtiments sont souvent mal tenus, les toits et les murs dégradés, comme Bernard Guenée a pu le remarquer pour le bailliage de Senlis, surtout quand il s’agit de prisons de village, souvent « foibles et debiles25 ». Aucun crédit n’est prévu pour l’entretien de l’édifice, qui est couramment à la charge du geôlier, et les comptes mentionnent des situations très dégradées, y compris dans les prisons royales. C’est ainsi qu’en 1441, d’énormes travaux sont entrepris dans la geôle de Rouen pour réparer les destructions occasionnées par les prisonniers qui avaient cherché à s’évader, soit en rompant des murs, soit en y faisant des trous26. La thèse d’Isabelle Mathieu, récemment soutenue, montre que les prisons seigneuriales en Anjou sont le plus souvent de vraies passoires et qu’il peut même arriver que de simples maisons, voire des tavernes, servent de prison27. Il est donc courant de s’en échapper, sauf si le prisonnier est ferré ou enfermé en une cellule « estroite », éventuellement sans lumière, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent. La durée d’emprisonnement est aussi très courte, ce qui conforte sa souplesse. Dans la petite épave du registre d’écrous du Châtelet, qui concerne 114 prisonniers recensés entre le 24 avril 1412 et le 24 mai, 23 % ont été libérés le jour même et 47 % le lendemain ; 12 % ont quitté la prison dans la semaine et 12 % dans les quinze jours. Rares sont donc ceux qui restent pour un temps plus long (6 cas)28. Les résultats obtenus à partir du registre d’écrous du Châtelet, qui subsiste pour la période 1488-1489 (sept mois et demi) et concerne 2 513 prisonniers, confirme ces résultats29. L’enfermement ne signifie donc pas d’être totalement privé de mobilité et, si c’est le cas, cela ne dure que sur un temps court.
12Cette mobilité n’est cependant pas synonyme d’anarchie. Le prisonnier qui s’évade ou le moine gyrovague sont en principe traqués et punis. Dans les deux cas, de la prison et du cloître, la vie est encadrée par des règlements communautaires. Les statuts monastiques ont justement été édictés, entre autres, pour discipliner les moines et limiter l’indépendance des clercs gyrovagues. C’est ainsi qu’en 1200, parmi les soixante-deux articles que comportent les statuts de l’abbé de Cluny, Hugues V, figurent l’interdiction de sortir du monastère sans autorisation et l’obligation d’être porteur d’une lettre de l’abbé et à défaut du prieur ou du sous-prieur, qui précise la raison du déplacement, la destination et la date prévue du retour, si le voyage est à plus d’une journée de marche30. En cas d’infraction, des mesures coercitives seront prises, montures confisquées, prison, punition, etc. Dans le domaine de la prison, les statuts qui ont été conservés apparaissent plus tard, au cours du xive siècle. Au Châtelet, des dispositions sont prises vers 1335, que viennent compléter les statuts de la geôle en 1372. Hugues Aubriot, prévôt de Paris, organise alors l’enfermement selon une suite logique de thèmes : office du geôlier, formalités d’entrée des prisonniers, vie et discipline des prisonniers, serment des officiers de garder ces ordonnances. Puis, en 1425, une ordonnance réorganise le Châtelet en fixant ses mécanismes jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit prise en 149931.
13Ces règlements et statuts tendent tous à resserrer l’étau du mur et à l’associer à la réforme intérieure des communautés – nous y reviendrons. Mais il ne faut pas s’y tromper : les registres de la pratique montrent une application pour laquelle l’enfermement n’est pas une obsession. Il s’agit plutôt, dans la réalité, de bricolages passant par la négociation, par des transactions accompagnées d’argent en ce qui concerne la justice aussi bien laïque qu’ecclésiastique32. Au bout du compte, le mur devient différentiel, plus ou moins resserré selon la condition sociale. Les prisons offrent un confort différent selon la richesse du prisonnier, on l’a vu, mais aussi selon son « estat » ou honorabilité. Certes, la décision du juge peut être influencée par la gravité du délit, en cas de vol par exemple, ou d’usage de faux. Certes le juge peut exercer un droit arbitraire que lui confère la procédure. Mais au total, le jeu reste ouvert si les moyens financiers et le statut de celui qui est incarcéré s’imposent. Au monastère, il est probable que les hiérarchies ont aussi joué leur rôle pour dégager des degrés dans l’enfermement et le rendre plus ou moins draconien et supportable. L’enfermement n’induit pas l’égalité. Ces nuances obligent à revoir une conception manichéenne de la séparation que les statuts ou la vision de l’épaisseur de la clôture pourraient entretenir. Mais, si le dedans et le dehors se déclinent en pas progressifs, il ne convient pas non plus d’idéaliser l’enfermement. Les différentes communications ont montré qu’il s’agit à la fois d’une contrainte et d’une douleur, celles qu’ont chantées les poètes et qu’ont subies les hommes, même quand ils étaient chargés de moindres maux comme pouvaient l’être les débiteurs. Il s’agit donc de savoir, maintenant, quelle est la raison d’être de l’enfermement, sa justification aux yeux des médiévaux, clercs ou laïcs.
