Conclusion
p. 215-224
Texte intégral
1Cet ouvrage a comme première originalité son sujet, qui n’a jamais été traité en synthèse et dans un espace aussi vaste : il comprend ici l’Europe centrale, si souvent délaissée par l’historiographie française, porte sur des populations variées, des chrétiens aux juifs de la diaspora, des riches aux pauvres, et s’étend sur une chronologie longue, du Moyen Âge au xixe siècle. Cette approche ambitieuse, qui est obligatoirement lacunaire, permet de poser clairement le problème des continuités et des ruptures, alors que l’image du couple face aux différentes justices peut faire croire à une lourde permanence, fondée en particulier sur la situation subordonnée de la femme, sur les sanctions sévères qu’encourt l’adultère féminin – et non le masculin, malgré l’égalité que prône le droit canonique en la matière dans le monde chrétien –, sur la force des parentés et des contraintes communautaires que contrôle l’œil vigilant des voisins et des amis, et que seule la grande ville anonyme a pu balayer à une époque postérieure. C’est une des raisons pour lesquelles il fallait s’arrêter aux abords de l’époque industrielle, qui insère le couple dans un tissu d’une autre nature, aux liens plus disloqués.
2Peut-on pour autant décrire une évolution qui conduirait de règlements hors des tribunaux, y compris par la violence, à une mise au pas qu’assurent les juges et le respect de la chose jugée ? La réponse à cette question se révèle complexe, car les évolutions sont loin d’être linéaires et les exemples pris dans les différentes périodes montrent que les acteurs entendent rester les maîtres en un domaine qui relève finalement de leur vie privée et surtout de leur devenir et de leur liberté personnels. Surtout, les tribunaux, même quand ils sont solidement installés dans les villes ou dans le cadre de l’État moderne, sont loin d’occuper une place exclusive dans la résolution des conflits matrimoniaux. Il s’agit bien de « justices » au pluriel, comme l’a fait remarquer Alessandro Stella dans l’introduction, non seulement celles qui sont officiellement fondées sur le droit, qu’il soit laïc, clérical ou rabbinique, mais celles qui s’exercent dans le creux de l’intimité familiale et qui sont non moins normées par un consensus communautaire. La question est alors de comprendre comment se déroule le jeu entre les deux protagonistes du couple, leur parenté et les institutions, que ces dernières soient informelles, sous forme de pression de l’opinion, ou formelles, sous forme de droit matrimonial défendu devant les tribunaux ou de règlements du conflit par transactions ou arbitrages, qui ont une valeur légale même s’ils relèvent de l’infrajudiciaire.
3Pour y répondre, les différentes communications font reposer leur argumentation sur des exemples précis, pour l’essentiel fondés sur les archives judiciaires, et les principaux cas sont traités selon les méthodes de la microhistoire. C’est effectivement la meilleure méthode pour voir clair dans ce lacis d’intérêts et de séquences chronologiques parfois déconcertantes qui, par exemple, peuvent pousser l’épouse à dénoncer son mari pour finalement reprendre la vie commune et annuler la poursuite judiciaire sans raison objective. Le but de l’historien est alors de dénouer les intérêts des uns et des autres, mari et femme, parents, voisins et finalement juges, pour pénétrer plus avant dans les stratégies qui se mettent en place1. Le recours à la microhistoire est aussi le meilleur moyen de pénétrer dans le réel des situations et de comprendre les enjeux qui se cachent derrière une rhétorique le plus souvent stéréotypée. De ce fait, les exemples donnés sont des analyses de cas qui devraient conduire à une grande diversité. Or leur déroulement montre une certaine homogénéité dans les réactions, quelle que soit la couche sociale considérée. Car quoi de commun a priori entre madame de Pommereu, dans le monde aristocratique de la cour royale française de la fin du xviie siècle, et Maria Rosa Ximeno, appartenant au peuple de Cadix au xviiie siècle, ou encore Nita, simple femme du faubourg La Fontaine-du-Bœuf à Bucarest au début du xixe siècle ? Rien du point de vue des origines sociales, sinon que les cas choisis sont en fait devenus des affaires, avec ce que ce terme comporte de scandale qui les porte sur la place publique et justifie leur exemplarité2. Leur contenu est presque toujours identique : injures verbales, gestes violents, atteintes aux biens de l’épouse ou de l’époux, rupture des relations conjugales et tromperies... Tous permettent aussi de dégager la part d’initiative que peuvent prendre le mari et la femme, en particulier cette dernière, dont l’historiographie traditionnelle décrit plutôt l’extrême passivité ou la victimisation. Au final, seule la forme de publicité différencie ces cas : en ce qui concerne les élites, l’affaire peut conduire jusqu’au factum, tandis que les milieux populaires se contentent de la transmission orale qu’assurent les témoins dans le cadre de la communauté. Cette différence ne change rien au résultat. Elle tient plutôt à l’épaisseur plus ou moins grande de la vie de relation des uns et des autres, qui fait varier le champ du pays de connaissance selon la place occupée dans la hiérarchie sociale, et, par conséquent, donne à l’honneur des individus mis en cause un rayonnement différent. Mais, dans tous les cas, cet honneur existe et il est à vif, si bien qu’il se situe au cœur du débat.
