Préface
Le bouillonnement du sang des prophètes et les Fils d’Israël (Coran 17,1-7)
p. 7-20
Texte intégral
1La sourate 17 du Coran, intitulée « les Fils d’Israël » (Banû Isrâ’îl) ou bien « le Voyage nocturne » (al-Isrâ’1), évoque dans son verset initial la vision du Prophète transporté de nuit de « la mosquée sacrée » (la Ka‘ba à la Mecque) à « la mosquée très éloignée » (le Mont du Temple à Jérusalem), afin d’y voir « certains signes » de Dieu2. Les versets suivants (2-7b) constituent une violente invective contre les Juifs qui « ont deux fois sur la terre semé le scandale » et qu’à deux reprises Dieu va châtier en leur envoyant des « serviteurs pleins d’une grande vaillance », autrement dit les chefs de guerre « babyloniens » ou assimilés, ennemis traditionnels de la nation juive. Ceux-ci marcheront à travers les pays avec leurs armées jusqu’à la terre d’Israël pour y répandre l’affliction. Lors de la première invasion, le Temple sera profané, mais non détruit. Ce n’est qu’à la seconde invasion, est-il dit, que le Temple sera à nouveau profané, puis détruit3. Muhammad est donc le visionnaire ex eventu de deux « signes » prophétiques de l’histoire juive. Les commentateurs modernes sont unanimes à reconnaître qu’il n’y a pas de lien entre le premier verset, qui porte sur le voyage nocturne de Muhammad, et les versets suivants, qui vilipendent les Juifs4. Je voudrais ici avancer une explication contraire : le Prophète se rend au cours de sa vision sur le Mont du Temple5, afin d’y être témoin des « signes » (âyât) de Dieu dont les versets suivants font état et, par là, étayer par l’argument prophétique la naissance d’une nouvelle religion. L’incantation prend du relief par la rupture métrique et stylistique entre le Voyage nocturne et les Fils d’Israël.
2La référence au Temple dans le processus d’innovation religieuse est fréquente dans les divers courants juifs de l’époque hellénistique et romaine. Dans le discours contre les Juifs de Matthieu 23, Jésus vilipende les scribes et les Pharisiens comme étant « les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes » (23, 31) et leur annonce que retombera sur eux tout le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barakhie, « celui-là que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel » (23, 356). Selon le mots du Protéuangile de Jacques, le sang de Zacharie assassiné par les prêtres juifs « ne s’enlèvera pas jusqu’à ce que vienne le vengeur7 ». Les meurtres de prophètes qui ont eu lieu dans le Sanctuaire seront donc vengés par la destruction de celui-ci. Le lien de cause à effet est explicite dans le discours de Jésus : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés..., voici que votre Maison vous est laissée déserte » (23, 37-388). Le voyage nocturne du « serviteur de [Dieu] » (ʽabdu-Hu), de la Pierre Noire de la Mecque aux pierres rouges de sang du Mont du Temple ruiné et déserté, répond après l’échec de l’institution sacrificielle au processus de l’instauration de la dernière Prophétie qui s’accomplit en Muhammad9.
3Autre assassinat de prophète, mis en rapport avec Jérusalem et la destruction du Temple : Jean fils de Zacharie. Les Évangiles et l’historien juif Flavius Josèphe fournissent maints détails dramatiques de la décapitation de Jean ordonnée au cours d’un festin par Hérode Antipas pour plaire à son épouse (qui était aussi sa nièce), Hérodiade10. Le meurtre restera emblématique de la mort violente des prophètes, y compris en islam11. Dans des dialogues pathétiques entre Zacharie, Jean, la mère de Jean, leur entourage et des intervenants célestes (Gabriel, Satan), la décapitation de Jean sert de toile de fond à des taʽziés composées au xixe siècle pour évoquer la fin tragique des membres de la famille de Muhammad : ‘Alî son fils (en 40 H./661), al-Hasan fils aîné de ‘Ali et de Fatîma (en 49-50 H./669-670) ; il y a ensuite Karbalâ (‘Irâq), lieu du massacre d’al-Husayn fils cadet de ‘Alî et de Fatîma par l’armée du calife umayyade12. En amont de ces pièces d’époque qâjâr, les récits sur la mort du Baptiste, qui arrivent aux premiers commentateurs du Coran, relèvent de traditions orales ou écrites qui circulent au Proche-Orient et dans la Mésopotamie des ier- vie siècles. Chrétiens, juifs, gnostiques, manichéens, musulmans, judéo-chrétiens, mandéens – repères classificatoires commodes, qui recouvrent une grande diversité de courants –, tous ont quelque chose à dire sur cette mort, ses protagonistes, sa signification, ses conséquences. Il y a plus d’un mort dans la mort de Jean-Baptiste. La violence dont sont remplis les récits arrivés aux Arabes a, elle aussi, servi à préciser des identités religieuses, dans un temps où judaïsme et christianisme sont au coude-à-coude. Ainsi que le montre le présent livre de Claudine Gauthier sur la décapitation de Jean, le meurtre prophétique et le culte du saint, qui servent à collecter de vieilles histoires et par elles à reformuler des mythes enfouis, auront été par-delà leur fonction de conservatoire du religieux l’occasion d’un renouvellement de la pensée symbolique.
