Le couple contesté
L’enlèvement dans les procès roumains (1800-1860)
p. 59-74
Résumés
Pour fonder un couple, jusqu’au xixe siècle, la société de Valachie continue de prendre en compte la décision des autres, notamment de la famille, mais aussi l’opinion publique et les autorités. Traditionnellement utilisé dans le milieu rural roumain, à partir duquel il gagne la ville où il est considéré comme un délit, l’enlèvement ou rapt demeure un moyen par lequel les jeunes gens cherchent à imposer leur volonté et leur désir, alors que le discours juridique des procès pénaux révèle la réponse de la société roumaine aussi bien que celle de la famille. Jugés et mis au pilori, la femme et l’homme comparaissent devant la justice, divisée dans les deux fors susmentionnés, choisissant de se défendre, de défier ou de céder. Au fil des ans, on observe une transformation du discours de tous ceux qui ont un rôle dans le procès pour enlèvement, chacun gagnant ou perdant comme acteur social. Malgré tout cela, le rapt demeure un moyen de forcer la légitimation, dans la sphère publique aussi bien que dans la sphère privée, de la future famille.
For the society of Wallachia, up until the 19th century, when two young people decided to be married, they also had to take into account the decisions of others: mainly of their own families, but also those of local authorities, and public opinion. Although it originated in the setting of rural Romania, from where it spread towards the city where it was considered as a crime, abduction remained a means for young people to impose their own wishes. The discourse held in courts where such cases were brought reveals at the same time the response of Romanian society and of the family. Put to the pillory, the offenders were judged in the afore-mentioned courts, choosing to defy the charge brought against them, to defend themselves, or to yield. Over the years, one can see a change in the personal discourse of all those who were involved, in one way or another, in these abduction trials from which they emerge elevated or diminished in the public eye. Yet, abduction remained a means to secure by force a certain legitimation for the new family, both in the public and the private sphere.
Texte intégral
1La société roumaine a subi, au xixe siècle, de nombreuses transformations tant au niveau institutionnel qu’au niveau communautaire ou individuel. Depuis certains aspects qui peuvent paraître « superficiels », par exemple la mode, et qui annoncent en fait l’adoption de nouvelles mœurs, jusqu’au mode de constitution de la famille, toute la vie sociale a subi une redéfinition et une reconfiguration fondamentales. Pour ce qui est de l’institution familiale, même si elle est restée en grande partie calquée sur le modèle traditionnel, elle a laissé une plus grande marge de liberté d’expression au couple. Cette évolution peut être observée, entre autres, grâce à l’analyse des archives qui conservent les dossiers des procès de rapt traités par les juges et le prince régnant. Les deux partenaires sont mis en cause devant une justice qui n’est pas seulement celle des autorités publiques, telles que l’Église, l’État ou la communauté, mais aussi celle de la famille de ces deux partenaires. Chacune de ces instances essaie d’argumenter sa position en fonction de ses attentes par rapport à l’individu en question et par rapport à ce que devrait être la collectivité. La voix de l’individu, singulière du point de vue de son choix, est couverte, au début, par d’autres voix, plus puissantes aux yeux des autres. Peu à peu, cette voix retrouve le moyen de s’imposer. Notre étude traite justement de ces aspects à partir des documents juridiques, mais elle prend aussi en compte les traditions, le cadre législatif et surtout les rapports entre la famille et l’espace public.
À la recherche d’un contexte : définitions, traditions, coutumes
2Le vocabulaire roumain, riche en nuances et connexions lexicales, a toujours lié l’action de rapt à celle du vol et du viol, tout comme à l’action de séduction et de tromperie par de vaines promesses1. De ce point de vue, les deux directions que comporte la définition du rapt reflètent aussi les stratégies de rapprochement entre les deux partenaires, leur discours et la finalité de l’acte. Le premier sens conduit à l’idée de soustraction qui se produit dans des conditions favorables, qui est seulement soupçonnée d’être contre la volonté de la personne qui a fait l’objet du rapt. C’est à la législation que revient la mission de débattre tant sur la spontanéité de l’acte que sur l’implication de la femme dans la prise de décision. Le rapt ne représente pas seulement la soustraction d’un objet à son propriétaire, il signifie l’enlèvement d’une personne de sa famille2, de ceux qui décident quel doit être son comportement et quand elle peut faire son apparition dans la société. La femme n’est pas, pour le chef de famille, une propriété dans le vrai sens du mot, elle est l’un des membres sur lesquels il exerce son autorité. Il est vrai que, dans son cas, cet exercice est beaucoup plus autoritaire et coercitif, car la femme est vue comme un facteur de risque social, d’autant plus si elle est jeune et non mariée. De ce point de vue donc, le ravisseur se substitue au père ou au partenaire légal (fiancé, mari) et, en usurpant leurs attributions et leurs droits, il provoque un déséquilibre aux niveaux individuel et collectif, déséquilibre qui est agrandi si on utilise la violence sur le corps de la femme. Ce comportement ne laisse plus de voie de retour pour le ravisseur : il est poursuivi par les menaces des parents de la femme, par l’isolement de la communauté et par la peine du tribunal.
