Usage des corps/usage des mots au tribunal
Conflits et réconciliations dans la société roumaine (1750-1830)
p. 197-213
Résumés
Notre étude examine la construction de la défense dans un système de droit où l’avocat ne constitue pas encore une présence. Arrivés devant la justice, les hommes et les femmes doivent bien fabriquer leurs stratégies pour dire, à l’aide des mots et des corps, une « vérité » supposée avoir gain de cause. À travers les archives judicaires produites par un tribunal ecclésiastique, nous analysons les comportements de ces acteurs sociaux et leur mise en œuvre. Les réactions et les actions des juges sont un autre objectif de notre recherche. Se tenir devant la justice en dit en effet beaucoup sur le rapport des gens au droit.
This paper examines the way of building a defense in a law System where the lawyer, as a public servant, does not exist yet. When men and women were involved in a court case, they had to devise their own strategies to tell with words and gestures a “truth” likely to be heard. In the archives of various ecclesiastical courts, we try to analyze these strategies and how they are put into practice; the responses and choices of the judges are also an important point of our research. How men and women behave in court reveals much of their own relation to law.
Texte intégral
1Corps et mots, affects et émotions, larmes et soupirs font partie d’un arsenal essentiel toujours à portée de main des acteurs arrivés devant la justice. Et cette justice utilise à son tour corps et mots pour mettre en scène son autorité et son pouvoir. Notre contribution essaie d’analyser l’usage des mots et des corps à travers les conflits familiaux instruits par les tribunaux ecclésiastiques. Les archives de ces tribunaux gardent trace de toutes ces paroles et tout ces corps manipulés pour dire les attentes et les déceptions, les souffrances et les hontes, les affections et les haines. Tous ces mots et corps contribuent à la construction d’une défense parfois de taille, parfois rigide, parfois médiocre.
2La procédure n’est pas simple parce qu’elle exige du temps et des frais. Hommes et femmes déposent une plainte auprès des Métropolites, à Bucarest ou à Iassy – les seules institutions en droit de défaire les liens saints du mariage, d’analyser toutes les causes liées aux mœurs ou aux péchés des corps (séparation, séduction, viol, rapt, sodomie, homosexualité, adultère). La plainte est suivie d’une enquête minutieuse à l’intérieur de la paroisse et parmi les voisins des accusés, d’une comparution des parties adverses devant ces tribunaux ecclésiastiques, accompagnées par des témoins, d’une sentence et d’une autre comparution soit devant le même tribunal ecclésiastique, soit devant un tribunal civil vers la fin du xviiie siècle, s’il existe des mésententes sur la dot, le patrimoine, le partage des enfants, la confiscation de la fortune, etc.1. Les nomocanons d’inspiration byzantine, Îndreptarea legii (1652) et Cartea Românească de Învăţătură (1643), établissent tant les motifs de divorce qui pourraient être invoqués par les époux que les droits sur la fortune commune, la dot ou le sort des enfants. Les mêmes lois offrent des solutions pour les autres cas arrivés devant la justice2.
3Cette « cour de justice » se confond avec le conseil ecclésiastique constitué auprès du métropolite. Les documents gardent trace de cette attribution principale, évoquant souvent le sobor réuni pour analyser telle ou telle cause (pricină). Les membres du conseil ecclésiastique sont alors des théologiens, éduqués dans des séminaires auprès des Métropolites, Bucarest ou Iassy, préparés à offrir des solutions propres aux problèmes religieux. Trois, parfois quatre « pères clercs » de ce conseil forment cette « cour de justice », cour présidée par le métropolite. Parfois, la cour peut s’élargir en incluant certains évêques ou certains patriarches s’ils se trouvent sur place, si l’affaire les concerne, si les justiciables se trouvent sous leur juridiction religieuse. Ces juges clercs ont plus une expérience pratique liée à la longue durée de leur office qu’une formation juridique ou une connaissance des lois. L’instrumentalisation d’un litige garde trace de cet « inconvénient ». Préposés à instruire toutes sortes d’affaires3, les juges ecclésiastiques arrivent à traiter plus d’une dizaine de procès par jour. Mais leur activité est fortement limitée par le calendrier religieux et par le calendrier agricole, et les portes du tribunal restent alors fermées.
4En même temps, l’avocat défenseur n’est qu’un office introduit et imposé par les nouveaux règlements des années 1830. Parfois, hommes et femmes se font représenter par un vechil, un administrateur de biens qui assume la tâche de défenseur, et sa présence est indispensable dans des affaires concernant le patrimoine. Mais bien souvent les hommes et les femmes sont leurs propres avocats et doivent maîtriser l’art de parler et de convaincre4. Naturellement, ce « savoir » n’est pas le propre de tout le monde ; les rapports des juges (anaphora) témoignent de la difficulté de construire des histoires sur leurs propres vies. Si les uns s’en sortent brillamment, les autres ébauchent à peine un fait, une action, un événement.
5Pour convaincre, hommes et femmes se servent différemment de leurs corps et de leurs mots. L’absence d’un avocat défenseur les oblige à penser et à fabriquer des discours sur leurs histoires. Alors, hommes et femmes sont invités à dire la plainte avec leurs propres mots et à l’aide de leurs propres corps, et à composer des réponses aux accusations. Le procès est rarement jugé en l’absence d’une des parties : l’accusateur et l’accusé ont l’obligation d’être toujours là pour démêler leur affaire. Et la citation à comparaître se fait jusqu’à ce que les parties soient présentes, ensemble, au tribunal. Pour ceux qui refusent de venir devant le tribunal, le métropolite demande l’aide du prince pour les forcer, lequel peut nommer un zapciu (agent exécuteur) « qui aille les chercher et les amener devant nous, puisque, quand une partie se présente, l’autre ne le fait pas5 ».