4Le Coran mentionne à cinq reprises le nom de Jean fils de Zacharie (en arabe Yahyâ ibn Zakariyyâ13). Il est muet en revanche sur l’assassinat de Jean par Hérode Antipas. Il est possible que cette absence s’explique par l’imbroglio des situations et la divergence des récits. Pourtant, une allusion à la fin de Jean-Baptiste et à ses conséquences sur le devenir du Temple semble bien subsister à l’arrière-plan des premiers versets de la sourate 17. Il est, en effet, annoncé aux Juifs que, ayant par deux fois « semé le scandale sur la terre », ils seront par deux fois châtiés par Dieu et que le second châtiment s’achèvera en destruction du Temple. Ces menaces à l’encontre des Juifs ont intrigué les commentateurs du Coran et les chroniqueurs. Quels épisodes des guerres antijuives visaient-elles ? La seconde menace s’accompagnant de la destruction du Temple pouvait s’interpréter, selon ce que racontaient les chrétiens, en conséquence de la mort de Jean. Le silence du Coran a laissé libre cours à la curiosité des commentateurs. Celui qui est tenu pour le plus grand d’entre eux, al-Tabarî (225-310 H./839-923), s’est donc appliqué à rassembler pour son Tafsîr (Commentaire) et dans le Ta’rîkh (Chronique) tout ce qui se racontait en Mésopotamie sur la mort de Jean, ses circonstances et ses suites14. Les multiples traditions relevées sont toutes justifiées par des chaînes complètes de transmetteurs remontant au Prophète lui-même. Le traducteur et adaptateur persan de la Chronique, Abû ‘Alî Bal’amî, qui commence son œuvre en 352 H./963 sur ordre du souverain sâmânide Mansûr b. Nûh, ne manque pas de souligner, après Tabarî lui-même, les contradictions et anachronismes que contiennent ces récits15. Ces traditions constituent malgré tout un ensemble remarquable pour la connaissance des courants religieux au sein desquels va apparaître l’islam.
5L’examen critique de ces traditions est de date récente et reste encore bien timide. En 1955, John C.L. Gibson attirait l’attention, dans son compte rendu des recueils de Miguel Asín y Palacios consacrés aux agrapha arabes de Jésus, sur la nécessité de confronter les paroles et récits relatifs à Jean transmis par les auteurs arabo-persans et en particulier chez al-Tha‘labî (mort en 427 H./1035- 36) aux données de la littérature apocryphe chrétienne16. À ses yeux, les traditions arabes contiennent des matériaux originaux sur la prédication et la mort de Jean : la plupart circulaient sous forme orale dans les Églises orientales, mais certains réapparaissent à l’occasion dans les apocryphes. De là la nécessité de commencer l’étude de ces traditions par le relevé des témoignages les plus récents. Cette perspective de Gibson n’a pas été celle suivie par Heinrich Schützinger17, à qui l’on doit la première exploration systématique des traditions arabes sur la décapitation de Jean d’après surtout les versions rassemblées par Tabarî. Avec lui commencent à se mettre en place et à s’ordonner les pièces d’un véritable puzzle. À l’inverse de Gibson, Schützinger souligne dans sa classification des traditions la permanence d’un cadre narratif juif et talmudique commun aux récits transmis, même si ceux-ci transitent par des intermédiaires chrétiens. Des parties entières de traditions dérivant du monde culturel juif sont restées sans lien avec le récit de la mort de Jean-Baptiste, tout en s’amalgamant plus tardivement au genre littéraire des « histoires de prophètes » (qisas al-anbiyâ’). Le second fait littéraire observé est que les versets coraniques cités plus haut (17, 5 et 7b), lesquels concernent la mort violente des prophètes et le châtiment divin qui s’ensuit par le truchement d’invasions étrangères, ont constitué la charpente (Gerüst) de récits oraux préexistants, structure qu’ont recouverte par la suite d’autres traditions explicatives.
6Un élément romanesque juif, auquel Schützinger n’a pas prêté attention et qui corrobore son analyse des traditions, est l’intervention, dans le récit cadre proprement chrétien, du personnage de la vieille femme juive chargée de venger la mort de Jean, en s’introduisant auprès du général en chef babylonien, Nabuchodonosor (en arabe Bukhtnassar), et en devenant son conseiller militaire pour assiéger Jérusalem et arrêter le bouillonnement du sang. On reconnaîtra là aisément un remake de l’histoire de Judith s’introduisant dans le camp d’Holopherne. Cet emprunt a conduit à transférer dans les récits connus des Arabes la fiction historique du livre de Judith et à projeter sur des événements récents une anthroponymie pseudo-babylonienne. La même Judith qui avait fait ses preuves en coupant la tête d’Holopherne au cours d’un festin était l’héroïne toute désignée pour venger la décapitation d’un prophète qui avait eu lieu également au cours d’un banquet. La vengeresse de Jean est, disent les récits arabes, une « vieille femme des Banû Isrâ’îl » : c’est bien là la condition de Judith, veuve chaste et ascétique, célèbre par sa longévité, puisque après avoir affranchi son esclave favorite18, elle vécut dans la maison de son mari « jusqu’à l’âge de cent cinq ans19 ».
7Dans la tradition rapportée par le savant traditionniste de Kûfa, Saʽîd b. Jubayr20 (mort en 95 H./714) et compilée par Tabarî21, la décapitation de Jean est la conséquence directe du désir d’Hérode pour sa petite-nièce Salomé, fille de sa nièce et épouse Hérodiade. Dans ces amours torrides de la dynastie hérodienne, la mère est complice de sa fille pour laisser libre cours au double inceste du mari22. La nature de l’expiation sera proportionnelle à l’interdit bravé, avec l’exécution de soixante-dix mille Juifs du même âge. La nouveauté de la tradition consiste en ce que Nabuchodonosor, bras armé habituel de la vengeance divine s’exerçant contre les Juifs massacreurs de prophètes, n’est plus le souverain babylonien du même nom, mais seulement, comme l’Holopherne de Judith, son général en chef. Seule, très âgée, anonyme, l’anti-Salomé de la légende juive est la figure inversée du couple impudique mère-fille, Hérodiade-Salomé23. Selon cette version, la petite-nièce d’Hérode porte la tête de Jean sur un plat et du plat tombe sur la terre une goutte du sang de Jean. Dès que la goutte atteint le sol, le sang se met à bouillonner.