4L’analyse de ces microconflits conjugaux serait cependant incomplète si l’historien ne déplaçait pas sa focale vers des considérations contextuelles qui leur donnent valeur d’enseignement. En ce qui concerne les juifs par exemple, le curseur quitte les strictes disputes du couple et les explique en se référant à une évolution démographique ascendante qui transforme les communautés locales traditionnelles en des groupes institutionnalisés plus larges, si bien que les rabbins perdent leur monopole ancestral. On aurait pu croire que la libération des mœurs serait assurée par ce reflux des traditions talmudiques, il n’en est rien, au contraire, étant donné les conceptions des juges laïcs devenus maîtres des tribunaux de la diaspora, ce qui confirme que l’évolution des couples est loin d’être linéaire. Ces jeux d’échelle permettent donc de balayer un certain nombre d’idées reçues en ouvrant la réflexion sur les liens que les couples entretiennent avec les justices. Trois grandes pistes de réflexion peuvent ainsi être dégagées, qui relèvent autant de l’histoire du couple que de celle de la justice : pourquoi et comment les justices se sont-elles emparées des affaires de couples ? Quels liens la rigidité de la loi entretient-elle avec le devenir du couple ? De quel espace de liberté disposent finalement le couple, et, en son sein, les femmes ?
5Les relations conjugales relèvent du domaine privé, qui met en jeu les individus et les parentés, et les justices n’avaient pas a priori de raisons de s’y engouffrer. Elles interviennent cependant pour deux raisons essentielles qui apparaissent clairement dans les différents cas évoqués : d’une part, s’il y a violence et, d’autre part, pour défendre la stabilité du couple qui constitue l’assise sociale de la vie religieuse, qu’elle soit chrétienne ou juive. La violence au sein du couple est partout, de tous les temps et dans toutes les couches sociales. C’est elle qui détermine le plus souvent le recours de l’un des protagonistes en justice et on peut saisir, à travers les différents exemples, l’usage de plaintes largement stéréotypées. Le langage des femmes battues ou des maris trompés emprunte une rhétorique commune. Il n’y a rien là d’extraordinaire.
6Moins claire est la violence qui préside au rapt, en particulier au rapt de mariage. Est-ce un crime ou un mode d’échange des femmes plus ou moins accepté par la société ? Il est défini comme un crime dans une Constitution de l’empereur Constantin vers 320 et, de ce fait, il se sépare du viol pour donner lieu à de graves poursuites, telles qu’elles sont prévues dans le Code théodosien. Cette décision accompagne un changement essentiel, à savoir la christianisation de l’Empire romain et la reconnaissance du christianisme comme religion officielle. Il n’en découle pas pour autant une protection de la femme, car les tribunaux n’entendent pas amputer les droits du père et de la parentèle. La décision juridique de condamner le rapt, jointe à la christianisation de la société, fonde au contraire la discipline dans laquelle doit se mouler le couple. Il s’agit du prélude à l’élaboration du droit qui fonde le mariage et permet aux tribunaux de surveiller la régularité des échanges matrimoniaux. Or ces échanges matrimoniaux portent autant sur les personnes que sur les biens entre époux, dot, douaire, héritages. La criminalisation du rapt n’est que l’un des points de départ de la mainmise de la justice sur le mariage, sur la consolidation du couple et sur la transmission des biens3. Du point de vue de la loi, le rapt, considéré comme illégal parce que violent, permet aux tribunaux laïcs de s’ingérer dans la vie privée, en principe dévolue aux tribunaux ecclésiastiques. C’est ainsi que les gouvernants des villes du Nord de l’Europe tentent de discipliner les mœurs des citadins, avec en arrière-plan le souci de sauvegarder le patrimoine des élites : il s’agit là d’une évolution commencée au xiie siècle par le biais des ordonnances urbaines, qui se poursuit à l’époque moderne et ne se limite pas à la société chrétienne, mais concerne aussi les juifs et leurs tribunaux, par exemple à Amsterdam.