6Les acteurs entrent en scène en fonction de leur « importance » : d’abord, un juge prend la parole pour lire les accusations, ensuite, l’accusé est interrogé et on le laisse exprimer sa propre variante des faits : « Nous avons demandé à l’accusé comment il répond à toutes ces accusations », dit le juge. Suivent les autres scènes de la justice où accusés, accusateurs, témoins, experts, juges prennent la parole, parfois tour à tour, parfois tous à la fois. Pour soutenir ou prouver les accusations, le tribunal ordonne une enquête au sein de la communauté. Elle commence souvent par la lecture d’une lettre de malédiction au centre du faubourg ou du village. D’autres fois, la lecture a lieu dans l’église paroissiale dans le but de donner à l’acte un caractère hautement solennel. Le prêtre chargé d’effectuer l’enquête a aussi pour mission de lire la lettre de malédiction à haute voix devant tout le monde : « Sur l’ordre du révérend père métropolite, nous venons donc de lire cette lettre de malédiction, qui contient un terrible anathème, devant tous les membres et tous les prêtres du faubourg Brezoianu6 ». Cette malédiction n’est pas personnalisée et s’adresse à tous ceux qui ont vu, entendu ou appris quelque chose sur la vie en commun des époux, sur l’origine des rumeurs, sur l’exactitude des faits passés ou sur les aventures de la femme ou de l’homme. Voici un exemple de ces lettres de malédiction :
Par notre dévotion nous délivrons devant vous cette lettre qui renferme grande malédiction et terrible anathème. Si vous craignez Dieu et le sort de vos âmes, vous avouez la vérité sur ces faits ou ce dont vous avez pu être informés, et nous vous accorderons le pardon et la bénédiction. Sinon, de même que s’il y a parmi vous des faubouriens et des gens de l’entourage de ceux qui renient la vérité, tout en connaissant les actes de cette femme, si c’est une putain, et l’existence qu’elle a menée avec son mari, soyez maudits et frappés de l’anathème par notre Seigneur Jésus-Christ ainsi que par les 318 saints pères de Nicée et par les saints conciles, de même que par nous autres dévots. Que le fer et les pierres fondent et se dissipent, mais que le corps de celui-là reste intact et non absous après la mort. Qu’il ait le sort d’Arius, qu’il hérite les ecchymoses d’Eshya et qu’il soit terrassé par le tremblement et le déchirement de Caïn. Qu’il ne connaisse non plus le pardon, s’il ne dit pas la vérité. Voilà ce que nous, Grégoire de Valachie, nous mettons par écrit7.
7Les témoins visés avouent redouter l’excommunication ou quelque autre châtiment spirituel dans l’Au-delà. Outre les conséquences spirituelles de la terrible malédiction, l’excommunication entraîne des conséquences immédiates, comme l’exclusion de l’individu de la communauté des fidèles. Pour un certain temps et, même pour le reste de sa vie, il n’est plus reçu dans l’église, le prêtre refusant de célébrer les services religieux intégrés dans la vie d’un fidèle. D’aucuns sont saisis par les implications spirituelles de la lettre de malédiction et même s’ils acceptent de porter témoignage, ils ne veulent pas prêter le serment. Cette procédure transforme les témoins en acteurs mêlés de force à la vie des autres, tandis que le prêtre occupe désormais une place éminente dans la construction de l’ordre social et devient un « rouage essentiel de l’appareil judiciaire8 ». Quelquefois les témoins sont obligés de renforcer leurs dires, « à haute voix », devant l’instance9. Parmi ces témoins, le prêtre joue un rôle central, toujours là pour enseigner, corriger : il est un auxiliaire indispensable de cette justice ecclésiastique10. Il faut préciser aussi que la preuve testimoniale joue un rôle décisif dans ce type de procédure et que le dire des témoins donne aux juges l’idée des faits. Des témoins qui sont, comme le constate Benoît Garnot, au service d’une cause et non au service de la vérité11. Apres l’audience orale et en présence d’une large assistance (accusés, accusateurs, parents, témoins), les juges font l’expertise des preuves et des paroles dites pour offrir finalement une solution qui ne ressemble pas toujours à une sentence. La sentence repose plutôt sur l’« intime conviction12 » des juges qui bénéficient d’une large liberté d’interprétation des preuves, des paroles, des faits.
Corps et mots des femmes
8L’histoire de Nita, du faubourg La Fontaine-du-Bœuf, à Bucarest, fait partie de l’ordinaire : elle se marie en 1792 avec Dumitru sergent (bulucbaşa), le couple vit « bien », selon l’appréciation de la femme, pendant deux ans seulement. Les treize années suivantes sont marquées par des violences physiques et verbales, une misère extrême, huit grossesses et six petits bébés morts, un va-et-vient masculin continuel, une séparation, un remariage. Soldat-mercenaire, Dumitru part assez souvent avec son escadron et revient quand il a besoin d’argent, prend quelque chose de la dot et disparaît accompagné souvent d’une femme. Accablée par les grossesses, Niƫa essaie de survivre à l’aide d’autres hommes du voisinage. Et les voisins se pressent de tout raconter au mari quand il fait son retour à la maison. Des disputes éclatent à chaque retrouvaille, et le voisinage s’en mêle pour médire, réconcilier, témoigner, cautionner.
9La femme est le premier narrateur :
Mon mari m’a amenée devant le jugement de Saint Père, le métropolite, où, par des documents écrits dans les registres13, nous avons été séparés. Puis il s’est marié avec une autre femme, une certaine Marica. Mais le mariage n’a pas duré longtemps ; une fois la dot gaspillée, il l’a abandonnée. Ensuite, il est revenu chez moi et a exigé qu’on se remarie. Il a insisté jour et nuit pour que je le reçoive, tantôt avec des promesses, tantôt avec des menaces terribles. Et comme je n’arrivais pas à l’éviter et surtout, poussée par les conseils des uns et des autres, j’ai accepté de l’épouser de nouveau pensant qu’il allait revenir sur sa conduite. Mais il s’est totalement perdu dans des maudites choses, passant tout son temps avec des prostituées, dissipant tout son revenu et son avoir ailleurs. Outre qu’il a dépensé toute ma dot, il ne me « cherche » pas et je subis des corrections et des tortures cruelles de ses mains. Un jour, alors que j’étais enceinte, il m’a pendue par les jambes et, si mes voisins et mon confesseur n’avaient pas été là pour intervenir, j’aurais pu être morte. Depuis quelque temps, il a tout ramassé dans notre maison et, accompagné d’une femme, Catinca (connue par tout le monde parce qu’elle est une débauchée et qu’avec sa sœur elles ont « cassé » d’autres ménages), il a gaspillé toute la fortune. C’est elle qui l’a persuadé de me dire en face qu’il me quitte parce qu’il n’a pas besoin d’une femme comme moi. C’est elle qui l’a conseillé de vendre ma maison et de m’abandonner dans la rue avec mes enfants tout petits14.
10Les défenses des femmes se construisent autour des mots dits et des corps bafoués. Mais mots et corps prennent une valeur juridique seulement en présence d’une « trace » ; autrement dit, ils doivent laisser des signes visibles et durables pour être criés, retenus, racontés, exposés, témoignés. Conscients de cette exigence, hommes et femmes essaient de construire des preuves « dignes d’être crues » à l’aide des autres. Parce que la frontière entre public et privé est fragile, la paroisse participe pleinement à toutes les querelles conjugales et devient part intégrante de toute entente ou de toute séparation. Elle retient des mots et garde mémoire des rixes et bagarres conjugales pour les offrir sous forme de médisance aux oreilles des autres. Cette paroisse se comporte comme un personnage actif et prend contour sous le nom de la « bouche du monde/bouche du village » (gura lumii / gura satului), dénomination toujours invoquée à travers les archives. Cette bouche du monde est une ombre menaçante qui corrige la transgression des bonnes mœurs par médisance. À l’intérieur de cette paroisse vivent les femmes, à la fois cibles préférées du commérage et tributaires de leur témoignage. Sans leur voisinage, les femmes ne peuvent pas venir exprimer les mots au tribunal, ne peuvent pas convertir la violence exercée sur leur corps en preuve.