14L’un des grands acquis de cette rencontre, parce qu’elle a su établir une comparaison étroite et sans concession entre le cloître et la prison, est d’avoir montré que l’enfermement est considéré comme une peine, même si cette peine n’est pas définie comme telle en droit pénal. L’enfermement est perçu comme une peine parce qu’il atteint le corps. Chez les moines, l’isolement fait partie du salut et peut ou doit s’accompagner de contraintes multiples imposées au corps, mortifications volontaires, jeûnes répétés, etc. Quand ces comportements atteignent les formes d’un ascétisme excessif, ils peuvent conduire à l’acédie, une forme de mélancolie redoutée par les instances religieuses et par les théologiens qui la classent parmi les péchés capitaux, d’autant qu’elle peut conduire au suicide. Le renoncement au monde devient alors renoncement de soi. Pour éviter cette dérive, les règles monastiques veillent justement à l’équilibre du corps enfermé, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les déplacements sont possibles, mais régulés vers l’extérieur.
15Par les punitions qu’elle impose, l’Église séculière donne une forme de légalité à la souffrance du corps. Certes, elle favorise nettement les amendes et les sentences d’excommunication33, mais elle manie aussi la prison, cette fois comme une peine que justifie le droit canonique. Elle la fait alors vivre comme une rédemption. La peine participe du salut de celui que le crime a écarté du droit chemin, d’où l’assimilation fréquente du crime au péché dans les registres d’officialité. Il faut que le prisonnier soit mis « au pain de douleur » et « à l’eau de tristesse ». Ce châtiment doit le contraindre à une disposition intérieure nouvelle : son âme évolue par le biais des souffrances imposées à son corps. C’est ce principe, mis en avant par les tribunaux ecclésiastiques, qui est appliqué par les monastères à leurs ouailles délinquantes. Le corps est fustigé, humilié, en même temps qu’il est enfermé. Cette action connaît des degrés, en fonction du type de délit, mais aussi de la récidive. Le but est d’éviter que le clerc tombe dans le mal de façon irréversible et devienne « incorrigible ». Il est très difficile de mesurer cette incorrigibilité, mais, en règle générale, elle se définit en droit canonique par le fait d’avoir chuté trois fois34. Dans la pratique, les abbés et prieurs essaient d’éviter à tout prix l’exclusion que suppose l’incorrigibilité, d’où l’utilisation de la peine de prison qui ajoute une autre forme de mur, plus rigide, au sein du mur souvent trop laxiste du monastère.
16Il existe donc des degrés dans l’isolement : jusqu’où peut aller l’atteinte au corps ? Le développement de la procédure inquisitoire à partir du xiie siècle a placé l’aveu comme reine des preuves et a donné aux juges les moyens de l’extorquer par différents moyens35. L’enfermement est ainsi justifié d’une autre façon, pour « apprendre la vérité du cas », comme disent les juges du Châtelet. Ils peuvent, pour cela, aller jusqu’au bout de la procédure et faire jaillir la parole au sein du secret, dans les murs clos de la prison. La torture vient accroître les effets de l’isolement et elle est pratiquée dans des salles qui sont, elles-mêmes, closes au sein de la prison. Les murs servent alors de carapace au secret, quand les cris des prévenus sont étouffés pour ne permettre d’entendre que le bruit raisonné de l’aveu. Raisonné, car il se doit d’être répété hors des appareils de torture pour être considéré comme conforme à la vérité, pour être enregistré par le clerc et parvenir ainsi au jour et à la postérité. Cette démarche, que la lutte contre l’hérésie et l’action des tribunaux des inquisiteurs ont rendue possible, a contaminé la justice laïque selon un processus maintenant bien connu, qui met l’accent sur l’étau que resserre le secret sur les corps opprimés36.
