L’enfermement des moniales au Moyen Âge
Débats autour de l’application de la décrétale Periculoso
Papal Enclosure of Medieval Nuns: Prescription and Permutation
p. 107-117
Résumés
Dans cette étude, il est question de la première tentative globale dans l’Europe médiévale de cloîtrer les religieuses. En vertu de Periculoso, la décrétale de 1298 du pape Boniface VIII, « les religieuses de toute communauté ou ordre, partout dans le monde, de manière individuelle et collective » devaient être enfermées à perpétuité dans leurs couvents, sauf en cas d’urgence ou d’autorisation particulière. On livre tout d’abord un aperçu de la décrétale et de son interprétation par les commentateurs du droit canonique. On analyse ensuite comment Periculoso fut, à tous égards, vidé de sa substance par les réponses des avocats, officiers diocésains et papes aux demandes des religieuses vivant dans des monastères traditionnellement ouverts. L’application de la réglementation dans les couvents des Mendiants et des Brigittines fut liée aux particularités de ces communautés dans les domaines spirituel, économique et juridique.
In this paper I discuss the first pan-European attempt to strictly enclose medieval nuns. By virtue of Pope Boniface VIII’s 1298 decree, Periculoso “nuns of every community or order in every part of the world, both collectively and individually,” were to be perpetually confined to their monasteries, with only dire emergency or the express approval of a diocesan official mitigating their isolation from the secular world. I begin with an overview of this papal decree and the manner in which those academic jurists whose task it was to comment on and clarify canon law interpreted it. I then look at what amounted to the undoing of Periculoso by the combined forces of practicing lawyers, diocesan officials, and subsequent popes, all responding in one way or another to the demands of nuns in traditionally open monasteries. Finally, I relate the success of cloister regulations governing life in mendicant and Bridgettine nunneries to the distinctive spiritual, economic, and legal circumstances enjoyed by these nuns.
Note de l’éditeur
Article traduit de l’anglais par Jérôme Nicolas, révisé par Isabelle Heullant-Donat et Julie Claustre.
Texte intégral
1En 1459, usée par un long conflit foncier qui avait vidé les caisses de sa communauté, Joan Keteryche, abbesse du couvent franciscain de Denny, écrivit une lettre à John Paston, son parent et protecteur. C’était une lettre insistante qui se terminait par ce rappel : « Considérez que nous sommes enfermées à l’intérieur de murs de pierre, et que nous ne pouvons vous parler que par écrit1. » Dans l’espoir de persuader Paston de l’aider, l’abbesse avait eu besoin de trouver le mot juste, et elle avait invoqué à cette fin son état de stricte clôture. Cela ne voulait cependant pas dire qu’en vertu d’un mandat pontifical promulgué plus d’un siècle avant, toutes les abbesses d’Angleterre et du continent auraient dû affronter de pareilles contraintes. Si Joan Keteryche rappelait à son parent le caractère sévère et particulier de la clôture dans l’abbaye de Denny, c’était parce qu’il lui était indispensable de se placer dans une position de force.
2Comme Joan Keteryche le savait parfaitement, la spiritualité des moniales de l’ordre mendiant de Denny n’était pas caractéristique du statut des religieuses anglaises de la fin du Moyen Âge, malgré tous les efforts de la papauté qui avaient débuté avec Periculoso, le célèbre décret promulgué par le pape Boniface VIII en 1298. Remplaçant des prérogatives locales flexibles par la volonté inflexible du pape, dans une langue qui rappelait celle de ses décrets les plus célèbres, Periculoso appliquait la loi de la clôture monastique aux « religieuses de toutes les communautés et de tous les ordres, partout dans le monde, aussi bien collectivement qu’individuellement2 ». Ce décret visait à limiter aussi bien les sorties que les entrées dans l’enceinte monastique (ces restrictions étant dénommées respectivement « clôture active » et « clôture passive »). « Des causes raisonnables et évidentes » étaient toutefois susceptibles d’atténuer la claustration, mais seulement après l’obtention d’une « autorisation spéciale » délivrée par l’« autorité compétente ».
