Enfermements : circulation et croisement des pratiques dans l’espace germanique à l’époque moderne
Confinements: Circulation and crossing of practices in Modern Germany
p. 211-230
Résumés
Dans l’espace germanique comme ailleurs, la notion d’enfermement recouvrait, à l’époque moderne, un ensemble de pratiques très hétéroclites. Le texte essaie, d’une part, d’en dresser un inventaire en identifiant les différents lieux des sociétés d’autrefois opérant au moyen d’une privation de liberté plus ou moins complète: la prison traditionnelle et autres formes punitives (le travail forcé, la détention aux forteresses, la déportation ou les galères), mais aussi l’univers hospitalier et l’ensemble de ces institutions hybrides qu’ont constituées les Zuchthäuser ( « maisons de discipline »). D’autre part, il s’agit de montrer que, entre ces differentes formes d’enfermement, il existait une sorte de matrice commune établie par la circulation et le croisement des pratiques, et ceci sur des échelles allant des programmes gouvernementaux de la gute Policey ( « bonne police ») jusqu’aux usages sociaux de l’enfermement.
In the German area as elsewhere during the modem period, a set of very varied practices corresponded to the notion of confinement. This paper tries to make an inventory of these practices. It identifies the different places of a more or less complete deprivation of liberty in ancient societies: the traditional prison and other punitive forms (forced labor, confinement in fortress, deportation or galleys), the hospital world and the the hybrid institutions called Zuchthäuser. The paper shows that behind these forms of confinement there was a common matrix established by the circulation and the Crossing of practices, from the governmental programs of gute Policey to the social uses of confinement.
Texte intégral
1Contrairement à son homologue française, la recherche allemande sur l’histoire de la prison n’a pas connu de moment foucaldien. Immédiatement stimulées par la parution, en 1975, de Surveiller et punir, les interrogations des historiens ont engendré, en France (comme dans l’espace anglo-saxon), un champ de recherche dynamique qui, en une quinzaine d’années seulement, a donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages de référence. Outre-Rhin, en revanche, l’accueil du livre de Michel Foucault s’est d’abord limité à un refus agressif et ignorant1. Par conséquent, ses analyses du système carcéral contemporain, si discutables et provocantes qu’elles fussent, n’ont pu insuffler le moindre renouveau dans un domaine que les historiens généralistes abandonnaient encore, à cette époque, à une histoire du droit traditionnelle tournée vers l’étude de la dogmatique juridique et célébrant sempiternellement la prison comme le point culminant d’un adoucissement des peines motivé par l’idée « progressiste » de l’amendement du criminel2. Il convient pourtant de replacer dans un contexte plus large ce curieux manque d’intérêt des historiens allemands envers l’histoire de la prison. Si, dans d’autres pays européens et nord-américains, les années 1970 et 1980 ont vu se mettre en place une vaste investigation historiographique sur la criminalité et sur les manières dont elle a été traitée et gérée par les appareils judicaire et policier, un tel champ de recherche ne s’est développé en Allemagne qu’à partir de la fin des années 1980. À ce moment, un petit groupe de chercheurs, dont plusieurs avaient jusqu’alors travaillé sur la répression de la sorcellerie et, à cet effet, consulté des archives judiciaires, se mit à s’intéresser davantage à la nature de ces sources et à leur contenu. En définitive, ces différentes initiatives ont été rassemblées et institutionnalisées par la fondation à Stuttgart, en 1991, de l’Arbeitskreis Historische Kriminalitätsforschung in der Vormoderne (groupe de travail « Histoire de la criminalité à l’époque moderne »), dont les réunions annuelles se poursuivent jusqu’à nos jours3.
2Nul doute donc qu’en Allemagne l’histoire de la criminalité ait été un « champ de recherche retardé », selon la formule consacrée de Gerd Schwerhoff, l’un de ses fondateurs4. Mais ses singularités vont encore plus loin. D’une part, en prenant ses distances envers une historiographie traditionnelle engagée dans une autopsie méticuleuse des normes pénales, la recherche allemande s’intéresse particulièrement à la criminalité (ou, concept plus communément utilisé, à la déviance), appréhendée comme l’expression des conflits qui régissent et structurent un groupe social, et, par conséquent, comme un indicateur fondamental pour l’étude du fonctionnement de la société dans son ensemble. En forçant le trait, on pourrait ainsi dire qu’elle est avant tout une histoire des délits et des délinquants ; l’histoire des peines en revanche, même si elle n’est jamais absente des interrogations, n’y joue qu’un rôle de second plan5. D’autre part, la recherche allemande reste profondément ancrée dans une analyse des mondes médiévaux et modernes, la plupart de ses travaux couvrant une période allant du xiiie au xviiie siècle. Les recherches portant sur les xixe et xxe siècles, en revanche, présentent toujours, outre-Rhin, des lacunes criantes, et même cette période charnière que constituent les décennies entre 1750 et 1850 n’a suscité que très récemment une attention accrue6.
3Outre ces orientations thématiques et chronologiques, force est de constater que la branche allemande de l’histoire de la criminalité se distingue par des choix méthodologiques singuliers. En fait, ses protagonistes se sont toujours montrés relativement méfiants envers toute approche macrohistorique. Bien qu’issus de la tradition bielefeldienne d’une histoire sociale prônant l’analyse structurelle de la société, la plupart des auteurs se rangent du côté de ce que l’on appelle, outre-Rhin, la « nouvelle » histoire culturelle – une nébuleuse épistémologique où convergent plusieurs approches, comme l’anthropologie historique, la microhistoire ou la version plus particulièrement allemande de cette dernière, l’Alltagsgeschichte (« histoire du quotidien »). Bien sûr, à l’arrièreplan théorique, quelques concepts de portée générale existent (notamment le paradigme de la Sozialdisziplinierung, ou « disciplinarisation du social », forgé, en s’appuyant sur la théorie wébérienne de la rationalisation occidentale, par Gerhard Oestreich7). Mais ceux-ci servent bien plus souvent de cibles d’attaque que d’outils analytiques, l’horizon explicatif restant de comprendre, en se positionnant au niveau des expériences vécues, les manières qu’ont eues les acteurs sociaux d’animer le monde dans lequel ils vivaient, et non les seules déterminations structurelles de celui-ci ou les rapports de domination s’exprimant, par exemple, à travers les institutions judiciaires.