7On aurait pu imaginer que le rapt du haut Moyen Âge collait à une époque réputée « barbare » pour s’évaporer en des temps de civilisation des mœurs. Or, malgré les interdits et sa forte criminalisation, le rapt subsiste au début de l’époque moderne dans les Pays-Bas méridionaux et on le pratique encore au cœur de l’Europe centrale, en plein xixe siècle. C’est que le crime de rapt peut être employé à des fins stratégiques par les partenaires qui désirent s’unir entre eux et passer outre l’accord des parents de l’un ou l’autre des protagonistes. La cause initiale peut être d’ordre sentimental, mais elle est parfois appuyée par l’une ou l’autre des parentés qui y trouve son intérêt pour capter un patrimoine convoité.
8Il apparaît nettement que ces stratégies sont d’autant plus complexes que le droit exercé par les tribunaux oscille entre deux pivots de référence pour stabiliser la société : le père, dont la puissance induit la transmission du patrimoine, et le couple, dont le consentement fonde en principe le mariage dans le monde chrétien. Sous la pression sociale, il n’est pas rare de voir le rapt, consenti ou de séduction, transformé en rapt violent par les juges pour que les parents puissent stopper les velléités matrimoniales de leurs enfants. De ce point de vue, l’évolution semble différente dans les différentes parties de l’Europe chrétienne. Si le rapt recule effectivement dans les sociétés d’Europe du Nord-Ouest, où le consentement des époux semble l’emporter, du moins dans les populations non nobles, il subsiste en Europe centrale, où il continue à être utilisé pour contourner la puissance parentale dans le choix du conjoint. Cette fois, il s’agit de l’Église métropolite, mais son action est identique : il s’agit pour les tribunaux de mettre la main sur l’ensemble des transferts de biens, femmes et fortunes que suppose l’engagement matrimonial. C’est la raison pour laquelle le rapt est plus sévèrement condamné dans les couches supérieures de la société, là où l’enjeu financier est le plus lourd. Dans ces conditions, l’association du rapt au brigandage n’est pas fortuite, si bien que l’issue du conflit se solde plus souvent par des dédommagements que par la peine de mort.
9Les tribunaux ont partout contribué à instituer le couple comme cellule de base de la société. Il est donc tout à fait normal que la puissance étatique, ville, principauté ou royaume, qui se proclame à la source de toute justice et qui gouverne en accord avec les principes religieux, y puise aussi le fondement de son pouvoir. Qu’il s’agisse du duc de Bourgogne, de l’empereur Habsbourg, du roi de France ou du roi d’Espagne, ces souverains entendent que leurs États soient constitués, à la base, de cellules conjugales régulées. Ils luttent aux côtés de l’Église pour imposer les normes nécessaires et les faire respecter. Et ils obtiennent finalement de gracier les couples de leurs éventuelles déviances, par le biais de lettres de rémission : leur contenu rétablit les auteurs de ces infractions dans leur « pays », leur maison, avec leurs enfants, pour mener à bien leur travail, dans une parfaite obéissance. Par ce biais, les États font donc une rude concurrence aux tribunaux ecclésiastiques, en même temps qu’ils proclament leur attachement à une cellule conjugale en paix avec les règles religieuses.