3La force n’est pas, pour autant, la seule modalité de vaincre la résistance féminine ; l’appel au jeu de la séduction est, peut-être, plus efficace et moins dangereux. Par des mots charmeurs, soigneusement choisis par l’homme qui lui fait la cour et la poursuit, il essaie de convaincre la femme de quitter sa famille et de le rejoindre dans l’aventure de l’amour. Les promesses sont un élément important de ce jeu et sont liées, en général, à la perspective d’un mariage et à une vie loin de la maison familiale, jusqu’à un moment où le couple y reviendrait, peut-être, pour redemander le consentement et la bénédiction parentaux. Présenté dans ces termes, avec l’assentiment de la femme, le rapt n’est plus un rapt véritable, il est plutôt synonyme de fuite, qui peut ou non mener à la conclusion d’un mariage (même si la séduction n’a pas cet objectif, du point de vue de l’homme).
4Pour compléter ce tableau, on peut ajouter que, dans la tradition populaire, le rapt est placé parmi les faits ordinaires du milieu rural ; il est vu comme une variante possible pour tous les hommes qui languissent et qui sont amoureux d’une fille, mais qui ne peuvent pas l’épouser à cause de l’opposition de ses parents. Cette opposition peut avoir plusieurs raisons : il n’est pas de bonne famille, il est pauvre, il manque d’éducation ou, tout simplement, il n’est pas agréé. La fille se laisse enlever en toute conscience et ensuite le village apprend la fuite. Le mariage vient de façon naturelle, attendu et accepté par les parents, désireux de réparer leur honneur qui a été discrédité et ne pouvant plus s’opposer au désir du jeune couple3.
5Une partie des voyageurs étrangers qui ont visité les pays roumains n’ont pas compris que le rapt faisait partie d’une tradition et qu’il était pratiqué aussi, parfois, par les communautés catholiques de Moldavie4 ; plus encore, il pouvait être résolu par l’intermédiaire du prêtre. Francesco Griselini ajoute, dans son témoignage de la fin du xviiie siècle : « Le plus souvent la médiation réussit ; si le pacte n’est pas accepté [n. a. par les parents], alors – pour que le jeune qui a été l’auteur du rapt puisse épouser la jeune fille et éviter la vengeance des parents – le jeune homme doit déménager avec sa bien-aimée dans un village plus éloigné5. »
6L’Église ne reste pas impassible devant ce type d’actions, même si elles sont liées à la tradition, et elle intervient toujours auprès du prince régnant pour les arrêter. Elle est consciente que ses représentants ne peuvent être impliqués dans ces phénomènes sans être assimilés automatiquement à l’idée d’immoralité et d’inconséquence par rapport aux règles promues publiquement par l’institution. C’est pourquoi les hauts représentants de l’Eglise dans les différents départements ont reçu des attributions juridiques qui leur donnent l’obligation d’analyser ces cas, et tout autre cas qui soit lié à la moralité de leurs paroissiens (l’adultère, la prostitution, la bigamie ou la sorcellerie). Le rapprochement entre le rapt et ces autres délits n’est pas aléatoire, et la recommandation du métropolite envers les prêtres est de ne pas traiter avec insouciance les faits qui se passent dans leurs paroisses et de ne pas permettre que toute pression finisse par un mariage.