4Si, dans son ensemble, l’histoire de la criminalité allemande a su combler, dans les vingt années écoulées depuis son éclosion, la plupart des retards qu’elle accusait encore au début des années 1990, elle n’a donc pas été particulièrement propice à une histoire de l’enfermement et notamment à l’étude des institutions pénitentiaires du xixe siècle8. Jusqu’à une date récente, les travaux sur ce sujet se comptaient sur les doigts d’une main ; mais, depuis peu, plusieurs jeunes chercheurs s’en sont emparés9. En revanche, la recherche a régulièrement abordé, outre-Rhin, la question d’un enfermement pénal avant la « naissance de la prison ». En confrontant les résultats de ces interrogations avec les conclusions d’études menées dans d’autres domaines – notamment l’histoire sociale de la pauvreté et de l’assistance publique, et, plus récemment, l’étude des normes et des techniques gouvernementales de la gute Policey (« bonne police ») à l’époque moderne –, ces travaux nous permettent non seulement de repenser la généalogie de la prison, mais également de mieux comprendre les nombreux liens et imbrications que celle-ci a entretenus avec d’autres formes d’enfermement existant sous l’Ancien Régime.
Enfermer à l’époque moderne – un panorama
5Il est sans doute trivial de constater qu’à l’époque moderne la notion d’enfermement recouvrait un ensemble de pratiques très hétéroclites ; pourtant, il n’est pas si facile de circonscrire celui-ci avec précision. Si l’on se place au niveau des conditions concrètes de l’existence, le sort d’un petit domestique livré au bon plaisir du pater familias de la maisonnée dans laquelle il était obligé de vivre pour subvenir à ses besoins pouvait ainsi parfaitement ressembler à la situation d’un détenu dans l’un des nombreux établissements disciplinaires. Pour mieux distinguer les milieux clos à proprement parler d’autres sphères de la société dans lesquelles s’exerçaient des contraintes ou de la violence, il est par conséquent nécessaire d’introduire un élément distinctif : la volonté qu’avait une autorité publique de confiner dans un espace limité un certain nombre d’individus, contraints ou volontaires, afin d’y atteindre un ou plusieurs objectifs précis (qui peuvent être punitifs ou préventifs, séculiers ou spirituels, coercitifs ou charitables...). Certes, cette définition est loin d’être satisfaisante, mais elle permet d’identifier quelques lieux des sociétés d’autrefois opérant au moyen d’une privation de liberté plus ou moins complète : la prison traditionnelle, mais également d’autres formes punitives comme le travail forcé, la détention en forteresse (Festungshaft), la déportation ou les galères, puis l’univers hospitalier et, enfin, ces institutions hybrides, c’est-à-dire à la fois punitives, disciplinaires et caritatives, installées dans de nombreux territoires et villes du Saint Empire et subsumées par la recherche sous le terme de Zuchthäuser (« maisons de discipline » ou de « correction »).
La prison traditionnelle
6Dans les années 1980, on pouvait encore facilement rencontrer quelques idées préconçues quant à l’existence des peines de prison à l’époque moderne, parfois qualifiées tout simplement d’« inconnues10 ». Cette vision des choses, qui était largement inspirée par les schémas interprétatifs de l’histoire du droit, fut cependant vite révisée. Certes, la plupart des incarcérations à l’époque moderne poursuivaient des buts non punitifs. En premier lieu, on enfermait pour s’assurer des prévenus en attente de jugement ou des condamnés en passe de subir leur peine. Mais les usages ne s’arrêtaient pas là. Ainsi à Cologne, importante ville d’Empire, 6,5 °/o des sanctions prononcées entre 1568 et 1612 par le conseil municipal furent des peines de prison. À Francfort, autre grande ville d’Empire, la part des incarcérations à des fins pénales, sur une période allant de 1741 à 1805, s’élevait à 12,2 %. Si ces chiffres montrent l’importance de l’enfermement pour le monde urbain, la prison n’était pourtant pas réservée aux citadins ; au contraire, elle fut également pratiquée au sein des États territoriaux. Dans l’électorat de Mayence, elle constituait même la sanction la plus courante – entre 1560 et 1802, 29 % de toutes les peines infligées par le gouvernement y furent des incarcérations. En revanche, dans les régions rurales, la prison conservait parfois un rôle très marginal, comme le montre l’exemple du comté de Lippe où, entre 1650 et 1800, seuls 2 % des condamnés se retrouvèrent en prison11.
7Généralement, ces peines étaient de courte durée (sauf dans le cas d’une incarcération à vie, sanction pouvant se substituer à la peine capitale) et se soldaient souvent par une remise en liberté gracieusement accordée après une admonestation du condamné. Ceci n’est guère étonnant car la prison traditionnelle renvoyait moins à la haute justice (les grandes ordonnances criminelles ne la prévoyaient que dans très peu de cas) qu’aux domaines de la basse justice et de la police12. Outre des endettés, les registres d’écrou colognais évoquent ainsi des auteurs de petites violences ou des sujets désobéissants. À Francfort et dans l’électorat de Mayence également, les prisonniers avaient majoritairement commis des agressions ou enfreint les conventions de la vie sexuelle. Ce n’est qu’en Lippe que les autorités recoururent davantage à la prison pour réprimer des infractions contre la propriété. L’enfermement fut donc surtout employé, en tant que peine mineure, dans le cas d’affaires de moindre importance. Sanctionnant rixes, insoumissions ou adultères, il s’appliquait au premier chef, comme les amendes, à des autochtones pouvant mobiliser leurs réseaux sociaux pour échapper à des peines plus sévères.
8Une autre particularité de l’emprisonnement à l’époque moderne réside dans la grande diversité de ses lieux d’exécution. Au sein des villes, les geôles se situaient généralement dans les tours des remparts ou dans les souterrains des hôtels de ville (comme à Nuremberg avec ses fameuses Lochgefangmsse ou « prisons-trous »). À l’encontre des femmes, on avait également recours à l’assignation à résidence. À la campagne, en revanche, on en était parfois réduit à se servir d’une simple remise ou d’une étable pour les cochons. Partout, cependant, les prisonniers étaient obligés de prendre eux-mêmes en charge leur approvisionnement, le chauffage et l’éclairage de leurs lieux de détention – et si les quelques riches parmi eux purent se faire livrer par l’aubergiste local, le prisonnier moyen tirait souvent le diable par la queue, vivotant sur un lit de paille humide, entassé avec d’autres au fond d’un trou froid et noir (cf. illustration 1). Les efforts fréquents pour s’affranchir d’une peine de prison en payant une somme parfois importante d’argent montrent ainsi le souci constant des contemporains de préserver, coûte que coûte, leur honneur, mais aussi d’échapper à des conditions de détention souvent déplorables – conditions qui, d’ailleurs, ont amené la plupart des juristes de l’époque à ranger l’incarcération parmi les peines corporelles.
