Chapitre V. Épilogue
p. 141-144
Texte intégral
1Saint Jean, envisagé sous son aspect non de baptiste mais de martyr décapité, reste souvent méconnu tant prévaut pour l’Église son rôle de baptiseur du Christ. En décidant de nous intéresser aux croyances populaires relatives à son martyre, c’est pourtant une large voie que nous avons vue s’ouvrir devant nous.
2La critique biblique moderne a cherché à démontrer que la décapitation de saint Jean-Baptiste, dont le récit ne semble pas s’insérer directement dans le message évangélique, ne correspondait qu’à une historiette sans importance... À l’évidence, il n’en est jamais allé de même du point de vue de la tradition populaire. Très vite, dès les premiers siècles du christianisme, nous l’avons vu, une multitude de croyances et de cultes placent ce thème en leur centre. Ce n’est pas seulement la chrétienté, d’Orient ou d’Occident, mais aussi l’islam qui ont associé les éléments présents dans ce récit à de nombreuses traditions.
3En Sicile, comme en Sardaigne, certains rituels des fêtes de la Saint-Jean ont été empruntés aux cultes jadis rendus à Adonis. L’intérêt, pour nous, n’a pas tant résidé dans la stricte observation du phénomène de récupération d’un ensemble rituel plus ancien, fait culturel qui, en soi, est somme toute assez banal. Il a consisté plutôt à envisager les modes d’intégration de tels éléments dans cette festivité chrétienne. Or, de ce point de vue, la fête du Muzzuni représente un cas exemplaire en ayant réussi à opérer sa conversion, et à se maintenir, en dépit de la volonté de l’Église. Car si l’Église a favorisé, dans certains cas, ce travail de christianisation d’anciens rituels en imposant la fête de grands saints aux dates des anciennes fêtes païennes – et nous pensons notamment à l’association de la nativité de Jean aux feux des fêtes solsticiales –, il n’en a pas été ainsi de la fête du Muzzuni, qui est là pour témoigner de la façon dont, à l’inverse, ce processus s’est parfois mis en place en dépit de la volonté des autorités ecclésiastiques et, même, malgré leurs efforts pour tenter d’éradiquer de tels éléments d’un ensemble rituel associé à tel ou tel saint. En ce cas précis, saint Jean, image emblématique des saints décapités, ne représentait-il pas justement une figure idéale pour présider à une célébration mettant en scène un « jardin » de culture hâtive élaboré dans une cruche au col tranché ? Certes, aujourd’hui, à Alcara Li Fusi, l’Église ne s’oppose plus à la ferveur de ses ouailles qui, désormais conscientes de l’importance et de l’originalité de cette tradition rituelle qu’elles redécouvrent et « inventent » parfois, font de nombreux efforts pour la maintenir, année après année, en modifiant certains détails, voire en en apportant de nouveaux, cherchant à faire coïncider au mieux leur fête, de nos jours, avec la forme supposée, sublimée, de celle des origines. Ainsi, lorsque nous sommes retournée à Alcara Li fusi, en 2000, nous avons constaté que la composition du Muzzuni avait été modifiée depuis notre premier passage. Lors de notre première enquête de terrain, l’orge était la seule céréale utilisée et on nous avait bien spécifié qu’il devait en être ainsi. Mais, en 2000, du blé prenait place également à côté de l’orge... rendant ainsi la composition du Muzzuni plus conforme à celle des anciens jardins d’Adonis. Cette attitude, cependant, est pour le moins récente.
4Mais tout le folklore relatif à saint Jean décollé ne peut se résumer en termes de christianisation d’anciens rituels païens. Ainsi, saint Grat semble-t-il véritablement être « né » avec sa légende car les seules données historiques à son sujet se résument, en vérité, à bien peu de chose : pierre tombale, signature d’un concile, brève mention dans la Vita interpolata de saint Maurice... Cet aspect nous amène, en définitive, à envisager l’hagiographie d’un point de vue différent et à considérer l’usage politique qui a pu sous-tendre la construction de certaines vies de saints, qui ne sont plus seulement des expressions, voire des réinterprétations, du vieux fonds du folklore local.