11Dans le cas présenté ici, Niƫa s’appuie sur ses voisins. Voisins et voisines se hâtent de confirmer les mots de la femme et d’en dire plus sur le corps maltraité. L’enquête marque dans ses pages leur qualité de voisins et de témoins de la femme, habitants du faubourg La Fontaine-du-Bœuf, Bucarest : Tatul, prêtre et confesseur, Toncea, chef (vătaf) du faubourg, Maria, domestique dans la maison de l’accusatrice, Diça, voisine, et Safta, sage-femme. Chacun détient un rôle dans l’histoire conjugale de ce couple, au gré des interventions exigées et répétées dans une situation conflictuelle toujours menaçante. Alors ces témoins recomposent et détaillent l’histoire dite brièvement par la femme :
1. « Le nommé confesseur dit de cette manière : que pendant le Grand Carême il a été appelé par la domestique de l’accusatrice qui lui a demandé d’aller confesser sa maîtresse. Il est allé à la maison de Ni ta et l’a trouvée sur le lit, sans voix. Et comme il n’a pas pu la confesser, il est rentré chez lui. »
2. « Toncea raconte qu’un soir, à l’époque du Grand Carême, autour de deux heures du matin, il passait par hasard auprès de la maison de Niça ; ayant entendu des cris, il a fait un détour dans la cour où il s’est approché de la fenêtre et a vu Nita pendue à la poutre. Et il a été effrayé et s’est enfui de peur. »
3. « De même, Maria, domestique, dit qu’un soir de Carême, dans la Grande Semaine, son maître a terriblement battu sa femme et puis il l’a pendue par les pieds. »
4. « La nommée Diƫa et la nommée Safta la sage-femme, leurs voisines, parlent aussi de la terrible correction reçue par Niƫa de son homme à cause de cette femme-là, Catinca. Elles disent qu’il y a trois mois elles ont entendu que le sergent Dumitru a battu Niƫa, sa femme, dans le faubourg Saint-Elefterie. Ensuite, Niƫa est arrivée à la maison et a avorté deux semaines plus tard en raison de cette correction-là et de la faiblesse engendrée. Et elles ont vu de leurs propres yeux cet enfant né mort15. »
12Membres de ce tissu social, les époux sont, dans ce cas-ci, plus proches de leurs voisins que de leurs parents. Abandonnées assez souvent, les femmes s’insèrent dans le réseau du voisinage pour bénéficier de protection, solidarité, aide. Une solidarité qui est fort utile au tribunal.
Corps et mots des hommes
13De leur côté, les hommes fabriquent leurs accusations, marquant les mots prononcés et le déshonneur subi par le non-respect ou l’infidélité.
14Pour rester dans le cas ci-dessus, Dumitru se défend en accusant sa femme d’un bavardage excessif ; c’est la raison d’une première séparation. « Parce qu’elle est trop bavarde et l’insulte sans cesse, il l’a quittée », argumente l’homme. En outre, le verbiage de la femme est la raison de sa fuite dans le pays des Turcs.
15L’usage démesuré des mots par les femmes est une accusation fréquente à cette époque. Le portrait fait par les époux accusateurs s’ébauche de cette manière : « De nature impulsive et de langue vive », disent plusieurs maris16, la femme parle et commente toutes choses, elle n’est pas tolérante, rien ne la contente, elle répond, alors qu’elle devrait être soumise, se rebelle, alors qu’elle devrait se montrer douce. Le verbiage et l’opposition transforment l’épouse en mégère et entretiennent une tension permanente à l’intérieur du couple. Les hommes revendiquent la totale soumission de leurs femmes et expriment cette revendication très fortement : « C’est en qualité de mari que je lui ordonne d’agir selon ma volonté, et non pas selon sa volonté », ou « elle n’est pas soumise comme elle doit l’être devant un homme », ou « elle n’obéit pas aux conseils que je lui donne ». Ce sont là quelques-unes seulement des plaintes masculines lorsque l’autorité est mise en discussion par une conduite féminine jugée « rebelle17 ».
16Les juges clercs enseignent sans cesse cette dette d’obéissance, vue comme essentielle dans l’ordre domestique. Cependant, les archives judiciaires parlent d’une contestation fréquente de l’autorité masculine par l’usage des mots18. L’agression du corps masculin est moins utilisée, mais cela ne signifie pas que certaines femmes ne soient pas tentées de se défendre ou d’imposer leur autorité en se servant de la force. Niƫa, par exemple, lève la main contre son mari dans une altercation provoquée par celui-ci, pendant laquelle elle réussit à lui arracher la moustache. Autour de cette marque sur le corps masculin se rassemblent les témoignages apportés par le mari au tribunal. Les témoins, Petre, marchand, Elena, la femme de Stoica, fontainier, et Maria, la femme de Mirea, pelletier-fourreur, Matache, fripier, reviennent constamment à cette moustache arrachée, cause de la violence masculine :
« Ils ont vu de leurs propres yeux quand Dumitru a corrigé sa femme en disant qu’elle lui a arraché la moustache ; sur la pendaison, ils ne peuvent rien dire parce qu’ils n’étaient pas là. »
Et Matache ajoute :
Dumitru « a passé cette nuit-là au nouveau bain. Le lendemain, il a pris un bain et ensuite il a appelé le barbier pour bien faire arranger sa moustache. Tout de suite, Niƫa est venue et a commencé à l’apostropher : “Où as-tu été pendant la nuit, parce que tu n’as pas été près de tes enfants ?” »
17Toucher le corps de l’homme est une grande offense ; en qualité d’époux, père et chef de famille, l’homme est le symbole de l’autorité, de la force, du pouvoir19. Il corrige sans pouvoir être corrigé, il enseigne sans pouvoir être enseigné, il offre de la protection et prétend, en revanche, obéissance, respect, fidélité. L’Église orthodoxe l’a investi du contrôle de l’ordre domestique.