Le travail forcé
9Autre peine ayant une longue histoire, le travail forcé remonte à l’Antiquité romaine, où des criminels furent condamnés ad opus publicum et contraints à réparer les routes ou à nettoyer les cloaques14. Destinées en premier lieu à livrer les délinquants à l’opprobre public, de telles peines se retrouvent également aux siècles suivants – à Constance par exemple où, au Moyen Âge tardif, on condamne au travail dans les fossés ou sur d’autres chantiers municipaux15. Plus tard, de nombreuses villes allemandes (Strasbourg, Nuremberg, Hambourg) connurent la Karrenstrafe, qui tient son nom du chariot auquel on attachait les malheureux malfaiteurs forcés à balayer les rues ou à réparer les remparts ; cette peine fut en usage jusqu’au xviiie siècle16. Puis, au cours du xviie siècle, ces diverses formes du travail forcé ont été de plus en plus associées à un internement stationnaire. Dorénavant, les détenus furent notamment installés dans les bastions des grandes villes où on les employa à la réparation des fortifications ou à d’autres travaux d’utilité publique, toujours exécutés aux yeux de tous. La sanction prit alors le nom de Festungsbau ou de Schanze (de schanzen, « creuser ») – sauf en Suisse où on utilisait plus communément le terme de Schellenwerke, en référence aux sonnettes fixées aux vêtements des forçats17.
10S’appliquant exclusivement aux hommes et ceci aussi bien pour des crimes que pour des délits mineurs dits de « police », le travail forcé fut considéré par les juristes de l’époque comme la sanction la plus sévère après la peine capitale. En conséquence, la vie des condamnés n’était guère enviable. Souvent enfermés pour de longues années, ils avaient à subir une existence misérable : entassés par dizaines dans des locaux sombres et mal chauffés, nourris au pain sec et à l’eau, et à peine couverts, même en hiver, par des vêtements en loques, attachés à des chaînes de fer et surveillés par des soldats en armes, ils consacraient leurs mornes journées à des activités dangereuses et malsaines (cf. illustration 1). Face à cette situation, il n’était pas rare que la femme d’un forçat suive celui-ci et s’installe à proximité, le temps de sa détention, pour l’approvisionner en nourriture et en argent, et parfois aussi pour lui fournir la lime avec laquelle il finissait par s’évader. En outre, la peine allait de pair avec une exposition constante à l’infamie – même si celle-ci était plus sociale que juridique, car les fortifications étaient également utilisées par une justice militaire qui, soucieuse de conserver aux soldats et sous-officiers condamnés la possibilité de réintégrer, après avoir purgé la peine, leurs régiments, considérait le Festungsbau comme une peine non infamante.
Festungshaft, déportation et galères
11Mode d’emprisonnement destiné à sauvegarder l’honorabilité de l’individu (custodia honesta), la Festungshaft (détention en forteresse) constituait en fait une faveur et était pour cette raison du ressort exclusif de l’autorité princière18. Chaque territoire eut ses propres Bastille – du Hohenasperg dans le Wurtemberg à la citadelle de Spandau en Prusse, en passant par la forteresse du Spielberg en Moravie – dont les internés, avant de devenir prisonniers d’État, s’étaient souvent illustrés dans la politique (Eberhard von Danckelman, Premier ministre prussien), à la cour (Anna Constantia von Cosel, ancienne maîtresse d’Auguste le Fort, prince-électeur de Saxe) ou bien dans la vie littéraire (Christian Friedrich Daniel Schubart, poète souabe). Dépendant entièrement de la volonté du prince, leur captivité fut souvent perpétuelle ; en revanche, leurs conditions de détention n’avaient rien de commun avec celles des prisonniers ordinaires. Le diplomate Johann Reinhold Patkul, arrêté en 1706 pour espionnage et incarcéré au Königstein en Saxe, se faisait ainsi livrer du petit-salé, des huîtres, des volailles de qualité et du vin – avant d’être extradé en Suède où, un an plus tard, on le roua vif pour haute trahison19.
12Concernant seulement une frange de la société, la Festungshaft fut une peine plutôt rare. C’est également le cas d’une autre sanction, l’envoi aux galères, pourtant largement pratiqué dans d’autres pays européens et notamment dans l’espace méditerranéen. Puisque la plupart des territoires allemands n’avaient que difficilement accès à la mer, il leur était indispensable de coopérer avec des puissances étrangères pour appliquer cette peine prévue dans quelques ordonnances criminelles. Cette sanction présentait néanmoins quelques avantages : outre le bénéfice financier qu’elle permettait de tirer de la « vente » des délinquants, elle offrait une possibilité de débarrasser la société d’individus jugés dangereux avec plus d’efficacité qu’en recourant au bannissement traditionnel (qui, à l’époque moderne, ressemble de plus en plus à un vaste trafic de parias, un territoire rejetant ses hors-la-loi vers l’autre). Il n’est donc guère surprenant que les quelques tentatives pour avoir recours aux galères se soient déroulées surtout dans les parties les plus morcelées de l’Empire, le Sud et le Sud-Ouest, où, dans les premières décennies du xvme siècle, furent régulièrement organisés des transports de malheureux scélérats destinés à finir leur vie sur les bancs des galères italiennes (Venise, Gênes ou Naples), françaises (Marseille, Toulouse) ou espagnoles (Barcelone, Carthagène)20.
13Ailleurs, en revanche, l’exploration de nouvelles sanctions passa davantage par la déportation, généralement sous la forme d’une vente de criminels aux armées impériales. D’autres idées – l’envoi vers l’Australie ou la Sibérie – en restèrent à l’état de projet. Parfois on s’aventura aussi, comme le gouvernement saxon en 1738, à envoyer des délinquants vers les forteresses frontalières des pays des Habsbourg – une initiative destinée à désencombrer les fortifications saxonnes, mais qui tourna court car, à peine arrivés à Eger, la plupart des déportés réussirent à maîtriser leurs gardiens et à prendre la fuite afin de se fondre, soupçonna-t-on, dans des bandes de brigands. En fait, cet exemple montre parfaitement pourquoi toutes ces initiatives sont finalement restées sans suite : elles coûtaient cher et, plus encore, elles participaient, à cause des faiblesses du pouvoir exécutif à l’époque moderne, à la reproduction de cette même insécurité publique contre laquelle elles étaient initialement dirigées21.
Le paysage hospitalier
14Outre ces diverses formes d’une privation de liberté à des fins pénales, l’époque moderne connut d’autres milieux plus ou moins clos. Parmi eux, il faut évidemment mentionner les communautés monastiques qui, dans les villes et territoires restés catholiques du Saint Empire, continuaient à exister alors que, dans les parties luthériennes ou réformées, une vie à l’écart du monde pour des raisons religieuses était devenue rare (même si elle ne disparut pas totalement, comme le montrent les quelques Stifte et Domkapitel protestants, chapitres collégiaux mis dorénavant sous la tutelle immédiate des princes). Indépendamment de l’appartenance confessionnelle, en revanche, on trouvait dans toutes les régions allemandes un autre type important d’institutions closes : les hospices et hôpitaux, établissements multifonctionnels fondés, dès le Moyen Âge, pour apporter une assistance à toutes sortes de nécessiteux (gens âgés, malades ou indigents, mais aussi orphelins, pèlerins ou autres voyageurs démunis). De taille extrêmement variée (de l’institut minuscule comptant moins de dix pensionnaires, surtout en milieu rural, jusqu’aux établissements pouvant héberger plusieurs centaines de personnes), les Hospitäler furent, à l’instar de l’Europe entière, très nombreux en Allemagne. Une grande ville telle que Hambourg pouvait ainsi facilement compter une dizaine d’établissements proposant la prise en charge d’une population allant jusqu’à 50 % des pauvres enregistrés par les autorités municipales22.