10Le poids de l’argent dans l’application de la loi, la force de l’obéissance qui peut rimer avec la coercition autant qu’avec la grâce ne doivent pas faire oublier que les tribunaux, même laïcs et à plus forte raison ecclésiastiques, obéissent à un certain nombre de principes de droit canonique qui, comme on l’a dit précédemment, favorisent le consentement des époux. Ces règles de droit commandent l’action des juges, en particulier dans les officialités. Elles ont pour conséquence de brouiller les pistes car elles contribuent à faire osciller les verdicts entre les intérêts parentaux et le respect de la volonté du couple. Les différents conciles médiévaux qui ont traité du mariage au cours du xiie siècle, pour aboutir à celui de Latran IV en 1215, mettent en avant le consentement des époux, tel qu’il avait été établi par Pierre Lombard dans son Livre des sentences et défendu par le Décret de Gratien. Ce principe n’estompe pas pour autant les résistances aux normes ecclésiastiques, que révèlent l’importance de la copula carnalis pour attester de l’union et le maintien des mariages clandestins. La publication des bans, la cérémonie in facie ecclesiae et la présence du curé de paroisse ont du mal à s’imposer. Il suffit d’un prêtre, d’où qu’il vienne, pour recueillir le consentement des époux. Le mariage solennel est donc l’objet d’une genèse difficile avant de pouvoir s’affirmer comme une cérémonie de l’honneur familial, même si l’Église tente de juguler les résistances en traquant la bigamie et l’inceste, ou en imposant de nouvelles formalités comme les lettres d’origine. La normalisation du mariage n’est pas allée de soi et ses résultats ont été contrastés.
11Dans cette mise au pas, les responsables ecclésiastiques font preuve d’un grand pragmatisme. Ils savent composer avec l’environnement social et religieux, en particulier au moment où le protestantisme est une menace. Le travail de la Sacrée Congrégation engagée dans le concile de Trente consiste certes à faire bouger la norme, à préciser le dogme et le sacrement du mariage dans le sens d’une plus grande solennité, mais tout se passe comme si se constituait un terreau jurisprudentiel d’où émane la vérité du droit. Les réponses aux questions posées par les cadres religieux inférieurs, parfois à la demande de leurs ouailles, permettent de définir empiriquement les liens du mariage. Elles favorisent en même temps l’institutionnalisation de l’Église, en particulier en dressant le portrait de l’évêque et du curé idéal, et en associant étroitement la réussite de la Contre-Réforme aux pouvoirs politiques, dans le domaine des mariages clandestins par exemple. Mais les réponses respectent aussi les usages et les rituels locaux. La fabrique de la norme se révèle plus complexe qu’un simple diktat venu d’un pouvoir a priori coercitif. Elle est la résultante d’un panel de questions qui interdisent de séparer le droit, ici le droit privé, des besoins de la société. La norme discipline la société, mais la société contribue largement à son évolution. Seul le principe de base, à savoir le consentement des époux, sert d’appui intangible pour orienter les réponses. C’est une sorte de garde-fou qui assure la solidité du couple, donc la perpétuation de la cellule conjugale.
12Dans la pratique, partout en Europe, les juges des tribunaux ecclésiastiques ou rabbiniques comme des tribunaux laïcs ont bien intériorisé l’application des normes. Leur but est d’abord de favoriser le mariage et de sauver le couple, donc de ne pas faire vaciller la société et la religion auxquelles ils appartiennent. Les rabbins ont ainsi réussi à amodier la loi talmudique qui était particulièrement cruelle en cas d’adultère. En Italie au xvie siècle, si la jeune fille a été déflorée, les juges laïcs peuvent imposer le mariage sans poursuivre le coupable, suivant en cela les principes des juges ecclésiastiques réputés plus cléments. Les condamnations irréversibles semblent rares, même si les études devraient être prolongées sur ce point en donnant des réponses quantitatives. Les juges poussent le souci de la conciliation jusqu’à avoir recours à des arrangements qui relèvent de transactions entre les parties, et, dans certains cas, ils peuvent même troquer leur robe de juge contre celle d’arbitre. Les tribunaux offrent donc un visage plus ouvert aux problèmes du couple que la loi semblerait le leur imposer. Est-ce la raison de leur succès, comme le prouvent les archives judiciaires ?