3Mais comme Boniface VIII était au fond un homme pragmatique, il se rendit compte que seule la possession de biens matériels suffisants permettrait de garantir le niveau de séparation requis à l’égard des affaires du monde. Il exigea donc que les couvents n’acceptent de nouveaux membres qu’à la condition que leurs communautés puissent « entretenir ceux-ci avec des biens ou avec des revenus et sans pauvreté ». Il reconnut que les évêques, les abbés et les autres agents responsables de l’exécution de ses ordres devraient faire face à des dépenses (afin de rénover les structures existantes, de murer des portes, d’élever des murs, etc.) et il les chargea donc de « couvrir les dépenses engagées grâce aux aumônes versées à cet effet par les fidèles ». Ceci dit, il est indéniable que le pape souhaitait ardemment que Periculoso soit appliqué. Invoquant « la menace du jugement divin et la perspective de la damnation éternelle », il décida que les récalcitrantes devraient être « contraintes par la censure ecclésiastique, sans droit d’appel ».
4Boniface inclut Periculoso au titre 16 du troisième livre de son recueil officiel de droit canon, le Liber Sextus. Il envoya ensuite des copies de son recueil aux facultés de droit de toutes les universités d’Europe, car c’était aux canonistes des universités qu’il reviendrait d’interpréter et de préciser les lois qu’il contenait. Malgré ce mandat relativement simple, les juristes qui examinèrent ce décret se retrouvèrent devant un large éventail de questions exigeant clarification.
5Les tout premiers commentateurs, comme Joannes Monachus (mort en 1313) et Johannes Andreae (mort en 1348), l’auteur de l’interprétation courante (la glose ordinaire) de Periculoso, soulignèrent un certain nombre de problèmes que le décret soulevait sans apporter de réponses. Ils se demandèrent par exemple quelle était l’« autorité compétente » habilitée à accorder les autorisations pour pénétrer dans le cloître ou pour le quitter. Qu’en était-il des religieuses professes ? Les femmes qui avaient déjà fait leur profession sous une règle moins sévère étaient-elles maintenant obligées d’accepter une clôture stricte ? Une abbesse pouvait-elle effectuer des visites pastorales dans les maisons placées sous sa supervision sans violer elle-même la loi, et les « censures ecclésiastiques » qui contraignaient les rebelles devaient-elles être interprétées comme étant l’excommunication ?
6Les premiers commentateurs tendirent dans chaque cas vers une interprétation rigoureuse des paroles du pape. Seul le responsable local, habituellement un évêque, qui exerçait sa juridiction sur un couvent de moniales, pouvait donner l’autorisation de lever la clôture. Les religieuses professes pouvaient être obligées de respecter Periculoso, même si cela impliquait qu’elles se soumettent à des obligations plus strictes que celles qu’elles avaient fait vœu d’observer. Les abbesses, en tant que religieuses, étaient liées par les règles de la clôture, de sorte qu’elles ne pouvaient absolument pas effectuer des visites pastorales dans des maisons placées sous leur juridiction. La sanction ecclésiastique dont le pape avait menacé les contrevenantes devait être interprétée comme étant l’excommunication3.
7Les commentateurs plus tardifs ne se montrèrent pas aussi favorables aux objectifs rigides de Boniface VIII, et même ceux qui approuvaient ceux-ci s’interrogèrent sur les conséquences pratiques de Periculoso. Tout comme le célèbre décret Unam sanctam (1302), Periculoso affirmait les pleins pouvoirs du pape sur les personnes et sur les juridictions les plus éloignées, au mépris total de la pratique courante4. Les juristes des universités ne pouvaient pas éviter de débattre de ce tout nouveau droit de la papauté consistant à imposer un « mode de vie plus strict » aux religieuses rebelles. Mais ils observèrent également que, quels que soient ses mérites intrinsèques, le décret n’était tout bonnement pas appliqué en certains endroits (Venise étant l’un des exemples le plus souvent cités à ce propos). Des avocats canonistes, qui avaient occasionnellement pour clientes des religieuses visées par Periculoso, allèrent un peu plus loin que les théoriciens. Qu’il nous suffise ici de citer le texte d’Oldradus de Ponte (mort en 1343 ?), canoniste estimé et juge de la Sainte Rote5.