17Ces individus enfermés et torturés possèdent-ils encore leur corps ? La question mérite d’être posée pour savoir jusqu’à quelles transformations conduit l’enfermement. En ce qui concerne le royaume de France, l’emprisonné qui est soumis à la torture et juge qu’elle lui est appliquée de façon injuste peut faire appel au parlement de Paris, un appel qui, normalement, interrompt la « gehine », ce qui n’empêche pas l’individu de rester en prison. L’efficacité de cette procédure dépend d’un grand nombre de paramètres, à commencer par le poids social des individus, mais on la voit fonctionner pour des hommes ou des femmes qui ne sont pas obligatoirement en haut de l’échelle sociale37. Cet appel est à double tranchant : on peut le considérer, à juste titre, comme une garantie ; il révèle cependant que le roi de France s’est emparé du corps de ses sujets en décidant de leur sort, par droit de vie et de mort, et que la prison devient le lieu intermédiaire de cette possession. Le corps lié de l’endetté s’inscrit dans ce processus politique plus général de la contrainte par corps. La souffrance n’en est pas exclue. Certes, l’image du Christ aux liens, qui se répand au même moment, enseigne toujours que cette souffrance est réparatrice puisqu’elle ouvre sur la rédemption ; certes les meilleurs juges commandent l’enfermement et la torture dans l’optique de travailler pour le bien de la justice, en ayant Dieu devant les yeux, tel le bailli de Caux, Jean de Saint-Sauflieu, qui, au début du xve siècle, fait réaliser une « remembrance du crucifiement Nostre Seigneur Jesus Crist et de Nostre Dame » qu’il fait déposer dans la salle des aveux de la prison pour que les juges obtiennent la vérité en procédant à une torture « courtoise38 ». La mise à la question dans le secret de la chambre prévue à cet effet n’en est pas moins contraignante, jusqu’à la défiguration des corps dont se plaignent souvent ceux qui ont été torturés lors des appels au Parlement.
18Cet enfermement, qui se divise en coquilles emboîtées jusqu’à la plus secrète, ne doit cependant pas nous tromper. Si l’aveu s’accouple désormais à la vérité, il est loin d’être requis de façon systématique, et la justice continue à utiliser d’autres chemins, ceux de la négociation, des compositions financières et des rituels de restauration d’honneur. La voie des châtiments reste diverse39. Le but n’est pas de provoquer la mort du coupable, sauf dans les cas extrêmes de condamnation à la prison perpétuelle ou à l’enfermement en basse-fosse, assortis de supplices. Ces cas existent, mais ils sont rares40. De façon générale, le but n’est pas d’enfermer le corps des prévenus, il est plutôt de l’exposer et de faire de sa souffrance un spectacle que le public s’approprie. Les criminels sont fustigés sur les carreaux du Châtelet, puis aux carrefours de la ville, les pilorisés sont exposés à la risée, aux pierres ou aux ordures que leur lance la foule, les bannis sont exclus avec force cris et avertissements sonores, les condamnés à mort sont tramés jusqu’à leur lieu d’exécution les jours de marché, quand il y a « grant planté de gens ». La peine doit être exemplaire pour dissuader, disent les théoriciens de la justice. La prison est trop secrète pour satisfaire ce but qui reste aussi proclamé haut et fort par les praticiens de la justice. Si l’enfermement a bien à voir avec le secret, il s’en détache vite. Trop de secret nuit, comme le montrent les charges retenues contre les Templiers, quand des scènes de crimes contre nature plus ou moins imaginaires nourrissent les fantasmes des juges et de l’opinion. Autrement dit, l’enfermement, entre trop et pas assez de secret ou de force, porte en lui des contradictions qui n’ont pas manqué d’apparaître au cours des siècles.