« Jésus envoya Jean, le fils de Zacharie, l’un des douze disciples24, pour instruire les hommes. Parmi les choses (qu’il leur prêchait), il y avait qu’il était interdit d’épouser les filles du frère25. Mais leur roi avait une nièce qui lui plaisait bien et avec qui il voulait se marier. Elle avait chaque jour un souhait à exprimer. Quand sa mère l’apprit, elle lui dit : “Quand tu iras chez le roi et qu’il te demandera ce que tu désires, réponds-lui : ‘Je veux que tu tues pour moi Jean le fils de Zacharie.’” Quand elle arriva chez lui et qu’elle fut questionnée sur ce qu’elle désirait, elle dit : “Je désire que tu tues pour moi le fils de Zacharie”. – “S’il te plaît, demande-moi autre chose”, dit le roi. – “Je ne veux rien d’autre”, répondit-elle. Comme elle lui résistait, il envoya chercher Jean et un plat, puis il le tua. Une goutte du sang de Jean tomba sur le sol et ne s’arrêta pas de bouillir26, jusqu’à ce que Dieu envoie le général Bukhtnassar contre les Juifs. Une vieille femme des Banû Isrâ’îl vint voir Buhkhtnassar et le conduisit à ce sang. Dieu lui fit comprendre de tuer sur ce sang autant de Juifs nécessaires jusqu’à ce que ce sang se calme. Il tua ainsi soixante-dix mille Juifs du même âge. Alors le sang s’apaisa. »
8Selon la version longue de l’histoire rapportée par Ismâ‘îl al-Suddî (ob. 127-128 H./744-74527), Jean, confident d’Hérode, s’oppose au mariage du roi avec sa petite-nièce. La mère de celle-ci, épouse et nièce du roi, déguise sa fille en danseuse de charme, avec tunique noire et dessous rouges. Lorsqu’Hérode s’apprête à s’unir avec son affriolante petite-nièce, celle-ci l’arrête et lui pose comme préalable la tête de Jean. Suit un détail absent de la version de Sa‘îd b. Jubayr : lorsque la tête est apportée à la fille sur un plat, la langue et la bouche du prophète parlent28, en répétant l’interdit : « Il ne t’est pas permis (de l’avoir)29. » L’épisode de la goutte de sang tombant du plat est amplifié : elle bouillonne jusqu’à déborder des murailles de la ville et atteindre la campagne. La fonction vengeresse de la vieille femme juive est conservée intégralement : elle conseille le général en chef Bukhtnassar sur la stratégie à adopter pour prendre Jérusalem, puis elle le conduit au « sang de Jean » (dam Yahyâ), c’est-à-dire au lieu de la source du bouillonnement du sang, laquelle se trouve, est-il dit, « sur beaucoup de poussière (turâb30) ». Le sang s’apaise dès que le chiffre de soixante-dix mille morts juifs est atteint. Le Temple est ensuite détruit avec l’aide des Rûm(s). À la suite de quoi, le général babylonien rentre dans son pays en emmenant avec lui pour son défilé chefs et notables juifs, parmi lesquels Daniel et ses trois compagnons31. En arrivant dans son pays, Bukhtnassar, apprenant que le roi de Babylone est mort, lui succède sur le trône.
9La situation politique décrite pour le scénario de la vengeance expiatoire concerne, à travers les noms de code archaïsants familiers aux Juifs de Mésopotamie, l’épisode final de la guerre des Juifs de Palestine contre Rome (66- 70) avec prise et destruction du Temple par Titus en juillet-septembre 7032. Cela correspond au second temps de l’oracle coranique contre les Juifs (17, 7b), puisque le Temple est détruit. Le général en chef, Bukhtnassar, est donc Titus, et le roi de Babylone absent, Sîhâ’în (ou Sîhâbîn, ou Sayhâ’în), Vespasien. Lors de l’attaque finale du Temple, les Romains (en arabe Rûm) sont mentionnés explicitement. Dans un tel contexte, le rôle d’assistante prêté à la vieille femme juive dans la conquête de la ville et du Temple revêt une illustration particulière grâce à l’iconographie monétaire. L’idée que le châtiment divin infligé aux Juifs vient d’une Juive aura germé, dans la mémoire de générations habituées à la manipulation des monnaies et attentives à les observer, de la figure de la Judée captive, représentée durant un quart de siècle, de Vespasien à Domitien, sur les pièces courantes (bronze, argent, or) pour célébrer la victoire des Romains sur les Juifs et la destruction du Temple par Titus. Au revers de toutes ces émissions, il y a sous un dattier une femme assise à même le sol au pied de l’arbre, la tête appuyée sur son bras gauche. Selon les types frappés, la femme juive y est dominée par l’empereur appuyé sur sa lance, ou bien elle a sur sa gauche un combattant juif, mains attachées derrière le dos, tels les captifs emmenés pour la parade triomphale de Rome33. Les légendes des monnaies, Judaea capta, Judaea deuicta, « Judée conquise », « Judée vaincue », donnent l’explication de la femme assise comme allégorie commémorative de la victoire romaine sur la Judée et Jérusalem. Les populations locales qui vont se mêler dans la Palestine arabo-byzantine et dont les histoires parviendront aux traditionnistes musulmans interpréteront l’image comme la personnalisation de l’aide décisive que les assiégeants romains reçurent d’une « femme juive », envoyée de Dieu, pour châtier son peuple et réparer par la vertu guerrière et la chasteté d’une nouvelle Judith le crime des impudiques, Hérodiade-Salomé34.
10Contrairement aux recensions précédentes, la version, arrivée à Ibn Ishâq (mort en 151 H./768), du récit des châtiments qu’entraîne le meurtre prophétique n’a pas pour conséquence la destruction du Temple, mais de perpétuer le judaïsme35. Les protagonistes sont différents. Le roi de Babylone n’est plus Sîhâ’în, mais un dénommé Khardûs36. Son général en chef, chargé de conduire la guerre contre les Juifs et Jérusalem, n’est plus Nabuchodonosor, mais le chef de la garde personnelle de ce dernier, Nabûzarâdân, « un expert en tuerie », est-il dit. Le personnage est bien connu. La Bible hébraïque en fait le destructeur de Jérusalem et du Temple en 588-587 sous le règne du dernier roi de Juda, Sédécias37. Le but de l’expédition punitive babylonienne contre la Judée est, en revanche, le même que dans les versions précédentes : il s’agit d’arrêter le sang de bouillonner « au lieu du sacrifice du Temple ». L’identité du sang en question n’est pas tranchée par le transmetteur : « Certains disent que c’est celui de Jean fils de Zacharie ; selon d’autres, c’est Zacharie qui a été tué. » Comme le montre la suite du récit, seul est possible le second parti de l’alternative.