8Dans cette consultation officielle destinée à éclairer un juge ou un plaideur sur des points de droit complexes, Oldradus niait catégoriquement que Periculoso puisse être utilisé pour obliger une religieuse professe à observer une clôture stricte. « Le pape peut-il enfermer (includere) une religieuse contre sa volonté ? », demandait-il. « Joannes Monachus et Johannes Andreae affirment tous deux que le pape peut le faire, mais c’est le contraire qui prévaut6 » et « [...] tout nouveau venu dans un ordre monastique a droit à une année probatoire pendant laquelle il peut faire l’expérience de la dureté de l’ordre, et pendant laquelle il ou elle peut quitter librement celui-ci, si les restrictions se révèlent inacceptables [des canons tirés du Liber Extra et du Liber Sextus sont cités ici à l’appui de cette assertion]. Il ne semble donc pas qu’une religieuse doive être tenue à une forme de vie plus dure contre sa volonté, ou alors elle doit au moins avoir droit à une autre année [probatoire]7 ».
9Comme nous l’avons vu plus haut, les deux commentateurs cités par Oldradus avaient affirmé que la papauté pouvait obliger une religieuse à obéir à une règle de vie plus stricte que celle sous laquelle elle était entrée au couvent. Selon Joannes Monachus, cette action était défendable parce que Periculoso abordait simplement la manière dont toute règle monastique devait être vécue : ce décret garantissait que le vagabondage et l’association avec des laïcs, qui ni l’un ni l’autre n’étaient adaptés à la vie d’une religieuse, seraient ainsi évités. Johannes Andreae s’était montré encore plus expéditif. Contrairement au clergé séculier, les religieux réguliers avaient renoncé à leur volonté personnelle lorsqu’ils avaient prononcé leurs vœux. Les religieuses professes n’avaient donc tout simplement aucune base pour résister à la clôture.
10En décidant que le respect de Periculoso ne pouvait pas être imposé systématiquement, Oldradus avait soumis ce décret à une sérieuse réinterprétation. Ce faisant, il s’écartait de la position de Joannes Monachus, de Joannes Andreae et d’autres canonistes qui avaient exigé que les religieuses professes, en vertu de leur vœu d’obéissance, se soumettent à une clôture stricte. Son point de vue, opposé à ceux de ses prédécesseurs, séduisit au moins un éminent juriste de la nouvelle génération, Petrus de Ancharano (mort en 1416). Dans son commentaire de Periculoso, Petrus reproduisit mot pour mot l’argumentation d’Oldradus (mais sans citer sa source), en nous rappelant la relation d’interdépendance entre les tribunaux et les écoles de droit8.
11Tout comme leurs collègues du continent, d’éminents canonistes anglais commencèrent eux aussi à interpréter le décret Periculoso peu après sa promulgation. Aux xive et xve siècles, deux des plus célèbres canonistes d’Angleterre, John Acton et William Lyndwood, commentèrent Periculoso à la lumière de statuts antérieurs, spécifiquement anglais, promulgués par des légats et des évêques9. Ces deux canonistes interprétèrent le mandat pontifical comme un renforcement de la législation locale existante, mais ils firent tous deux remarquer qu’il était quasiment impossible de le faire respecter en Angleterre. À la fin de son commentaire de 1348, John Acton écrivit à ce propos, avec une verve qui ne lui était guère coutumière :
« [...] Les religieuses répondent à ces statuts, ou à d’autres qui concernent leur lascivité, en disant que ceux qui ont fait ces lois avaient mis beaucoup de confiance dans leur propre hauteur d’esprit quand ils les ont accablées avec ces restrictions dures et intolérables. Nous voyons que ces statuts ne sont jamais observés, ou qu’ils le sont mal, de sorte que nous pourrions demander pourquoi les saints Pères se sont donné tant de peine pour un si piètre résultat10. »
12Presque un siècle plus tard, comme les paroles d’Acton étaient encore d’actualité, elles furent reprises dans la Provinciale (1422-1430) de William Lyndwood. Celui-ci pensait que Periculoso aurait dû avoir la force d’une loi générale, mais qu’il n’en allait pas ainsi dans la réalité. Les couvents anglais soumis à des supérieurs monastiques étaient « pour la plupart » dociles, mais ceux qui étaient supervisés par des évêques continuaient d’ignorer les règlements, car ils doutaient de la légalité de ceux-ci. Moins enclin qu’Acton à reconnaître l’échec de l’initiative pontificale, Lyndwood encourageait les évêques trop tièdes, qui avaient été influencés par des religieuses récalcitrantes, à renouveler leurs efforts et à assumer ainsi les responsabilités auxquelles ils étaient obligatoirement tenus.