19Peut-on enfin, au terme de ce colloque, tenter d’esquisser une chronologie de l’enfermement pour mieux cerner encore les similitudes entre le cloître et la prison ? Peut-on déceler une évolution ? Pendant la période qui précède le xiiie siècle, en l’absence de sources de la pratique, il faut se contenter de quelques pistes que suggèrent les textes normatifs. La clôture est valorisée, on l’a vu, pour sédentariser les communautés monastiques, tandis que la procédure judiciaire, pour l’essentiel accusatoire, réduit la prison à un temps extrêmement court. Les emprisonnements arbitraires existent néanmoins, et ils sont redoutés si l’on en juge par un certain nombre de vies de saints et par les statuts urbains. Des saints fondateurs de ville, comme saint Aignan à Orléans, saint Romain à Rouen, ont eu comme action miraculeuse d’avoir délivré des prisonniers, un miracle qui permet aux chapitres cathédraux de réitérer leur action chaque année41. Parmi les privilèges que réclament les bourgeois dans les chartes de franchises, figure le droit de ne pas être emprisonnés abusivement42. L’évolution de la clôture monastique ne serait donc guère en phase avec ce qui se passe dans la société laïque. De ce point de vue, le xiiie siècle marque un tournant sensible, quand le religieux s’empare du carcéral et réciproquement. Les résultats ne se font pas attendre. La prison est de plus en plus clairement vécue comme une peine que seuls les saints ou la Vierge peuvent venir suspendre. Le temps est aux Miracles de Notre-Dame, dans les textes poétiques et autres miracles, ou aux tympans des églises. En même temps, les ordres mendiants rompent l’isolement en allant au-devant des chrétiens et de ceux qui sont qualifiés d’hérétiques. Il semble que, encore une fois, l’évolution entre la prison et le cloître ne soit pas synchrone, mais en sens inverse de la période précédente. La prison, en effet, acquiert ses lettres de noblesse dans la ville au moment où les couvents s’ouvrent et que le débat entre les Mendiants et les autres ordres montre l’inanité d’un silence enfermé dans la prière et le secret.
20Les deux siècles suivants sont à eux seuls l’objet d’évolutions qui ne sont pas obligatoirement linéaires, mais qui tendent à prouver que l’enfermement gagne en visibilité dans les faits et dans l’opinion. Ainsi, André Vauchez a montré que, parmi les miracles mis au compte des saints reconnus par les procès de canonisation entre le xiiie et le xve siècle, le nombre de délivrances de prisonniers était multiplié par trois43. C’est le signe d’une préoccupation évidente de l’opinion, sinon d’une réalité. J’ai pu aussi mettre en avant le caractère éclatant de la grâce royale qui se développe à partir du début du xive siècle, sous la forme de lettres émises par la chancellerie. Ces actes écrits s’accompagnent de rituels fondateurs lors des entrées royales, au cours desquelles le jeune souverain et parfois la reine libèrent des prisonniers, en les faisant passer devant la foule, de l’ombre à la lumière, tel l’ange qui fit sortir miraculeusement saint Pierre de sa prison. Ces actes sont une exaltation du pouvoir pontifical, qui canonise de tels faiseurs de miracles, ou du pouvoir royal qui revendique le monopole de la grâce et ne se prive pas de libérer ceux que les seigneurs ou les villes ont enfermés, mais ils laissent supposer que l’enfermement est devenu une préoccupation de la société. Au même moment, le secours aux prisonniers entre dans les oeuvres de charité. Ce phénomène n’a pas été étudié en soi et il importerait de le suivre avec une chronologie fine, mais l’historien se heurte à des sources très isolées, comme il a été amplement démontré44. L’assistance aux prisonniers semble plus précoce en Italie et liée aux confréries pénitentielles des Battuti, ce qui les situe plutôt tardivement en Provence et dans le royaume de France, dans la seconde moitié du xve siècle. D’autres types de confréries ont cependant assisté les prisonniers, puisque la compagnie des orfèvres parisiens offrait un dîner à ceux du Châtelet le jour de Pâques45. Il semble aussi que ce soit un geste traditionnel d’aumône en Normandie, dès les origines, mais réservé aux confrères comme le sont les autres formes d’assistance mutuelle46. Il faudrait donc savoir si d’autres opérations, visites ou repas, étaient régulières, à partir de quelle date elles ont été destinées aux prisonniers étrangers à la confrérie, et quels « visiteurs » de prison étaient impliqués – plutôt des femmes. Dans quelle mesure aussi ce secours était-il destiné aux condamnés à mort, donnant ainsi aux dernières heures en prison un aspect pénitentiel ?
