Chapitre I. Les martyres de Jean-Baptiste
p. 29-60
Texte intégral
Le prophète scié
1Dès les écrits des plus anciens Pères de l’Église, la décapitation de Jean a souvent été associée au verset 11,37 de l’Épître aux Hébreux qui, à la fin du grand chapitre sur la foi d’Israël, évoque le destin de ses prophètes en disant :
« Ils furent lapidés, ils furent sciés ; ils moururent tués à coups d’épée ; ils menèrent une vie errante, vêtus de peaux de mélotes* ou de toisons de chèvres ; ils étaient soumis aux privations, opprimés, maltraités1. »
2Il est difficile de lire ce passage sans y entendre en écho un rappel de la vie et de la mort de Jean-Baptiste. Ce rapprochement ne s’opère pas seulement par le sort assigné au prophète, « être scié », qui renvoie à l’image de la décapitation, mais aussi en raison du vêtement de poils dont on dit que ces hommes étaient revêtus. La mélote est en effet considérée, dans les traditions chrétiennes d’Occident, comme l’un des attributs de Jean, en dépit du texte évangélique qui précise qu’il était vêtu de poils de chameau.
3Les premiers Pères savent bien que la référence au martyre par sciage est une allusion directe au destin d’Isaïe, et non à la décapitation de Jean, mais ils insèrent cependant le Baptiste dans la longue liste des prophètes-souffrants, thème qui symbolise le destin réservé aux porteurs de la parole divine dans le judaïsme ancien. Comme l’atteste Tertullien dans le Scorpiace, le Baptiste représente alors l’aboutissement de cette longue succession de justes, initiée avec David et poursuivie par Élie, Jérémie, Isaïe et Zacharie, prophète qui a d’ailleurs souvent été confondu avec le père du Baptiste :
« Dès que Dieu commence à être vénéré, le sentiment religieux est destiné à la haine. Qui a été agréable à Dieu est tué et par son frère même. La persécution commencée chez soi, l’impiété pourchasse plus facilement le sang d’autrui, et enfin non seulement [celui] des justes mais aussi des prophètes en vérité. David est chassé, Élie mis en fuite, Jérémie lapidé, Isaïe scié, Zacharie égorgé entre l’autel et le temple, confiant aux pierres les marques indélébiles de son sang. Lui-même [Jean-Baptiste], conclusion de la Loi et des prophètes, dit non pas prophète mais ange, est ignominieusement décapité en salaire d’une danseuse2. »
4En plaçant ainsi saint Jean en point d’orgue à cette liste, on considère également que sa mort a signifié la fin de la grâce prophétique venue des Juifs, comme la fin du pouvoir absolu de la famille d’Hérode3. Ces souffrances et ces martyres sont aussi une préfiguration de la Passion du Christ qui vint et souffrit « sous notre image4 ». Mais jamais aucune association n’apparaît entre martyre par sciage et décapitation dans la littérature patristique. Cette agrégation, c’est la tradition populaire qui va l’opérer en intégrant le thème du prophète scié dans certaines légendes relatives à la mort de Jean-Baptiste.
5Le martyre par sciage, nous l’avons vu avec Tertullien, est le supplice réputé avoir été infligé à Isaïe. Il n’y est toutefois jamais fait allusion dans la Bible, qui ne recense aucune mise à mort de cette sorte. Force est d’ailleurs de constater que l’Épître aux Hébreux ne peut appuyer sur aucune attestation scripturaire sa référence aux prophètes sciés car les traditions relatives au martyre d’Isaïe n’ont été mises par écrit que postérieurement à ce texte, notamment dans un apocryphe chrétien connu sous le nom d’Ascension d’Isaïe5. Dans l’épître néotestamentaire, la présence de ce thème ne peut donc s’expliquer que par l’existence de traditions orales antérieures.
6Selon la version donnée par l’Ascension d’Isaïe, le prophète avait annoncé au roi Ézéchias que son fils Manassé, en lui succédant, se détournerait des préceptes de son père et le ferait lui-même mettre à mort. Ces événements se produisent effectivement après la mort d’Ézéchias : Manassé se tourne vers les puissances de Satan et, à l’instigation du faux prophète Béliar qui s’est attaché à lui, il fait périr Isaïe en le faisant scier avec une scie à bois. Pendant qu’on le scie, tous les faux prophètes réunis autour de lui se réjouissent de son martyre tandis qu’Isaïe a, pour sa part, une vision du Seigneur. Le démon Malkira lui propose de le sauver et même d’obtenir que tous l’adorent, à condition qu’il prononce les paroles qu’il lui commandera. Mais, pour toute réponse, Isaïe le maudit. Alors qu’ils achèvent de le scier en deux, sa bouche continue à parler au Saint-Esprit6.
7Plusieurs écrits appartenant à la littérature rabbinique présentent d’autres versions du martyre du prophète Isaïe. Selon ces traditions Isaïe, fuyant la colère de Manassé, arrive près d’un arbre qui l’engloutit, exception faite des franges de son manteau. Manassé, comprenant ainsi que le prophète s’est réfugié dans l’arbre, ordonne de le scier et l’on voit alors du sang en dégoutter7.
8II existe donc un noyau traditionnel, ignoré de l’apocryphe chrétien, selon lequel Isaïe a été scié alors qu’il était caché dans un arbre.
La décapitation de Jean dans les traditions iraniennes
9Or ce thème du prophète scié tandis qu’il se cache dans un arbre apparaît dans des traditions de l’islam chiite, qui attestent une variante du récit évangélique de la décollation de Jean-Baptiste où, singulièrement, son martyre est toujours envisagé conjointement à celui de son père, Zacharie8.
10Selon ces versions, le roi de ce temps-là avait épousé une veuve ayant une fille d’un précédent mariage. Une fois l’enfant devenue nubile, sa mère, sans en ressentir de honte, décide de la donner en mariage à son propre époux et la lui envoie, revêtue d’habits splendides. Séduit par sa beauté, il la désire. Décidant de se marier, ils cherchent une personne susceptible d’approuver leur union. La mère de la jeune fille propose de faire venir Jean9. Mais le saint homme répond que ce mariage n’est pas licite. Ils prennent alors l’avis d’autres personnes accréditées d’une autorité religieuse et, par crainte, ceux-ci déclarent qu’il est permis. Le roi, déjà irrité contre le prophète, va voir la jeune fille qui refuse toute union avec lui tant que Jean et Zacharie ne seront pas mis à mort. Aussi fait-il d’abord tuer Jean, en ordonnant de l’égorger au-dessus d’un plat car il avait été annoncé qu’il ne pousserait plus d’herbe jusqu’au jour du Jugement si son sang tombait à terre. Mais le cruor*, ne cessant de couler, emplit le récipient et se répand finalement sur le sol. Il remplit d’abord le palais puis finit par envahir les champs et toutes les campagnes. Effrayés, les gens ne savent plus que faire. Les Sages, consultés alors, estiment que la mise à mort de la jeune fille serait seule apte à arrêter ce flot de sang. Désespéré, le roi ordonne donc également de l’égorger au-dessus d’un plat. À ce moment, la tête décapitée de Jean parle d’une voix terrible, disant : « Qui a pris la mère n’épousera jamais la fille. » Zacharie décide alors de s’enfuir. Dans sa fuite, un arbre vert lui apparaît qui se fend en deux par la volonté du Seigneur. Il s’y cache ; l’arbre se referme. Iblis, ce djinn, premier agent du Mal10, se manifeste à ses poursuivants et leur indique le lieu de sa cachette en désignant l’extrémité de son turban qui est resté hors de l’arbre. « Si l’on coupe le pied, il pourra en sortir par la cime », pensent-ils. Ayant aussi envisagé la possibilité inverse, ils décident finalement de scier l’arbre en long à partir du haut. Lorsque la scie touche la tête de Zacharie, il dit : « Je voudrais crier. » Mais l’ange Gabriel vient et lui intime patience : ce cri ferait se heurter les sept strates de la terre l’une contre l’autre et elles en seraient bouleversées au point de se briser en mille morceaux. Zacharie est ainsi scié en même temps que l’arbre en ayant enduré sans broncher la souffrance. L’histoire des martyres conjoints de Jean et Zacharie se conclut en rappelant la croyance selon laquelle le meurtre d’un prophète entraîne un désastre ne pouvant être conjuré que par la mort de soixante-dix mille personnes. On dit qu’il en a été ainsi après la mise à mort de Jean et de son père11.
11Toutes les versions recensées de cette légende associent les deux martyres bien que rien, dans les récits, n’établisse jamais une quelconque relation de cause à effet entre ces deux meurtres. L’ordre peut être inversé, Zacharie étant parfois scié avant que son fils ne soit lui-même tué. Dans ces traditions, qui intègrent le thème du prophète scié dans un arbre à la variante chiite du récit de la décollation du Baptiste, le martyre de ce dernier apparaît, en quelque sorte, comme dédoublé entre sa décapitation et le sciage de son père, Zacharie. Ce thème ne constitue pas l’unique variation par rapport au récit évangélique. Parmi celles-ci soulignons, notamment, que c’est le mariage du roi avec la fille, et non plus avec la mère, qui est déclaré illicite ; la mère est toujours la première instigatrice des événements mais elle cherche ici à faire épouser sa fille par son propre mari, et non plus à tuer Jean ; la jeune fille exige la mort de Jean-Baptiste et de son père, Zacharie, tandis que dans les Évangiles c’est Hérodiade qui veut en réalité la tête de Jean, et de lui seul.
12Le thème du prophète scié tandis qu’il est caché dans un arbre n’apparaît que tardivement dans les traditions hébraïques. L’origine iranienne de ce motif, qui a ensuite influencé la culture babylonienne, puis le judaïsme a déjà été mise en évidence12. Comme le notait Joseph Bidez, nulle culture n’eut plus d’influence sur les Hébreux que celle des Chaldéens venus de Perse13. La mise à mort par sciage est d’ailleurs inconnue du judaïsme mais elle est encore recensée en Iran à l’époque sassanide. Le thème lui-même apparaît également dans les sources scripturaires de ce pays. Si l’Avesta dit seulement que ce héros civilisateur iranien qu’est Yima, doublet de l’homme primordial Gayomard, est taillé en pièces par l’Esprit mauvais et Dahāka, démon décrit comme un serpent à trois bouches, avec l’aide du propre frère de la victime, Spityura, les variantes persanes de ce récit précisent quant à elles que Djemschid – nom qui n’est autre que la forme persane de Yima – a été scié et même, parfois, alors qu’il se trouvait dans un arbre14.