13William Lyndwood présentait les évêques et les religieuses sous un jour défavorable. Mais qu’en était-il réellement ? Les registres épiscopaux anglais montrent qu’à la fin du Moyen Âge certains évêques n’étaient pas les personnages inefficaces qu’il dépeignait. À partir de 1299, l’archevêque de Cantorbéry Robert Winchelsey (1293-1313) et ses suffragants commencèrent à envoyer des exemplaires de Periculoso aux couvents de leurs diocèses. Quelques évêques intrépides s’employèrent même à faire appliquer le décret en visitant les couvents placés sous leur juridiction. Mais aucun d’entre eux ne regretta sans doute davantage son zèle que l’évêque John Dalderby de Lincoln : en 1300, les malheureuses moniales de Markyate répondirent à ses explications éloquentes, portant sur les détails de leur nouvelle vie cloîtrée, en lui lançant à la figure un exemplaire de Periculoso11 !
14Si le jet de décrétales indésirables au visage des évêques pouvait attirer leur attention, ils réagissaient plus volontiers à des objections raisonnées ainsi qu’aux manifestations d’opposition locale et légale présentées au moment opportun. Les religieuses qui surent résister efficacement à la clôture stricte utilisèrent ces deux techniques. Elles avaient généralement deux raisons pour rejeter la claustration. William Lyndwood avait fait allusion à la première lorsqu’il avait mentionné des religieuses qui ignoraient une directive pontificale « parce qu’elles doutaient de la légalité de celle-ci ».
15Beaucoup de religieuses se demandaient comment un décret, fût-il pontifical, pourrait les obliger à vivre des vies strictement cloîtrées si elles n’avaient jamais prononcé un tel vœu au moment de leur profession. C’était une bonne question car, comme nous l’avons vu, même les canonistes n’arrivaient pas à apporter de réponses concordantes. Tout d’abord, la profession monastique produisait certains résultats uniformes, mais en aucun cas unilatéraux. La profession dans un ordre créait des obligations réciproques entre les religieuses et leurs couvents. Lorsqu’elle prononçait ses vœux, une religieuse se liait elle-même de façon inviolable à une communauté religieuse et, en retour, cette communauté se liait à elle. Chaque monastère était ainsi obligé de fournir à ses membres profès de la nourriture et d’autres biens vitaux, et cela à perpétuité. Les religieuses étaient parfaitement conscientes que leur profession leur donnait le droit de recevoir un soutien économique à vie, et elles prirent même des mesures légales quand elles se sentirent frustrées de ce droit.
16Une affaire examinée par le célèbre avocat canoniste Dominicus de Sancto Geminiano nous offre un excellent exemple de ces mesures légales. Une moniale professe avait intenté un procès afin d’être admise à nouveau dans son couvent et réintégrée dans sa communauté, avec tous les droits que cela comportait. Ses consœurs religieuses s’opposèrent à sa requête de réintégration au motif que la plaignante était partie volontairement avec tous ses biens. Elles affirmèrent qu’il n’y avait eu ni expulsion forcée, ni spoliation ; la plaignante avait renoncé à ses droits et elle n’avait donc aucune base légale pour appuyer une requête demandant sa réintégration. En outre, les religieuses prétendaient que la plaignante avait eu une conduite sexuelle inconséquente qui aurait dû justifier en soi son expulsion. Malgré cette dernière allégation, Dominicus de Sancto Geminiano fit valoir que la requête de réintégration de la plaignante était fondée sur ce que le couvent lui devait et qu’elle était donc recevable12. En revanche, ce que la religieuse en question, ou d’ailleurs n’importe quelle professe, devait exactement à sa communauté monastique était moins clair.