7La coutume du rapt est devenue si répandue que, tout au long du xixe siècle, la plupart des voyageurs étrangers en décrivent l’existence ; lorsqu’un folkloriste roumain a essayé d’en découvrir les causes, on lui a dit que « c’est comme ça que ça se passe depuis toujours6 ». L’enlèvement forcé ou l’enlèvement avec l’acceptation de l’un des parents sont beaucoup plus rares, le second étant aussi appelé l’« enlèvement imaginé », mis en scène pour vaincre l’opposition obstinée de l’autre – mère ou père – face au mariage7. Le fait que le rapt ou/et la fuite constituent un moment qui fait en quelque sorte partie de la réalité ordinaire est prouvé aussi par son insertion parmi les coutumes liées au déroulement du mariage. Dans le déroulement des noces traditionnelles, après la fin de la cérémonie religieuse, tous les invités se rendent chez le marié, où commence la fête, les invités étant regroupés selon l’âge, les intérêts ou les affinités. La mariée peut être aperçue parmi les jeunes qui dansent ; alors les amis, surtout ceux du marié, peuvent profiter de ce moment pour l’enlever. Le marié, aidé par le parrain, doit « récupérer » sa mariée en dédommageant financièrement les soi-disant ravisseurs8. La signification de cet acte est néanmoins beaucoup plus importante qu’un simple jeu, le retour de la fille représentant un repositionnement social, car elle passe de la maison de son père à celle de son mari, comme le réaffirment toutes les apparitions publiques ultérieures.
8Chez les élites, avant le xixe et même avant le xviiie siècle, le rapt est rarement employé comme moyen de précipiter ou d’imposer un mariage ; c’est pourquoi il est considéré et traité de façon exceptionnelle. Parmi les rares exemples rencontrés, les chroniques roumaines ont retenu et commenté longuement le geste de Gheorghe Ştefan qui, avant de devenir le prince régnant de Moldavie (1653-1658), devint veuf et enleva Safta, qui devint par la suite sa femme9. Les stratégies matrimoniales, bien établies, ne sauraient accepter pareilles actions, qui peuvent affaiblir les alliances politico-économiques et avoir des conséquences difficiles à gérer par les acteurs concernés. Voilà pourquoi l’histoire présentée ci-dessus est très connue, discutée et unanimement blâmée, puisqu’il s’agit d’un couple constitué en dehors des normes acceptées. À chaque fois qu’on soupçonne des rapprochements interdits entre les membres des familles de boyards, ces relations sont vite et brutalement arrêtées.
9Le rapt et/ou la fuite comme action sociale qui mène au mariage doivent être distingués d’autres types d’actions qui paraissent leur ressembler : l’abandon du foyer par l’épouse, qui s’enfuit avec un autre partenaire ; les jeunes filles qui sont enlevées par les militaires de l’armée d’occupation et qui sont menées dans le territoire d’origine de leurs ravisseurs, etc.10. Il peut y avoir des similitudes en ce qui concerne le changement de statut ou d’espace, mais ces situations ont des caractéristiques différentes, qui sont en général bien perçues tant par les acteurs sociaux que par les institutions. Voilà les raisons pour lesquelles notre étude ne porte qu’assez peu sur les élites de l’époque : ces catégories sociales sont peu influencées, jusqu’au xixe siècle, par ce type de comportement et de coutumes, spécifiques du milieu rural.
L’interprétation juridique
10Devant ces pratiques, les autorités ont essayé de distinguer entre les intentions et les abus, instituant des normes et des peines pour chaque cas rencontré. Le code de lois îndreptarea Legii (1652) en donne la première définition juridique complète :
Le rapt véritable doit avoir les deux caractéristiques suivantes : premièrement, la femme doit avoir été enlevée d’un endroit et emmenée dans un autre endroit ; deuxièmement, elle doit avoir été abusée et son honneur atteint. Si l’un de ces deux aspects manque, alors il ne s’agit pas d’un rapt complet11.
11Autrement dit, le rapt ne représente un acte pénal que si la violence occupe une place centrale dans le cadre de l’action et provoque des préjudices à la femme et à sa famille. Par ailleurs, le même code de lois établit que cet encadrement juridique n’est valable que dans le cas des femmes dont la respectabilité est déjà prouvée : celles non mariées, mais qui vivent à côté de leurs parents, qui les surveillent ; les veuves qui ont gardé leur honneur et n’ont pas donné lieu à des inconvenances ; les nonnes qui se trouvent sous la surveillance de l’Église. Le fait d’appartenir et de dépendre de quelqu’un qui est supérieur par le genre, le statut social et l’âge est une garantie du contrôle des pulsions de la femme, considérées comme déviantes. Fortement relié à l’idée de péché, le rapt ne concerne pas les prostituées12, les femmes qui ont une réputation douteuse et les femmes qui errent dans les rues et qui, n’étant soumises à aucun contrôle, sont enclines à initier ou à accepter diverses propositions indécentes. Pour les autorités, le rapt proprement dit se présente en premier lieu comme la soustraction à la domination collective exercée sur la femme (familiale, communautaire ou ecclésiastique) et une porte ouverte vers le monde de la délinquance, auquel elle peut facilement succomber. Une fois produit, l’événement frappe ce collectif à prépondérance masculine (à l’exception des monastères de nonnes), la femme devenant une victime secondaire, dont la voix ne sera entendue que plus tard, vers le milieu du xixe siècle.