13Le nom de Yima signifie « jumeau ». Dans les mystères de Mithra, il est représenté comme dédoublé entre Cautes et Cautopates, les jumeaux porteurs de torches qui accompagnent le dieu. Pensions-nous avoir quitté Jean-Baptiste ? Cette gémellité nous y ramène en éclairant le rôle de Zacharie qui, dans ces légendes, apparaît comme un doublet de son fils. D’ailleurs leurs deux martyres, bien que techniquement différents, sont in fine fort semblables. Et quand l’Épître aux Hébreux parle des prophètes sciés pour leur foi, ne pouvons-nous pas entendre résonner en parallèle l’Apocalypse évoquant les justes décapités à la hache pour leur fidélité à la parole de Dieu15 ?
14Toujours selon certaines traditions propres à l’islam chiite, Zacharie est père non pas d’un mais de deux fils : Yahya le prophète – dont le nom correspond à la forme arabisée de Jean – et al-Marhum, considéré comme un être saint. Un jour que ce dernier gardait son troupeau, il connaît de sombres aventures avec Zahak, dont le nom n’est qu’une autre forme d’Azi Dahāka que nous avons vu apparaître dans la légende de Yima. Alessandro Bausani a remarqué que dans la ta’ziye16 persane Jean est associé à l’imam Hossein en devenant le précurseur dans la mort du plus jeune fils de ce dernier, Ali Akbar qui, après son martyre, est justement comparé à plusieurs reprises à un cèdre. Le supplice subi par Ali Akbar à Kerbala est le démembrement17. Or, selon une légende très célèbre, qui correspond à la plus ancienne mention du sort des reliques de Jean, le corps décapité de ce dernier, également, aurait été démembré.
Le diasparagmos* de Jean
15Selon les Évangiles le corps de Jean a connu un sort distinct de celui de sa tête. Emporté par ses disciples après sa décapitation, il aurait été enseveli en un lieu qui n’est jamais précisé. Une tradition veut qu’il ait reçu une sépulture en Samarie, dans la ville de Sébaste, aux côtés des prophètes Abdias et Elisée18. À la fin du ive siècle, Rufin, dans son Histoire ecclésiastique, évoque ce que certains commentateurs n’hésitent pas à assimiler à un deuxième martyre du saint :
« Du temps de Julien, comme les freins s’étaient relâchés, les mœurs sauvages des païens se manifestèrent dans toute leur violence. De là il advint à Sébaste, ville de Palestine, qu’ils se jetèrent sur la tombe de Jean-Baptiste l’esprit en rage et de leurs mains funestes ils dispersèrent ses os et alors, les ayant rassemblés de nouveau, ils les brûlèrent au feu : ils mêlèrent ses saintes cendres à de la poussière et les dispersèrent à travers les champs et la campagne19. »
16Pour l’anthropologue, les gestes de ces païens furieux contre les reliques de Jean semblent s’inscrire comme des mesures rituelles, applicables chaque fois que l’on craignait qu’un cadavre ne vienne à se relever. En pareil cas, on procédait le plus souvent à une décapitation suivie de l’incinération du corps20. En ce qui concerne le Baptiste, la décollation ne pouvait plus avoir lieu puisqu’elle était déjà réputée avoir causé sa mort, quatre siècles auparavant. La mutilation de son cadavre prend la forme d’un démembrement auquel succède un remembrement, aboutissant à l’incinération de ses ossements. L’opération consistant à mettre un corps en pièces apparaît comme un prolongement de la décapitation dans des traditions funéraires où l’intégrité somatique du cadavre est perçue comme la condition indispensable pour permettre au sujet de ressusciter21.
17Si le démembrement est un supplice peu courant sur le plan historique, il est en revanche fréquemment attesté dans les légendes de certains héros-prophètes sur une zone culturelle assez vaste mais bien définie qui correspond, dans l’ensemble, aux limites de l’ancien empire romain d’Orient. Le schéma suivant lequel intervient la mise à mort de ces personnages se conforme étrangement au récit légué par Rufin du sort réservé aux ossements du Précurseur sous le règne de Julien l’Apostat.
18La plus ancienne attestation de ce thème du démembrement d’un prophète, d’un héros ou d’un être divin nous est donnée par l’Égypte, à propos du dieu Osiris. Déjà, les textes des Pyramides, gravés sans doute entre 2625 et 2450 avant notre ère, l’évoquent comme un sujet connu de tous22. Plutarque, au iie siècle après J.-C., en donne la version la plus complète que nous connaissions. Sans doute établie à partir d’un récit datant du siècle précédent, elle témoigne du syncrétisme opéré entre religion égyptienne et culture hellénistique23.
19Le dieu Typhon voulant faire périr Osiris, et ayant fait prendre en secret la mesure exacte de la longueur de son corps, construisit un coffre richement décoré qu’il ordonna d’apporter au milieu d’un festin. Il promit de l’offrir à celui de ses invités qui parviendrait à le remplir exactement en s’y couchant. Tous s’y essayèrent sans qu’aucun n’ait la taille requise. Mais quand Osiris s’allongea dans le coffre, aussitôt les convives se précipitèrent pour refermer le couvercle qu’ils assurèrent avec des clous et du plomb fondu. Ils le portèrent alors jusqu’au fleuve pour le faire descendre à la mer. Instruite des événements, Isis erra à la recherche de ce coffre. Elle le retrouva en Phénicie où il avait échoué, au pied d’un grand tamaris qui l’avait enveloppé et caché à l’intérieur de son bois. Elle dégagea le tronc de tamaris, qu’elle coupa sans peine, et prit le cercueil. Mais Typhon, une nuit qu’il chassait, trouva le corps d’Osiris qu’il coupa alors en quatorze morceaux24 avant de les disperser de tous côtés. Montée sur une barque, dans les marais, Isis se mit en quête de chacun des fragments d’Osiris, élevant un tombeau à chaque fois qu’elle découvrait un tronçon du cadavre. Osiris, revenu des Enfers, entreprit d’exercer son fils Horus au combat et, quand celui-ci fut suffisamment aguerri, il décida de venger son père et vainquit Typhon, qu’il remit tout garrotté entre les mains d’Isis. La déesse, au lieu de le faire périr, lui rendit sa liberté. Furieux, le fils arracha le bandeau royal de la tête de sa mère25.
20Plutarque avoue avoir censuré de son récit ce qu’il considère comme les détails les plus horribles de ce mythe : la décapitation d’Isis par son fils et le démembrement d’Horus par Typhon, que sa mère rend à la vie en retrouvant ses morceaux26.
21Selon les traditions égyptiennes, le rassemblement des différents morceaux du corps d’Osiris lui permet ainsi de ressusciter27. Dans les Textes des Pyramides c’est Nout, la mère d’Osiris, qui recompose le cadavre de son fils. Elle « réajusta les os, replaça son cœur dans le corps et lui remit la tête28 ». Elle rend ainsi au corps du dieu une intégrité qui, seule, permet sa réanimation. Ce détail du chef remis en place n’est pas anodin. Il appartient en effet au folklore égyptien, selon lequel Osiris avait eu la tête coupée29. Cette décapitation pourrait apparaître comme un simple élément de son démembrement, mais les nombreuses traditions évoquant le voyage sur les flots de la tête d’Osiris – ou d’un objet la symbolisant – ne permettent pas de réduire ce thème à cette interprétation. Nous réservons cette étude pour le prochain chapitre, où nous le confronterons à certaines traditions relatives au chef de saint Jean qui semblent, dans cette aire culturelle, correspondre à une version christianisée de ces anciens rituels.
22Nous l’avons dit, de nombreux récits utilisant un schéma analogue circulent à propos d’autres divinités réputées avoir subi également un démembrement : Tammouz, honoré par les peuples sémitiques de Babylone et de Syrie ; Adonis30, associé, comme Osiris, à la ville de Byblos31 ; Atys, en Phrygie32 ; Orphée qui, selon la version la plus répandue33, est déchiré par les mains mêmes des Bassarides – équivalent thrace des Ménades34 ; Zagreus, le Dionysos des cultes orphiques, déchiré, selon les légendes, sous la forme d’un taureau, d’un chevreau, voire d’un faon35, et dont le corps est réputé avoir été déchiré en autant de morceaux – quatorze – que celui d’Osiris ; Romulus, enfin, qui aurait été mis en pièces par les sénateurs, qui auraient ensuite enterré en plusieurs endroits les différents morceaux de son corps déchiré36. Démembré, de roi bienveillant il devient Quirinus, le dieu protecteur de la troisième fonction. Les parties de son corps sont disséminées pour être ensevelies, acte rappelant des rites agraires traditionnels visant à appeler la protection du dieu sur l’ager37.
23Certes le thème du diasparagmos ne constituerait pas à lui seul une raison suffisante pour rapprocher les traditions relatives à Jean du schéma mythique appartenant à ces divinités ou héros. Or ce n’est pas un mais plusieurs thèmes qui sont communs à ces deux ensembles, à commencer par le motif de l’enkystement dans un arbre.
L’enkystement dans l’arbre
24Nous l’avons vu, ce thème investit les traditions relatives à Jean par le biais de la variante chiite de son martyre où son père, Zacharie, se réfugie dans un cèdre. Nous retrouvons ainsi un autre point commun aux légendes sur le Baptiste et à celles de ces nombreux héros ou divinités démembrés, car l’arbre s’offrant en refuge à Osiris a probablement été un cèdre à l’origine38. Le tamaris de la version de Plutarque serait issu d’une confusion entre des récits égyptiens et des traditions appartenant au culte d’Adonis. Le rôle joué par le cèdre dans les traditions funéraires, en raison des vertus liées à la préservation des corps qui lui avaient été attribuées, permet de mieux comprendre pourquoi cet arbre a été associé à la légende d’Osiris39. Or les Égyptiens avaient coutume de se fournir en bois et en huile de cèdre à Byblos40, qui a été un foyer du culte d’Adonis.