17Bien que toute déclaration de profession comprenne les vœux habituels de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, les mots spécifiques prononcés et les rituels qui les accompagnaient reflétaient la vision caractéristique que l’ordre avait de lui-même13. Dans les couvents bénédictins, augustins, clunisiens et gilbertins, cette vision n’incluait pas la clôture stricte, et les formulae de profession ne la mentionnaient donc pas. Une formule de profession complète du prieuré bénédictin de Little Marlow, une institution riche et prestigieuse du comté anglais de Buckingham, déclare par exemple ce qui suit :
« Au nom de Dieu, Amen. Moi, sœur Constance, en présence de Dieu Tout-Puissant et de Notre-Dame la Vierge, sainte patronne de ce monastère, et de tous les anges et de tous les saints du Paradis, et de vous, Révérend Père en Dieu, John, évêque de Lincoln et ordinaire de ce diocèse, et en présence de tous ces honorables témoins, je fais le vœu de m’offrir et de me donner entièrement pour servir Dieu Tout-Puissant pendant ma vie naturelle dans ce monastère de Little Marlow, consacré en l’honneur de Dieu et de Notre-Dame la Vierge. Et dans cette intention et dans ce but, je renonce ici, pour toujours, au monde et je l’abandonne complètement, ainsi qu’à la propriété et aux biens temporels et aux autres délices et plaisirs de ce monde, prenant sur moi la pauvreté volontaire ; je fais également vœu et je promets de vivre à jamais dans la pure chasteté durant ma vie, de changer ma vie séculière en une conversion régulière et en mœurs religieuses, en promettant et en faisant le vœu de vous obéir respectueusement, Révérend Père en Dieu, John, évêque de Lincoln, et à vos successeurs, évêques, et à vous, ma dame et mère, Dame Margaret, maintenant prieure de ce monastère, et à vos successeurs, prieures du même monastère. Et désormais je renonce complètement à ma volonté propre, je ne suivrai pas celle-ci, mais je suivrai en revanche la volonté de mon Supérieur dans tous les commandements légitimes et canoniques. Et j’observerai ce saint ordre et la religion selon la sainte règle de saint Benoît et toutes les louables constitutions de ce monastère, avec l’aide gracieuse de notre Seigneur Jésus-Christ. En foi de quoi, je signe de ma main ma profession14. »
18Même lorsque les mandats promulgués par les chapitres généraux exigeaient que les couvents de femmes souhaitant être désignés officiellement comme cisterciens acceptent la règle de la clôture, les constitutions et les chartes de ces couvents continuèrent d’éviter de mentionner la clôture pour cet ordre. Ainsi, la proposition de clôture du monastère de Rechentshofen, théoriquement cistercien, fut contestée en tant qu’elle était contraire aux souhaits de ses fondateurs. Et certaines des toutes premières fondations cisterciennes, y compris la célèbre abbaye aristocratique de Las Huelgas, en Espagne, n’étaient manifestement pas des fondations de stricte clôture15. Quand des religieuses professes appartenant à n’importe lequel de ces ordres traditionnels s’opposèrent à Periculoso, ou à des réformes observantes plus tardives (xve siècle) qui incluaient ces restrictions, elles se référèrent souvent de manière explicite à ces faits irréfutables. Cela se produisit partout en Europe.
19Selon le chroniqueur de l’abbaye de Meaux, par exemple, aucune religieuse du Yorkshire n’était encore cloîtrée près d’un siècle après les tentatives de faire appliquer Periculoso : en effet, ces femmes disaient qu’elles « refusaient d’être liées par des règlements plus stricts que ceux qu’elles s’étaient engagées à observer au moment de leur profession16 ». Quand les religieuses bénédictines de l’abbaye de Rijnsburg, dans le diocèse d’Utrecht, demandèrent des conseils juridiques à l’appui de leur opposition aux réformes de Nicolas de Cues, elles firent valoir que le cardinal ne pouvait pas leur imposer une règle plus stricte que celle qu’elles avaient suivie, « aussi loin que puisse remonter la mémoire humaine17 ». Un argument identique fut invoqué en 1469 par l’avocat représentant un groupe de tertiaires de Pérouse qui luttaient pour résister aux tentatives de franciscains observants qui voulaient les cloîtrer : selon cet homme de loi, ces femmes devaient conserver leur « règle originelle et coutumière18 ». Et en 1494, quand l’abbesse de Santa Clara de Barcelone répondit aux requêtes des observants qui voulaient qu’elle cloître sa communauté, elle leur fit remarquer que de telles restrictions étaient « contraires à l’usage, à la pratique et à la coutume de son monastère19 ».