12Un premier aspect vient renforcer cette hypothèse de travail : la faute criminelle que constitue le rapt est associée aux délits relatifs à la propriété et se situe, du point de vue de la gravité, à côté des meurtres et des brigandages. Le code de lois émis sous le règne de Barbu Ştirbei (1850) opère un « repositionnement théorique de l’image de la victime13 » qui se traduit dans le fait que le rapt est placé, du point de vue pénal, dans la catégorie des « crimes et attentats contre les personnes14 ». La dépendance théorique de l’autorité familiale ne disparaît pas, elle reste sous-entendue. Le père, le fiancé ou le mari sont ceux qui appellent le ravisseur devant le tribunal, et ils peuvent ensuite continuer l’action auprès des instances supérieures ; cette procédure ne change pas, malgré les transformations de la justice et du droit pénal qui se produisent au début du xixe siècle. La législation roumaine, d’inspiration byzantine15, introduit un modèle type du rapt16, et les juges cherchent à identifier ce modèle lorsqu’ils doivent proposer des décisions dans ce type de cas. Le jeune homme et quelques jeunes de son âge qui l’accompagnent enlèvent la fille à sa famille pendant qu’elle vaque à une activité ordinaire, et ils l’emmènent dans un lieu isolé, loin de sa maison (dans la forêt, les bocages ou d’autres localités). Chaque heure qui s’écoule transforme le discrédit de la femme en une certitude pour tous les membres de sa famille et de la communauté. Une fois la femme retrouvée, la famille n’a plus que deux options : dénoncer l’homme ou accepter le mariage17. On choisit le plus souvent la deuxième variante, car tous sont conscients que, dans ces conditions, il sera difficile de trouver un autre prétendant. C’est la raison pour laquelle le rapt apparaît si rarement parmi les cas de nature pénale débattus devant les tribunaux. La réconciliation des groupes qui étaient auparavant en conflit limite la honte, qui n’est pas portée à la connaissance publique et ne devient pas un sujet de médisance sans fin. Néanmoins, si la distance sociale est trop grande pour permettre une alliance matrimoniale, la famille de la fille est obligée de continuer la lutte pour punir le coupable, pour obtenir un dédommagement matériel et pour pouvoir revenir dans le circuit de la respectabilité18. Le consentement de la femme n’implique pas l’annulation de l’acte19 ; il élargit seulement la culpabilité tant au niveau des acteurs principaux qu’au niveau de la famille de la fille enlevée. Si le Moyen Âge roumain accepte que, du point de vue normatif, soit conclu un accord entre les parties, et admet que la faute soit réparée par une peine corporelle, publique, longue et douloureuse, ou même par l’exécution du coupable (et si la famille de la fille recourt elle-même à ce type de peine corporelle, les autorités ne la culpabilisent pas)20, cet état des choses n’est plus acceptable à l’époque moderne. Voilà pourquoi les situations où la victime ou sa famille essaie de se venger sur le/les agresseur(s), en voulant rendre justice elle-même21, ne sont plus tolérées : il est dorénavant possible que tous les coupables soient envoyés en prison pour le délit commis. La peine varie en fonction des circonstances : si la femme a consenti ou non, si le rapt est associé au viol ou à d’autres faits criminels (blessures, brigandages), si l’homme est disponible pour conclure un mariage. Le procès peut connaître plusieurs issues : dans le cas du mariage, l’homme va céder sa fortune à la femme ; dans le cas d’une agression corporelle prouvée, le coupable est condamné à mort par décapitation. Plus on avance dans le temps, plus on assiste à un « adoucissement » juridique : à partir du xixe siècle, le corps de l’individu est progressivement valorisé et la peine de mort devient de plus en plus rare, remplacée par l’enfermement des délinquants dans des prisons spéciales dans le cadre des monastères (Snagov, Mărgineni, Văcăreşti)22. L’Église délègue ses compétences à l’État ; ce type de procès est dorénavant présenté devant le prince régnant qui, à partir des documents réunis dans le dossier et surtout en fonction des recommandations des juges, prend la décision finale, sans possibilité de recours, comme dans le cas d’autres délits.