25Le motif de l’« enkystement » dans un arbre, dont nous possédons des témoignages très anciens, nous rappelle que ces divinités ont été autrefois considérées comme des dieux-arbres. L’arbre n’est alors qu’une autre façon de représenter le dieu. Une telle analogie transparaît clairement dans le culte rendu au pilier sacré d’Osiris, le djed, qui est assimilé à un arbre41. Ce thème a été associé, sur le plan du rite, à la confection d’un objet rituel nommé « Osiris-végétant42 ». Il était en effet d’usage, au cours des fêtes d’Isis, d’abattre un tronc de pin. Celui-ci était ensuite creusé en son milieu pour y placer une image d’Osiris faite de semences de blé. On disait représenter ainsi Osiris enseveli dans le tronc de l’arbre.
26La description d’un Osiris-végétant diffère légèrement d’un auteur à l’autre mais, en revanche, le procédé technique demeure toujours le même. Il s’agit de grains de blé ou d’orge semés en surface dans la terre, puis arrosés, qui vont être amenés à connaître une croissance rapide. Les épis symbolisent le dieu ressuscité. Cet usage est figuré au temple d’Isis à Philae où des tiges de blé jaillissent du cadavre d’Osiris. Une inscription précise d’ailleurs qu’il apparaît là sous la forme d’Osiris sortant des eaux renaissantes43. Cet objet rituel jouait un rôle très important dans le culte funéraire et il était toujours placé dans le caveau du défunt44. Il accompagnait également l’ensemencement des champs. Au bout de huit jours, dans certaines villes, on élaborait un « jardin » d’Osiris où était semé l’orge destinée à germer rapidement en présence de la déesse Shenti, représentée par une tête de vache en bois de sycomore doré, à l’intérieur de laquelle était déposée l’effigie d’un corps humain dépourvu de chef. Quatre jours plus tard, au coucher du soleil, on déposait dans la tombe l’Osiris-végétant placé dans un cercueil et, à la neuvième heure de la nuit, on enlevait celui qui avait été amené l’année précédente45.
La fête du « Muzzuni »
27Des telles pratiques rituelles de culture hâtive sont encore attestées de nos jours lors d’une fête en l’honneur de saint Jean-Baptiste, dite « du Muzzuni46 », qui a lieu chaque année en Sicile. Depuis les travaux de Louis Dumont, il est convenu d’appeler du nom de « jardins d’Adonis » les différentes variantes de ce type de culture, quelle que soit l’aire culturelle considérée, cette expression ayant acquis la valeur d’un terme générique47. À l’évidence, cette pratique rituelle d’une célébration de la Saint-Jean correspond à un de ces nombreux cas où les festivités chrétiennes s’agrémentent de la préservation, voire de la réinterprétation, d’éléments rituels plus anciens et qui ont été associés aux célébrations de l’Église. Le clergé, en effet, plutôt que de contraindre ses ouailles à abandonner des rites profondément enracinés dans ses traditions, a bien souvent préféré donner à ceux-ci une coloration chrétienne48. Parfois, même, c’est en dépit de la volonté de l’Église que ces anciennes traditions païennes, si profondément ancrées dans les coutumes, ont été reprises et, en quelque sorte, adaptées à la religion chrétienne par les populations locales elles-mêmes49. Il semble bien que le processus rituel du Muzzuni à Alcara Li Fusi appartienne à cette dernière catégorie. Encore de nos jours, le rôle de ces jardins dans les célébrations de la Saint-Jean reste en périphérie du culte rendu par l’Église catholique. Même si l’on confectionne le Muzzuni pour la Saint-Jean, le clergé n’intervient à aucun moment dans ce rituel. La célébration catholique de la Saint-Jean et le complexe rituel des Muzzuna se déroulent toujours sur des plans strictement parallèles, sans jamais interférer l’un avec l’autre. Ainsi, par exemple, les feux de la Saint-Jean qui sont attestés dans toute l’Europe, et dont il a été établi depuis longtemps qu’ils correspondent à d’anciens rites païens christianisés50, sont généralement bénis par un prêtre avant d’être allumés. À Alcara Li Fusi, il n’y a aucune bénédiction des Muzzuna. Aucun rite, aucune parole émanant du clergé, au cours des célébrations, ne prend jamais en compte cet ensemble rituel qui revêt pourtant tant d’importance dans les traditions de la population locale. Des documents d’archives sont même là pour attester que la fête du Muzzuni a bien été longtemps l’objet de la réprobation de l’Église. Selon Giuseppe Stazzone, notre principal informateur, qui a consulté les archives conservées à Palerme ayant trait à la fête du Muzzuni, la plus ancienne attestation du Muzzuni émane d’un formulaire pour la confession datant du début du xve siècle, où apparaît clairement la volonté de recenser ceux qui participent à une fête que réprouvent les autorités ecclésiastiques51. Il nous a également rapporté combien la participation à cette fête était désapprouvée et stigmatisée explicitement par l’Église dans ces corpus. Cette forte réprobation des autorités ecclésiastiques pourrait ainsi expliquer l’importance de la notion de secret qui, lors de l’enquête de terrain, a été constamment associée à l’élaboration du Muzzuni, en représentant le vestige d’un temps où il convenait de cacher au regard de l’Église la préparation de cet objet rituel.
Données ethnographiques
28C’est au cours de la fête dite « du Muzzuni », terme qui signifie « tranché » dans le dialecte local, qu’est célébrée chaque année la Saint-Jean-Baptiste à Alcara Li Fusi, village situé en Sicile dans la province de Messine.
29L’emplacement de cette cité montagnarde, perchée à 1 000 mètres d’altitude et distante d’une trentaine de kilomètres de la mer, remonte au temps de l’implantation grecque. Alcara Li Fusi occupe le lieu de l’antique forteresse de Turiano, édifiée par les colonies helléniques sur les cimes rocheuses des monts Nebrodi. Les liens entre Alcara Li Fusi et la culture grecque se sont maintenus fort longtemps. Le saint patron de cette localité, Nicolas Politi d’Adrano, ermite médiéval fêté au 17 août et auquel on attribue la fondation de l’ermitage de Calanna, est réputé d’origine grecque. Il aurait quitté sa patrie et serait venu jusqu’à Alcara, où se trouvait un monastère de moines basiliens où le grec était parlé et étudié52.
30Plusieurs hypothèses circulent quant à la signification du nom d’Alcara. Il semble cependant qu’il convienne de le faire dériver du grec karax, « tête ». Ce toponyme désigne souvent un lieu où était situé soit une forteresse, soit la tête d’une source53. Or les sources sont nombreuses à Alcara. Antonio Surdi, écrivain local du xviiie siècle, n’hésitait pas à dire que ce village pourrait véritablement s’appeler non Alcara mais « Acquaria » étant donné sa situation54. L’épithète qui lui a été adjoint, Li Fusi, pose moins de problèmes d’interprétation et rappelle que cette terre où l’eau coule en abondance a toujours été une riche région agricole spécialisée dans la culture du lin, spécificité qui a motivé l’organisation sur place d’un travail de la fibre de ce végétal. Une entreprise de tissage du lin était encore implantée près d’Alcara jusqu’à ces dernières décennies.
31Le 24 juin, au jour exact de la fête, ont lieu les festivités honorant le Précurseur du Christ. À côté des rituels religieux et de quelques éléments folkloriques que l’on peut généralement retrouver associés à cette célébration – feux de la Saint-Jean, rites de compérage et de fiançailles –, une place centrale est réservée à la confection, puis à l’ostension de « Muzzuna », mot définissant dans le dialecte local des cruches au col tranché, garnies principalement d’orge issue d’une culture hâtive.
32En raison de l’importance de ce rituel de culture hâtive au cours de la célébration de la Saint-Jean d’Alcara Li Fusi, la préparation de la fête s’organise dès la Saint-Antoine-de-Padoue, le 13 juin, c’est-à-dire onze jours avant la nativité du Précurseur. On doit en effet semer l’orge à cette date, de façon à ce qu’elle ait germé et mesure une quinzaine de centimètres pour la Saint-Jean. Cette céréale est, à présent, simplement préparée dans des pots gardés dans la cave des maisons. Autrefois, les graines étaient directement semées dans la cruche destinée à devenir un Muzzuni, dans une terre devant provenir d’un des champs appartenant à la personne qui le préparait, qui enterrait ensuite le récipient dans un de ses terrains accueillant une culture d’orge, jusqu’au 24 juin.
33Cet acte était dicté par la notion de secret liée à l’élaboration de cet objet rituel et qui, nous l’avons dit, est revenue continûment au cours des entretiens avec la population locale. Ce secret doit être maintenu jusqu’à l’exposition du Muzzuni aux yeux de tous les villageois, le 24 juin à la tombée de la nuit. Actuellement, même si on ne cache plus la cruche en l’enterrant dans les champs, le pot où les céréales sont semées demeure quand même généralement – suivant leurs paroles – « dans l’obscurité », c’est-à-dire à l’écart, à l’abri du regard des autres.
34Le 24 juin, dans l’après-midi, les femmes commencent à confectionner le Muzzuni. Le nombre de Muzzuna, tout comme celui des personnes qui vont les préparer, peut varier considérablement d’un an à l’autre. Certaines années ils seront très nombreux ; parfois, Alcara n’en comptera presque aucun. La tradition veut que ce soient toujours des femmes qui le confectionnent, en dehors de la présence de tout élément masculin. À l’heure actuelle, cette règle n’est plus aussi strictement appliquée. Nous avons d’ailleurs assisté à la composition d’un Muzzuni alors que le mari de la personne attelée à cette tâche était non seulement présent mais aidait même à couper l’orge puis à l’installer dans la cruche. C’est également une femme qui décide si sa maison et, à travers elle son quartier, va préparer un Muzzuni pour la Saint-Jean. Elle prévient alors les personnes concernées, c’est-à-dire sa famille et ses proches voisins. Jusqu’au dernier moment, même les habitants du village disent ne pas savoir qui prépare le Muzzuni en dehors de leur quartier.
35Il est très fréquent, dans les familles, de confectionner un Muzzuni pour soi. Celui-ci, cependant, ne connaîtra pas la même élaboration rituelle et, de toute façon, il ne sera pas exposé dehors. Il n’est pas compté au nombre des Muzzuna du village.