15Les statuts juridiques et les origines des différentes institutions étaient également d’une grande diversité ; la plupart d’entre elles appartenaient cependant au monde urbain où elles furent entretenues soit par les pouvoirs publics soit par des ordres religieux. À côté des nombreux établissements hospitaliers à caractère hybride, l’époque moderne connut de plus en plus d’institutions spécialisées (asiles pour pauvres ou fous, maladreries, orphelinats, lazarets militaires, au xviiie siècle aussi maternités). Ces transformations allèrent de pair avec une évolution des personnes accueillies : dédié d’abord, dans les actes de fondation médiévaux, aux pauperes et infirmi et conçu donc comme un acte charitable envers les plus démunis, le séjour en hôpital dépendra plus tard aussi de la capacité des impétrants à s’acheter une prébende. En dépit de ces différents chemins d’accès, la vie des pensionnaires fut cependant toujours marquée par des règlements rigoureux – souvent calqués sur le modèle monastique – et déterminée par les impératifs d’une obéissance stricte et d’une observance des pratiques religieuses, considérées l’une et l’autre comme la légitime contrepartie d’une couverture sociale minimale. Les modalités de cette dernière (nourriture simple mais suffisante, vêtements, soins de base), enfin, ne se modifièrent guère avec le temps, même si, à partir du xviie siècle, quelques établissements évoluèrent de plus en plus vers des institutions à caractère thérapeutique et devinrent même les lieux d’une première formation professionnelle à la pratique médicale23.
Les Zuchthäuser
16À côté du vaste paysage hospitalier, de tradition ancienne, l’époque moderne donna également vie à un nouveau type d’institutions : les Zuchthäuser. Les premiers de ces établissements apparurent dans l’espace germanique au cours de la première partie du xviie siècle, d’abord dans les villes du Nord (Lübeck 1602, Brême 1608-1609, Hambourg 1618) puis, à partir de 1670, dans presque tout le reste des territoires du Saint Empire. En fait, il s’agit d’une large gamme d’institutions de différentes tailles, mises en place sous des noms divers (généralement un même établissement en portait plusieurs) : Zuchthaus (de Zucht pour « discipline », « élevage », « peine », etc. – terme le plus communément utilisé), Werkhaus (du mot nordique verk pour « travail »), Arbeitshaus (« maison de travail ») ou Armenhaus (« maison de pauvres »). D’autres noms et fonctions pouvaient s’ajouter, comme par exemple Tollhaus (de l’expression toll sein = « être insensé ») ou Waisenhaus (orphelinat). Comme l’indique la proximité étymologique entre Zucht et le mot hollandais tucht, l’émergence de ces nouvelles institutions fut étroitement liée aux premiers établissements disciplinaires européens – fondés à la fin du xvie siècle aux Pays-Bas – dont les autorités municipales allemandes, notamment, se sont inspirées en se procurant, auprès de leurs confrères à Amsterdam ou ailleurs, des plans et des règlements qu’elles adaptaient ensuite aux conditions locales24.
17Comparables aux hôpitaux par la multiplicité des usages qui en étaient faits, les Zuchthäuser allemandes furent des institutions combinées. Cette multifonctionnalité résulta de leur fort ancrage dans les programmes gouvernementaux de la gute Policey – ce vaste champ de mesures prises par les autorités pour assurer le « bon ordre » de la société en s’appuyant sur deux éléments principaux : d’une part, une législation souple réglementant presque tous les domaines publics et privés de l’existence, et, d’autre part, une expansion des appareils administratifs et judiciaires. Les Zuchthäuser incarnaient parfaitement la pluralité des objectifs de cette politique en se prêtant à la fois aux besoins d’une justice flexible et opérant avec des sanctions variables selon les circonstances des infractions (poenae extraordinariae), aux aspirations d’une politique sociale répressive et avide de discipliner, par le travail et l’éducation religieuse, toutes sortes de marginaux considérés comme menaçants pour l’ordre social et public, et, enfin, aux espérances d’une assistance efficiente accordée aux plus nécessiteux25. Par conséquent, les Zuchthäuser servirent à enfermer les laissés-pour-compte de tout genre : populations errantes (mendiants et vagabonds), autres fauteurs de troubles (prostituées, ivrognes, mauvais ménagers), mais aussi gens âgés, malades psychiques et physiques ou orphelins.
18Dès le départ, des condamnés en justice (souvent des petits voleurs, initialement condamnés à une peine de bannissement) firent également partie des populations internées. Au cours du xviiie siècle, cet usage à des fins pénales s’intensifia encore et donna finalement lieu à des institutions exclusivement destinées à un enfermement punitif, comme à Celle, dans l’électorat de Hanovre (1732), où les criminels furent totalement isolés des autres internés, puis à Zwickau en Saxe (1775), où d’emblée pauvres et malades ne furent plus acceptés26.
Circulation et croisement des pratiques
19Les différentes formes de privation de liberté à l’époque moderne eurent en commun un ensemble de pratiques sociales et culturelles qui se retrouvent surtout dans l’univers hospitalier et les Zuchthäuser27, mais en partie aussi dans d’autres milieux clos évoqués ci-dessus. Cela ne veut pas dire que tous les lieux d’enfermement sous l’Ancien Régime furent identiques ; mais par la circulation et le croisement des pratiques, il existait une sorte de matrice commune à tous ces mondes fermés, matrice que l’on peut notamment envisager sous les aspects suivants : les espaces investis, les hiérarchies sociales internes, les techniques régulatrices mises en œuvre pour organiser le quotidien, les objectifs qui y furent associés et, enfin, les usages sociaux de l’enfermement.
Les espaces de l’enfermement
20On le sait depuis longtemps : l’histoire des milieux clos ressemble, quant aux modèles spatiaux qui y furent réalisés, à une perpétuation étonnante du même schéma – celui du monastère28. En effet, le cloître a fourni un archétype puissant de l’enfermement, au sens figuré et au sens très concret des usages spatiaux. Marqué par la sécularisation des biens du clergé à la suite de la Réforme, l’espace germanique regorgeait littéralement d’anciens couvents reconvertis en hôpitaux, en Zuchthäuser et parfois même en Schellenwerke (comme celui de Zurich, installé en 1637 dans l’ancien couvent dominicain d’Oetenbach). Cependant, les liens de filiation n’étaient pas toujours aussi directs. En Saxe par exemple, la Zuchthaus de Waldheim (1716) fut domiciliée dans un ancien relais de chasse, qui lui-même avait pris la suite d’un couvent augustin supprimé en 1549 (cf. illustration 2). Ailleurs, les Zuchthäuser prirent place dans des bâtiments ayant servi auparavant d’institutions hospitalières, comme à Leipzig (1671) ou à Francfort-sur-le-Main (1679), avec son Armen-, Waisen- et Arbeitshaus installée dans une ancienne maison de pestiférés.