20Il y avait ensuite la question de l’argent. Dans l’Europe entière, les religieuses des ordres traditionnels présentèrent des arguments d’ordre économique convaincants contre la clôture. Elles déclarèrent que, si elles ne pouvaient plus accéder de manière continue au monde extérieur, elles seraient bientôt appauvries. Si elles restaient enfermées dans leurs cloîtres, elles ne seraient pas en mesure de superviser la collecte de leurs loyers, les litiges et diverses autres affaires essentielles pour la santé économique de leurs institutions. Et si une communauté se trouvait dans une passe difficile, les religieuses ne pourraient plus sortir pour demander l’aumône ou pour rendre visite à des parents (comme John Paston) ou encore à des amis afin de collecter des fonds. Comme la clôture passive stricte limitait l’entrée des laïcs dans le cloître, il ne serait plus permis aux protecteurs d’un couvent de loger leurs filles ou leurs épouses entre ses murs (moyennant le paiement d’un loyer) ou d’envoyer leurs enfants chez les religieuses pour y recevoir une instruction (moyennant un paiement supplémentaire). De même, la clôture provoquerait le tarissement des sommes collectées pour d’autres « services communautaires », comme offrir l’hospitalité à de nobles dames et à leurs suites, en qualité de marraines, ou fournir des logements pour une retraite sûre.
21La langue de Periculoso montre que Boniface VIII avait prévu ces objections d’ordre économique contre la clôture stricte. Comme nous l’avons vu, le décret stipulait que des fonds devaient être fournis non seulement pour la construction et la rénovation des bâtiments, mais aussi pour l’entretien ordinaire des religieuses. Certains réformateurs monastiques, comme le zélé Johannes Busch, se conformèrent au pragmatisme pontifical et ils tâchèrent de garantir aux monastères une dotation importante avant de demander à leurs membres de réaliser l’idéal de clôture20. Non que ce fût une tâche facile, car les religieuses aussi bien que leurs familles avaient été habituées à des dispositions économiques bien différentes.
22Johannes Busch apprit ainsi à un certain moment que dans le monastère cistercien de Marienkammer, près de Halle, les parents qui avaient volontiers donné de l’argent pour l’usage privé de leurs filles devenues religieuses n’étaient pas nécessairement prêts à faire des legs en vue d’un usage communautaire. Pour essayer de convaincre les parents des religieuses de doter des communautés entières, Busch fut forcé de prêcher des sermons d’admonition et même de menacer de transférer toutes les religieuses d’une ville dans un couvent lointain21.
23En Angleterre aussi, une coutume établie et les désirs des protecteurs sapèrent les efforts des évêques et des abbés en vue de la restructuration économique des ordres traditionnels. Les religieuses firent valoir que cette restructuration n’était pas nécessaire ; et si les dotations susceptibles de subvenir aux besoins d’un couvent cloîtré ne pouvaient pas être obtenues, les ordinaires étaient forcés d’accepter leur point de vue. Les pensionnaires laïques, les personnes effectuant des retraites et les enfants scolarisés dans l’enceinte du cloître continuèrent à assurer les revenus nécessaires aux religieuses, tandis que celles-ci rendaient les services sur lesquels les fondateurs et les protecteurs comptaient depuis longtemps.
24En fin de compte, les conseillers juridiques, les évêques bienveillants et même les nouveaux papes accueillirent favorablement les arguments et les actions des religieuses dans les monastères ouverts traditionnels, et ils annulèrent presque entièrement la politique de clôture du pape Boniface VIII. Les compromis entre les religieuses, leurs superviseurs diocésains et les papes devinrent rapidement la règle22. Les permissions de quitter l’enceinte du cloître, en particulier pour les affaires monastiques, pour des pèlerinages et pour des raisons de santé, abondaient. Les indults permettant aux laïcs d’entrer dans le cloître étaient accordés avec une telle libéralité que les restrictions énoncées dans Periculoso n’avaient que peu d’effets sur la majorité des religieuses à la fin du Moyen Âge. Certains de ces privilèges pontificaux contenaient même la phrase : « Malgré les décisions de notre prédécesseur Boniface VIII »...