36À l’origine la cruche, généralement de grès, qui était utilisée pour le Muzzuni devait préalablement avoir eu le col tranché comme l’indique le nom même de cet objet. On opérait cette cassure d’un coup porté sèchement au moyen d’un tronçon de bois. Désormais, s’il arrive parfois que l’objet utilisé soit en terre cuite, une simple bouteille en verre, au col intact, peut remplacer l’ustensile utilisé traditionnellement. Cette adaptation tient sans doute au fait que, désormais, on ne sème plus à même la cruche mais dans un pot de terre conservé à la maison.
37Les épis d’orge sont ensuite coupés. On prélève suffisamment d’épis pour former une touffe ayant bonne allure ; ils n’ont plus alors qu’à être insérés dans le goulot de la bouteille.
38L’opération est aisée, en dépit de l’étroitesse du col d’un récipient dont le sabrage n’est plus réclamé que par le souci de se conformer pleinement au déroulement du rituel. On prend soin de disposer les épis d’orge de manière harmonieuse dans le réceptacle, puis on leur adjoint des plantes aromatiques : quelques brins de lavande, de romarin et des œillets. Une fois mis en place les composants végétaux du Muzzuni, on va « l’habiller ». On installe autour de la cruche un grand foulard de couleur que l’on noue à son col tranché, en prenant le temps de le disposer sur la cruche. Il reste à orner le Muzzuni de tous les bijoux en or des femmes du quartier ; les colliers reposent sur lui comme autour d’un cou.
39Le Muzzuni est prêt ; il est 16 heures 30. Il va rester ainsi, à l’intérieur de la maison, jusqu’à la tombée de la nuit. Les femmes sortent et commencent à préparer aux alentours l’autel destiné à le recevoir dès sa sortie. Pour ce faire, elles placent alors généralement une petite table aux abords de leur maison, qu’elles recouvrent de pièces de tissu nommées pizzari, éléments typiques de l’artisanat d’Alcara. Il s’agit d’œuvres que l’on pourrait dire « de récupération », car ce sont des étoffes tissées à la main, à partir non de fils mais de bouts de tissus appartenant à des vêtements usagés, coupés en petits morceaux, et qui vont être insérés dans la trame tendue du métier à tisser. Le résultat est surprenant de beauté et d’originalité, chaque tisserande se laissant aller à son imagination pour composer des motifs à formes géométriques, toujours bariolés. Ce n’est pas seulement la table qui va accueillir le Muzzuni mais l’ensemble des abords de cet espace réservé qui va être ainsi aménagé avec des pizzari. On commence dès lors à avoir une idée des emplacements des Muzzuna de l’année.
40Les célébrations religieuses commencent en fin d’après-midi. La statue de saint Jean, conservée dans l’église paroissiale, a été sortie de la petite chapelle dans laquelle elle est gardée durant l’année pour être déposée devant l’autel. À ses pieds, on a disposé le plat en bois polychrome représentant son chef. À l’issue de l’office religieux, vers 19 heures, les statues de saint Jean et du Christ sont installées sur leurs brancards chargés de fleurs, pour être portées en procession. On a pris soin de placer sur chacun des brancards de longs rubans et un paquet d’épingles qui permettront aux gens d’épingler leurs offrandes sur le tissu, au cours de la procession.
41Les pénitentes de la confrérie du Sacré-Cœur-de-Jésus, vêtues d’un habit grenat surmonté d’un capuchon noir, sortent en tête de l’église, portant la bannière sur laquelle est brodé l’emblème de leur confrérie, immédiatement suivies par les enfants de chœur tenant en main la représentation en bois de la tête coupée de saint Jean dans un plat. La statue de saint Jean vient ensuite. Il s’affirme ici en Précurseur et précède le Christ.
42La procession fait le tour du village. Au bout d’une heure, l’ensemble du territoire urbanisé d’Alcara a été ainsi visité et les statues sont ramenées à l’église.
43Tout au long du parcours, les gens n’ont cessé d’accrocher des billets de banque aux pieds des statues de saint Jean et du Christ. Devant chacun des oratoires ou chapelles dressés le long du parcours, on a marqué un temps d’arrêt. À chaque fois, après un instant de silence, la fanfare villageoise a attaqué de plus belle un de ces airs enjoués qui semblent rythmer traditionnellement les processions siciliennes.
44Il est à présent 20 heures 30. Le soleil n’est pas encore couché et il est encore trop tôt pour sortir le Muzzuni. Chacun retourne donc à ses occupations pendant environ une heure. Sur la place principale, on vend des dragées multicolores de saint Jean, dont nous verrons plus loin l’usage.
45Le soleil finit par se coucher. On peut installer le feu de saint Jean sur la place Nicola Politi. Il ne sera allumé que bien plus tard dans la soirée, à l’issue des rites associés aux Muzzuna. Le bûcher est simplement composé d’un morceau de bois d’olivier dont la forme est censée évoquer un phallus. Il est recouvert d’épis de blé apportés par les paysans. Après la célébration de la fête, les gens chercheront à se procurer des restes calcinés de ces épis. Il s’agit là de l’allumage du feu, traditionnellement associé à cette fête un peu partout en Europe. La tradition orale conservée parmi les habitants d’Alcara nous apprend que « dans le temps » certaines personnes sautaient par-dessus le bûcher mais, aujourd’hui, cette coutume a disparu dans ce village : toute l’attention est focalisée désormais sur le Muzzuni.
46Le Muzzuni peut enfin sortir. Dans chaque quartier, l’ancienne appelle les gens en battant tambour, annonçant ainsi qu’il est temps de se rassembler pour assister à la sortie du Muzzuni. Les personnes présentes se regroupent en effet devant l’emplacement aménagé pour le recevoir ; ils attendent. La jeune fille de la maison ou sa mère – si elle n’est pas présente –, prend le Muzzuni qui est installé à l’intérieur de la demeure et sort avec lui dans la rue jusqu’à l’endroit qui a été préparé. Dès qu’il apparaît, les gens qui sont assemblés doivent manifester ouvertement leur joie et émettre des jugements positifs relatifs à la beauté du Muzzuni qui vient d’être apporté. On le pose alors à l’emplacement prévu et les jeunes filles du quartier s’installent autour de lui. Elles resteront là jusqu’à la fin des festivités. La sortie du Muzzuni représente l’instant le plus significatif de la fête. Il n’est possible d’assister chaque année qu’à la sortie d’un seul d’entre eux, car les Muzzuna sont tous portés au-dehors à peu près au même moment, dans chaque endroit du village. Les habitants d’Alcara conservent encore la mémoire des orchestres de quartier qui, « dans le temps », animaient la soirée, rythmant les danses autour du Muzzuni. Les jeunes allaient ensuite faire le tour de chacun des Muzzuna, comme il est toujours d’usage, mais les musiciens ne se déplaçaient pas ; ils restaient en un endroit précis. En 1994, Alcara Li Fusi ne comptait plus de bandes de quartier. Un seul groupe de chanteurs polyphoniques a fait le tour de tous les Muzzuna du village, chantant plusieurs chants traditionnels devant chacun d’eux. Le 24 juin 2000, ce groupe n’officiait plus, mais plusieurs orchestres ambulants se sont croisés dans les rues d’Alcara, allant jouer auprès de chacun des Muzzuna, suivis par une foule plus ou moins nombreuse qui avait choisi d’accompagner plutôt telle ou telle bande.
47Les réjouissances entourant le Muzzuni permettaient d’agencer un temps favorable aux fiançailles. Si à présent, même en Sicile, les jeunes gens sont libres de se voir à leur convenance, il n’en était pas ainsi dans le temps. Cette fête était alors le moyen d’une rencontre. Les amoureux se retrouvaient autour du Muzzuni et pouvaient licitement se déclarer leurs sentiments au travers de chants traditionnels. Ceux-ci prenaient la forme d’un dialogue entre les deux protagonistes, l’un répondant à l’autre.
48Les habitants des maisons avaient coutume de servir à manger aux gens qui venaient admirer leur Muzzuni. On se devait d’offrir des fèves cuites, légumineuses dont on connaît la forte charge symbolique dans le contexte sicilien qui correspond au territoire de l’ancienne Grande-Grèce. Ces fèves étaient accompagnées d’abondantes rasades de vin. Désormais, les gens n’offrent plus à manger autour des Muzzuna, mais un buffet est prévu à partir de minuit, sur la place principale, où sont distribués pain et fromage, toujours accompagnés de vin.
49Tard dans la nuit ou, plus exactement, au petit matin, quand la foule commence à partir, on rentre le Muzzuni à l’intérieur de la maison et on entreprend de le défaire en présence de toutes les femmes du quartier. Il est généralement 2 heures du matin ou même plus. À l’intérieur de la maison, on démonte un à un chacun des éléments qui avaient été assemblés quelques heures auparavant, dans l’après-midi. Les femmes reprennent leurs bijoux puis partagent entre elles l’orge qui a composé leur Muzzuni, en ramenant chacune quelques brins. On considère que les garder avec soi apporte véritablement beaucoup de chance. Auparavant, il était d’usage de porter ces épis d’orge sur son champ dès le lendemain. La cruche, dépouillée de tout ce qui l’avait ornée pendant la journée, est conservée dans la maison de la femme qui a organisé le Muzzuni. Si elle décidait, une prochaine année, de faire à nouveau un Muzzuni, elle réutiliserait cette même cruche.
Du terrain à l’anthropologie
50Au cours de cette fête de la Saint-Jean viennent s’entrecroiser différents éléments. D’une part, l’Église célèbre la nativité du précurseur du Christ au moyen d’une messe immédiatement suivie d’une procession. À cette célébration liturgique se greffent, d’autre part, un certain nombre de pratiques traditionnelles pouvant être distinguées en deux groupes : des actes rituels traditionnellement associés, dans toute l’Europe, aux festivités de la Saint-Jean comme l’allumage d’un feu, le compérage et les fiançailles et, à côté de ceux-ci, l’élaboration d’un Muzzuni.
Bûcher, compérage
51L’évocation des festivités de la Saint-Jean s’associe naturellement au feu ou, plus exactement, à un bûcher allumé traditionnellement en ce jour, auquel on attribue généralement un rôle purificateur, permettant de préserver des maladies mais aussi de favoriser la fertilité. On retrouve cette pratique dans l’ensemble de l’Europe et plus particulièrement en France, pays où l’allumage de ce feu revêt le plus grand cérémonial55.