Dire sa vérité/Avoir sa justice
18Le langage aide à saisir le sens des mots, parce que chacun a sa propre interprétation des concepts de loi, justice, norme, pratique. Ceux qui se rendent à la cour Métropolite invoquent souvent la loi, et surtout la justice qui devient très personnalisée. Ils parlent de leur justice et clament et réclament « ma justice ». « Je réclame ma justice, dans la lumière de la vérité », dit une femme prise dans le carcan du procès. Une autre femme fabrique le discours suivant : « Ainsi, les larmes aux yeux, je supplie Votre Sainteté de m’aider à trouver justice en vertu des témoignages que je possède, puisque nous sommes des gens soumis à une loi, des chrétiens, et non pas des Turcs20. » Quelle signification revêtent pour ces femmes les mots loi et justice ? Se rapportent-t-ils à la loi du pays ou à la pratique judiciaire ? Ces extraits de discours nous enseignent que ces femmes font appel à une loi et à une justice fondées sur la véracité des témoignages et sur la crédibilité des témoins, ainsi que sur l’expertise des preuves. En même temps, l’acte de justice englobe encore une importante mission divine, si on pense que beaucoup de litiges se résolvent à l’aide du serment ou de la lettre de malédiction.
19L’acteur dit « sa vérité » par sa propre bouche et construit toute une stratégie où arguments et raisons justifient une conduite, un geste, une parole. Le droit à la défense donne, lui, un statut d’« avocat » et le charge de bien plaider sa cause en manipulant témoins, preuves, expertises, sermons, langages. Certains fabriquent et produisent des plaidoiries et des preuves comme de « vrais experts », et s’acharnent opiniâtrement sur une justice près de leurs pensées. D’autres se cramponnent dans les mailles de la méconnaissance ou de la timidité, et les juges étouffent toute idée de « ma justice » et offrent un compromis pensé « équitable ». Cette justice est-elle moins ou plus équitable21 ? On dit seulement que le chemin de la justice est assez long et coûteux, même si cela n’implique pas le recours à un avocat. Également, on observe que le résultat d’un procès est jugé rarement comme équitable par les acteurs parce que la « justice » offerte ne ressemble presque jamais à la « justice » désirée. Par exemple, le 30 juillet 1784, Ilinca et son mari Pană, tout deux de Bucarest, comparaissent devant le métropolite pour des disputes conjugales. Le procès dure depuis quatre ans déjà, puisque la femme n’accepte pas la sentence et multiplie les recours. Elle réclame incessamment « sa justice » et se donne la peine de produire toujours des preuves et de fabriquer des arguments pour l’obtenir. Toutes les séances se terminent en bagarre parce que Ilinca, femme d’une forte personnalité, s’insurge contre un jugement qui lui est défavorable : « Comme elle se tenait devant le sobor métropolitain, elle traitait son mari de syphilitique (sfrînțit) [en langue de l’époque, le mal français], voleur, buveur, gaspilleur d’économies, et d’autres encore qu’on ne peut pas nommer », lit-on dans le registre. Puisque tout le monde lui est hostile, la femme n’a plus rien à perdre. Elle attaque donc violemment le métropolite et son sobor, les accusant de s’être « laissé graisser la patte par son mari, ce qui aurait eu des conséquences sur la justice qui lui était due », note le greffier. Mais la femme continue à proférer des accusations et « n’arrête pas de nous ennuyer avec ses pétitions mensongères, sans avoir aucune raison ni fondement à l’appui de ses dires », écrit le même greffier. Cette fois-ci, l’épouse fournit comme preuve d’infidélité une écharpe qui semble appartenir à la maîtresse de son mari. La cour accepte cette preuve mais, comme l’époux la réfute, la propriétaire de l’écharpe est appelée devant le tribunal pour s’expliquer : « Maria a commencé à se maudire devant les Saintes Icônes et en présence d’Ilinca, et dire qu’elle peut jurer et peut recevoir la malédiction, qu’elle n’a eu aucune relation charnelle avec Pana et qu’il ne l’a jamais touchée, ne lui a jamais dit un mot dans ce sens. En outre elles sont parentes, alors elle ne peut pas commettre un tel péché. Elle lui a prêté ce fichu pour tenir son argent. » Cette pièce d’étoffe nourrit ainsi un débat chez les juges, les plaideurs et les témoins, parce que tout le monde est invité à raconter les gestes, les comportements, les paroles dites à ce moment-là22. Avoir « sa justice » s’avère difficile si on tient compte que tout procès finit par un compromis et que l’arbitrage domine tout acte de justice23. Alors des récriminations de ce style sont assez souvent prononcées : « Et moi, le pauvre, je n’ai pas eu le temps de dire ma justice, et j’ai été condamné sans être écouté24. »
20Se tenir devant le tribunal relève d’un bon spectacle, si on considère cette femme qui, au nom d’une justice fort personnalisée, utilise toute une série d’accessoires. La loi demande aux justiciables de se conduire « avec respect et soumission, de se tenir debout pendant le procès, le chapeau à la main25 ». Quant aux juges, la même loi leur demande de prendre au sérieux leurs attributions et de ne proférer « d’autres propos ou plaisanteries, ni de porter dommage aux examens qu’ils ont faits26 ». Toutefois, juges et justiciables observent mal la loi, et les princes interviennent plusieurs fois pour leur rappeler le respect pour l’acte de la justice : « Pendant qu’ils siègent en justice, qu’ils s’abstiennent de parler ailleurs et de plaisanter ou de s’amuser ; que leur séance soit à leur honneur et sans gains illicites27 ; que leur pensée ne soit dirigée qu’aux affaires du procès et leur esprit ne soit porté que vers Dieu, afin qu’ils puissent reprendre la lumière de la justice ; qu’au cours du jugement, ils ne profèrent pas de plaisanteries, de rires ou d’autres propos ; qu’ils ne se permettent non plus de fumer28. » La répétition de la même ordonnance indique que la loi n’est pas vraiment observée.
21De l’autre côté, les justiciables font de leurs corps un instrument utile dans la construction d’une mise en scène de la défense. Par exemple, le 6 juin 1804, le tribunal écoute les défenses de Felda de Tingani, département d’Ilfov, et d’Ilinca de Bucarest ; toutes les deux réclament le même homme pour séduction et abandon. Avec qui Ion doit-il se marier ? Qui a été la première déflorée ? Qui pourrait argumenter mieux ce droit de « préemption » ? Comme l’enjeu du procès est le mariage, les filles s’efforcent de bien jouer leur rôle, et le greffier note cette lutte acerbe pour convaincre. Felda insiste sur le fait qu’elle a été la première dans ce jeu de cour et séduction, que tout le village peut témoigner dans ce sens, donc l’homme lui appartient. En écoutant l’aveu de sa rivale, Ilinca s’apeure et commence à crier et s’accrocher à l’homme, et à dire d’une manière forte et hystérique que Ion « est son homme et elle ne veut jamais le quitter ». Pour être sûre, elle fait tous les gestes : enlace l’homme, s’accroche à ses habits, hausse la voix, y va de ses larmes, soupirs et évanouissement, de sorte que les juges doivent interrompre un petit instant la séance pour calmer l’assistance29.