21Cette fréquente réutilisation d’espaces déjà existants ne s’explique pas seulement par les avantages financiers qu’elle présentait ; elle s’inscrivait également dans une évidence pour les contemporains : la forme d’un carré fermé sur les quatre côtés (c’est-à-dire la structure spatiale du cloître) se prêtait particulièrement bien aux besoins d’un monde clos, ce que montre aussi le nombre de constructions nouvelles calquées exactement sur le même principe.
22Cependant la clôture ainsi produite fut moins stricte que dans l’univers monastique, les frontières vers la société englobante restant souvent poreuses : ainsi, les détenus des fortifications traversaient matin et soir les villes, en se livrant à la mendicité pour améliorer un peu leur sort. Les pensionnaires des hôpitaux avaient généralement le droit de sortir, même si les conditions concrètes dépendaient de leur statut. Dans les Zuchthäuser aussi, certaines catégories d’internés pouvaient prendre l’air au-delà des murs (notamment les malades que l’on y soignait, mais également des prisonniers employés, par exemple, comme coursiers) ; d’ailleurs, de nombreux travaux imposés aux internés se faisaient à l’extérieur des établissements, sur les champs limitrophes, dans des carrières, au bord d’un fleuve (flottage de bois), voire chez les habitants des communes voisines, auxquels des détenus furent loués comme journaliers. Ce n’est qu’au xixe siècle que ces usages disparurent – dans un souci d’assurer un isolement plus strict des lieux où les détenus purgeaient la peine privative de liberté dont l’emploi s’était généralisé.
Populations internées et différences sociales
23Contrairement à ce que la recherche a longtemps laissé entendre, les populations vivant dans les lieux d’enfermement de l’époque moderne ne représentaient pas des groupes homogènes. D’une part, plusieurs types d’institutions connurent assez tôt des classifications internes, formées à partir de jugements moraux s’inscrivant dans le discours contemporain sur la pauvreté, qui établissaient une nette distinction entre l’indigent légitime et l’« oisif » condamnable. Dans les Zuchthäuser, on trouvait ainsi fréquemment deux catégories – appelées par exemple Arme (« pauvres ») et Züchtlinqe (« forçats ») – dont les définitions s’alignaient sur cette conception dichotomique de la réalité sociale30. Au Festutigsbau saxon, en revanche, on rangea dès 1732 les détenus dans trois classes différentes fondées sur l’espoir plus ou moins grand que l’on plaçait dans leur capacité d’« amendement31 ».
24D’autre part, les milieux clos étaient le miroir de l’ensemble des stratifications sociales. Dans les hôpitaux, on fit souvent la différence entre Herrenpfründner (« prébendiers maîtres »), pensionnaires ayant acheté leur place et jouissant par conséquent de quelques privilèges, et Armenpfündner (« prébendiers pauvres »), toujours accueillis à titre gracieux mais entassés parfois par dizaines dans les Elendsstuben (« chambres de la misère »)32. Cette distinction fut reproduite dans les Zuchthäuser qui prévirent une catégorie spécifique réservée à une clientèle payante et donc généralement issue des couches supérieures de la société. Même dans l’enfermement, ces internés disposaient donc des moyens nécessaires (meilleure nourriture, logement à part, possibilité d’avoir des domestiques à leur service, table à part dans les salles à manger, cf. illustration 3) afin de conserver une distance sociale envers les « petites gens » peuplant les autres départements de l’établissement. La prison traditionnelle, enfin, ne fit pas exception à cette règle. Ainsi il n’était pas rare que des personnes de « meilleure condition » y échappent et soient plutôt mises aux arrêts dans la chambre d’une auberge ou dans l’écritoire chauffé d’un conseil municipal33.
Travail et pratiques religieuses
25Sur le fronton de la Zuchthaus de Hambourg fut inscrite la devise suivante : Labore nutrior... Labore plector (« Le travail me nourrit... Le travail me punit »). Bien sûr, cette inscription résume la grande valeur que les autorités de l’époque accordaient au travail de leurs sujets. Conçue comme un devoir chrétien et comme le seul moyen d’échapper au vice suprême de l’oisiveté, l’application au travail était devenue un impératif moral prêché dans les églises de toutes les confessions et un objectif général de chaque action politique s’inscrivant dans les principes de la gute Policey. Mais les conceptions du travail étaient diversifiées : d’une part, le travail de subsistance marquait, dans le monde extérieur comme dans l’enfermement, la vie du plus grand nombre. Dans les hôpitaux, il fut de bonne coutume d’attribuer l’ensemble des tâches ménagères aux pensionnaires ; il en était de même dans les Zuchthäuser. Calqué sur le modèle de la maisonnée (Haus), le travail renvoyait ainsi au souci général de faire vivre la communauté domestique. Par conséquent, malades ou orphelins furent également exhortés à œuvrer selon leurs facultés (par exemple en ébarbant des plumes). D’autre part, le travail était aussi conçu comme une punition, sous la forme des travaux forcés qui – du Festungsbau à la Zuchthaus – étaient destinés à nuire aux condamnés soit par la pénibilité des tâches (exécuter des travaux routiers, raboter du bois, tirer un chariot comme des animaux...), soit par la souillure qu’elles représentaient (nettoyer les égouts). Les deux conceptions se rejoignaient, enfin, dans une même volonté des autorités de mettre en oeuvre une éducation au travail avec des règles de conduite appliquées à tous (zèle, respect des horaires, propreté, etc.) et imposées à l’aide de sanctions.
26Ces aspects étaient indissociables des exercices de dévotion conçus parfois eux-mêmes comme un travail agréable à Dieu (dans le cas, par exemple, des pensionnaires d’hôpitaux alités et incités à réciter le Rosaire). Dans tous les établissements, la pratique religieuse comportait au minimum plusieurs prières quotidiennes ainsi que des messes ou offices les dimanches et les jours de fête. Elle visait en outre fréquemment à célébrer les charitables donateurs et les autorités bienveillantes. Dans les Zuchthäuser, ces pratiques furent complétées par une éducation religieuse collective et parfois même individuelle (confessions, communions, entretiens particuliers avec l’aumônier). Au sein des prisons traditionnelles et sur les fortifications, en revanche, la dévotion ne joua au départ qu’un rôle de second plan ; toutefois, au xviiie siècle, des mesures furent prises afin d’assurer ici aussi un encadrement religieux minimal. Enfin, la piété se prolongea jusque dans les salles à manger des établissements où – comme à la Zuchthaus de Waldheim en Saxe ou à l’Armenhaus de Cologne – on reconstitua l’ancienne communauté monastique de la tablée en arrangeant les bancs sur le modèle d’un réfectoire et en faisant lire, depuis un pupitre dressé au milieu de la salle, des textes bibliques et catéchétiques (cf. illustration 3)35.