52Le feu de la Saint-Jean peut, suivant les cas, être soit très brillant et laisser apparaître de hautes flammes vives soit, au contraire, dégager une épaisse fumée provoquée par la crémation d’ossements d’animaux dans le bûcher. Ce dernier usage est attesté à partir du haut Moyen Âge où on le dénonce comme un vestige du paganisme56. On trouve dès Jean Beleth une explication de la valeur qui lui a été attribuée : il permet de chasser les dragons qui, à cette époque, sont réputés répandre leur semence dans les puits et les sources, infestant ainsi les eaux qui, bues par l’homme, provoquent sa mort ou le rendent gravement malade57. Le bûcher est assez rarement construit de manière méthodique ou architecturale. Le plus souvent on entasse simplement le bois en prenant soin d’en placer du sec sur le dessus pour faciliter l’embrasement58.
53Le fait qu’à Alcara Li Fusi le feu de la Saint-Jean ne soit pas un bûcher mais une pièce de bois embrasée correspond à une pratique assez rare. L’usage, attesté par la mémoire orale, de sauter au-dessus des flammes est, par contre, un des rites généralement associés à cette fête. Cette coutume pouvait viser plusieurs buts très différents, allant de la prophylaxie des hommes et du bétail aux présages concernant l’avenir d’un couple de fiancés59.
54Ce dernier élément nous ramène à une pratique que l’on peut parfois assimiler à des fiançailles spirituelles : le compérage de la Saint-Jean. Rappelons-nous les dragées multicolores vendues peu avant la tombée de la nuit sur la place principale d’Alcara Li Fusi. Elles sont destinées à un usage rituel précis : sceller le compérage. L’homme en achète une poignée et les offre à une jeune fille tandis qu’ils se tiennent mutuellement par l’index en prononçant cette formule :
Cumpari semu
Cumpari ristamu
Quannu veni la morti
Nni sciarriamu60.
55Ces dragées sont parfois assemblées de façon à former une fleur et c’est alors à travers l’offrande de l’une d’elles que s’accomplit le rite de compérage. En Sicile, le compérage revêt une importance réelle ; il est d’ailleurs réputé unir à jamais. Ce lien spirituel est associé à de multiples usages et croyances. Ainsi souvent, en Europe, il s’acquiert en sautant le feu de concert tout en se tenant par la main. Mais, toujours, il se contracte sous les auspices de saint Jean, qui veillera également par la suite à ce que rien ne vienne entacher sa pureté, si bien que l’expression « Dire san Giovanni è lo stesso che dire comparatico61 » est devenu un dire proverbial en Sicile. Le compérage qui se contracte le jour de la Saint-Jean semble associé au même respect, et aussi aux même craintes, que celui qui s’acquiert lors du baptême, car jurer à saint Jean c’est prononcer un serment trop grave pour qu’il puisse être parjuré. On dit même : « On peut ne pas tenir compte d’autres saints, mais avec saint Jean il ne faut pas plaisanter », et aussi : « Qui ne craint pas saint Jean ne craint pas même Dieu62. »
56Même s’il n’en va pas toujours ainsi63, le compérage unit généralement deux êtres de sexe différent qui doivent, par la suite, s’en tenir à des relations d’une honnêteté scrupuleuse car ce lien interdit toute relation sexuelle entre compère et commère. Le compère aime son compère comme un frère et sa commère, non comme une sœur, mais comme une amie très chère avec laquelle il peut converser, et même plaisanter, mais sans familiarité excessive. « À li cummari, nun tuccari64 ! » Et malheur à qui en acte, pensée ou parole offenserait, ou salirait même seulement, la sainteté du compérage car, avec cette parfaite implacabilité de tempérament que lui attribue le peuple sicilien, saint Jean vengerait alors cet outrage qu’il considérerait comme s’adressant directement à lui-même65. Certains récits où une femme tente à toute force d’inciter son compère à s’unir à elle voient, en conclusion, l’homme se réfugier derrière l’ultime recours que représente le rappel de la sainteté de ce lien de parenté spirituelle66.
57Les légendes siciliennes sont nombreuses où saint Jean punit de façon terrible des compères qui ont violé le sacrement qui les lie67. À Resuttano, cité de la province de Caltanissetta, on raconte l’histoire de deux compères. L’un d’eux est condamné à vingt ans de prison. Avant son incarcération il recommande sa femme à son compère. Un jour, son épouse va lui rendre visite mais, ne pouvant faire le chemin toute seule – cela ne convient pas aux honnêtes femmes –, elle demande au compère de l’accompagner. En route, comme il fait chaud, ils achètent, pour se rafraîchir, un énorme melon. À mi-chemin, le diable s’insinue en eux et finit par prendre le dessus. Oubliant, lui son compérage, elle son mari, ils fautent ensemble. Saint Jean, aussitôt empli d’un immense courroux, décide de s’enfermer dans ce melon pour faire, en son temps, œuvre de juste vengeance. Arrivés tous deux en ville, ils se rendent à la prison et, là, confient le melon à un gardien pour qu’il le donne au prisonnier. Le lendemain, au déjeuner, le melon est ouvert et l’on y trouve la tête de Jean-Baptiste, ensanglantée. Le gardien interroge les coupables qui avouent alors leur péché. On libère le mari tandis que le perfide compère est condamné à mort. Moralité : saint Jean punit ainsi ceux qui osent l’offenser au travers du compérage68.
58Une variante se racontant à Marsala parle d’un compère qui était toujours à tourner autour de sa commère avec force gentillesse et courtoisie de toute sorte, tandis que son mari était absent de la maison. Un jour, le compère envoya un beau melon à la peu complaisante commère, espérant la séduire ainsi. Le melon, une fois coupé, révéla la tête de Jean-Baptiste recouverte d’une épaisse couche d’une herbe, la cajulidda, semblable à l’origan. La commère en ressentit de l’horreur et, quand son compère vint la trouver, espérant toujours en recueillir les faveurs, elle fut prompte à le ramener à la raison en lui parlant de sa vision du chef de saint Jean recouvert de cajulidda. Cette histoire est mise à l’origine de la devise de Marsala qui établit de strictes limites dans le cadre du compérage69.
59Comme l’explique Pitrè, nul péché n’est plus grave que celui d’avoir des relations déshonnêtes entre gens liés par compérage et ainsi s’expliquent ces vengeances implacables de saint Jean envers compères et commères70. Le Christ pardonne, pas saint Jean. Certaines légendes opposent même l’indulgence du Messie, et de son Église, à la totale inflexibilité du Précurseur en la matière71. Aussi raconte-t-on en Sicile que si certaines personnes sont connues pour avoir enfreint cette limite sans en être inquiétées par le saint, c’est parce que l’avant-veille, la veille et le jour de sa fête (22, 23 et 24 juin) il s’endort dans un profond sommeil que Dieu lui envoie. Autrement, il ferait éprouver en ces jours, et plus que jamais, tous les effets de sa colère72.
Le Muzzuni
60À côté de ces rites de la Saint-Jean rencontrés traditionnellement à travers toute l’Europe, les rituels liés au Muzzuni paraissent constituer un ensemble étranger à ce corpus.
61Cet ensemble a toujours été interprété par ceux qui ont étudié cette fête comme une survivance de jardins d’Adonis intégrés à une célébration chrétienne de la nativité du Précurseur. Cette interprétation est correcte à condition de donner au terme « jardin d’Adonis » une valeur générique, comme l’a déjà fait Dumont73, car, autrement, l’identification formelle entre Muzzuni et jardin d’Adonis se révèle abusive. Techniquement, un jardin d’Adonis comprend certaines caractéristiques bien précises. Il s’agit d’une culture hâtive, puisque la levée s’opère en seulement huit jours, mais de quatre espèces de plantes nettement définies : blé, orge, laitue et fenouil. Elles peuvent être regroupées en deux niveaux distincts : l’orge et le blé appartiennent aux plantes céréalières de Déméter ; la laitue et le fenouil sont des végétaux à destination horticole associés à Adonis. De plus le fenouil, en tant qu’aromate, assume un rôle tout particulier. Cet ensemble rituel comporte deux aspects essentiels : la culture d’un jardin et la cueillette des aromates. L’ensemencement de ces jardins, avec les quatre espèces définies, est également l’œuvre des femmes, contrairement à tout autre travail agricole de la Grèce antique. La germination a lieu soit dans de petits paniers, soit dans des poteries, des tessons ou encore des marmites, récipients préalablement emplis de bonne terre. L’ensemble doit alors être transporté par les femmes, mené entre ciel et terre à l’aide d’une échelle, instrument central des Adonies, pour être finalement déposé au soleil sur les terrasses. La pousse intervient en huit jours, au moment de la canicule. Cette culture n’étant pas destinée à porter des fruits elle sera, dès le lendemain de la fête, jetée dans la mer ou dans les fontaines.
62Marcel Détienne a montré, dans sa fine analyse de ce rituel, comment l’ensemble de ces caractéristiques s’orientait non vers le pôle de l’agriculture, à laquelle elles viennent s’opposer terme à terme, mais précisément vers celui d’une antiagriculture74. Ces vues sont conformes à celles des auteurs antiques. Platon, dans le Phèdre, dit que jamais le cultivateur n’irait ensemencer ses graines pour qu’elles portent des fruits dans des jardins d’Adonis, d’où il ne tirerait que la satisfaction de les voir devenir superbes au bout de huit jours75. Jean-Pierre Vernant n’hésite d’ailleurs pas à qualifier ces festivités de contre-Thesmophories, en référence aux fêtes célébrées par les femmes des citoyens d’Athènes en l’honneur de Déméter. Cette opposition aux Thesmophories nous amène à évoquer l’atmosphère de licence sexuelle qui accompagnait également les Adonies76.
63Si, techniquement, les Muzzuna renvoient au même type de culture que les jardins d’Adonis, ces deux objets rituels ont été intégrés, et ont pris sens, dans des contextes culturels différents. D’où, de l’un à l’autre, un mélange de similitudes formelles et de différences. Il s’agit dans les deux cas de céréales de culture hâtive que les femmes mettent à germer dans des récipients de terre cuite, en un temps oscillant entre huit et onze jours, et à une date caniculaire77. De plus, l’usage d’aromates intervient dans leur composition : fenouil pour les adonies ; romarin, lavande et œillet pour les Muzzuna, l’œillet pouvant être considéré comme un aromate à condition d’employer ce mot dans un sens analogue à celui qui était donné en latin populaire à aromatum, « parfum ». Imputrescibles par nature, ils ont eu un rôle à jouer dans le sacrifice dont ils constituaient une des parts divines. Ils étaient considérés comme un don de la nature sauvage aux hommes qui, par leur médiation, reliaient humain et divin. Ils ne se contentaient pourtant pas d’assurer une conjonction entre hommes et dieux mais remplissaient aussi une fonction érotique, élément associé tant aux Adonies78 qu’à la fête du Muzzuni. Mais les points de concordance entre les deux ensembles rituels s’arrêtent là.