13Néanmoins, malgré ces modifications, ou peut-être à cause d’elles, les cas de rapt deviennent de plus en plus nombreux dans les couches aisées des grandes villes. Le fait que les cas qui arrivent devant les autorités soient moins nombreux en milieu rural ne veut pas dire qu’ils n’existent pas : les négociations entre les familles mènent souvent à des solutions de compromis, le recours à la justice étant ainsi évité.
14Mais que se passe-t-il dans le cas des villes ? Comment une pratique liée plutôt au milieu rural est-elle acceptée et intégrée dans l’espace urbain ? L’explication qui consiste à évoquer la crise de la famille traditionnelle que connaît la société roumaine de l’époque ou bien le relâchement des mœurs et leur adaptation aux influences étrangères n’est pas suffisante23. Le regard doit s’arrêter aussi sur l’individu, sur la façon dont il perçoit le rapt, l’évolution et le rôle de cet acte dans la société. Sans prendre en considération les acteurs principaux, leurs pensées, même partielles, mais présentes dans les dossiers pénaux, on ne peut pas reconstituer la complexité de la réalité. Cette étude propose une étude du rapt comme modalité de survie du couple ; les différents aspects de l’acte sont présentés dans la perspective des quatre types d’acteurs qui y sont impliqués, à des moments différents : les parents de la fille, le ravisseur, la fille ravie et les autorités. Tous racontent la même histoire, mais différemment, chacun ayant ses propres croyances, émotions, connaissances, intérêts, etc. Cela donne une image d’ensemble du rapt comme acte social.
Le couple, les parents, la justice
15Pendant l’hiver 1844, Anastasia, fille d’Elena Borănescu, est ravie par un certain Ioniƫă, cordonnier à Bucarest, lorsque les deux femmes reviennent de l’église. Le jeune, aidé par quelques-uns de ses apprentis, guette le bon moment, attendant jusqu’à ce qu’elles se trouvent dans une ruelle isolée, et il se précipite sur les deux femmes. Il immobilise la mère en couvrant sa bouche avec sa main et en la jetant par terre, et il ravit la fille, la fait monter dans un chariot, voulant quitter le plus vite possible la capitale. Mais il ne réussit pas, car ils ne peuvent pas passer au-delà de la barrière ; ils sont arrêtés près de l’auberge et sont tous emprisonnés à la prison de la police de la capitale. Est-ce que les agresseurs sont vraiment des inconnus ? La situation est-elle totalement surprenante, comme le laissent entendre la plainte de la mère ou dans d’autres dossiers les plaintes d’autres parents ? Dans beaucoup de cas, comme dans celui-ci, non. Ioniƫă est en fait l’un des locataires de la veuve, qui paraît une femme aisée, puisqu’elle détient un petit magasin, une maison et des vignobles dans la capitale. Les intentions du jeune homme à l’égard de la fille sont connues, même si elles sont sciemment passées sous silence, pour que les juges ne les apprennent pas. Les deux jeunes étaient amoureux depuis longtemps, et le jeune homme avait essayé d’obtenir l’acceptation de la veuve pour un éventuel mariage, mais sans succès. Appelé devant les autorités, il ne nie pas son action ; au contraire, il ajoute qu’elle a été le résultat de longues réflexions et discussions avec Anastasia. On n’aurait pas recouru au rapt si Elena Borănescu n’avait pas commencé des démarches pour le mariage de sa fille avec le fermier de ses terres, un homme plus âgé, mais de confiance. La fuite du couple est donc devenue nécessaire, et le rapt est en fait une forme d’opposition des deux partenaires. La législation et les autorités reconnaissent cette réalité, mais les parents non. Ils préfèrent éliminer de leurs discours la faute de leur fille, accusant l’homme et le considérant comme un agent perturbateur, qui a influencé la « femme faible, encline au péché ». Des appellations telles que « brigand », « barbare » ou « misérable » sont usuelles. Plus encore, sur le plan de stéréotypes négatifs, il dépasse les Turcs païens ou les instigateurs qui déclenchent le chaos social. Cette image très négative s’explique par le fait que le ravisseur est associé à des considérations et à des choses plus intimes, que son préjudice touche en premier lieu la personne en cause, mais aussi toutes les autres :
Je [Elena Borănescu], née et élevée dans cette capitale, pendant des années il y a eu des périodes pendant lesquelles nous avons cohabité dans cette principauté avec des peuples païens, c’est-à-dire avec l’armée turque. Surtout maintenant, plus récemment, pendant la révolution de 182124, on a cohabité avec les Grecs et avec les Turcs, comme Votre Majesté le sait très bien. Mais même pendant toutes ces époques difficiles, je n’ai pas entendu que quelqu’un ait subi un fait atroce comme celui qui m’est arrivé25.