13La politique des couples face aux justices pourrait se résumer en un mot : stratégie. Loin de craindre les tribunaux, les hommes et les femmes en usent et parfois même en abusent, développant ou abandonnant leur poursuite en justice au gré de leurs intérêts. Ils n’hésitent pas non plus à jouer de la concurrence entre les tribunaux dont les juridictions s’enchevêtrent à l’envi dans le lacis des pouvoirs, en particulier à l’époque médiévale. Pour comprendre ce jeu, il faut se placer du point de vue des justiciables et les analyser comme des consommateurs de justice, pour reprendre l’expression de Daniel Smail4. Il en est des affaires de couples comme des autres affaires civiles et même criminelles. Que ce soit de Saragosse à Cadix, comme le montrent les deux études traitant de la péninsule Ibérique, ou encore en Italie ou dans le royaume de France, les couples font preuve de « nomadisme judiciaire », allant d’un tribunal à l’autre, laïc ou ecclésiastique, urbain ou royal. Même les couples juifs tentent ce jeu, alors que leurs moyens sont beaucoup plus restreints quant au choix du tribunal. Cette dispersion apparente tient à plusieurs raisons.
14La première relève des services que rend le tribunal. C’est un lieu où, pendant tout le Moyen Âge et l’Ancien Régime, il est possible de s’opposer en usant de paroles vives et de procédures, qui sont autant de coups ayant un effet comparable aux injures ou aux coups et blessures de la rixe qui peut opposer les époux à l’abri de leurs murs. Mais l’échange est ici public et bénéficie de la publicité judiciaire. C’est la raison pour laquelle la joute oratoire, directe entre les protagonistes ou par avocats interposés, est une façon de régler le conflit en obtenant publiquement satisfaction de réparation d’honneur pour celui qui s’estime lésé5. Les paroles peuvent être outrées et, comme on l’a dit, stéréotypées, afin de ranger le cas selon de grandes catégories. L’affaire, par ce biais rhétorique, trouve sa rationalité. À l’historien de se méfier du contenu de ces sources judiciaires qui ne cherchent pas à dire la vérité du réel, mais la vérité du cas pour être efficaces dans la résolution du conflit. Cette mise à plat à laquelle aboutissent les propos extrêmes correspond d’ailleurs à un moment nécessaire de l’opposition conjugale, celui où les coups portés sur le corps de l’un des protagonistes doivent évoluer vers une autre nature, ici verbale, sous peine de devenir totalement irréversibles. Il faut faire appel à un tiers, que garantit la loi. Le tribunal est enfin, plus subtilement, le lieu, et peut-être le seul, où peut s’éteindre la rumeur. Toutes les communications ont insisté sur le rôle des voisins, porteurs des informations et relais de la connaissance, comme récepteurs et animateurs du bruit qui court. Or la rumeur est difficile à juguler quand elle a acquis une certaine enflure. Le tribunal est le lieu où elle s’officialise : les témoins – qui sont justement les voisins – viennent y déposer leur savoir. Cet acte « officiel » change la nature du bruit. Il ne court plus mais se fige en une déclaration sous serment. Or stopper la rumeur est une tâche nécessaire au cours des conflits de couple, et le tribunal se présente finalement comme le lieu d’un grand lavage, mais aussi d’un lessivage de la mémoire.
15Les protagonistes sont parfaitement au courant de ces possibilités et il faut se tourner vers eux pour comprendre la seconde raison de leurs choix. Ils n’ont pas réellement peur des tribunaux, sans doute parce que, comme nous l’avons vu, les juges participent à l’élaboration de normes qui répondent à leurs besoins sociaux. Dans de nombreux cas, ils se rendent d’eux-mêmes au tribunal pour y être entendus et défendus. C’est le signe qu’ils connaissent de mieux en mieux les procédures et qu’ils les perçoivent comme un moyen de remplacer ou de compléter les injures et les coups. On peut, de façon globale, parler d’acculturation judiciaire : peut-on dire pour autant que le recours aux tribunaux risque d’atténuer et même d’éradiquer la violence ? de faire reculer la vengeance mortelle ? L’étude des conflits médiévaux montre que l’implantation judicaire a été précoce et que s’est rapidement développé un esprit procédurier qui n’a pas manqué de gêner le travail des juges en encombrant les tribunaux6. Le fait que les affaires de couples soient liées à la transmission du patrimoine a certainement encouragé la démarche en justice, car, pour l’essentiel, les juges travaillent au civil. Il n’en reste pas moins que les autres modes de résolution ont subsisté parallèlement, y compris la vengeance. Cela tient à ce que la justice est loin de pouvoir résoudre tous les aspects de l’opposition qui peut sourdre entre les protagonistes du couple et leurs parentés respectives. Un certain nombre de données lui échappent, qui se résolvent autrement7.