Profit et charité
27Le travail répondait évidemment aussi au désir qu’avaient les autorités de tirer profit d’une main-d’œuvre apparemment facile à exploiter. Festungsbau et Schanze s’inscrivirent fréquemment dans des tentatives de rendre moins onéreux pour l’État l’accomplissement des tâches nécessaires au maintien de ses fonctions défensives. En recherchant souvent une coopération avec des entrepreneurs privés, on prit en outre d’innombrables initiatives – notamment dans les Zuchthduser – pour que le travail des détenus devienne rentable pour les caisses publiques. L’échec global de toutes ces mesures est bien connu. Il est dû à l’incapacité où se trouvaient les administrations de mettre sur pied une organisation profitable des ateliers, ainsi qu’aux privilèges professionnels auxquels on se heurta constamment, ou encore aux problèmes rencontrés pour écouler les produits.
28L’écart parfois énorme entre le coût des établissements et les bénéfices tirés du travail s’explique cependant aussi par les conditions de vie dans l’enfermement ; jusqu’au xviiie siècle, l’alimentation des internés se conforma ainsi à l’idée qu’ils avaient tous droit à une nourriture simple mais suffisante36. Mais ce fut surtout la multifonctionnalité de nombreuses institutions qui mit régulièrement fin à tout espoir de rendre l’enfermement lucratif. À Waldheim, on se vit ainsi obligé, en 1760, de refuser l’installation d’une filature. On manquait tout simplement du nombre de bras nécessaire pour une telle entreprise, car presque tous les détenus étaient déjà employés à soigner les 300 pensionnaires malades voire moribonds qui étaient hébergés dans l’établissement. Dans la Zuchthaus de Ludwigsburg en Wurtemberg, la situation était comparable, à tel point qu’on aboutit alors à la constatation que l’établissement s’était transformé en « hôpital ». À Hambourg, enfin, l’administration se plaignit du grand nombre d’orphelins vivant dans l’institution et empêchant les prisonniers de travailler convenablement37.
29Bien qu’elles fussent parfaitement conscientes des conséquences de cette diversité des internés, les autorités n’y renoncèrent toutefois qu’au début du xixe siècle. Cette attitude s’explique, d’une part, par les avantages financiers que représentait, malgré tout, le fait de faire soigner des malades par des malfaiteurs en bonne santé. En forçant le trait, on pourrait ainsi dire que l’enfermement était devenu le lieu d’une « charité d’État » tournée vers la rentabilité et mise en œuvre, par conséquent, par le travail forcé. Mais, d’autre part, l’enfermement reflétait aussi un contexte de domination qui ne peut se réduire à une répression exercée du « haut » de la société vers le « bas ». Même si les démarches de l’État moderne prirent généralement une forme autoritaire, elles n’en étaient pas moins inscrites dans un processus d’interaction avec les sujets et elles résultaient d’un désir (et d’un besoin !) des autorités d’être acceptées38 – ce qui nous amène finalement aux usages que firent les populations elles-mêmes des milieux clos.
Les usages sociaux de l’enfermement
30La grande diversité de la « clientèle » des Zuchthäuser ne peut en aucun cas être uniquement expliquée, comme l’a longtemps fait la recherche, par l’aspiration des autorités à imposer une discipline en se livrant à une oppression dissuasive de tous ceux qui se trouvaient aux marges de la société. Au contraire, l’enfermement est également un lieu où les sujets appréciaient de pouvoir confier aux soins d’un État bienveillant leurs parents ou leurs amis malades, ou encore de solliciter une place pour eux-mêmes afin d’échapper à la misère. De même, il arrivait que des sans-emploi demandent à intégrer une institution pour y trouver un travail honnête qui avait ainsi autant de valeur pour eux que pour les autorités. Ces pratiques populaires perpétuaient d’évidence le modèle traditionnel d’une assistance aux nécessiteux introduit par les hôpitaux du Moyen Âge et intégré par la population, depuis longtemps, dans ses stratégies d’une « économie du pis-aller39 ». Rien d’étonnant donc à ce qu’au xviiie siècle de telles pratiques continuent à exister et à avoir des effets parfois inattendus pour les autorités : dans les années 1770, le gouvernement saxon fut ainsi astreint, sous la pression des multiples demandes, à ouvrir aux personnes malades l’accès à une nouvelle Zuchthaus, à Torgau, pourtant initialement prévue pour accueillir exclusivement des criminels40.
31Autre forme d’usage populaire, le recours à l’enfermement pour se débarrasser d’un proche gênant ou récalcitrant, ou d’un voisin trublion, est mieux connu. Là aussi, il s’agit d’une pratique assez ancienne. Au xve siècle, les tours des remparts de Nuremberg accueillirent ainsi de temps à autre des malades mentaux enfermés à la demande de leurs familles. À l’autre bout de l’échelle sociale, des familles nobles confièrent au xviiie siècle leurs fils dévoyés aux fortifications où on les employa comme simples mousquetaires afin de leur apprendre la discipline. Enfin, les Zuchthäuser rassemblaient des Übelhauser (« mauvais ménagers ») dénoncés par leurs épouses, ou des ivrognes dont les frères et sœurs ne supportaient plus le déshonneur que leur comportement leur infligeait. Mais ces institutions furent surtout utilisées par des parents qui, partageant les principes de la gute Policey, plaçaient sous la tutelle de l’État des rejetons récalcitrants et déléguaient ainsi aux autorités le soin de rétablir une discipline domestique qu’ils avaient eux-mêmes échoué à instaurer41.
Conclusion
32Nous pouvons retenir de ce bref aperçu deux conclusions. D’une part, les travaux allemands sur l’histoire des mondes de l’enfermement à l’époque moderne remettent en cause une chronologie encore trop bien scandée. Non seulement la prison existait bien avant le xixe siècle en tant que mode de punition mais, surtout, sa généalogie s’inscrit dans un champ de pratiques plus large et plus complexe. En fait, la peine privative de liberté est née au confluent de plusieurs modalités anciennes de confinement (prison traditionnelle, hôpitaux, détention aux forteresses) et de travail forcé. Cette rencontre a ouvert sur une longue phase d’expérimentations d’où est finalement sorti ce qui sera l’innovation pénale de l’époque moderne : cet alliage entre la contrainte au travail et la privation de liberté qui constituera, quelques décennies plus tard, le fondement de la prison contemporaine.