16Les prétentions de la femme devant un pareil individu sont très symboliques. La demande la plus importante consiste sans doute à faire fouetter tous les coupables, y compris les camarades du « malfaiteur », dans trois endroits symboliques : sur la place de l’acte, devant la maison de la veuve et devant la boutique où travaillait le jeune homme26. Par ces trois scènes, la peine va marquer les espaces familiaux des deux acteurs, mais aussi l’espace commun ; la publicité répétée vise à exorciser le mal produit, à imposer une volonté et à établir une limite morale. Les dédommagements passent au second plan ; Ioniƫă perd, de toute façon, son contrat de location, et sa fortune reviendra, comme il est normal, à la fille, représentant une partie de sa dot. Le jeune homme reste dans la prison du monastère Snagov cinq mois27 ; c’est assez peu si on se rapporte aux prescriptions du code de lois en vigueur. Ce qui signifie que la participation de la fille a joué comme facteur d’adoucissement de la peine, et que la justice commence à regarder d’un autre œil ces éclats d’un éros qu’on voulait étouffer. Les jeunes ne peuvent pas encore défendre leur cause, leur histoire étant racontée par les autres ; néanmoins, par l’intermédiaire de ces autres voix, ils arrivent à dessiner leur propre image à l’intérieur des faits. Anastasia voulait vivre avec Ioniƫă, elle l’a aidé pour accomplir leur plan : la police montre qu’elle n’a manifesté aucune opposition pendant le rapt, bien au contraire28. Malgré cela, elle ne va pas jusqu’au bout de sa décision et nie initialement son implication, restant aux côtés de sa mère et soutenant sa décision de mettre fin au procès pour ne plus aller devant d’autres tribunaux et pour que son malheur cesse d’être répandu. La fille n’a pas exprimé sa position ; elle a seulement signé au bas d’une feuille. Sa mère, le ravisseur et la police ont parlé à sa place. Non qu’elle ne l’aurait pas voulu, mais on ne le lui a pas permis, puisque les règles traditionnelles qui demandent la soumission des enfants envers leurs parents sont encore en vigueur. L’opinion des enfants n’a pas d’importance dans la prise de décision des parents. Anastasia paraît hésitante et confuse. En face, le discours de Ioniƫă est beaucoup plus ferme, plus décidé que celui de la fille : il exprime ce qu’il a voulu et ce qu’il a réussi à réaliser. Il a été interrogé et scruté par tout le monde, de la plaignante aux autorités. On lui a donné le droit de parler, mais pas de façon libre, son témoignage étant limité par les procédures. Au final, la différence tient au fait que les deux protagonistes ne sont pas perçus comme ayant des positions égales. La fille appartient à un groupe (avec un statut social supérieur), elle n’est pas une personne qui peut décider en son nom, tandis que le jeune homme est traité en tant qu’individu. Voilà pourquoi on a les deux prises de position : d’une part, la famille Borănescu, d’autre part, le jeune homme.
17Les choses commencent à changer, même si tout le monde ne considère pas qu’elles aillent dans une bonne direction et accuse l’État de l’affaiblissement des relations entre les parents et les enfants, et d’encourager l’immoralité. Le sommelier Marin Chinƫescu est l’une de ces voix critiques. En 1850, sa belle-fille est ravie par Iancu Grecescu, fonctionnaire à la direction du département :
De nos jours, les lois ecclésiastiques et politiques règlent la vie en société ; ces lois sacrées défendent les inconvenances et les mauvais exemples ; tout individu qui est placé sous la protection des lois considère que tous les droits naturels liés à sa personne sont assurés, or le droit le plus naturel est celui des parents de décider du sort de leurs enfants mineurs. Toutes les lois réaffirment ce droit, comment peut-on ne pas l’appliquer ? Votre Majesté, nous avons dans la société des lois et des règles communes ; nous nous y accrochons, nous croyons en leur pouvoir et nous nous interrogeons sur la noblesse de leur but. Si les inconvenances et les mauvais exemples échappent au contrôle et ne sont pas tenus sous contrôle, alors la tromperie et la force vont mépriser ces lois sacrées ; des exemples terribles vont proliférer, ce qui fait peur à toutes les familles, qui ne seront plus sûres du droit le plus naturel, le droit des parents sur leurs enfants29.