16Enfin, terminons par ce qui relève du plus profond de l’individu dans les motivations rencontrées. Toutes les communications ont mis l’accent sur la force des sentiments et le poids des passions. Certes, la passion amoureuse est au cœur du sujet, qui prélude aussi bien au rapt de séduction qu’au mariage clandestin, mais qui fait aussi se mouvoir l’aiguillon de la jalousie et martyriser les corps, plutôt celui des femmes. L’historien ne peut guère mesurer l’intensité de ces passions, si ce n’est en relevant les atrocités commises. Mais il peut remarquer que les juges sont loin de méconnaître le rôle de ces émotions fortes, et, s’ils condamnent généralement leurs conséquences, ils peuvent aussi les prendre en compte comme circonstance atténuante. Nous sommes là aux origines de la définition du crime passionnel. Il est en fait extrêmement difficile de savoir ce qui relève de la passion amoureuse ou de la pulsion qui fait passer à l’acte, mais aussi de déceler ce qui, dans la démarche en justice, tient au paraître. Il ne faut pas oublier que ces hommes et ces femmes ainsi que leurs parents appartiennent à une société où la renommée se fait et se défait sans cesse, qu’elle se lit sur le regard des autres, de ceux qui, justement appartiennent au pays de connaissance. Dans ces conditions, qu’attendent ces hommes et ces femmes des justices qui les contraignent et qu’ils consultent ?
17Aller en justice, est-ce régler un problème personnel ou bien restaurer un honneur blessé ? Le mari trompé, la femme battue viennent-ils exposer leurs ressentiments au tribunal ou retrouver l’intégrité de leur honneur ? Les différents cas étudiés montrent le poids énorme de l’honneur dans les différentes démarches. Le problème est de savoir comment les juges peuvent le leur restituer. On sait que les modes de résolution mis en œuvre par la justice tiennent largement compte de ces restaurations d’honneur qui sont faites en public. Quand il s’agit des couples, le pilori, la chevauchée sur l’âne ou la peine de course pour les adultères sont une façon de rétablir l’honneur perdu. On sait aussi que les tribunaux peuvent régler les éléments matériels que comporte l’honneur, en particulier quand il s’agit de patrimoines dilapidés. Ce n’est pas négligeable et ces biens matériels font partie intégrante de l’honneur blessé, comme il a pu être démontré dans plusieurs exemples réunis ici. La justice offre-t-elle cependant une réparation suffisante ? N’est-ce pas parce qu’elle est finalement en partie impuissante qu’elle laisse subsister d’autres modes de résolution ? Autrement dit, à la différence de nombreux cas criminels qui se résolvent par le biais de rituels efficaces comme l’amende honorable, les affaires de couples sont trop complexes pour donner lieu à des résolutions totalement codifiées. La charge affective, les enjeux physiques, qui marquent les corps et qui sont en toile de fond de ces affaires, relèvent des domaines psychique et physiologique qui échappent en grande partie aux tribunaux.