11S’engage alors une discussion entre les autorités juives du Temple et Nabûzarâdân. Les Juifs expliquent que le sang bouillonne parce qu’il provient d’un sacrifice non agréé par Dieu, que c’est la première fois « depuis huit cents ans » qu’un tel phénomène se produit, la non-acceptation du sacrifice étant due au fait, disent-ils, que « le pouvoir politique (mulk), la prophétie (nubûha) et la révélation (wâhy) nous ont abandonnés ». Jugeant cette explication incomplète, Nabûzarâdân procède à des exécutions ciblées. Il fait d’abord égorger sur le sang qui bouillonne sept cent soixante-dix notables juifs. Le sang ne s’apaise pas pour autant. C’est ensuite le tour de sept cents jeunes garçons. Le sang continue à bouillonner. Puis sept mille jeunes gens et hommes mariés sont tués. Le sang ne refroidit toujours pas. Nabûzarâdân sermonne alors les Juifs : « Tant que vous possédiez la Terre, vous y faisiez ce que vous vouliez. Il est décrété que je ne laisse de vous pas âme qui vive, pas femme ou homme que je ne tue. » Comprenant que sa détermination est entière et que le grand massacre va commencer, les Juifs finissent par avouer : « Ce sang est le sang d’un prophète qui était parmi nous. Il nous interdisait de nombreuses choses qui provoquent la colère de Dieu. Il nous avait avertis de l’ordre que tu avais reçu et nous ne l’avons pas cru, aussi nous l’avons tué. Voilà son sang ! » Nabûzarâdân leur demande : « Quel est son nom ? – Zacharie38 ! – Maintenant vous avez dit la vérité. Pour celui-là, le Seigneur a eu sa vengeance sur vous. »
12Le récit prend fin avec la conversion de Nabûzarâdân au judaïsme. Il fait fermer les portes de Jérusalem et renvoie l’armée de Khardûs. Il adresse une prière à Zacharie. Le sang cesse alors seulement de bouillonner. Puis il prononce devant les Juifs une profession de foi « juive » antichrétienne : « Je crois à ce que les Juifs croient, et atteste qu’il n’y a pas d’autre Seigneur (rabb) que lui. S’il y en avait un autre avec lui, ce ne serait pas accceptable. S’il avait un associé, ciel et terre n’y adhéreraient pas ; et s’il avait un fils, ce ne serait pas non plus acceptable (suit une litanie de bénédictions). Khardûs m’a ordonné de vous tuer jusqu’à ce que le sang coule au milieu de mon armée. Je suis son exécutant et je ne peux lui désobéir. » Les Juifs lui disent : « Fais ce qui t’a été ordonné ! » Il leur commande alors de creuser une fosse (khandaq) et fait égorger au-dessus d’elle tous les animaux que les Juifs possèdent, chevaux, mulets, ânes, bovins, moutons, chameaux, jusqu’à ce que leur sang coule dans le camp. Par-dessus les cadavres d’animaux, il jette dans la fosse les gens massacrés auparavant. Khardûs est ainsi berné et croit que la fosse ne contient que des Banû Isrâ’îl.
13La tradition d’Ibn Ishâq sur le sang bouillonnant que seules peuvent arrêter la conversion du tueur et l’hécatombe sacrificielle concerne, non le sang de Zacharie père de Jean-Baptiste, mais celui du prophète Zacharie fils de Yehuyada selon II Chroniques 24. Le bouillonnement du sang, le dialogue entre le massacreur de Juifs, Nabûzarâdân, et les autorités du Temple pour connaître les raisons du bouillonnement, la surenchère de l’hécatombe, la conversion de Nabûzarâdân et sa présence parmi les prosélytes, toutes ces séquences sont un pastiche des récits rabbiniques39. Le sang de Zacharie bouillonne « au lieu du sacrifice du Temple » : localisation traditionnelle40. Quant à la raison religieuse qu’avancent les Juifs de la non-acceptation des sacrifices, la triple perte pour eux de la souveraineté, de la révélation, et de la prophétie, elle renvoie à une situation politique postérieure à Jean Hyrcan (134-104) qui, lui, possédait les trois mêmes plus hautes charges divines41. La cessation, en conséquence du meurtre du prophète Zacharie, des dons oraculaires des prêtres du Temple est corroborée par un apocryphe judéo-chrétien du ier siècle42. La composante juive du bouillonnement du sang de Zacharie est passée dans le récit chrétien de la décapitation de Jean, de même façon que ce récit a enrichi la tradition juive d’anachronismes et d’homonymies. Dans ces conditions, l’événement historique vraisemblable auquel se réfère l’histoire du bouillonnement du sang prophétique est la prise de Jérusalem par Pompée en 63 av. J.-C. Dans la version d’Ibn Ishâq, celui qui conduit des armées romaines reçoit la dénomination archaïsante de Nabûzarâdân. Celui-ci remporte le siège de Jérusalem et celui du Temple, mais, comme le reconnaît Flavius Josèphe43, le chef romain et son escorte pénètrent bien dans le Temple : « Ils virent tout ce qu’il est interdit de voir », mais ne touchent à rien. Le Temple n’est ni pillé ni détruit44. L’historien juif loue, tel un nouvel Alexandre, la « piété » et la « vertu » de Pompée. Le lendemain de l’entrée de celui-ci dans le sanctuaire, le personnel du Temple purifie l’enceinte sacrée, et les sacrifices accoutumés reprennent. Selon la perspective théologique des Vies des Prophètes, en revanche, les oracles et la prophétie se taisent dans le Temple en conséquence du meurtre de Zacharie. Selon la tradition arabe relative à Nabûzarâdân-Pompée, l’ultime sacrifice offert lors de l’arrêt du bouillonnement du premier sang dû à la mort violente de Zacharie est en réalité une mascarade. Le Temple qui subsiste alors semble bien amoindri, comme en attente de sa destruction finale : celle-ci sera l’œuvre de la collaboration de la vieille femme juive et de Bukhtnassar-Titus pour apaiser le second sang bouillonnant, celui de la décapitation de Jean. La tête de la prophétie a été tranchée avec Jean, telle est la croyance chrétienne45. Le scénario à l’arrière-plan de Coran 17, 1-7 pour fonder une nouvelle prophétie consiste à mettre en place les deux « signes » de Dieu que Muhammad est appelé à voir au terme terrestre de son Voyage nocturne. La référence du Coran à quelque chose qui a été « écrit » (17, 4 fî al-kitâbi) sur les deux temps de la vengeance divine à l’encontre des Fils d’Israël donnerait à penser que les traditions prophétiques juives, qui remplissent les récits arabes sur les châtiments infligés aux Juifs à la suite des morts violentes de Zacharie et de Jean, ont été réorientées et récrites en haine des Juifs par des chrétiens46.