Expertiser les mots et les corps
22Devant la justice, les hommes et les femmes racontent leurs histoires de manière « prodigieuse », autrement dit, ils essayent de broder autour d’un noyau de scènes attendues. Les juges clercs ne se laissent pas facilement impressionner par ces récits de vies basculées par des conflits, infidélité, misère, précarité, abandon, crime, débauche. Cela fait partie du quotidien. Pourtant, assumant le rôle de gardien des bonnes mœurs, ils doivent intervenir pour élucider, calmer, établir l’ordre. Ce besoin d’ordre gouverne tout le jugement et marque toute la sentence. En outre, les clercs entretiennent vivement dans la mémoire des sujets que le mariage est un sacrement et que l’on ne peut le dissoudre que dans de graves circonstances. Mais les clercs ne savent pas quelle est la meilleure attitude : prêter attention aux souffrances des gens ou sauvegarder ce sacrement à tout prix30 ? Cette ambiguïté engendre une sorte de va-et-vient au tribunal. Une plainte ouvre un procès, mais n’aboutit pas à le fermer. Elle est suivie par l’enquête, la lettre de malédiction, le témoignage, des documents utiles pour que la justice analyse la consistance des mots dits et écrits. De ce tourbillon des mots, les juges prennent en considération deux catégories : les insultes liées à la sexualité des femmes et les menaces à la vie d’autrui. Par exemple, Dumitru accuse sa femme de fornication et porte comme preuve le bébé né pendant son absence : « À son retour, il a trouvé sa femme qui venait d’accoucher d’un bébé de trois jours. » C’est une grave accusation qui prouve sans aucun doute l’infidélité et le déshonneur. C’est elle qui lui a servi pour obtenir la première séparation. Sa réutilisation, dans le nouveau contexte et après un remariage, n’a aucune valeur et personne n’en parle.
23Pouvant être considéré comme « porteur de signes, aisément lisibles pour ceux qui appartiennent à la même civilisation31 », le corps peut également figurer comme preuve. Les blessures, les bleus, le sang peuvent soutenir les accusations formulées dans la plainte. Ce sont des signes acceptés par la cour. « On voit donc la plaignante qui a été très rudement battue, qu’on a si violemment frappée qu’elle en a l’œil poché et qu’il s’en est fallu de peu qu’elle n’en devienne borgne » ou bien « on peut même voir les bleus qu’il a provoqués sur sa femme lorsqu’il a voulu l’étrangler32 », ou encore, « il a déclaré devant nous que c’est une broche qu’il a lancée contre elle, lorsqu’elle nous a montré son dos, et nous avons vu les vêtements tailladés au couteau et imbibés de sang, et les sergents eux-mêmes ont vu33 ».
24On peut se demander de quelle manière ces faits influencent la décision des juges. Ceux-ci savent se montrer compatissants envers les très nombreuses femmes battues qui passent devant eux, tout en ne cessant de leur enjoindre de retourner dans le lit conjugal et de se soumettre. Ce n’est que lorsque les voisins interviennent et témoignent de la violence de l’époux que la justice tranche, souvent pour n’accorder qu’une séparation temporaire34. Les voisins ont beaucoup de chose à dire sur les corps maltraités des femmes, étant donné qu’ils sont toujours au milieu des coups et des querelles35. Même en présence des stigmates de la violence physique, le métropolite (le chef du tribunal ecclésiastique) ne consent qu’exceptionnellement à accorder le divorce à la femme battue lors de la première audience et préfère croire que le mari changera36.
25C’est la même chose pour cette affaire maritale de Niƫa et Dumitru. Dans ce mélange de mariage, remariage, bigamie – Niƫu est encore marié avec sa deuxième femme, Marica et il s’est remarié avec sa première femme sans divorcer de la deuxième –, concubinage (il vit en concubinage avec une troisième femme, Catinca), la violence physique s’esquisse dans les plaintes de la femme et est confirmée par les voisins, mais elle diminue dans la balance de la justice. Quelques coups ou plusieurs coups, une moustache arrachée ou certaines gifles sur les joues font partie de l’ordinaire. Au moment de la comparution, tout le monde est en « bon état », sans signes visibles. De plus, la femme ne demande pas la « punition », mais la correction d’un comportement agressif et dissipateur ; elle prétend à l’aide des juges pour mettre à l’abri sa dot, pour obtenir du mari le remboursement de la partie dotale gaspillée et pour l’obliger à abandonner son amante. Les désirs de la femme ne trouvent pas d’échos dans le cœur du mari. Offensé par cet appel en justice, l’homme refuse tout conseil, toute réconciliation et préfère être puni pour sa bigamie et son concubinage.
26La loi sanctionne durement la bigamie, par la prison, la confiscation des biens, enfin la peine capitale. Un rituel déshonorant est appliqué pour montrer à tous la honte et la gravité du péché commis. Les hommes coupables de bigamie sont promenés « nus, dans les rues, sur des ânes, tout en étant frappés de deux quenouilles » ; le châtiment est le même pour les femmes bigames, sauf que les quenouilles sont remplacées par des bonnets d’homme37. En pratique, le métropolite est conscient de ne pas pouvoir appliquer la peine capitale, pas même la prison. De toute cette énumération législative, il ne reste rien, parce que les juges s’adaptent aux temps. Le pouvoir économique des hommes est exploité dans l’intérêt des femmes trompées ou abandonnées. Envoyer un homme en prison, alors qu’il est pris dans plusieurs relations et est responsable pour l’entretien des enfants, ne sert à personne. Rétablir l’ordre et non pas imposer la loi est le but des juges38. Ils pensent plus en termes économiques et sociaux qu’en termes juridiques. La solution donnée dans le cas mentionné est presque pareille pour d’autres cas retrouvés dans les archives. Comme Dumitru refuse obstinément le retour à la maison, les juges accordent la séparation, mais l’homme perd le droit de remariage pour toute sa vie. De plus, il est accablé par la restitution de la dot, l’éducation de ses deux enfants et la perte de la maison, une maison dotale il est vrai, mais refaite par lui. Il faut noter aussi que presque tous les couples retrouvés dans les archives judiciaires sont des « récidivistes » ; ils sont passés plusieurs fois par la justice, se sont engagés par des « lettres de réconciliation » à changer leurs comportements, ont promis de ne pas retomber dans les mêmes fautes39. Mais ils reviennent toujours pour témoigner ainsi d’un « échec d’une politique de prévention et de réinsertion40 ». Presque tous ont été touchés par la peine canonique parce que toute sentence englobe aussi un côté religieux assez important : prières, pénitences, excommunication s’appliquent aux maris dans l’espoir de les faire changer de comportement. Dans le même sens va l’obligation d’observer un programme centré sur la pratique religieuse. Le programme est supposé aider l’individu à bien réfléchir sur sa future conduite. Observateur de ce programme est le prêtre paroissial qui, en fonction de l’assiduité, peut recommander le retour au mariage (suspendu durant l’exécution de la « peine canonique »), l’excommunication ou le divorce.