21Dans le domaine de la justice, l’évolution est aussi très nette et sensible dès la fin du xive siècle. Le parlement de Paris donne alors une bonne vision des peines telles qu’elles sont demandées au criminel, par la partie lésée, par le procureur du roi, et telles qu’elles sont décidées par les juges. Or, contrairement à ce que dit la doctrine, la prison « fermée » entre dans l’arsenal des peines, timidement il est vrai. Par sondage, on peut voir que la prison constitue environ un tiers des demandes de peines et environ un quart des peines décidées par sentence. Il s’agit certes, en priorité, selon la formule employée, et ad tenendum propter hoc prisionem firmatam, d’une incarcération pour contraindre les détenus ou leur famille à effectuer les réparations imposées, en particulier les amendes, honorable et profitable. Mais l’ambiguïté est là. D’autant que la prison préventive fait partie de la globalité de la peine. C’est ainsi que les juges, en 1390, libèrent Jean Houin qui « a tres lonc temps esté prisonnier ou il a souffert moult de miseres et povretés tans qu’il est debilité de tous ses membres47 » ; ou encore Perrin Petit, qui avait injurié le bailli de Meaux, voit sa peine commuée et, dans cette commutation, entre la prison qu’il a subie :
« [...] N’aura pas le poing couppé mais pour toute peinne, attendue la llongue peinne de prison que ledit Perrin a souffert, icelui Perrin sera batu de verges tout nu publiquement en la ville de Meaulx en jour de marché et sera publiéee la cause pourquoy il sera ainsi batu et avec ce criera mercy a genouz au prevost et sergens royaulx en leur requerant qu’ilz lui pardonnent les injures qu’il leur a faictes et par tant ledit Perrin sera mis hors de prison48. »
22 Cinquante ans plus tard, la peine est encore plus clairement énoncée, mais il est vrai qu’il s’agit de pauvres. C’est le cas de Jean le Maire, Perrotin le Maire et Jean Beblon, que le bailli d’Amiens condamne à la prison « pour ce que leur faculté ne se povoit extendre a vraye condamnacion pecuniaire, les condamna a tenir prison au pain et a l’eaue jusques a demi an49 ». De façon générale, le prisonnier est libéré « consideree la longue prison qu’il a souffert ». La prison accompagne aussi les peines liturgiques qui sont imposées en sus, soit lors du jugement, soit lors de la grâce royale50. Elle figure donc aux côtés des messes, des pèlerinages expiatoires, des vœux de cire. Sa valeur pénitentielle est ainsi reconnue. On est donc très loin de la référence au droit romain évoqué précédemment51. L’enfermement a pris au pénal une réelle ampleur, qu’il doit certainement à l’influence du droit canonique, à la contamination des officialités sur les juges laïcs et, peut-être, à une évolution générale de la perception de l’enfermement.
23La période moderne le confirme, annoncée au plan religieux par les mouvements de l’observance qui demandent toujours plus de clôture, dès avant le concile de Trente. La discipline des ordres religieux, que confirment de nouveaux statuts, passe par un cloisonnement accru des laïcs, des clercs séculiers et des clercs réguliers. Ces derniers se retirent du monde, comme par une sorte de retour au temps passé. Le réformateur Jean Henry, dans son Livre d’instruction pour les religieuses novices et professes, écrivait que le monastère « doit être un sûr château fort bien clos de muraille » et il le comparait à la mer Rouge qui sépare le peuple de Dieu des Égyptiens, de façon à ce que la clôture serve de rempart contre les vices52. Le mur est donc bien lié à l’idée de réforme. Il est aussi lié au sexe et à la pauvreté. Car les moines, même s’ils restent à la ville, peuvent sortir pour se mêler à la population urbaine, tandis que les moniales doivent faire vœu de clôture lors de leur engagement monastique, comme c’est le cas dans la plupart des ordres, par exemple à Fontevraud. Le mouvement, là encore, n’est pas né ex nihilo. Il a été préparé par des peines de relégation qui étaient imposées aux femmes adultères au xve siècle. Là encore, le cloître et la prison marchent de pair. Nul doute que cet enfermement des femmes à la fin du Moyen Âge et au début des Temps modernes mériterait d’être mieux étudié. Quant aux pauvres, ils sont enfermés dans les hôpitaux et utilisés pour le travail, surtout s’il s’agit de vagabonds.
24 L’évolution des enfermements n’est donc jamais totalement linéaire et synchronisée entre cloître et prison, mais la teneur pénitentielle unit les deux domaines qui se sont contaminés l’un l’autre, au point que la prison a pu être perçue comme une peine, malgré la référence au droit ambiant. La question reste de savoir pourquoi la prison n’est pas massivement devenue une peine, alors qu’elle en prenait le chemin, y compris au criminel. N’est-ce pas parce que les autorités n’avaient pas les moyens de faire face à la coercition et que la société continuait à consommer la justice à son gré ? N’est-ce pas plutôt parce que les galères se sont substituées à la prison, offrant, malgré l’immensité des mers, un horizon encore plus fermé dans l’espace et dans la durée que le mur carcéral ? Par ce biais, l’enfermement a finalement gagné du terrain, avec cette particularité d’être hors de la vue de la société.