Notes de bas de page
1 Titres traditionnels mais ne faisant pas partie du texte révélé, voir Guy Monnot, « Le corpus coranique », dans M. Tardieu (dir.), La Formation des canons scripturaires, Paris, Cerf, 1993, p. 67. Rappelons que ce sont les premiers versets, examinés ici, de la sourate des Fils d’Israël que récitera le calife ‘Umar en arrivant au Mont du Temple en 16 H./637 (voir là-dessus A.-L. de Prémare, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002, p. 418-419).
2 Coran 17,1 : « Gloire à Celui qui a transporté Son serviteur, la nuit, de la Mosquée Sacrée à la Mosquée très Éloignée autour de laquelle Nous avons mis Notre bénédiction, afin de lui faire voir certains de Nos signes » (R. Blachère, Le Coran, Paris, Maisonneuve, 1957, p. 305). Claude Gilliot traduit ce verset ainsi : « Gloire à celui qui fit aller de nuit son serviteur, du sanctuaire sacré au sanctuaire le plus éloigné dont nous avons béni les alentours, afin de lui montrer de nos signes » (« Coran 17, Isrâ’, 1 dans la recherche occidentale. De la critique des traditions au Coran comme texte », dans M.A. Amir-Moezzi (dir.), Le Voyage initiatique en terre d’islam. Ascensions célestes et itinéraires spirituels, Louvain, Peeters, 1996, p. 1 (Bibliothèque de l’École des hautes études, Section des sciences religieuses, 103).
3 Coran 17, 4 : « Nous avons décrété envers les Fils d’Israël, dans l’Écriture : “Vous sèmerez certes le scandale, deux fois sur terre, et vous serez d’une grande superbe. [5] Quand viendra [la réalisation de] cette première promesse, Nous enverrons contre vous des serviteurs à Nous pleins d’une grande vaillance et ils pénétreront à travers les contrées et cette promesse sera tenue”...[7b] “Quand viendra [l’accomplissement de] la dernière [menace], [Nous vous enverrons ces mêmes serviteurs] pour qu’ils vous donnent affliction, pour qu’ils entrent dans le Temple comme il y seront entrés la première fois et pour qu’ils détruisent entièrement ce qui est superbe” » (R. Blachère, op. cit., p. 306-307).
4 Cela ressort clairement de l’enquête de C. Gilliot, « Coran 17,1 », op. cit., n. 1, p. 1-26 ; Prémare dissocie également ces versets dans son anthologie (op. cit., p. 420-421). Cette dissociation a favorisé, avant même l’exégèse médiévale, la transformation de ce qui n’était qu’un voyage nocturne terrestre (isrâ’) en ascension céleste jusqu’au Trône divin (miʽrâj) ; sur cette littérature, voir l’article de J.E. Bencheikh dans l’Encydopédie de l’Islam, 2’ éd., t. VII, Paris, Maisonneuve, 1993, p. 102-105.
5 Et non, comme le voudrait Jacqueline Chabbi (Le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie, Paris, Fayard, 2008, p. 205-255), à la Montagne de Dieu ou Mont de Moïse, autrement dit l’Horeb ou Sinaï de l’épisode biblique du buisson ardent (Exode, 3,1-6). Guillaume Dye (« La théologie de la substitution du point de vue de l’islam », dans Judaïsme, Christianisme, Islam. Le judaïsme entre « théologie de la substitution » et « théologie de la Falsfication », Bruxelles, Didier Devillez, 2010, p. 102) estime également que 17,1 renvoie à Moïse mais « à une péricope d’Exode 12, 31 » (l’appel divin à sortir d’Égypte lancé de nuit à Moïse et Aaron).
6 Comme le montrent les recherches fondamentales de Jean-Daniel Dubois (Études sur l’apocryphe de Zacharie et sur les traditions concernant la mort de Zacharie, Oxford, D. Phil., 1978 ; « Hypothèse sur l’origine de l’apocryphe Genna Marias », Augustinianum, 23,1983, p. 263-270 ; « La mort de Zacharie : mémoire juive et mémoire chrétienne », Revue des études augustiniennes, 40, 1994, p. 23-38), la parole de Jésus est témoin d’un transfert homonymique au père de Jean-Baptiste des données bibliques relatives à la mort violente par Joas, roi de Juda (env. 835-env. 796 av. J.-C.), du prophète Zacharie fils de Yehuyada, selon II Chroniques 24, 20-22. Sur la localisation du meurtre « entre le sanctuaire et l’autel », comparer avec Caverne des trésors 47,16-18 : « entre portail et autel », autres matériaux dans Su-Min RI, Commentaire de la Caverne des trésors, Louvain, Peeters, 2000, p. 462-464 (Corpus scriptorum christianorum orientalium 581, Subsidia 103).
7 Protévangile de jacques 24, 2 ; traduction d’A. Frey, dans F. Bovon et P. Geoltrain, Écrits apocryphes chrétiens, t-.1, Paris, Gallimard, 1997, p. 103. Dubois (« La mort de Zacharie », p. 37) souligne à juste titre que dans cette tradition le sang de Zacharie ne bouillonne pas, mais reste figé sur la pierre, « coagulé et pétrifié ».