27Concernant la moustache arrachée, ce « stigmate » féminin sur le corps masculin, les juges l’annulent par le silence. C’est très sérieux pour l’homme et son entourage, moins sérieux pour des juges expérimentés qui en ont vu d’autres. Dans certains cas, toutefois, la fraîcheur des signes et le degré de dangerosité des blessures entraînent la révolte de la cour. Le code de loi est invoqué et l’article est minutieusement cité : « Le livre 42, titre 12, liste 34, dit que la femme qui menace la vie de l’homme, par quelque moyen que ce soit, qu’on la sépare. » De plus, « les empereurs Léon et Constantin disent, au chapitre 212, article 220, si la femme frappe son homme, qu’on les sépare ». L’insertion législative est introduite dans le procès de Dobre épicier contre sa femme, Sofica. Il raconte que sa femme l’a frappé deux fois : une fois pendant son sommeil en utilisant une canne pour voler la bourse gardée en son sein ; la deuxième fois comme réaction aux reproches du mari et en utilisant une chaise. Dans ce cas-ci, les juges diligentent l’obligatoire enquête parmi les voisins, mais le corps masculin stigmatisé de l’insoumission féminine a déjà fixé la direction de la justice. « Nous avons tous vu les bleus sur la tête du plaignant, très près de ses yeux. Certains saignaient encore ; et nous avons constaté qu’elle n’a pas fait tout cela par faute, comme si elle se défendait, bien au contraire, elle l’a fait exprès et pouvait le tuer. » L’attentat au corps masculin doit être puni de façon exemplaire : « pour son acte nous avons décidé de la punir en public avec le fouet. » Le corps de la femme doit aussi recevoir l’empreinte de l’autorité masculine, en public, sous les yeux du voisinage, pour être porté en exemple. La « valorisation » du corps féminin a lieu dans une seule situation, la grossesse. Porteur d’une autre vie, ce corps est pardonné pour protéger l’autre corps à l’intérieur, mais cela ne signifie pas une annulation de la sanction. Elle est convertie en prison jusqu’à la régénération du corps capable de recevoir des coups. C’est le cas de Sofica qui proclame une grossesse pour éviter le fouet et qui est directement envoyée au couvent : « Qu’elle soit envoyée au couvent, loin en province, d’abord pour se repentir, ensuite pour servir d’exemple aux autres41 », dit la sentence.
28Les mots et les corps sont portés devant la justice pour dire des histoires sur les hommes et les femmes. Pourtant, mots et corps prennent des valences différentes en fonctions des personnages, du sexe de l’acteur, du degré de danger engendré. Le corps féminin doit se trouver dans un très mauvais état pour acquérir une reconnaissance juridique, alors que des traces visibles sur le corps masculin prennent beaucoup plus facilement le statut de preuve incontestable. Cette différence de statut peut d’abord s’expliquer par le fait que l’homme représente la force et l’autorité, il est le chef d’une famille et son principal pilier économique. Le coup qui blesse le corps d’un homme met également à mal l’autorité masculine et la tourne vers la dérision publique. « Ne pas insulter le mari, parce qu’on en rit et que c’est mal vu42 », conseille une vieille femme à une jeune épouse impulsive. Le conseil témoigne de la façon d’envisager les rapports de pouvoir à l’intérieur d’un couple où la paix conjugale implique l’obéissance féminine. Suivant cette direction, le corps féminin doit être soumis, apprivoisé, et la correction admise, voire recommandée comme un bon moyen pour marquer la puissance et la supériorité masculines. À partir de cette « idéologie » se construit toute la défense et se prononce la sentence. Se tenir devant la justice oblige les justiciables à fabriquer des stratégies même minimales dans cette lutte pour avoir « sa justice ». Ils se rapportent moins aux normes, tandis que l’usage des pratiques et même leur fabrication se trouvent parmi leurs préoccupations. Chacun croit détenir la « vérité » et essaie de l’imposer à travers des mots, des gestes, des larmes, des émotions et des corps. Une « vérité » qui renvoie toujours aux choses dites et entendues, à la véracité des faits soutenue à l’aide des témoins ou des preuves jugées « irrationnelles », parmi lesquelles s’inscrivent le serment et la lettre de malédiction.
Notes de bas de page
1 Pour plus des détails sur la procédure juridique, voir : C. Vintil-Ghijulescu, « Autour du divorce : disputes et réconciliations au tribunal (Valachie, 1750-1830) », Annales de démographie historique, 2, 2009, p. 77-99 ; id., Liebesglut : Liebe und Sexualität in der rumänischen Gesellschaft 1750-1830, Berlin, 2011.
2 Un couple peut se séparer pour toute une série de motifs, minutieusement détaillés dans les textes, mais dont les plus fréquents, dans la pratique, sont : la vie misérable, l’abandon de la famille et du domicile conjugal, l’adultère et la mauvaise conduite associée à la luxure, la bigamie, la perte de la virginité avant le mariage, la maladie, la vie monastique (îndreptarea legii [1652], Bucarest, 1962, p. 180-232). On s’arrête ici seulement sur les deux principaux motifs – mauvaise vie et adultère – qui rassemblent plus d’acteurs et donnent la grande majorité de disputes. Sur le divorce, voir aussi F. Ronsin, Le contrat sentimental. Débats sur le mariage, l’amour, le divorce de l’Ancien Régime à la Restauration, Paris, 1990 ; L. Stone, Road to Divorce. England 1530-1987, Oxford/Londres, 1992 ; S. Seidel Menchi, D. Quaglioni (dit.), Coniugi nemici. La separazione in Italia dal xii al XVIII secolo, Bologne, 2001 ; D. Lombardi, Matrimoni di antico regime, Bologne, 2001.
3 Aux tribunaux des Métropolites sont jugés tous les procès auxquels on attribue un « caractère ecclésiastique », depuis ceux concernant les clercs jusqu’à ceux portant sur les propriétés et les biens de l’Église ou se rapportant à la famille et à l’individu. Notre analyse ne s’intéresse qu’à ces derniers.
4 Dans nos archives judiciaires, nous n’avons trouvé ni avocat ni procureur, dans le sens évoqué par B. Garnot, Histoire de la justice. France, xvie-xxie siècle, Paris, 2009, p. 314. Les acteurs sont aidés à la rédaction de leurs plaintes par des logothètes, c’est-à-dire par des officiers travaillant dans la chancellerie de la cour Métropolite, employés pour leur connaissance de l’écriture.
5 G. Crot, A. Constantinescu, A. Popescu, T. Radulescu, C. Teganeanu, Acte judiciare din Ţara Românescă, 1775-1781, Bucarest, 1973, p. 713.