33D’autre part, la recherche allemande conçoit les mondes de l’enfermement non pas comme le résultat d’un discours homogène et unique, mais comme des lieux de la société, c’est-à-dire comme les émanations d’une pratique sociale ancrée dans des situations déterminées par de multiples interactions entre les acteurs sociaux. Cela ne signifie pourtant pas que les réalités de l’enfermement à l’époque moderne se résumeraient à la juxtaposition d’une multitude de variations régionales et locales. Elles renvoient au contraire à un ensemble de pratiques communes qui furent constamment réactivées et réactualisées en fonction de finalités diverses. L’histoire des enfermements montre ainsi la continuité d’un dispositif de techniques nées avec les premiers monastères occidentaux et maintenues pendant des siècles grâce à leur étonnante capacité d’adaptation.
Notes de bas de page
1 U. Brieler, « Blind date. Michel Foucault in der deutschen Geschichtswissenschaft », Michel Foucault. Zwischenbilanz einer Rezeption. Frankfurter Foucault Konferenz 2001, dir. A. Honneth et M. Saar, Francfort, 2003, p. 311-334.
2 Pour un résumé de cette approche, G. V. Radbruch, « Die ersten Zuchthäuser und ihr geistesgeschichtlicher Hintergrund », id., Elegantiae Juris Criminalis. Vierzehn Studien zur Geschichte des Strafrechts, Hambourg, 1950, p. 116-129.
3 A. Blauert et G. Schwerhoff, « Crime and history. The German workshop “Historische Kriminalitätsforschung in der Vormoderne” », Crime, histoire et sociétés, 2 (1998), p. 137-140.
4 G. Schwerhoff, « Kriminalitätsgeschichte im deutschen Sprachraum. Zum Profil eines “verspäteten” Forschungszweigs », Kriminalitätsgeschichte. Beiträge zur Sozial- und Kulturgeschichte der Vormoderne, dir. id. et A. Blauert, Constance, 2000 (Konflikte und Kultur. Historische Perspektiven, 1), p. 21-67.
5 Par conséquent, les quelques travaux récents portant sur la peine capitale se situent plutôt aux marges de l’histoire de la criminalité : R. Evans, Rituals of Retribution. Capital Punishment in Germany, 1600-1987, Oxford, 1996 ; J. Martschukat, InszeniertesTöten. Eine Geschichte der Todesstrafe vom 17. bis zum 19. Jahrhundert, Cologne, 2000.
6 Dir. R. Habermas et G. Schwerhoff, Verbrechen im Blick. Perspektiven der neuzeitlichen Kriminalitätsgeschichte, Francfort, New York, 2009.
7 G. Oestreich, « Strukturprobleme des europäischen Absolutismus », id., Geist und Gestalt des frühmodernen Staates, Berlin, 1969, p. 179-197 ; P. Napoli, « Police et société. La médiation symbolique du droit », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, 7 (1999), p. 127-144.
8 F. Bretschneider, « Toujours une histoire à part ? L’état actuel de l’historiographie allemande sur l’enfermement aux xviiie et xixe siècles », Crime, histoire et sociétés, 8 (2004), p. 141-162.
9 T. Nutz, Strafanstalt als Besserungsmaschine. Reformdiskurs und Gefängniswissenschaft, 1775-1848, Munich, 2001 (Ancien Régime. Aufklärung und Revolution, 33) ; M. Henze, Strafvollzugsreformen im 19. Jahrhundert. Gefängniskundlicher Diskurs und staatliche Praxis in Bayern und Hessen-Darmstadt, Darmstadt, Marbourg, 2003 (Quellen und Forschungen zur hessischen Geschichte, 135) ; F. Bretschneider, Gefangene Gesellschaft. Eine Geschichte der Einsperrung in Sachsen im 18. und 19. Jahrhundert, Constance, 2008 (Konflikte und Kultur. Historische Perspektiven, 15) ; D. Schauz, Strafen als moralische Besserung. Eine Geschichte der Straffälligenfürsorge, 1777-1933, Munich, 2008 (Ordnungssysteme. Studien zur Ideengeschichte der Neuzeit, 27).
10 R. V. Dülmen, Theater des Schreckens. Gerichtspraxis und Strafrintuale in der frühen Neuzeit, Munich, 1988, p. 8.
11 G. Schwerhoff, Köln im Kreuzverhör. Kriminalität, Herrschaft und Gesellschaft in einer frühneuzeitlichen Stadt, Bonn, Berlin, 1991, p. 125-132 ; J. Eibach, Frankfurter Verhöre. Städtische Lebenswelten und Kriminalität im 18. Jahrhundert, Paderborn, 2003, p. 386-410 ; K. Härter, Policey und Strafjustiz in Kurmainz. Gesetzgebung, Normdurchsetzuny und Soziaikontrolle im frühneuzeitlichen Territorialstaat, Francfort, 2005 (Studien zur europäischen Rechtsgeschichte, 190), p. 613-620 ; M. Frank, Dörfliche Gesellschajt und Kriminalität : das Fallbeispiel Lippe, 1650-1800, Paderborn, Munich, Vienne, 1995, p. 199-207.
12 G. Kleinheyer, « Freiheitsstrafen und Strafen mit Freiheitsentzug », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Germanistische Abteilung, 107 (1990), p. 102-131.
13 Gravure (extrait) de D. N. Chodowiecki, Sächsische Landes- und Universitätsbibliothek, Deutsche Fotothek, n° 30104932.
14 G. Schuck, « Arbeit als Policeystrafe. Policey und Strafjustiz », Policey und frühneuzeitliche Gesellschajt, dir. K. Härter, Francfort, 2000 (Studien zur europäischen Rechtsgeschichte, 129), p. 611-625 ; T. Krause, « Opera publica », Gefängnis und Gesellschaft. Zur (Vor-) Geschichte der strafenden Einsperruny, dir. G. Ammerer, F. Bretschneider et A. S. Weiss, Leipzig, 2003, p. 117-130.
15 P. Schuster, Der gelobte Frieden. Täter, Opfer und Herrschaft im spätmittelalterlichen Konstanz, Constance, 1995, p. 69.
16 H. Rudolph, « Eine gelinde Regierungsart ». Peinliche Strafjustiz im geistlichen Territorium. Das Hochstift Osnabrück (1716-1803), Constance, 2000 (Konflikte und Kultur. Historische Perspektiven, 5), p. 172-174.
17 Eibach, Frankfurter Verhöre..., op. cit. n. 11, p. 399-401 ; Härter, Policey und Strafjustiz..., op. cit. n. 11, p. 661-680 ; Bretschneider, Gefangene Gesellschajt..., op. cit. n. 9, p. 212-215 ; G. Fumasoli, Ursprünge und Anfänge der Schellenwerke. Ein Beitrag zur Frühgeschichte des Zuchthauswesens, Zurich, 1981 (Zürcher Studien zur Rechtsgeschichte, 5).
18 T. Krause, Geschichte des Strofvollzugs. Von den Kerkern des Altertums bis zur Gegenwart, Darmstadt, 1999, p. 58-65.
19 Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 216.