8 Sur la polémique de Jésus contre le Temple meurtrier des prophètes : A.M. Schwemer, « Vitae Prophetarum und Neues Testament », dans H. Lichtenberger et coll., Biblical Figures in Deuterocanonical and Cognate Literature, Berlin, de Gruyter, 2009, p. 209-216 [199-230].
9 G. Flaubert : « Le sang ne peut s’étancher jusqu’à ce qu’une grande désolation soit arrivée = dernier prophète de sa nation » (Carnets de travail, Paris, éd. P.-M. de Biasi, Balland, p. 636).
10 Sur ce festin : textes et analyses dans C. Gauthier, Saint Jean et Salomé. Anthropologie du banquet d’Hérode, Tours, Lume, 2008. Une large documentation sur la figure de Jean-Baptiste dans et hors du Nouveau Testament est, par ailleurs, rassemblée par E. Lupieri dans Giovanni Battista fra storia e leggenda, Brescia, Paideia Editrice, 1988, et dans « John the Baptist in New Testament Traditions and History », dans Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II/26/1, Berlin, de Gruyter, 1992, p. 430-461.
11 En dernier lieu sur ce sujet : J.-L. Déclais, « Du sang de Zacharie à celui de ‘Uthmân », Studia Islamica. New Series, 1 (2011), p. 7-35 (Internet).
12 Trois de ces taʻziés ont été publiées par A. Bausani, « San Giovanni Battista e Zaccaria in tre drammi popolari persiani inediti della collezione Cerulli », Academia Nationale dei Lincei 361, Roma, 1964 = Problemi attuali di scienze e di cultura 62, p. 153-237 ; C. Gauthier, infra, ch. I : « Les martyres de Jean-Baptiste ». Le genre littéraire de ce théâtre religieux persan (taʽzié) comme rite commémoratif du drame de Karbalâ est l’objet d’une fine analyse par J. Calmard, « La représentation des taʽziés à l’époque Qâjâr », Revue de l’histoire des religions, 177 (1970), p. 120-124. On trouvera dans M.A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris, CNRS Éditions, 2011, une mise en place des diverses traditions du drame de Karbalâ selon leurs enjeux scripturaires et historiques.
13 Coran 3, 39 (annonce de Jésus par Jean-Baptiste) ; 6, 85 (liste de quatre prophètes : Zacharie, Jean, Jésus, Élie) ; 19, 7-8 (annonce à Zacharie de la naissance de Jean « sans homonyme dans le passé ») ; 19,12-14 (Jean « pieux, bon pour ses père et mère, ni violent ni désobéisssant ») ; 21, 90 (Zacharie exaucé : sa femme stérile donnera naissance à Jean).
14 Sur l’importance de ce collectage de traditions dans l’argumentation générale de Tabarî : C. Gilliot, Exégèse, Langue et Théologie en Islam. L’exégèse coranique de Tabarî, Paris, Vrin, 1990, p. 278 (Études musulmanes 32).
15 Ces corrections introduites par Balʽamî sont probablement dues à ses connaissances plus précises de la chronologie de Jésus et des Évangiles ; voir sur ce point E.L. Daniel, « Manuscripts and Editions of Balʻamî’s Tarjamah-i Târîkh-i Tabarî », The Journal of the Royal Asiatic Society, 1990, p. 284-286 [p. 282-321].
16 J.C.L. Gibson, « John the Baptist in Muslim Writings », The Muslim World, 45 (1955), p. 334-345.
17 H. Schützinger, « Die arabische Legende von Nebukadnezar und Johannes dem Täufer », Der Islam, 40 (1965), p. 113-141. Curieusement l’étude de Gibson, parue dix ans plus tôt, ne semble pas connue de Schützinger.
18 Dénommée Abra d’après la Vulgate ; discussion sur cet anthroponyme : A.-M. Dubarle, « L’authenticité des textes hébreux de Judith », Biblica, 50 (1969), p. 202-203 et P. 211.
19 Judith 16, 23.
20 Il fut l’un des compagnons du quatrième imâm, ‘Alî b. Husayn (mort env. 712). Il mourra décapité sur ordre d’al-Hajjâj ibn Yûsuf (41-95 H./661-714), le gouverneur du ‘Irâq pour le compte des califes umayyades. Sur cette figure attachante : J.K. Weststeijn, A.J. de Voogt, « Dreams in Tabarî : Husayn, Jubayr, and those in God’s Favor in the Umayyad Period », Le Muséon, 120 (2007), 225-229 ; id., « Sa’id bin Gubayr : Piety, Chess, and Rebellion », Arabica, 49 (2002), 383-386.
21 al-Tabarî, Ta’rîkh al-rusul wa l-mulûk, éd. M. Abû l-Fadl Ibrâhîm, Le Caire, Dâr al-Ma‘ârif, 1979, t. 1, p. 586 ; traductions : H. Schützinger, op. cit., p. 128-131 ; Moshe Perlmann, The History of al-Tabarî, IV : The Ancient Kingdoms, New York, Suny Press, 1987, p. 102-111.
22 Selon la version due à ‘Abd Allâh Ibn al-Zubayr (mort en 73 H.1692) – neveu de ‘Â’isha, épouse du Prophète, il fut anticalife umayyade pour le Hijâz (Arabie du Nord-Ouest), en 60-73 H./680-692 – (texte : Tabarî, Jâmi‘ al-bayân, éd. du Caire, 1954, XV, 32), il s’agit d’un inceste père-fille. La fille d’un roi juif dénommé Ra (w) wâd (Hérode) désire épouser son propre père pour avoir part à la plénitude de sa puissance. Comme le roi n’y consent pas en raison de l’interdit de Jean-Baptiste, la fille décide de se débarrasser du gêneur. Elle organise un spectacle de bouffons (la“âbûn) et persuade les danseurs d’exiger pour salaire la tête de Jean-Baptiste. Le roi cède. La tête coupée répète l’interdit de l’inceste. Un Juif récupère alors le sang du supplicié. Il en remplit une cruche, qu’il dépose dans une pièce « au lieu du sacrifice » et s’en va. Le sang entre en ébullition, déborde de la cruche et passe sous la porte ; voir H. Schützinger, op. cit., p. 132-133, et G.J. Van Gelder, « A Flood of Bubbling Blood and a Talking Head : John the Baptist in the Islamic Sources », 2011 (www ://sjc. ox. ac. uk).