25Bien des réticences ont effectivement entouré l’enfermement. Revenons pour conclure à Nicole Oresme, si à l’aise avec la pensée aristotélicienne. Ce n’est pas seulement coquetterie d’intellectuel lettré. La clôture ne correspond guère aux rapports que l’homme entretient avec la nature et avec la société. Ces hommes et ces femmes d’Ancien Régime ont besoin d’espace pour se mouvoir. Quand ils se plaignent de la douleur qu’entraîne un enfermement d’une quinzaine de jours, quand ils prévoient leur mort prochaine derrière les murs s’ils ne sont pas libérés, ils disent vrai. Ce discours est certes destiné à émouvoir le prince, et les conditions d’incarcération constituent un risque réel. Mais, on l’a vu, ces conditions sont loin d’être toujours drastiques. Il s’agit plutôt d’un rapport impossible à l’enfermement, qui révèle de fait un rapport au monde. Les Masai que décrivait Karen Blixen au début du xxe siècle avaient un comportement analogue. Elle raconte que le gouvernement anglais avait finalement renoncé à les emprisonner pour les punir car ils mouraient au bout de quelques semaines : il avait alors remplacé la prison par des amendes53...
26Les autorités médiévales et modernes ne sont pas loin d’avoir appliqué le même principe, sauf pour ceux dont elles voulaient marquer l’infériorité et la dangerosité. Plutôt que de les enfermer, elles les ont excommuniés ou bannis et, pour ceux jugés néfastes à la communauté, expulsés, juifs, lépreux, prostituées... Aucune de ces décisions n’a été longtemps irréversible. Les juifs sont expulsés définitivement du royaume en 1394, après bien des exclusions suivies de retours, et, là où ils restent reclus dans des ghettos, par exemple en Aragon, il importe d’apprivoiser le mur de clôture par des rituels, en particulier lors la semaine sainte, de façon à permettre leur cohabitation avec les chrétiens pendant le reste de l’année54, La coupure est rarement franche, sans doute parce que la clôture exerce à la fois fascination et répulsion, parce qu’elle peut évoquer aussi bien le jardin clos et la fontaine de vie qui sourd dans le cloître que la peur de l’isolement et de la déchéance d’un corps qui fait perdre à l’homme son honneur. Encore existe-t-il entre ces deux extrêmes de nombreuses filiations jusqu’à ce que la prison, au xixe siècle, se glisse dans les murs du cloître pour mieux justifier le système carcéral et en atténuer fictivement la rigueur.
Notes de bas de page
1 En particulier E. Goffman, Asiles : étude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, éd. fr. Paris, 1968.
2 N. et Y. Castan, Vivre ensemble. Ordre et désordre en Languedoc (xviie-xviiie siècles), Paris, 1981 ; B. Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. La justice, la famille, la répression pénale (xvie-xxe siècles), Paris, 1991 ; A. Soman, Sorcellerie et justice criminelle. Le Parlement de Paris (xvie-xviiie siècles), Variorum Reprints, 1992, ainsi que l’ensemble des colloques dirigés par Benoît Garnot à Dijon depuis.
3 B. Guenée, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la fin du Moyen Âge (vers 1300-vers 1550), Paris, 1963, p. 313-315.
4 C. Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Paris, 1991.
5 Digeste, 48,19, 8-9.
6 Sur cette théorie, voir M. Humbert, « La peine en droit romain », La peine, t. 1, Bruxelles, 1990 (Recueils de la société Jean Bodin, 55,1), p. 133-183.
7 J. Claustre, Dans les .geôles du roi. L’emprisonnement pour dette à Paris à la fin du Moyen Âge, Paris, 2007.
8 Sa traduction d’Aristote est la suivante : « Mes celui qui ne peut communiquer civilement ou celui qui ne a mestier de quelconque chose pour ce qu’il est par soy souffisant, nul tel homme ne est partie de la cité. Et pour ce convient il que tel homme soit ou beste ou dieu », Nicole Oresme, Le livre de politiques d’Aristote, éd. A. D. Menut, Transactions of the American Philosophical Society, vol. 60, part. 6, Philadelphie, 1970, livre I, 8c-9a.