18Le vieil homme reconnaît le rôle de l’Église et de l’État dans la société, mais à la différence de la veuve Borănescu, il ne leur accorde pas une confiance égale ; il ne se rapporte plus à la barbarie des époques passées – même si cela reste un leitmotiv de toutes les plaintes – mais prend position par rapport à l’état des choses actuel. En ce qui concerne la famille, le passage des attributions de l’Église à l’État a fait ressortir tous les problèmes qui troublaient la famille comme institution sociale ; cela a permis aux individus d’exprimer leur opinion et leur choix. Ces nouvelles attitudes par rapport aux règles et aux hiérarchies qu’avaient connues les représentants des vieilles générations produisent non seulement une confusion, mais une véritable contestation, développée aussi sous forme de révolte argumentative. Le fait de réitérer le droit absolu des parents sur leurs enfants, surtout dans le cas des filles non mariées, s’explique par le fait qu’on reste dans le cadre législatif et normatif hérité du xviie siècle : Îndreptarea Legii et son rapport avec l’Église. Voilà pourquoi l’Église reste, pour un boyard tel Marin Chinƫescu, un « établissement sacré », le seul qu’il reconnaisse. Il est déchiré jusqu’à la fin par la peur d’un changement radical, auquel il ne saurait s’adapter. Dans le cas de sa belle-fille Stanca, tout s’est passé en toute connaissance des choses et avec le respect des règles. Excité par le refus des parents, le jeune Grecescu, qui n’était pas non plus n’importe qui, mais le descendant d’une famille de boyards de Turnu-Severin, a accepté le plan de Stanca, qui partageait son amour. Même si le cas est beaucoup plus complexe qu’il puisse paraître à cause de ses implications financières30, le rapt suit le même rituel : une fois accompli, il est investigué par les autorités, sans que les deux soient punis. On peut considérer que ce cas appartient à un moment où les jeunes commencent à prendre des distances par rapport à l’influence parentale en ce qui concerne l’enquête judiciaire. Les jeunes commencent également à renforcer leur image de participants actifs à cet acte. Car il ne faut pas l’oublier, les premières décennies du xixe siècle ne culpabilisent que l’homme, même s’il n’est pas l’initiateur de l’action.
19Pour revenir au cas précédent, il faut dire que Stanca, apprenant la décision prise par son beau-père à l’égard de Iancu Grecescu, ne se montre pas surprise. Fâchée du fait qu’un nouveau prétendant soit rejeté et inquiète pour son avenir, elle planifie le rapt et partage son plan avec les parents du côté de sa mère. Ceux-ci le soutiennent, en facilitant même sa réalisation, car le 1er mars 1850, la fille est, avec sa mère, en visite chez l’un de ces parents, sans même que le père le sache : « Elle a quitté la réunion et est venue à la porte, où Grecescu l’attendait avec la voiture, accompagné seulement par son cousin, Costache Săulescu. Elle les a rejoints et ils sont allés se fiancer, Săulescu étant leur parrain31. »
20Les plaintes déposées par la famille Chinƫescu32, qui demande que les fiançailles ne soient pas reconnues, ne sont ni approuvées ni résolues par les autorités. Toutes les procédures avaient été respectées : on a eu l’acceptation indirecte de la famille maternelle, il n’y a ni faux papiers ni papiers manquants, et il n’y a eu aucune violence physique33, même si Marin Chinƫescu a voulu faire appel à ces deux astuces. Aux yeux des autorités laïques, la contestation n’a pas de sens, et le discours du beau-père n’a pas l’effet escompté : les deux jeunes gens deviennent un couple avec des papiers légitimes.