18Au cours de ces affaires, malgré les affres que révèlent les archives et la fragilité des vies qu’elles mettent en scène, ces hommes et ces femmes témoignent d’une grande dignité et ils entendent bien la conserver de toutes les façons possibles. Cela implique négociations et palabres. Là se situe leur espace de liberté, car défendre son honneur revient à affirmer son être, malgré l’asservissement social et parfois juridique de certains individus. En leur donnant des droits, le couple leur en donne les moyens. Paradoxalement, le petit peuple peut bénéficier de cette liberté matrimoniale que le couple permet d’acquérir, plus peut-être que les élites, contraintes le plus souvent à des mariages arrangés8. Quant aux femmes, elles trouvent dans ces affaires de couples un moyen de faire entendre leur voix, alors que leur honneur sexuel est habituellement confisqué par les hommes qui ont l’habitude de laver entre eux l’affront qui lui est fait. Il resterait à savoir si les tribunaux qui accueillent ces femmes leur sont plus favorables qu’aux hommes. Les juges n’ont-ils pas tendance à s’interroger d’abord sur l’honnêteté de la plaignante, de façon à éliminer plus facilement l’affaire ?
19Pour conclure, il apparaît bien que le mariage est au cœur des débats judiciaires relatifs aux couples9. Il impose aux femmes l’obéissance, mais il leur assure aussi la visibilité sociale, qui commence avec les verba de praesenti. D’une certaine façon, le mariage signe la liberté de la femme qui, effectivement, risque d’être moins la proie des hommes pour rester « honnête », surtout quand elle appartient à un milieu populaire. Ce besoin correspond au souci des autorités politiques et religieuses de stabiliser la société en hiérarchisant la cellule conjugale devenue la base du système sociopolitique et religieux. Les normes édictées vont en ce sens et rencontrent, de ce fait, les aspirations d’un certain nombre de groupes sociaux, en particulier les élites soucieuses de préserver leurs biens, mais aussi les intérêts des femmes que le mariage protège. Cette rencontre éclaire modestement leur place dans la société, aux côtés des hommes, alors qu’elle est si souvent méconnue et sous-estimée.
Notes de bas de page
1 Sur la microhistoire appliquée aux conflits matrimoniaux, voir M. Charageat, La délinquance matrimoniale. Couples et conflits en Aragon (xve-xvie siècle), Paris, 2011.
2 Cette transformation est analysée dans Affaires, scandales et grandes causes : de Socrate à Pinochet, L. Boltanski, É. Claverie, N. Offenstadt, S. Van Damme (dir.), Paris, 2007. Voir aussi les communications rassemblées dans P. Boucheron, N. Offenstadt (dir.), L’espace public au Moyen Âge, Paris, 2011.
3 Sur la place de l’Église dans cette évolution, voir J. Goody, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, 1983, [trad. fr., L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, 1985].
4 D. L. Smail, The Consumption of Justice. Emotions, Publicity and Legal Culture in Marseille, 1264-1423, Ithaca, 2003.
5 Je me permets de renvoyer aux exemples extraits de procès criminels au parlement de Paris, C. Gauvard, « Rituels et voix vive des avocats au parlement de Paris dans les causes criminelles, à la fin du Moyen Âge », dans R. Schulze (dir.), Symbolische Kommunikation vor Gericht in der Frühen Neuzeit (Münster, 15-18 Jh 2005), Berlin, 2006, p. 73-93.
6 B. Gubnée, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la fin du Moyen Âge (vers 1380-vers 1550), Paris, 1963.
7 Sur ces formes à la fois complémentaires et concurrentes, C. Gauvard, Justice et ordre public au Moyen Âge, Paris, 2005.
8 Voir les conclusions du colloque, P. Boglioni, R. Delort, C. Gauvard (dir.), Le petit peuple dans l’Occident médiéval, Paris, 2000.
9 Voir sur ce point la belle synthèse de D. Lombardi, Storia del matrimonio. Dal Medioevo a oggi, Bologne, 2008.
Auteur
Professeur émérite d’histoire du Moyen Âge à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France (senior), elle est rattachée au laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (UMR 8589), comme spécialiste de l’histoire politique et sociale des xive et xve siècles français, en particulier de l’histoire de la justice et de la criminalité : La France au Moyen Âge, du ve au xve siècle, nelle éd. Paris, PUF, 2010 ; Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, dir. en collaboration avec Alain de Libera et Michel Zink ; « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, éd. Paris, Publications de la Sorbonne, 2010 ; Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005. Elle a organisé de nombreuses rencontres scientifiques en France et à l’étranger et, en collaboration avec Jean-François Sirinelli, dirige la Revue historique.
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