9 Ibid., 7d. Oresme fait aussi référence à l’Éthique, livre VII, chapitres XI et XII.
10 Ibid., « La table des notables », 326a-b.
11 Je me permets de renvoyer à C. Gauvard, « La peine de mort en France à la fin du Moyen Âge : esquisse d’un bilan », Le pouvoir au Moyen Âge, dir. C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, 2005 (Le temps de l’Histoire), p. 71-84, ici p. 80-84.
12 Ch. Higounet, La grange deVaulerent. Structure et exploitation d’un terroir cistercien de la plaine de France xiie-xve siècle, Paris, 1965. Aujourd’hui ferme de Vollerand (Val-d’Oise), cette grange dépendait de l’abbaye cistercienne de Chaalis.
13 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge, Paris, 1997.
14 V. Weiss, Cens et rentes à Paris au Moyen Âge : documents et méthodes de gestion domaniale, 2 vol., Paris, 2009.
15 L. Tanon, Histoire des justices et des anciennes églises et communautés monastiques de Paris, Paris, 1883.
16 Paris, Arch. nat., LL 1326.
17 V. Julerot, « Y a ung grant desordre ». Élections épiscopales et schismes diocésains en France sous Charles VIII, Paris, 2006.
18 B. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter : The Social Meaning of Cluny’s Property, 909- 1049, Ithaca, 1989.
19 B. Guenée, L’opinion publique à la fin du Moyen Âge d’après la « Chronique de Charles vi » du Religieux de Saint-Denis, Paris, 2002.
20 L. Gandebœuf, Prisonniers et prisons royales en Normandie à la fin du Moyen Âge (xive-xve siècles), thèse de doctorat d’histoire de l’université Paris 4, 3 vol., 1995, dactylographiée.
21 Arch. nat. X2A 14, fol. 301V, 19 janvier 1406, éd. C. Gauvard, « La justice royale en Normandie et la peine de mort. À propos d’un grand criminel en 1406 », dans dir. M. Gravel et S. rossignol, Ad Libros. Mélanges d’études médiévales offerts à Denise Angers et Joseph-Claude Poulin, Montréal, 2010, p. 261-284, ici P. 281.
22 Arch. nat. JJ 173,134, fol. 67, avril 1425, pour le geôlier d’Alençon.
23 Sous le règne de Charles VI, dans 20 % des cas, l’incarcération est le premier motif qu’évoque le roi pour gracier le coupable, C. Gauvard, « De grace especial »..., op. cit. n. 4, t. 2, p. 884-886.
24 Voir les synthèses de A. Porteau-Bitker, « L’emprisonnement dans le droit laïque du Moyen Âge », Revue historique de droit français et étranger, 46 (1968), p. 211-245 ; ead., « Le système d’élargissement sous caution en droit criminel français aux xiie et xive siècles », Les sûretés personnelles, t. 2, Bruxelles, 1971 (Recueils de la société Jean Bodin, 29,2), p. 57-81.
25 B. Guenée, Tribunaux et gens de justice..., op. cit. n. 3, p. 313-315.
26 L. Gandebœuf, Prisonniers..., op. cit. n. 20, t. 3, p. 770.
27 I. Mathieu, Les justices seigneuriales en Anjou et dans le Maine à la jin du Moyen Âge, Rennes, 2011.
28 C. Gauvard, M. et R. Rouse et A. Soman, « Le Châtelet de Paris au début du xve siècle d’après les fragments d’un registre d’écrous de 1412 », Bibliothèque de l’École des chartes, 157 (1999), p. 565-606.
29 J. Claustre, Dans les geôles du roi..., op. cit. n. 7, p. 67-68 et p. 320-325, où l’auteur examine le cas délicat de la prison « ouverte » pour dette.
30 D. Riche, L’ordre de Cluny à la fin du Moyen Âge, Saint-Étienne, 2000, ici p. 232-233 ; ces statuts sont renforcés en 1276, ibid., p. 239.
31 Synthèse par J. Claustre, Dans les geôles du roi..., op. cit. n. 7, p. 155-157.
32 Sur la distance entre théorie et pratique, qui est une constante de l’histoire judiciaire, voir Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen Âge à l’époque contemporaine, dir. B. Garnot, Dijon, 2007 ; pour la période médiévale, exemples dans C. Gauvard, Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, 2005.
33 V. Beaulande, Le malheur d’être exclu ? Excommunication, réconciliation et société à la fin du Moyen Âge, Paris, 2006.