64Pour le Muzzuni, on ne met pas à germer dans un récipient quatre espèces de plantes, mais une seule, l’orge, et exclusivement ce type de céréale. C’est le jour même de la fête que lui seront adjoints des aromates. Sur place, les femmes ont toujours bien spécifié que l’orge était la seule céréale à être utilisée. Elle a une importance toute particulière, tant dans le monde méditerranéen que dans le monde indo-européen en général. Pour l’anthropologue, sa culture et la préparation des produits qui en dérivent sont situées du côté de la femme79, vue qui est conforme à son usage rituel lors de la fête du Muzzuni. De toutes les céréales, elle est la première à être semée et elle est aussi la moins exposée aux accidents, car elle est récoltée avant que la rouille ne vienne frapper le blé. Ses propriétés curatives ont été reconnues dans de nombreux pays, dont l’Égypte où l’on usait de tisane d’orge80. Malgré tant de vertus, l’orge garde pourtant une nature profondément ambiguë dans les pays méditerranéens. Son absorption pouvant causer des gonflements morbides, Max Caisson a rappelé le rôle joué par l’offrande de farine d’orge dans le rituel biblique de l’ordalie de la femme adultère81.
65De plus, contrairement au rituel des Adonies, à Alcara Li Fusi la germination ne s’effectue pas en plein jour, au soleil, mais au contraire dans l’obscurité82. Lors de l’enquête de terrain, l’importance de cet élément s’est révélée avec force. Une fois ensemencés, les récipients ne sont donc pas portés sur les toits des maisons, « entre ciel et terre », à l’aide d’une échelle. Accomplissant un chemin symétrique et inverse, ils sont reclus dans la cave, à l’abri du soleil et des regards, nulle personne étrangère au quartier ne devant savoir qui prépare un Muzzuni. Après avoir germé dans l’obscurité, une fois prêt, le Muzzuni ne s’exposera pas non plus à la lumière du soleil. Il ne peut sortir qu’à la tombée de la nuit, qu’il emplira de sa présence.
66L’association si étroite entre Muzzuni et obscurité nous incite à nous interroger sur la signification du repas de fèves cuites qui, jadis, accompagnait traditionnellement cette fête à la nuit tombée. En effet, selon les traditions pythagoriciennes, dont on ne peut ignorer les affinités qu’elles entretiennent avec la Sicile, la consommation de fèves fait passer dans le domaine de la transgression de l’ordre naturel, dans l’inversion des valeurs. Elle possède également un aspect funéraire en étant un moyen de communication privilégié entre ce monde et l’Hadès, sa tige creuse étant réputée autoriser en permanence l’échange entre monde des morts et monde des vivants83.
67Le Muzzuni, en outre, est « habillé ». On entoure la cruche de terre cuite du foulard du mari, de façon à la recouvrir totalement. Il est, de plus, orné d’or. On précise bien qu’il doit porter tous les bijoux en or des femmes du quartier. Celles-ci ne doivent plus avoir en leur possession aucune parure de ce métal au cours de la fête du Muzzuni. Dans les faits, ce sont surtout des colliers que celui-ci va porter. Les exhibant tous ainsi autour de son col tranché, il semble arborer un énorme sautoir.
68Manifestement, le Muzzuni présente donc des caractéristiques formelles qui lui sont propres et qui le distinguent de la confection des autres jardins de culture hâtive. N’oublions pas que cet élément, vestige d’un rituel ancien, a été conservé en se trouvant associé à une fête chrétienne de la Saint-Jean. Il va de soi que son sens s’en est trouvé par-là même profondément modifié. Citons en exemple le détail de la cruche au col cassé qui, à l’origine, devait servir de réceptacle à l’orge à ensemencer. Au cours de l’enquête de terrain, notre principal informateur, Giuseppe Stazzone, a très vite établi de lui-même une analogie entre cet objet au col tranché et le Baptiste en disant : « cette cruche qui est ainsi... au col tranché, comme saint Jean84 ».
69Avec le Muzzuni, nous retrouvons donc bien cet aspect d’effigie de « divinité » décapitée, parvenant à retrouver sa tête par germination de l’orge, que nous avions déjà envisagé en évoquant les Osiris-végétants. De manière plus générale, fondamentalement, c’est à un temps symétrique et inverse à l’année courante que nous ramène la fête du Muzzuni, tant par ses rituels de culture hâtive que par ceux liés au compérage, dont nous avons vu combien ils sont intimement associés aux festivités de la Saint-Jean.
70Jadis, à Caccamo, en Sicile, on a appelé Muzzuni la cruche au col cassé qui servait à établir le compérage pour la Saint-Jean, et non pas un jardin de culture hâtive. Là, le choix des compères était laissé au sort. On se réunissait le soir du 23 juin devant les maisons et l’on plaçait ainsi, dans deux cruches au col cassé, des billets portant d’un côté le nom des hommes présents, et de l’autre ceux des femmes. Un enfant devait ensuite extraire en même temps deux de ces billets, pris dans l’une et l’autre cruches, décidant ainsi du lien de compérage85. Mais généralement, en Sicile comme en Sardaigne, la fête du Précurseur a été associée à des rituels de culture hâtive similaires à ceux que nous pouvons observer à Alcara Li Fusi, et qui venaient accompagner ou prolonger les rites de compérage même si, désormais, Alcara Li Fusi représente le dernier bastion sicilien de ce genre de rituels. Ainsi Frazer avait recensé dans cette île plusieurs attestations d’un usage des compères et commères de saint Jean consistant à échanger des assiettes de blé en herbe, de lentilles ou encore d’autres semences, mises à germer quarante jours avant la fête du saint. Dans l’ensemble de la Sardaigne, il était coutume de se présenter à une jeune fille, dès la fin du mois de mars, pour la prier d’être sa commère. Cette invite était considérée comme un honneur pour la famille et la demoiselle acceptait généralement avec enthousiasme. À la fin du mois de mai, celle-ci confectionnait alors, avec l’écorce d’un chêne-liège, une sorte de jardin. Elle le remplissait de terre et y semait une poignée de blé et d’orge. L’ensemble était ensuite exposé au soleil et fréquemment arrosé. Le grain allait ainsi germer rapidement de façon que, la veille de la Saint-Jean, il pût compter des tiges déjà hautes. Le jour de la fête, le garçon et sa commère se rendaient en procession, accompagnés d’un cortège et parés de beaux habits, jusqu’à l’église du village. Ils brisaient alors le jardinet en le frappant contre le portail de l’église. Une fête champêtre suivait. Sur l’herbe, faisant passer à tous les gens assemblés la même coupe emplie de vin, on leur chantait inlassablement : « Compère et commère de saint Jean86 ».
71À Ozieri, cet usage présentait une variante intéressante si on l’envisage dans la perspective du Muzzuni. Ces jardins de chêne-liège étaient toujours ensemencés en mai pour arriver à maturité à la Saint-Jean, mais ils étaient placés sur les appuis des fenêtres qui, pour l’occasion, avaient été décorées d’étoffes somptueuses. Les pots étaient eux-mêmes ornés de soies de couleurs vives et de rubans multicolores. Dans chacun d’eux, il était placé soit une statuette, soit une poupée en lainage habillée en femme, soit une représentation de Priape. Les jeunes gens se rendaient de jardin en jardin pour les admirer, puis attendaient les jeunes filles qui s’attroupaient sur la grande place afin de célébrer la fête. Ce rite avait déjà été abandonné du temps de Frazer à la suite, dit-il, des vives condamnations de l’Église87. Il nous permet cependant de constater que, comme pour le Muzzuni d’Alcara Li Fusi, c’est l’aspect d’effigie d’une divinité qui semble primer.
72L’intégration fréquente de tels objets rituels dans les célébrations de la Saint-Jean a conduit, depuis Frazer, à estimer que la fête de la nativité du Précurseur a dû ainsi assumer quelques vestiges des anciennes Adonies, ou de fêtes rendues à des divinités lui étant assimilées, notamment en raison de l’inscription calendaire de cette commémoration chrétienne, située à une date proche du solstice d’été, et qui est considérée comme équivalente à celle des Adonies, qui avaient lieu au début de la Canicule88. Outre cet indice calendaire, nous avons pu démontrer qu’une variante chiite du récit évangélique de la décollation du Baptiste, comme des légendes sur le devenir de son corps décapité, semblaient avoir intégré plusieurs thèmes appartenant aux traditions relatives au « martyre » de ces divinités. Rappelons, pour commencer, le motif de l’enkystement dans un arbre présent dans la version chiite de la décapitation de Jean et attesté également dans les récits du martyre d’Isaïe, le mythe d’Osiris et, vraisemblablement, aussi dans celui d’Adonis, si l’on considère certains éléments rituels de ses fêtes à Byblos. Cet ensemble mythique a trouvé un prolongement dans des pratiques rituelles consistant en l’élaboration de « jardins » de culture hâtive, ainsi que nous avons pu le voir, tant au travers des cultes rendus à Osiris et Adonis que lors des fêtes de la Saint-Jean. Le « martyre » par démembrement est un thème légendaire que l’on trouve associé encore plus largement au destin de ces prophètes, héros ou divinités puisqu’il concerne à la fois Osiris, Adonis-Tammouz, Orphée... et les récits sur le sort réservé au corps décapité du Baptiste. Or la décapitation est un motif présenté invariablement dans les traditions propres à l’ensemble que nous sommes en train de considérer. Ainsi ces thèmes, antérieurs au christianisme, ont-ils été agrégés et adaptés par la pensée et la pratique populaires à des traditions relatives à saint Jean.