25Mais comme nous le rappelait la lettre de l’abbesse Joan Keteryche évoquée au début de cet article, il y avait aussi des religieuses strictement cloîtrées à la fin du Moyen Âge. Ces religieuses approchaient de très près l’idéal imaginé par le pape Boniface VIII, bien qu’elles ne fussent pas le résultat des manœuvres pontificales. En Angleterre, il y avait des franciscaines, des dominicaines et des brigittines. Tard venues sur la scène anglaise, ces religieuses avaient un idéal spirituel qui exigeait le strict respect de la clôture active. Les nouvelles venues dans les couvents des ordres mendiants ou dans ceux des brigittines récitaient des formules de profession mentionnant spécifiquement la clôture active stricte ; à l’intérieur de chaque communauté, les règles et les coutumes du couvent adoptèrent des dispositions pratiques dans le même but. Et ce qui était peut-être encore plus important, la situation économique de ces « nouvelles » religieuses leur permettait de réaliser l’idéal spirituel qu’elles avaient elles-mêmes proclamé.
26Les parents, les amis et les protecteurs attendaient des religieuses contemplatives un autre type de service communautaire que celui que leur fournissaient leurs homologues des monastères ouverts traditionnels. Le principal intérêt des religieuses des ordres mendiants et de la congrégation de Sainte-Brigitte n’était pas leur participation normale à la société séculière, mais la distance ascétique qu’elles entretenaient vis-à-vis de celle-ci. Les récompenses que recevaient les bienfaiteurs en échange de leurs investissements dans les nouveaux couvents étaient d’ordre moins pratique, mais elles n’étaient pas moins précieuses que celles qu’ils recevaient des communautés traditionnelles. Quand les protecteurs aidaient les religieuses contemplatives, ils entretenaient parmi eux des enclaves de vertu. Ils pouvaient être certains de recevoir des prières particulièrement pieuses – et donc particulièrement efficaces – pour eux-mêmes et pour leurs proches, qu’ils soient morts ou vivants. En choisissant d’être enterrés dans l’un de ces couvents – une pratique spécialement encouragée par les fondateurs et par leurs proches –, ils gardaient le contact avec ces austères religieuses jusque dans la mort. Afin de recevoir une rémunération spirituelle en échange de leurs investissements, les protecteurs et les bienfaiteurs donnaient aux religieuses mendiantes et à celles de la congrégation de Sainte-Brigitte ce que Boniface VIII avait correctement perçu comme étant la pierre angulaire de la vie cloîtrée, mais que ses fonctionnaires diocésains avaient eu tant de mal à fournir : des dotations généreuses23.
Notes de bas de page
1 Consydre how we be closyd withynne the ston wallys, and may no odyr wyse speke with you but only be wrytynge, Victoria History of the Counties of England, Cambridge, vol. 2, p. 299. Voir aussi A.-F. Bourdillon, The Order of Minoresses in England, Manchester, 1926 (British Society of Franciscan Studies, vol. XII), p. 30 ; P. Lee, Nunneries, Learniny, and Spirituality in Late Medieval English Society ; The Dominican Priory of Dartford, Suffolk, UK-Rochester, New York, 2001, p. 37.
2 Pour un compte rendu détaillé du décret, comprenant le texte latin et un appendice, voir E. Makowski, Canon Law and Cloistered Women : Periculoso an dits Commentators, 1298-1545, Washington DC, 1997.
3 Makowski, Canon Law..., op. cit. n. 2, p. 53, 60-61, 75-76.
4 B. Tierney, The Crisis of Church and State, 1050-1300 (Toronto, 1988, réimpression de l’édition de 1964), contient une présentation succincte et une traduction de ces deux célèbres décrets.
5 Oldradus de Ponte, Consilia, Venetiis : Apud Franciscum Zilettum, 1571, p. 38. Une introduction à ce genre, brève et encore très utile, se trouve dans P. Reisenberg, « The consilia literature : a prospectus », Manuscripta, 6 (1962), p. 3-23.
6 Makowski, Canon Law..., op. cit. n. 2, p. 51-52 ; p. 60-62.
7 Sed movet contrarium, nam ab initia datur ingresso annus probationis, ut experiatur asperitates ordinis : infra quem, si ei non placit, potest exire. [...] Non ergo videtur, quod contra voluntatem suam ad asperiorem vitam debeat astringi, vel saltem quin concedatur sibi alius annus.
8 Petrus de Ancharano, Super sexto Decretalium, Bologne, 1583, De statu regularium c. 1, 354. Voir aussi Makowski, Canon Law..., op. cit. n. 2, p. 80-82.