34 R. Génestal, Le Privilegium fori en France du décret de Gratien à la fin du xive siècle, 2 vol., Paris, 1921-1924 ; C. Gauvard, « La peine de mort en France... », op. cit. n. 11.
35 L’aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde organisée par l’École française de Rome avec le concours du CNRS et de l’université de Trieste (Rome, 1984), Rome, 1986.
36 J. Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non iudicat. L’Église, le secret et l’occulte du xiie au xve siècle », Il segreto ne ! Medioevo, Micrologus, Nature, Sciences and Medieval Societies, XIV, Florence, 2006, p. 359-481.
37 Tel est le cas de Colard le Lombard, un étranger installé à La Rochelle qui, emprisonné à la demande de ses « haineux », avoue sous la torture des crimes contre nature, fait appel au Parlement, ce qui lui laisse la possibilité d’obtenir une lettre de rémission, C. Gauvard, « De la difficulté d’être étranger dans le royaume de France : les avatars de Colard le Lombard en 1413-1416 », Chemins d’outre-mer. Études sur la Méditerranée médiévale offertes à Michel Balard, 2 vol., Paris, 2005, p. 387-399.
38 Sur la politique de ce bailli « réformateur », C. Gauvard, « La justice royale en Normandie... », op. cit. n. 21, ici p. 276, n. 53.
39 Ils sont recensés par N. Gonthier, Le châtiment du crime au Moyen Âge, Rennes, 1998. Sur les rituels judiciaires, Les rites de la justice. Gestes et rituels judiciaires au Moyen Âge occidental, dir. C. Gauvard et R. Jacob (Cahiers du Lépoard d’or, 9), Paris, 2000.
40 Luc Gandebœuf, pour la Normandie (op. cit. n. 20), compte 40 morts en prison sur 1500 cas étudiés, mais ce chiffre couvre aussi les morts par maladie et épidémie, qui peuvent être fréquentes à la fin du Moyen Âge. On constate, à Paris, qu’en cas d’épidémie les prisonniers peuvent être transportés en un autre lieu, de façon à éviter qu’ils ne meurent.
41 B. de Gaiffier, « Un thème hagiographique : le pendu miraculeusement sauvé », Études critiques d’hagiographie et d’iconologie, Bruxelles, 1967, p. 194-226, et ibid., p. 227-232 ; en particulier A. Floquet, Histoire du privilège de saint Romain, en vertu duquel le chapitre de la cathédrale de Rouen délivrait anciennement un meurtrier tous les ans le jour de l’Ascension, 2 vol., Rouen, 1833.
42 Par exemple l’Institutio Pacis de 1128 à Laon, qui, dès le second article, sur un total de 33, traite de la détention arbitraire et définit la façon dont doit être conduite l’arrestation, Recueil des actes de Louis VI le Gros (1108-1137), éd. J. Dufour, t. 2, Paris, 1992, acte n° 277, p. 88-96. Commentaire par A. Saint-denis, Apogée d’une cité. Laon et le Laonnois aux xiie et xviiie siècles, Nancy, 1994, P. 132-146.
43 A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981, p. 547.
44 Nombreux aperçus de cette dispersion dans Le mouvement confraternel au Moyen Âge. France, Italie, Suisse, Rome, 1987 ; C. Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France, xiiie-xve siècle, Paris, 1994.
45 Sur cette confrérie, P. Laharie, « Une confrérie d’orfèvres parisiens : la confrérie Sainte-Anne-Saint-Marcel, 1449-1772 », dans Images de confréries parisiennes, catalogue d’exposition, Paris, 1992, p. 247-250.
46 C. Vincent, Des charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du xiiie siècle au début du xviesiècle, Paris, 1988.
47 Paris, Arch. nat. X2a 12, fol. 82V, mars 1390.
48 Ibid., fol. 431, avril 1400.
49 Paris, Arch. nat. X2A 24, fol. 154, janvier 1447.
50 Sous le règne de Charles VI, la prison constitue 8 % des peines infligées par le souverain à titre d’expiation et de réparation.
51 Voir supra n. 5.
52 Voir la belle étude qu’en donne J.-M. Le Gall, Les moines au temps des réformes. France (1480- 1560), Paris, 2001, p. 309-319.
53 K. Blixen, La ferme africaine, trad. fr., Paris, 1942, p. 128 ; voir aussi p. 85-89.
54 C’est le cas en péninsule Ibérique, D. Nirenberg, Communities of Violence. Persecutions of Minorities in the Middle Ages, New York, 1998, trad. Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, 2001.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, LAMOP – UMR 8589
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