6 Dans ce cas précis, le tribunal juge un cas d’adultère. La lettre est demandée (achetée) par le mari, un grand noble qui a fort besoin de tous les témoignages pour bien prouver la fornication de sa femme. L’enjeu de ce procès tient à la grande fortune de la femme qui revient au mari en cas d’adultère prouvé (Archives nationales roumaines, fonds manuscrits, ms. 139, f°217-221v. Désormais : ANR).
7 Bibliothèque de l’Académie roumaine (désormais : BAR), fonds manuscrits, ms. 637, f°38v-39.
8 E. Wenzel, « Des lois du roi au sang du Christ. Le clergé paroissial, auxiliaire précieux de la justice d’Ancien Régime », dans C. Dolan (dir.), Entre justice et justiciable. Les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au xxe siècle, Laval (Québec), 2005, p. 587. Il faut comparer ce type d’outil judiciaire avec le monitoire présent dans la France de l’Ancien Régime. Voir en ce sens F. Vigier, « Le recours aux monitoires ecclésiastiques dans le Centre-Ouest français au siècle des Lumières (l’exemple du diocèse de Poitiers) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière ». Le temps de l’histoire, 2001, p. 221-239 ; E. Wenzel, « La pratique du monitoire à fin de révélation sous l’Ancien Régime, à travers l’exemple du diocèse d’Autun (1670-1790) », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 57,2000, p. 283-300.
9 Par exemple, en octobre 1793, Ancuƫa du département Mehedinƫi doit se présenter à l’audience avec Barbu Viişoreanu. Il n’est toujours pas là au bout de deux semaines. Un mumbaşir (agent exécuteur) est donc chargé de lui rappeler qu’il doit se présenter devant le tribunal. De retard en retard, certains témoins refusent de rester davantage à Bucarest. Et la femme rédige une autre plainte pour demande de l’aide, mettant l’accent sur cette tergiversation coûteuse : « Moi, toute femme misérable que je suis, je suis venue avec les témoins et je les entretiens à mes frais depuis deux semaines déjà. Et ce mumbaşir qui est allé les chercher ne peut pas arriver avant un mois. Alors, c’est à Votre Grande Sagesse de juger si cela est juste et possible que j’entretienne ces témoins durant un mois à Bucarest, misérable que je suis ? Et, par-dessus cela, ils ne vont même pas y rester puisqu’ils doivent bientôt s’acquitter de l’impôt au trésor » : BAR, ms. 3932, f°50v-52.
10 Nous avons mis en évidence ce rôle essentiel du prêtre dans la société roumaine de l’Ancien Régime et son implication dans l’administration de la justice dans C. Vintilà-Ghitulescu, În şalvari şi cu işlic. Biserică, sexualitate, căsătorie şi divorţ în Ţara Românească a secolului al xviii-lea, Bucarest, 2011. Voir dans ce sens aussi E. Wenzel, « Des lois du roi au sang du Christ... », art. cité.
11 B. Garnot, Histoire de la justice..., op. cit., p. 620.
12 Ibid., p. 623.
13 La femme fait référence ici à sa première séparation que le tribunal ecclésiastique pouvait retrouver dans les archives. La mémoire de chaque procès est gardée dans des registres spéciaux, tandis que les justiciables reçoivent seulement des documents sur la décision finale.
14 BAR, ms. 651, f°50v-54, 4 septembre 1805.
15 BAR, ms. 651, f° 50v-54.
16 Voilà un exemple : le logothète Iacovache refuse de se réconcilier avec Ruxandra, la fille de Safta Picătură (La Goutte), au bout d’une année de séparation de corps. Après l’avoir accusé de tous les maux de la terre, y compris de lui avoir transmis la syphilis, c’est le tour de Iacovache de parler devant le tribunal pour se défendre des misères subies aux côtés de Ruxandra, qui n’est point l’« ange » qu’elle dit être dans plusieurs de ses réclamations. Pendant l’année et demie qu’ils ont passée ensemble, Ruxandra n’a cessé de l’insulter, « en me traitant d’abord de goujat et barbare et me reprochant de ne pas avoir été de son rang, car elle est de meilleure famille que moi ». De plus, lorsqu’elle se met en colère, Ruxandra devient violente, lui crachant et lui jetant à la tête tout ce qui lui tombe sous la main, « jusqu’à lui briser la tête d’un miroir à bordure de noyer ». La cible de la fureur féminine, c’est aussi la belle-mère, logée à la même enseigne que son fils : « La pauvre vieille mère que j’ai, elle la traite éternellement de torchon et vieille truie, des coups et des crachats, ma mère aussi en a reçus », raconte Iacovache. Le sobor (concile des prêtres juges) conclut que les deux sont de « nature impulsive » et qu’il leur serait difficile de vivre ensemble (BAR, ms. 3932, f°68 69, 21 avril 1800, et ANR, ms. 140, f°16-17v, 18 juillet 1800).
17 BAR, ms. 635, f°4-4v ; ANR, ms. 140, f°108-108v ; 109v-112v.
18 Le 4 octobre 1774, lorsque Maria du faubourg Fântâna Boului se plaint de son mari Asanache qui ne cesse de la battre depuis sept ans, de la rendre malheureuse et de ne pas lui fournir le nécessaire, les voisins des deux faubourgs où le couple a vécu après le mariage se montrent indignés de son audace. Leurs témoignages dressent le portrait d’une mégère et celui du « mari bon et travaillant pour sa maison ». Le pope Mavrodin ouvre la série de témoignages en esquissant le portrait du mari. Il peut, selon lui, parler de la vie commune des époux, en prêtre de la communauté autant qu’en voisin, « puisque je vois de mes propres yeux ». Or, tous les jours, il a vu le logothète Asanache « travaillant durement pour sa maison, apportant à la maison tout le nécessaire à la nourriture, et des bois, du chanvre, du lin. Il les remet entre les mains de sa femme pour qu’elle les administre et rien ne manque et quand il part en voyage il lui laisse de l’argent pour les frais ». Voilà donc résumées en quelques phrases les qualités du mari. Asanache est décrit par tous comme le « bon mari », qui s’acquitte de toutes les obligations ménagères. A contrario, le voisinage ne comprend pas le comportement de Maria, étant donné la bonne renommée de son mari. C’est avant tout l’insoumission qui choque son entourage. Dans le portrait esquissé par le prêtre, Maria apparaît comme une femme « méchante et insoumise à son mari ». Chaque voisin ajoute ensuite de petits détails. Mais tous relèvent sa conduite déshonorante qui contribue à diffamer le mari dans le faubourg. Ils mettent en avant le déshonneur subi par Asanache à cause des insultes que Maria crie dans la maison, dans la cour, dans la rue, au cabaret, pour que tout le monde l’entende, comme le formule le prêtre : « Toujours, à tout instant, elle lui lance d’abjectes insultes, qu’on a honte à entendre et à prononcer, et dont tout le faubourg est étonné. » Les voisins partagent son indignation : « Tout le faubourg en est étonné », c’est une formule qui revient sous une forme ou une autre dans les autres témoignages. Comme les autres, les femmes n’approuvent guère une telle attitude. La vieille Sanda, par exemple, soutient que, par son comportement, Maria ne fait que provoquer du bruit, du scandale et du déshonneur, c’est pourquoi elle lui a conseillé souvent « de ne pas insulter son mari, parce qu’on en rit et que c’est mal vu » (BAR, ms. 635, f°4-4v).