73Nous allons maintenant considérer d’autres faits rituels qui feront, là encore, écho à des souvenirs préchrétiens. Le lien privilégié que le Précurseur, en tant que Baptiste, entretient avec l’eau s’atteste communément dans les usages rituels qui lui sont adressés dans toute l’Europe. Or l’eau, associée à un voyage de leur tête décapitée, constitue également l’ultime point de concordance entre Jean-Baptiste et Adonis-Tammouz, Orphée ou, encore, Osiris. Poussons donc l’enquête jusqu’à l’extrémité somatique de ces personnages, leur chef, laissé un moment en suspens, et voyons jusqu’à quels flots il nous mène...
Notes de bas de page
1 M. Carrez (dir.), Nouveau Testament interlinéaire grec-français, Paris, Alliance biblique universelle, 1993. La traduction française correspond à la version de la T.O.B.
2 Tertullien, op. cit. : Statim ut coli deus coepit, invidiam religio sortita est. Qui deo placuerat, occiditur, et quidem a fratre. Quo proclivius impietas alienum sanguinem insectaretur, a suo auspicata insectata est denique non modo iustorum, verum etiam et prophetarum. David exagitatur, Helias fugatur, Hieremias lapidatur, Eseias secatur, Zacharias inter altare et aedem trucidatur perennes cruoris sui maculas silicibus assignons. Ipse clausula legis et prophetarum nec prophetes, sed angelus dirtus contumeliosa caede truncatur in puellae salticae lucar.
3 Origène, op.cit., X, 21.
4 Commodien, Carmen de duobus populis, Turnhout, Brepols, 1960, 219-224 : cf. aussi Cyprien de Carthage (Pseudo-), Adversus ludaeos, Turnhout, 1972, II, 8-9. La forme est différente mais le thème est toujours le même. L’auteur entame son énumération des justes et des prophètes martyrisés ou maudits avec Moïse et y intercale parfois des personnages tels Manassé qui eux, au contraire, ont été loués. Il place chacun en termes de comparaison christique.
5 M. Pesce, Il « martirio di Isaia » non esiste, Bologne, Centre Stempa Baiesi, 1984, p. 5-21. L’auteur, dans cet ouvrage, tend à démontrer qu’aucune rédaction juive antérieure à l’Ascension d’Isaïe, connue sous le titre de Martyre d’Isaïe, n’a existé. Il examine tous les passages de la littérature juive évoquant, ou développant le thème de la mort de ce prophète et constate que si on peut le retrouver dans tous les secteurs littéraires de la tradition rabbinique, il s’agit toujours de parallèles rédigés tardivement, i.e. postérieurement à l’apocryphe chrétien. Rabbi Simon Ben Azzai, dont on dit qu’il avait trouvé le rouleau de Jérusalem, eut comme période d’activité les vingt premières années du deuxième siècle de notre ère. La mention de R. Eliezer Ben Jacob dans ce rouleau empêche de le dater antérieurement aux années 80 de notre ère. Au mieux, ce texte pourrait donc seulement être contemporain de l’Épître aux Hébreux.
6 E. Norelli (dir.), Ascension du prophète Isaïe, Turnhout, Brepols, 1993, I-V.
7 Dans le traité Sanhédrin du Talmud de Jérusalem, ainsi que dans le Jebamot 49 b du Talmud de Babylone, l’arbre est un cèdre. Pierre Grelot, qui a édité un targum à Isaïe 66,1 signale que dans ce texte, comme dans le midrash Pesikta Rabbati, il s’agit d’un caroubier. Cf. P. Grelot, « deux tosephtas targoumiques inédites sur Isaïe LXVI », Revue biblique, 79 (1972), p. 511 à 543. Le Talmud de Babylone évoque à deux reprises le martyre d’Isaïe, la première fois également dans le traité Sanhédrin (XI), où la mort du prophète est seulement mise en relation avec le sang innocent versé par Manassé, et une deuxième fois dans le traité Jebamot (49 b), où est développé le thème d’Isaïe avalé par un cèdre dans lequel il est scié. Quand la scie parvint à la bouche, il mourut, parce qu’il avait dit : « J’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures. »
8 Précisons que Jean joue un rôle important dans les traditions de l’islam.
9 Il est présenté dans ces traditions comme un personnage très pieux, menant une vie d’ascète et toujours dédié aux pratiques religieuses. Sans jamais se mêler aux autres garçons de son âge, il va par les monts, dédié à ses actes pieux. Un jour son père, Zacharie, tandis qu’il prêche dans le Temple, parle du feu de l’Enfer. Jean, en l’entendant, pousse un grand soupir et tombe à terre, évanoui. Revenu à lui, il court vers ses parents et pleure tant que ses larmes creusent dans ses joues deux voies ayant entamé la chair et dont il sort du sang. Sa mère taille alors des bandes d’étoffe qu’elle applique sur les blessures. Cette histoire témoigne de la grande crainte avec laquelle il sert le Seigneur.
10 En islam, Iblis est considéré comme le plus important des djinns.
11 Cette tradition est rapportée par A. Bausani, « San Giovanni Battista e Zaccaria in tre drammi popolari persiani inediti della collezione Cerulli », dans Problemi attuali di scienza e di culture. Atti del conveqno internationale sul tema l’Oriente cristiano nella storia della civiltà, Rome, 1964, p. 154-156. La conclusion du récit rappelant que le meurtre d’un prophète réclame la mort de soixante-dix mille personnes est d’origine talmudique.
12 Id., p. 157-158, et L. Ginzberg, On jewish Law and Lore, Philadelphie, The Jewish Publication Society of America, 1955, p. 65-66.
13 J. Bidez etF. Cumont, Les Mages hellénisés, Paris, Les Belles Lettres, 1938, t. 1, p. 41.
14 A. Bausani, op.cit., p. 158-160. Ce récit est évoqué par l’Avesta dans le Zamyād Yašt VII, 46. Le supplice de Yima y est désigné au moyen de la racine kart, signifiant simplement « couper » et non « scier ». Selon le Shah-Nameh, version emblématique des variantes persanes de ce récit avestique, après un règne prospère de près de sept siècles, Djemschid se laisse aveugler par l’orgueil et demande à être adoré comme étant le Créateur. Il perd ainsi la fortune royale puis est renversé du trône avant d’être coupé en deux avec une scie. Cf. Le Zend-Avesta, J. Darmesteter trad., Paris, Ernest Leroux éditeur, 1892, t. 1, p. 86, n. 20 et t. II, p. 629-630 et n. 76. A. Bausani a noté la correspondance entre le mythe de Yima et le rite carnavalesque, très répandu dans de nombreuses régions italiennes, du « sciage de la vieille » qui intervient à la mi-carême, exactement le quatrième dimanche de carême. La « vieille » doit être sciée justement dans le long et de haut en bas et peut également être assimilée à un tronc d’arbre. À Palerme, l’usage était de promener une vieille femme par les rues de la ville accompagnée de deux pénitents jusqu’à un échafaud dressé sur la place publique. La femme y montait et là deux « bourreaux », au milieu des applaudissements, faisaient mine de lui scier le cou, attaquant en fait une vessie pleine de sang qu’elle avait pris soin d’attacher sur sa nuque. Lorsque le sang jaillissait, elle semblait perdre connaissance et « tombait morte ». Le rituel eut lieu pour la dernière fois en 1737. On peut observer cette coutume sous la forme de variantes également en France et en Espagne. Cf. J.G. Frazer, Le Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, 1983, t. II, p. 162-166.
15 Apocalypse 20, 4.
16 Ce terme désigne la tragédie religieuse persane. Il signifie, littéralement, « deuil ».
17 A. Bausani, op. cit., p. 158-162, et L. Pelly, The Miracle Play of Hassan and Husain, Londres, W.H. Allen and Co, 1879, t. 1, p. 65-89.
18 C. Baronius, Annales ecclesiastici, Lucques, Typis Leonardi Venturini, 1738-1752, t. V, p. 94 (cet auteur cite Jérôme). Élisée est le disciple d’Élie. Abdias est un des douze petits prophètes de la Bible. Son livre est le plus court de tout l’Ancien Testament, et on ne sait rien de lui. Il annonce le châtiment d’Édom, coupable d’avoir profité de la ruine de Jérusalem en 587 pour envahir la Judée.
19 Juliani temporibus, velut relaxatis frenis efferbuit in omnem saevitiam feritas payanorum. Ex quo accidit apud Sebastem Palaestinae urbem sepulcrum Johannis Baptistae mente rabida et funestis manibus invaderent ossa dispergerent atque ea rursus collecta igne cremarent : sanctos cineres pulveri immixtos per ayros et rura disperyerent. Cf. Rufin, « Historia Ecclesiastica », dans Opera Omnia, t. II, 28.
20 C. Lecouteux, Fantômes et Revenants au Moyen Âge, Paris, Imago, 1986, p. 96 et 102 et p. 146-147.
21 J. Hani, La Religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 91-92.
22 Ibid., p. 29.
23 Ibid.
24 P. Foucart, « Le culte de Dionysos en Attique », dans Mémoires de l’Institut national de France, Paris, Imprimerie nationale, 1906, t. XXXVII, p. 140-141.
25 Plutarque, Isis et Osiris, Paris, édition de la Maisnie, 1979,12-20.
26 Ibid., 20.
27 J.G. Frazer, op. cit., t. II, p. 416-417.
28 J. Hani, op. cit., p. 91-92.
29 Ibid.
30 Le nom d’Adonis provient d’une déformation, due à une mauvaise interprétation des Grecs, de l’épithète sémitique Adon qui lui était adressé et qui signifie « seigneur ». Amant de la déesse Ishtar, il était réputé mourir chaque année avant de renaître, mort et résurrection qui étaient rythmées par des fêtes associant rituels de deuil et de réjouissance.
31 Apollodore, The Library of Greek Mythology, Kansas, 1975, III, 14, 4.
32 J.G. Frazer, op. cit., t. II, p. 385-390.
33 S. Reinach, Cultes, Mythes et Religions, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 527.
34 Ibid., p. 527-528.
35 Ibid., p. 529 à 535 ; A. Boulanger, Orphée : rapports de l’orphisme et du christianisme, Paris, F. Rjeder et Compagnie éditeurs, 1925, p. 54-56 et P. Foucart, op. cit., p. 138-142.
36 Plutarque, Vies, Paris, Les Belles Lettres, 1957, 27 et Tite-Live, Histoire romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1967,1,16, 4.