5Les pénitents de la Miséricorde, en prenant le chef du Baptiste pour emblème, font entrer la dévotion à saint Jean décollé dans une nouvelle dimension. Il devient ainsi garant du bon passage dans l’au-delà du condamné à mort ou, au contraire, de sa grâce par une libération pleine et entière. Dans l’exécution, comme dans la libération, les confrères pénitents se donnaient à voir dans une œuvre visant à la possible rédemption de l’ensemble de leurs concitoyens : supplice pour un seul, exemple pour tous. L’accompagnement du condamné au gibet est un thème si familier à la Renaissance que, dans l’imagerie populaire italienne, on représente la mise à mort de Carnaval en le figurant conduit à la potence par des confrères tenant en main une de ces fameuses tablettes dévotionnelles qui jouaient un rôle central dans le rituel. La libération annuelle du condamné, également, était un spectacle, modèle du salut auquel la dévotion à saint Jean décollé pouvait mener.
6Ces deux instants, parfaitement symétriques et inverses, représentaient d’une part l’exclusion définitive de la société et, de l’autre, la réintégration du condamné dans le corps social sous l’égide de saint Jean décollé au moyen d’une didascalie complexe qui rendait cela manifeste aux yeux de la cité.
7Ces qualités allouées au chef du Précurseur n’étaient apparemment pas une croyance spécifique aux pénitents noirs. Une prière, attestée en France à la fin du Moyen Âge, accorde en effet le même pouvoir de « bonne mort » à saint Jean décollé :
« Pour celle décollation
que tu souffris, benoist Baptiste,
je te fais deprecacion
que par toi tout péché j’évite,
te suppliant par ton merite, avecques le bon saint Merry : le corps et l’ame resuscite
joyeux, sans point estre marri1. »
8Bien d’autres traditions relatives à saint Jean-Baptiste, martyr décapité, mériteraient de trouver place ici. Évoquons ainsi rapidement la dévotion que lui ont rendue les rois lombards, les nombreux commentaires des Pères de l’Église... et surtout le Perlesvaus, roman arthurien profondément marqué par des scènes de décapitation et qui impose comme épreuve à Gauvain, pour pouvoir pénétrer dans le château du Roi Pêcheur, d’aller chercher chez le roi Gurgaran – nom dont l’étymologie ramènerait à la gorge ? – l’épée avec laquelle a été décapité saint Jean-Baptiste. Le Graal se montre alors à lui ! Voilà autant d’éléments qui recèlent pour nous encore bien des mystères... Puisse le temps nous offrir les moyens d’en éclairer certains.
Notes de bas de page
1 P. Rézeau, Les Prières adressées aux saints en français à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 1982, p. 44.
2 On notera que la tablette tenue par le pénitent représente un poulet. Or en cet instant du rituel, le confrère devait présenter au condamné l’image du Christ en Croix. On peut donc s’étonner a priori d’une telle assimilation du Christ à une volaille, même dans un contexte carnavalesque. Une récente étude de Marie-Anne Polo de Beaulieu permet d’éclairer ce point : la Tabula exemplorum due à un franciscain anonyme du xiiie siècle, et inspirée d’un ouvrage d’Étienne de Bourbon, compare terme à terme la cuisson du poulet à la Passion du Christ qui fut placé sur la Croix « comme une volaille à griller ». L’auteur de cet article pense que cette analogie provient d’un passage des apocryphes où, lors de la Cène, le Christ ressuscite un coq cuit. Ce thème apparaît également dans un autre apocryphe, Le Livre du coq, où Jésus ressuscite dans les trois jours précédant sa Passion le coq préparé par la femme de Judas, lui donne le don de parole et une intelligence lui permettant d’espionner Judas et de rendre compte au Christ de ses mésactions. Dans la version M2 de l’Évangile de Nicodème, le suicide de Judas est conditionné par la résurrection du coq. Cf. « La passion du Christ comme cuisine sacrificielle dans les sermons de Jacques de Voragine », in J.-P. Bordier, Littérature et Révélation au Moyen Âge. III. Ancienne Loi, nouvelle Loi, Paris, université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense, 2009, p. 15-19.
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