19 De cette relation entre corps masculin battu et offensé parle aussi C. Regina, « L’intrusion de la justice au sein du foyer. La violence conjugale jugée devant la sénéchaussée de Marseille au siècle des Lumières », Annales de démographie historique, 2, 2009, p. 68.
20 ANR, fonds Mitropolia Ţării Româneşti, CCCLXVII/1, document du 19 juillet 1819.
21 F. Briegel, « La défense de séditieux au xviiie siècle à Genève : instrument de négociation et de représentation politique », dans C. Dolan (dir.), Entre justice et justiciable..., op. cit., p. 381.
22 BAR, ms. 637, f° 10-13, 67v-69,19 août 1781, 30 juillet 1784.
23 Pour l’arbitre, voir aussi M. porret, Le crime et ses circonstances : de l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, 1995.
24 BAR, ms. 640, fol. 80-80v.
25 Pravilniceasca Condică, 1780, Bucarest, 1953, p. 64 ; voir aussi V. Georgescu, O. Sachelarie, Judecata domneascӑ, în Ţara Româneascӑ şi Moldova 1611-1831, Procedura de judecată, Bucarest, 1982, 2e partie, p. 127-128.
26 Pravilniceasca Condică..., op. cit., p. 60.
27 Les archives judiciaires sont plusieurs fois traversées par cette accusation de « corruption », soit qu’il s’agisse de sa forme concrète, argent, soit qu’il s’agisse de sa forme moins concrète, faveur ou influence. Les accusations dites à haute voix devant les juges ne deviennent pas pour autant des sujets d’enquête. Cependant, les projets législatifs et les codes sanctionnent avec insistance cette pratique et exigent de la part des juges une honnêteté exemplaire : « Il est interdit aux juges de recevoir des cadeaux ou des pots-de-vin, et de noircir ainsi leurs mains » (Pravilniceasca Condică..., op. cit., p. 168).
28 V. A. Urechia, Istoria Românilor, Bucarest, 1893, p. 43-44.
29 BAR, ms. 646, f° 148-149.
30 De ce dilemme parle aussi A. Stella, Amours et désamours à Cadix aux xviie et xviiie siècles, Toulouse, 2008, p. 98.
31 R. Muchembled, L’invention de l’homme moderne. Culture et sensibilités en France du xve-xviiie siècle, Paris, 1988, p. 216.
32 BAR, ms. 637, f°5v-6,3 octobre 1784, Calina vs. Stefan couturier. Même si le corps de la femme est dans un état d’agression épouvantable, les juges ne se décident pas à accorder la séparation. Pour son agression, l’homme est mis au joug devant l’église paroissiale, mais ce type de sanction diffamante peut l’inciter à plus de violence. Cependant, le tribunal espère un redressement de la conduite masculine, envoie la femme au monastère pour réfléchir et revenir sur sa décision de séparation. Comme elle est effrayée par toute cette violence, elle ne revient pas, et le tribunal accorde seulement une séparation de corps.
33 ANR, ms. 140, f° 17-18, 15 octobre 1793.
34 ANR, ms. 140, f°28v-29, 29 mai 1798.
35 Voir aussi A. Farge, Effusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au xviiie siècle, Paris, 2007, p. 168.
36 En ce xviiie siècle, le corps souffrant est expertisé parfois par les mêmes clercs juges. Devant leurs yeux, un plaignant doit exposer son corps, ses maladies, infirmités, mélancolies ou hypochondries, bleus et blessures, douleurs et larmes. La description de leur expertise occupe les pages et préoccupe la raison et le langage essayant de trouver les mots pour dire « scientifiquement » quelque chose de pas trop connu. Les docteurs et les sages-femmes s’ajoutent à cette expertise, dans des circonstances ponctuelles (crime, empoisonnement, syphilis, défloration, épilepsie, etc.), plutôt vers la fin du siècle. Voir aussi A. Pastore, « Violence du corps : entre médecine et droit. Théorie et pratiques de l’expertise médico-légale au xviie siècle, l’exemple de Bologne », dans M. Porret (dir.), Le corps violenté. Du geste à la parole, Genève, 1998, p. 1997-223 ; A. Pastore, « Médicine légale et pratique de la torture en Italie au xviiie siècle », dans M. Porret (dir.), Beccaria et la culture juridique des Lumières, Genève, 1996, p. 287-306 ; M. Porret, « Médecine du crime, médecine de l’âme », Crime, histoire & sociétés, 2, 1998.
37 îndreptarea legii, article 237, p. 231-233.
38 Voir aussi T. Kuehn, Law, Family and Women. Toward a Legal Anthropology of Renaissance Italy, Chicago/Londres, 1991, p. 21 ; Simona Cerutti parle de cette opposition entre « la rigidité de prescription et l’ambiguïté possible des interprétations et des usages » : S. Cerutti, « Normes et pratiques ou de la légitimité de leur opposition », dans B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, 1996, p. 130.
39 Dans ces lettres de réconciliation, le coupable a l’obligation d’énoncer tous les faits qui lui étaient reprochés, l’engagement à changer de conduite et le châtiment qu’il recevra s’il ne s’amende pas. Le châtiment est consigné dans ce document, puis lu et relu devant le conseil, devant les conjoints pour leur rappeler ce qu’ils doivent à l’indulgence du métropolite et que toute récidive leur apportera non seulement une punition canonique mais également une punition pénale mise en œuvre par la justice du prince.
40 F. Briegel, E. Wenzel, « La récidive à l’épreuve de la doctrine pénale (xvie-xixe siècles) », dans F. Briegle, M. Porret (dir.), Le criminel endurci. Récidive et récidivistes du Moyen Âge au xxe siècle, Genève, 2006, p. 109.
41 BAR, ms. 3932, f°87-87v, 19 septembre 1800.
42 BAR, ms. 635, f°4-4v.
Auteur
Chargée de recherche à l’institut d’histoire Nicolae Iorga de Bucarest et professeur associée à l’université de Bucarest. Spécialisée dans l’histoire de la société roumaine et balkanique du xviiie siècle. Dernière publication : Liebesglut : Liebe und Sexualität in der rumänischen Gesellschaft 1750-1830, Berlin, Frank & Timme, 2011.
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