37 G. Dumézil, Le Roman des jumeaux, Paris, Gallimard, 1994, p. 138.
38 J. Hani, op. cit., p. 68-69. L’auteur y établit une liste très complète des éléments qui permettent d’associer Osiris au cèdre. Toutefois, il semble que, primitivement, l’arbre qui était associé à Osiris et aux divinités qui lui sont apparentées était non le cèdre mais le sapin. Cf. p. 70-72.
39 Ibid., p. 63. Cet arbre a été utilisé à des fins religieuses de façon fort ancienne, et même en dehors de l’Égypte puisque Pline évoque l’usage du cèdre dans les sacrifices comme une pratique archaïque remontant au temps de la guerre de Troie.
40 « Aujourd’hui on ne va plus à Byblos ; qu’allons-nous faire pour avoir des cèdres pour nos momies » ; cf. Ibid. et Pline, Histoire naturelle, Paris, Les Belles Lettres, 1956 , XIII, 2.
41 Cette qualité de dieu-arbre, Osiris la partage également avec Dionysos. Il apparaît, en effet, dans des cultes des femmes athéniennes, sous une forme très proche, comme daimôn dont la vitalité est liée à des espèces végétales ; cf. H. Jeanmaire, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1970, p. 11-13. L’auteur se base sur des représentations datant du vie et du ve siècles. On hésite généralement sur la fête de Dionysos qu’il convient d’associer à cette iconographie. S’agit-il des célébrations de Dionysos Lénaios, qui avaient lieu au milieu de l’hiver, ou de celles de Dionysos au marais, qui avaient lieu au cours du mois d’Anthestérion ? Pour H. Jeanmaire, toute tentative d’identification est superflue, l’iconographie qui nous est parvenue devant refléter davantage une représentation générale de ce dieu qu’un culte déterminé. Malheureusement, cet auteur ne précise pas les espèces végétales qui lui sont associées.
42 L’éditeur de Plutarque, op. cit., 1979, p. 227, n.1, évoque l’association que font les Égyptiens entre Osiris et le grain de la terre qui, quand il est semé, apparaît comme le dieu enseveli, renaissant avec la pousse des épis.
43 J.G. Frazer, op. cit, t. II, p. 457-458.
44 P. Montet, L’Égypte au temps des Ramsès : 1300-1100 auant J.-C., Paris, Hachette Livre, 1995, p. 361. L’auteur décrit les Osiris-végétants comme des cadres de bois ayant un fond en étoffe grossière à l’apparence d’un Osiris momifié. Ils étaient remplis d’un mélange d’orge et de sable qui était arrosé pendant quelques jours jusqu’à ce que la germination atteigne douze à quinze centimètres de hauteur. On laissait alors sécher avant d’envelopper l’ensemble d’un linge. Cet objet devait favoriser la résurrection du mort car Osiris avait végété de cette façon. Antérieurement, on utilisait non un cadre de bois mais une jarre composée de deux parties où l’on faisait fleurir un nénuphar. Ceux des sépultures de la Vallée des Rois, à Thèbes, sont décrits en revanche comme des matelas de roseaux recouverts de trois épaisseurs de lin où était peinte la figure du dieu sur la face supérieure du tissu. L’intérieur de cette image, qui était imperméable, contenait un mélange composé de terre, d’orge et d’un agglutinant, mixture permettant à la céréale de germer. La germination avait effectivement lieu et on laissait pousser des tiges hautes de cinq à sept centimètres à travers le tissu de lin. Dans le cimetière de Cynopolis, le grain germé était enveloppé d’étoffe de façon à lui donner la forme d’un Osiris. On le plaçait dans un coin de la tombe, en ayant parfois pris soin de l’insérer dans de petits cercueils de poterie ou de bois. Ces figures, formées par des céréales germées, étaient entourées de fragments de dorures, comme il était d’usage de le faire pour les momies. Au cours de la grande fête d’Osiris, dite « des semailles », au mois de Khoiak, l’on observait les rites funèbres du dieu. Les Osiris-végétants étaient ceints d’un moule d’or pur qui représentait le dieu sous la forme d’une momie portant la couronne blanche d’Égypte. Ils étaient ensuite soit jetés rituellement, soit ensevelis dans la terre pour parvenir, ainsi, à faire germer la semence. Cf. J.G. Frazer, op.cit., t. II, p. 457-458.
45 Ibid., p. 456-457.
46 Dans le dialecte d’Alcara Li Fusi, la forme Muzzuni est un singulier. Le pluriel de ce mot est Muzzuna.
47 M. Zanen, « Gardens of Adonis in the Mediterranean area and in South India : a comparison of their structure », dans Asie du Sud : traditions et changements, Paris, CNRS Éditions, 1979, P-145-
48 D. Fabre, Carnaval ou la Fête à l’envers, Paris, Gallimard, 1992, p. 28.
49 A. Van Gennep, Le Folklore français, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 1472.
50 Ibid.
51 G. Stazzone, Storia del Muzzuni, Messine, Armando Siciliano éditeur, 1999, p. 14. La lutte contre les superstitions se note très tôt dans le christianisme et se poursuit tout au long du Moyen Âge (J. Le Goff et R. Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, Paris, Seuil, 1988, t. I, p. 36-37 ; p. 483 ; p. 510 et p. 543). Lors de la contre-réforme, celle-ci se cristallisera dans une opposition entre vraie religion et religion populaire (G. Langevin et R. Pirro (dir.)., Le Christ et les cultures dans le monde et dans l’histoire, Montréal, éditions Bellarmin, 1991, p. 219).
52 G. Stazzone, op. cit., p. 21 et p. 28.
53 Nous devons au professeur Michel Tardieu cette interprétation philologique.
54 G. Stazzone, op. cit., p. 29-35.
55 A. Van Gennep, op. cit., p. 1785 à 1803, et G. Pitrè, « I fuochi di san Giovanni », Rivista europea, III (1871), p. 1-8. L’auteur associe le feu de la Saint-Jean au sang de Jean décollé (p. 5) : La festa di san Giovanni è la festa del fuoco ; e il sangue di san Giovanni è il simbolo di questo fuoco. E come dal sangue si svolge la virtù generativa, l’abbondanza, la ricchezza, cosi dal sangue di san Giovanni (La fête de saint Jean est la fête du feu ; et le sang de saint Jean est le symbole de ce feu. Et comme du sang sont engendrées la vertu générative, l’abondance, la richesse, ainsi en est-il du sang de saint Jean).
56 A. Van Gennep, op. cit., p. 1472-1473. L’auteur précise que, contrairement à ce que l’on croit généralement, l’appellation « Fu d’os » ne désigne pas uniquement les feux d’ossements mais peut être utilisée de manière générique pour tous les feux de la Saint-Jean.
57 J. Beleth, Suma de ecclesiasticis officiis, Turnhout, Brepols, 1976, p. 267-268. La pratique de ces feux d’ossements d’animaux morts n’est pas largement répandue. Elle est attestée seulement dans des régions bien précises. Ainsi, en France, A. Van Gennep (op. cit., p. 1473) ne la recense qu’en Picardie, région où Jean Beleth a justement résidé.
58 J.G. Frazer, op. cit., t. IV, p. 96.
59 Ibid., p. 100-110, et C. Seignolle, Le Folklore de la Provence, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967, p. 205-206.
60 « Compères nous sommes, compères nous restons, quand viendra la mort, nous nous lâcherons. »
61 « Dire saint Jean revient à dire compérage », G. Pitrè, Usi e costumi, credenze e pregiudizi del popolo siciliano, Florence, G. Barbera éditeur, 1944, t. II, p. 255.
62 Si può non tenere conto di altri santi ma con san Giovanni non bisogna scherzare et Chi non terne san Giovanni, non terne neanche Dio. Ibid., p. 264.
63 G. Pitrè évoque ainsi le compérage qui se contracte entre petites filles au moyen de rites utilisant des jardins de culture hâtive ou par le baptême d’une poupée, le jour de la Saint-Jean. Ibid., p. 271-282.
64 « Aux commères, il ne faut pas toucher » ; Ibid, p. 265.
65 Ibid., p. 268.
66 Ibid., p. 257.
67 Id., op. cit., 1871, p. 13.
68 Id., op. cit., 1944, t. II, p. 260-261.
69 Ibid., p. 261-262. G. Pitrè explique ne pas avoir réussi à identifier l’espèce botanique désignée dans le dialecte de Marsala par cajulidda.
70 Ibid., p. 262-263.
71 A. Fine, Parrains Marraines : la parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994, p. 209-211.
72 G. Pitrè, op. cit., 1944, t. II, p. 262-263.
73 L. Dumont, Une sous-caste de l’Inde du Sud : organisation sociale et religion des Pramalai Kallar, Paris, Mouton et Cie, 1957, p. 386-387.
74 M. Détienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, Gallimard, 1989, passim.
75 Platon, Phèdre, Paris, Les Belles Lettres, 1933, 276 b.
76 J.-P. Vernant, « Préface », dans M. Détienne, op. cit., p. XXI-XXV.
77 La Saint-Jean est quasiment une fête solsticiale ; C. Gaignebet a démontré que le solstice d’été a été rapproché de la Canicule (À plus haultsens, Paris, 1986, t. 1, p. 305).
78 M. Détienne, op. cit., p. VIII ; p. XXV, p. 71 et p. 113-117.
79 B. Hell, L’Homme et la Bière, Rosheim, éditions J.-P. Gyss, 1983, p. 44, et G. Dumézil, Le Festin d’immortalité : étude de mythologie comparée, Paris, Librairie orientaliste P. Geuthner, 1924, p. 283.
80 Pline, op. cit., 1972, XVIII, 13-15 et 18.
81 M. Caisson, « Guerre encore entre le stellion et l’araignée... », Études corses, 10 (1983), P- 48-49.
82 C’est également dans l’obscurité que doivent germer les variantes indiennes des jardins d’Adonis. Cf. A. Hiltebeitel, The Cuit of Draupadi, Londres et Chicago, The University of Chicago Press, 1991, p. 71 et p. 441-457.
83 M. Détienne, op. cit., p. 96-97, et Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 147.
84 Questa broca che è cosi... dal collo mozzato, come a san Giovanni.
85 G. Pitrè, op. cit., 1944, t. 11, p. 278-279.
86 J.G. Frazer, op. cit., t. II, p. 340
87 Ibid.
88 Ibid., p. 341.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011