23 Sur la complémentarité des thèmes iconographiques entre Salomé et Judith, voir par ailleurs C. Gauthier, op. cit., p. 180.
24 Sur la confusion entre Jean-Baptiste et Jean l’apôtre, fils de Zébédée, voir A. Miquel, Al-Muqaddasî. Ahsan at-Taqâsîm. La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, Damas, Institut français de Damas, 1963, p. 148, n. 18.
25 Suit la chaîne de transmetteurs jusqu’au cousin et compagnon du Prophète, Ibn ‘Abbâs (mort en 68 H./687). Sur cette personnalité et son rôle de transmetteur, voir en dernier lieu V. Comerro, « La figure historique d’Ibn ‘Abbâs », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 130 (2011), p. 125-137.
26 Le verbe ghalâ/yaghlî qui est employé ici et qui signifie « bouillir », « bouillonner », « entrer en ébullition », est l’équivalent arabe du verbe hébreu/araméen RTH qu’on a déjà dans le Talmud de Babylone, Sanhédrin 96b, à propos du sang de Zacharie.
27 Exégète de Kûfa (‘Irâq) ; biographie et œuvre : H. Schützinger, op. cit., p. 123-126. Le récit de la mort de Jean-Baptiste et de ses conséquences selon la version d’al-Suddî est reproduit par Tabarî à la fois dans le Tafsîr et, plus complètement, dans le Ta’rîkh ; le texte suivi pour ce dernier est celui de l’édition du Caire (supra, n. 21), t. I, p. 586, 20-589, 10 ; traduction partielle : H. Schützinger, op. cit., p. 114-118 ; chaîne de transmetteurs : ibid., p. 118-123.
28 La tête coupée continue à parler conformément à la représentation de Jean en tant qu’écho, c’est-à-dire image de la voix dépourvue du corps : Héracléon, fr. 5 (Origène, Commentaire sur Jean, VI 20-21, § 108-111) ; Marius Victorinus, Adversus Arium, I 56, 6 : neque pure vox, neque verbum, sed sicut ekho (sur ce texte, voir P. Hadot, Porphyre et Victorinus, Paris, Études augustiniennes, 1068, I. 1, p. 342, n. 1). Pareillement, à l’écho qui remplit l’air, image de la voix de Jean-Baptiste sans le corps, le sang qui recouvre la terre est l’image de l’âme prophète sans le corps (Synésius, Traité des songes, X 2 ; Augustin, La Cité de Dieu, X 2 ; sur l’âme de sang, je renvoie à mes Trois Mythes gnostiques, Paris, Études augustiniennes, 1974, p. 144-150 et p. 311).
29 Formule lapidaire qui est celle de Matthieu, 14, 4.
30 On peut comprendre aussi : « sur beaucoup de terre » (‘alâ turâbin katîrin), p. 588, ligne 15 dans l’édition du Caire (supra n. 21). Cette localisation est intéressante parce qu’elle fait lien avec Adam fait de terre (adama), mais surtout avec la mort de Judas au « champ du sang » : grec Matthieu 27, 8 (agròs haímatos), araméen/grec Actes des Apôtres 1,19 : « Hakeldamakh, c’est-à-dire lieu du sang (khoríon haímatos) ».
31 Autrement dit Hananya, Mishaël et Azarya ; la tradition en arabe, assimilant Vespasien-Titus à Nabuchodonosor/Bukhtnassar, recopie ici le contenu du verset biblique de Daniel, 1, 6.
32 Prises de position et analyses des événements : P. Vidal-Naquet, Du bon usage de la trahison (Préface à La Guerre des juifs), Paris, Éditions de Minuit, Flavius Josèphe, 1977, p. 107-111 ; L. Poznanski, « Delenda est Hierosolyma », dans G. Sed-Rajna (dir.), Rashi 1040-1990. Hommage à Ephraïm E. Urbach, Paris, Cerf, 1993, p. 105-112 ; du même auteur, La Chute du Temple de Jérusalem, Bruxelles, Éditions Complexe, 1997 ; voir également les points de vue exprimés par J.J. Price (« Josephus and the Dialogue on the Destruction of the Temple », p. 181-194) et Par M. Konradt (« Die Deutung der Zerstörung Jerusalems und des Tempels in Matthäusevangelium », dans C. Böttrich, J. Henzer (dir.), Josephus und das NeueTestament. Wechselseitige Wahrnehmungen, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 195-232 (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 209).
33 Description de ces monnaies dans le répertoire de G.F. Hill, Catalogue of the Greek Coins of Palestine (Galilee, Samaria, and Judaea), Londres, The Trustees, 1914, p. CIII et 276-283. Les mêmes monnaies sont attestées sur le site archéologique de Césarée, voir J. Derose Evans, The Coins and Hellenistic, Roman, and Byzantine Economy of Palestine, Boston, The American Schools of Oriental Research, 2006. Signification historique de ces monnaies : F.-M. Abel, « Topographie du siège de Jérusalem en 70 », Revue biblique, 56 (1949), p. 258 [238-258].
34 Les deux femmes, déjà confondues à l’époque du Coran, fusionnent dans les traditions ultérieures, en particulier en Occident, où elles servent à égayer l’exotisme des hagiographes. Pour prendre un exemple de ce cheminement dont les étapes restent encore à découvrir, le poème satirique latin de l’Ysenyrimus, composé au milieu du xiie siècle probablement à Gand (édition : E. Voigt, Halle, 1884 ; traduction annotée : E. Charbonnier, Paris, Les Belles Lettres, 1991), prête à la sainte patronne de la cité, Phiraildis, les traits d’une Salomé-Hérodiade amoureuse de Jean-Baptiste : ses deux danses – diurne, avec dans ses mains la tête du bien-aimé, et nocturne, sans celle-ci qui la poursuit de son souffle – marquent le parcours des heures favorables et dangereuses du temps. Sur la fortune des Salomé-Hérodiade dans les littératures européennes, voir en particulier l’étude de H. Weidmann, « Die doppelte Salome. Zur Konstruktion der Femme fatale », KulturPoetik, t. IV/2 (2004), p. 149-172.