20 Härter, Policey und Strafjustiz..., op. cit. n. 11, p. 649-654 ; R. Endres, « Das Armenproblem im Zeitalter des Absolutismus », Jahrbuch für fränkische Landesforschung, 34/35 (1975), p. 1003-1020 ; H. Schnabel-Schüle, Übermachen und Strafen im Territorialstaat. Bedingungen und Auswirkungen des Systems strafrechtlicher Sanktionen im frühneuzeitlichen Württemberg, Cologne, Weimar, Vienne, 1997 (Forschungen zur deutsche Rechtsgeschichte, 16), p. 141 ; H. schlosser, « Deportation und Strafkolonien als Mittel des Strafvollzugs in Deutschland », Europäische Strafkolonien im 19. Jahrhundert, dir. M. Da Passano, Berlin, 2006 (Forum Juristische Zeitgeschichte, 15), p. 41-53.
21 Bretschneider, Gefangene Gesellschajt..., op. cit. n. 9, p. 224-226. Au xixe siècle, plusieurs territoires allemands et notamment la Prusse auront à nouveau recours à la déportation, R. J. Evans, « The Prussian convicts’ journey to Siberia », id., Tales from the German Underworld : Crime and Punishment in the Nineteenth Century, New Haven, Londres, 1998, p. 11-92.
22 Dir. G. Drossbach, Hospitäler in Mittelalter und Früher Neuzeit. Frankreich, Deutschland, Italien. Eine vergleichende Geschichte/Hôpitaux au Moyen Âge et aux Temps modernes. France, Allemagne et Italie. Une histoire comparée, Munich, 2006 (Pariser Historische Studien, 75) ; dir. M. Scheutz, A. Sommerlechner et H. Weigl, A. S. Weiss, Europäisches Spitaliuesen. Institutionelle Fürsorge in Mittelalter und Früher Neuzeit/Hospitals and Institutional Gare in Medieval and Early Modern Europe, Vienne, Munich, 2008 (Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 51).
23 C. Watzka, Vom Hospital zum Krankenhaus. Zum Urngany mit psychisch und somatisch Kranken im frühneuzeitlichen Europa, Cologne, Weimar, Vienne, 2005 (Menschen und Kulturen. Beihefte zum Saeculum, 1).
24 P. Spierenburg, The Prison Experience. Disciplinary Institutions and their Inmates in Early Modern Europe, New Brunswick, Londres, 1991, rééd. Amsterdam, 2007 (Amsterdam Academic Archive).
25 Härter, Policey und Strafjustiz..., op. cit. n. 11, p. 680 ; H. Bräuer, Der Leipziger Rat und die Bettler. Quelien und Analysen zu Bettlern und Bettelwesen in der Messestadt bis ins 18. Jahrhundert, Leipzig, 1997.
26 T. Krause, Die Strafrechtspflege im Kurfürstentum und Königreich Hannover. Vont Ende des 17. bis zum ersten Drittel des 19. Jahrhunderts, Aalen, 1991 (Untersuchungen zur deutsche Staats- und Rechtsgeschichte, Neue Folge, 28), p. 41-48.
27 Dit. G. Ammerer, A. Brunhart, M. Scheutz et A. S. Weiss, Orte der Verwahrung. Die innere Organisation von Gefängnissen, Hospitälern und Klöstern seit dent Spätmittelalter, Leipzig, 2010 (Geschlossene Häuser. Historische Studien zu Institutionen und Orten der Separierung, Verwahrung und Bestrafung, 1).
28 Ce constat, présent dans les travaux de Foucault, se retrouve également chez E. Goffman, Asylums. Essays on the Condition of the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, New York, 1961, ou chez H. Steinert, H. Treiber, Die Fabrikation des zuverlässigen Menschen. Über die « Wahlverwandtschaft » von Kloster- und Fabrikdisziplin, Munich, 1980.
29 Illustration tirée de : Beschreibung des Chur-Sächsischen allgemeinen Zucht – Waysen – und Armen – Hauses..., Dresde, Leipzig, 1717-1736 (nouvelle édition partielle en 1726).
30 B. Stier, Fürsorge und Disziplinierung im Zeitalter des Absolutismus. Dus Pforzheimer Zucht- und Waisenhaus und die badische Sozialpoiitik im 18. Jahrhundert. Sigmaringen, 1988 (Quellen und Studien zur Geschichte der Stadt Pforzheim, 1).
31 Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 213.
32 F. Hatje, « Armen-, Kranken- und Daseinsfürsorge im nördlichen Deutschland (1500- 1800) », Europäisches Spitalwesen..., op. cit. n. 22, p. 307-350, ici p. 325.
33 U. Ludwig, « Von “beschwerlich gefengnis” und “milder hafft”. Ansichten zur Haft im Inquisitionsprozess von der Mitte des 16. bis zum Anfang des 17. Jahrhunderts », Gefängnis und Gesellschaft..., op. cit. n. 14, p. 100-116.
34 Illustration tirée de : Beschreibung..., op. cit. n. 29.
35 Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 80 ; N. Finzsch, Obrigkeit und Unterschichten. Zur Geschichte der rheintschen Unterschichten gegen Ende des 18. und zu Beginn des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, 1990, p. 119.
36 U. Thoms, Anstaltskost im Rationalisierungsprozess. Die Ernährung in Krankenhäusern und Gefängnissen im 18. und 19. Jahrhundert, Stuttgart, 2005 (Medizin, Gesellschaft und Geschichte. Beiheft, 23), p. 279.
37 Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 146 ; Schnabel-Schüle, Überwachen und Strafen..., op cit. n. 20, p. 138 ; F. Hatje, « Armen-, Kranken- und Daseinsfürsorge... », art. cité n. 32, p. 345 et suiv.
38 S. Brakensiek, « Peut-on parler d’absolutisme dans l’Allemagne moderne ? Une domination désireuse d’être acceptée (Akzeptanzorientierte Herrschaft) », Bulletin de la Mission historique française en Allemagne, 42 (2006), p. 249-263.
39 F. Hatje, « Armen-, Kranken- und Daseinsfürsorge... », art. cité n. 32, p. 324.
40 Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 181.
41 A. Bendlage, Henkers Hetzbruder. Das Strafverfolgungspersonal der Reichsstadt Nürnbeng im 15. und 16. Jahrhundert, Constance, 2003 (Konflikte und Kultur. Historische Perspektive, 8), p. 38 ; S. Kroll, Soldaten im 18. Jahrhundert zwischen Friedensalltag und Krietgserfahrung. Lebenswelten und Kultur in der kursächsischen Armee 1728-1796, Paderborn, 2006 (Krieg in der Geschichte, 26), p. 163 ; Bretschneider, Gefangene Gesellschaft..., op. cit. n. 9, p. 122-124.
Auteur
École des hautes études en sciences sociales, Paris
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