9 Makowski, Canon Law..., op. cit., chap. 7. Ce chapitre examine plus en détail ces canonistes anglais. Pour des articles sur les célèbres canonistes anglais, voir J. H. Baker, Monuments of Endlesse Labours : English Canonists and their Work. 1330-1900, Londres, 1998.
10 Makowski, Canon Law..., op. rit. n. 2, p. 104.
11 E. Power, Medieval English Nunneries c. 1275 to 1535, Cambridge, 1922, p. 351-352. Voir également Makowski, Canon Law..., op. cit. n. 2, p. 115.
12 Dominicus de Sancto Geminiano, Consilia, Lugduni, Jacobus Giunta, 1541, fol. 15.
13 N. Bradley Warren, Spiritual Economies : Female Monasticism in Later Medieval England, Philadelphie, 2001.
14 In the name of God, Amen. I, Sister Constance, in the presence of Almighty God and our blessed lady St. Mary, patron of this monastery and all angels and saints of heaven, and of you, reverend Father in God, John bishop of Lincoln and ordinary of this diocese, and in the presence of all this honourable witness, vow offer and fully give myself to serve Almighty God during my life natural in this monastery of Little Marlow, dedicated in honour of God and of our blessed lady St. Mary. And for this intent and purpose here renounce forever and utterly forsake the world, and property of temporal substance and goods of the same and all other worldly delights and pleasures, taking upon me wilful poverty ; vowing also and promising ever to live in pure chastity during my life : to change my secular life into regulat conversation and religions manners, promising and vowing due and reverent obedience unto you, Reverend Father in God, John bishop of Lincoln and your successors, bishops ; and unto my lady and mother Dame Margaret, now prioress of this monastery, and to her successors, prioresses of the same. And utterly from henceforth I forsake mine own proper mill, and not to follow the same but to folow the will of my Superior in all lawful and canonical commandments. And to observe this holy order and religion according to the holy rule of St. Benedict and ail the laudable constitutions of this monastery by the gracious assistance of Our Lord jesus Christ. In witness whereof I do put and sign with mine own hand to this my profession. La formule de profession, en anglais, est publiée dans W. Page, « Houses of Benedictine nuns : The priory of Little Marlow », A History of the County of Buckingham, 1905, vol. 1, p. 357-360. URL : http://0-www-british--history-ac-uk.catalogue.libraries.london.ac.uk/report.aspx?compid=40308 (consulté le 10/06/ 2008).
15 A. Winston-Allen, Convent Chronicles : Women Writing about Women and Reform in the Late Middle Ages, University Park, 2004, p. 132 ; L. J. Lekai, The Cistercians, Ohio, 1977, chap. XXII ; C. Berman, Women and Monasticism in Medieval Europe : Sisters and Patrons of the Cistercian Reform, Kalamazoo (Mich.), 2002 (Medieval Institute Publications).
16 J. Tillotson, « Visitation and Reform of the Yorkshire Nunneries in the Fourteenth Century », Northern History, 30 (1994), p. 1-21.
17 Winston-Allen, Convent Chronicles, op. cit. n. 15, p. 137.
18 K. Gill, « Scandala : controversies concerning clausura and women’s religious communities in Late Medieval Italy », Christendom and its Discontents, éd. Scott L. Waugh et P. D. Diehl, Cambridge, 1996, p. 180.
19 E. Lehfeldt, « Discipline, vocation, and patronage : Spanish religions women in a Tridentine microclimate », Sixteenth Century Journal, 30, 4 (1999), p. 1019.
20 Johannes Busch, Chronicon Windeshemense und Liber de reformatione monasteriorum, éd. K. Grube, Halle, 1886, p. 572, 588-591, 671.
21 Busch, op. rit, p. 571-572.
22 J. Tillotson, « Yorkshire nunneries... », loc. rit. n. 16, p. 20-21 ; Makowski, Canon Law..., op. rit. n. 2, p. 115-121 ; K. Gill, « Scandala... », loc. rit. n. 18, p. 191 et suiv.
23 Pour une discussion sur la manière dont ces religieuses ont protégé leurs dotations sans violer les règles de la vie cloîtrée, voir E. Makowski, Justice by Proxy : English Cloistered Nuns and Their Lawyers, 1293-1540, à paraître.
Auteurs
Ingram Professor of History, Texas State University, San Marcos, Texas
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