35 Récit reproduit par Tabarî de façon complète dans op.cit., p. 590-593 ; H. Schützinger, op. citop. rit, p. 133-136.
36 À mon avis, graphie signifiant « le Chaldéen », dénomination biblique pour « le Babylonien » et évitant par là le nom de Nabuchodonosor (Bukhtnassar) pour qu’il n’y ait pas confusion entre les traditions.
37 II Rois 25, 8-21 ; Jérémie 39,1-14 ; 52, 12-27 ; II Chroniques 25, 8-21.
38 Le texte porte ici, et plus bas, l’ajout chrétien : Jean fils de Zacharie.
39 Principalement Targum* 2 à Chroniques 24 ; Talmud de Babylone, Gittin, 57b ; Sanhedrin, 96b. Autres références dans J.D. Dubois, « Hypothèse », op. cit., p. 266, n. 4. La dérivation de la version d’Ibn Ishâq par rapport aux écrits rabbiniques est reconnue depuis longtemps : D. Sidersky, Les Origines des légendes musulmanes, Paris, 1930, p. 139-140 ; A. Bausani, op. cit., p. 157. Comme le note Bausani, c’est dans les compilations plus tardives d’« histoires de prophètes », telle la Qisas al-anbiyâ’ en persan d’Abû Ishâq Nishâbûrî (xie s.) traduite et commentée par lui (p. 154-156), que s’agrégera à l’histoire juive du prophète Zacharie l’agada de la mort violente d’Isaïe réfugié dans l’arbre et scié.
40 Déjà dans la dévotion populaire qu’enregistre Jérôme, In Matthaeum, IV, ad Mt 35, 36, dans Patrologia Latina 26, col. 174 A. Les témoignages des pèlerins sont rassemblés dans le volume d’index des Itineraria et alia yeographica, Corpus Christianorum, Series Latina, t. CXXVI, Turnhout, Brepols, 1965, p. 587. À l’époque médiévale, la grotte située sous la coupole du Rocher est encore connue comme tombeau de Zacharie, voir al-Harawi (mort en 611 H./1215), Kitâb al-ziydrâ. Guide des lieux de pèlerinage, éd. J. Sourdel-Thomine, t. II, Damas, Institut français de Damas, p. 63.
41 À savoir le pouvoir politique sur la nation (arkhè toû éthnous), la fonction de grand prêtre (arkhieratikè timé) et la prophétie (prophetetía), ainsi que le précise également Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII § 299-300 ; Guerre des Juifs, I, § 68-69 ; sur ces prérogratives du grand-prêtre idéal selon Hyrcan et l’historien juif, voir O. Gussmann, Das Priesterverständnis des Flavius Josephus, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, p. 288-305.
42 « Les prêtres ne pouvaient plus avoir de vision des anges de Dieu, ni donner des oracles depuis le débir, ni interroger l’éphod, ni répondre au peuple par le truchement des pierres oraculaires, comme auparavant », Vies des Prophètes, 23 (traduction de M. Petit, dans P. Geoltrain et J.-D. Kaestli, Écrits apocryphes chrétiens, t. II, Paris, Gallimard, 2005, p. 451).
43 Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIV § 72 ; Guerre des Juifs, I § 152-153 ; sur les nuances d’appréciation de la « piété » de Pompée chez Josèphe, voir R. Marcus, Josephus. Jewish Antiquities. Books XII-XIV, Londres, Heinemann, 1966, p. 484, n. b, et plus largement J. Bellemore, « Josephus, Pompey, and the Jews, Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, 48 (1999), p. 94-118.
44 Même observation de la part de Tacite, Histoires, V 9, 1-2 : « Cn. Pompée fut le premier Romain qui dompta les Juifs et qui, par droit de conquête, pénétra dans le temple : c’est alors que se répandit le bruit que le temple ne contenait aucune figure de dieux, que le sanctuaire était vide et ne cachait aucun mystère. Les remparts de Jérusalem furent détruits, le sanctuaire demeura, delubnim mansit (traduction d’H. Goelzer, Tacite. Histoires, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1939, p. 300).
45 Matthieu 11,11-13 ; Épître de Jacques, Nag Hammadi Codices I, 6, 28-31.
46 Dans tous les courants chrétiens, Zacharie et Jean-Baptiste sont des figures du judaïsme. « Nous, jusqu’à aujourd’hui, écrit Jérôme, nous comprenons que par la tête du prophète Jean, les Juifs ont perdu le Christ qui est la tête des prophètes » (In Matthaeum, II, ad 14, II, dans Patrologia Latina, col. 98 B). Pour les manichéens, « il est signifié par la décollation que, dès lors qu’a été retranché ce qui avait précédé (Jésus) et était venu avant lui, seul ce qui était postérieur devait être maintenu » (Hegemonius, Acta Archelai, 45, 7). Mêmes poncifs marcionites antijuifs chez les gnostiques, qui considèrent Jean-Baptiste comme « l’archonte de l’utérus », c’est-à-dire le suppôt du démiurge (Témoignage de Vérité, Nag Hammadi Codices IX 31, 4-5 ; thème et parallèles chez E.F. Lupieri, « L’Arconte dell’Utero. Contributo per una storia dell’esegesi della figura di Giovanni Battista », Annali di storia dell’esegesi, 1 (1984), p. 165-199. La profession de foi « juive » antichrétienne mise dans la bouche de Nabûzarâdân-Pompée, quand celui-ci arrête le bouillonnement du sang, est en réalité une profession de foi islamique que l’intermédiaire chrétien prête à la « perversité » juive.
Auteur
Professeur honoraire au Collège de France
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