21Pendant la décennie suivante, l’idée de rapt est redéfinie pour devenir un moyen de formation du couple. La fuite intempestive de la fille avec son bien-aimé est toujours perçue par les parents comme un rapt, même si cela ne représente, en réalité, qu’un changement de l’espace d’habitation. L’absence de l’accord parental et d’un mariage religieux ou laïque donne aux parents la possibilité de le juger comme tel, car la violence ne constitue plus un aspect qui permette la définition de l’acte, comme par le passé. Plus encore, les conséquences pénales ne peuvent être évoquées que dans le cas des mineures, donc des filles de moins de 16 ans34. Voilà pourquoi, lorsqu’un père comme l’échanson Dimitrie Uescu accuse, en 1855, Giacomo (Jak) Gianelloni du rapt de sa fille, Zinca, on permet à la fille de démentir le témoignage de son père, de le contre-attaquer et d’exposer sa volonté aux autorités, en déculpabilisant l’Italien : « Cela fait plusieurs jours que j’ai quitté la maison parentale, car je ne pouvais plus accepter les prétentions absurdes et la ruine dans laquelle m’avaient amenée mon père et sa famille, par gaspillage et irresponsabilité. À mon âge mûr, j’ai pris la décision de quitter la maison parentale et je déclare tout cela pour information de la police35. »
22Au début du xixe siècle, ce type de témoignage n’était ni possible ni admissible dans la société roumaine. La version du père et de la famille avait la primauté. L’action de Zinca ne constitue pas seulement une fuite avec son bien-aimé (chez les parents de qui ils s’étaient établis), mais aussi le déni direct des droits que le père prétendait avoir sur elle. Quelles prétentions pouvaient avoir un père qui avait dépensé de façon non justifiée le patrimoine de ses enfants, en les obligeant à vivre dans la pauvreté ? N’était-il pas de son devoir et de son obligation de leur assurer une vie meilleure ? Un individu s’arroge ainsi le droit de sortir de la tutelle de sa famille une fois atteint l’âge de la
23Plusieurs cas, pendant la même période, montrent que, dans le couple, le discours de l’homme sur la signification du rapt a changé : il ajoute des choses ou souligne les aspects qui peuvent excuser sa participation. Si jusqu’alors la femme était la seule victime, même si elle était parfois une victime-provocatrice, dans la seconde moitié du xixe siècle, ce statut commence à être partagé avec l’homme. Par ailleurs, la femme n’est plus seulement une jeune fille dont l’honneur a été atteint et que le jeune homme est obligé d’épouser pour réparer son acte : elle peut apparaître aussi comme une femme mondaine, qui a une réputation douteuse. En 1854, Dumitru Bălan dénonce Vasile pour le rapt de sa fille Anica, en l’accusant aussi du fait qu’elle a perdu sa virginité ; le jeune accusé répond, entre autres, que la fille, qui cherchait un emploi de domestique à Brăila, « était aussi connue par d’autres jeunes hommes » pour des faits honteux. Veƫa, la femme qui lui avait présenté Anica et qui lui sert de témoin, a complété l’image de la jeune fille décrite par le jeune homme de 21 ans, en disant que la fille s’était enfuie avec le barbier Nicolae et qu’elle « est allée chez plusieurs filles publiques, d’où son père l’a reprise ». La fille, âgée de 16 ans, soutient le contraire, en affirmant : « Lorsqu’elle était dans la maison de son père, Vasile lui a dit de s’enfuir avec lui à Brăila pour se fiancer. Après cette promesse, il l’a amenée chez Veƫa, dans la maison de laquelle elle a perdu sa virginité ; après une semaine seulement, il l’a emmenée à Brăila [...] où, au lieu de se fiancer, il l’a laissée chez un Arménien. Et elle ne l’a plus vu36. »
24Pour les juges, le fait est susceptible de s’être produit avec le « consentement de la fille », et par conséquent le jeune Vasile est exempt de toute conséquence. Même si les mots incriminants ne sont pas prononcés en tant que tels, l’association de la fille avec le milieu de la prostitution, par des allusions ou des sous-entendus, joue un rôle décisif dans la décision des juges.
25Les mots doivent néanmoins être bien maîtrisés par les gens, une simple faute peut leur coûter cher. Cette exigence ne concerne pas les gens riches ou ceux qui se trouvent sous la protection d’une autorité considérée comme supérieure : ces catégories peuvent être plus libres dans leur expression. Par exemple, Hristache Nicolau, un commerçant grec, après avoir séduit Zinca, la fille du petit boyard Spirea Racov de Buzău, a réussi à la convaincre de quitter la maison de ses parents et de venir habiter avec lui. Pour une courte période, leur vie est très agréable, ils s’entendent bien et vivent en harmonie, sans reproches. Mais la femme tombe malade et ils sont obligés de se mettre d’accord avec sa famille : après cet épisode, rien n’est plus pareil. La fille est battue par Hristache devant tout le monde et elle est mise à la porte, ce qui détermine son père à déposer une plainte pénale en l’accusant de rapt et de viol. Au tribunal, les deux jeunes sont questionnés sur la façon dont ils sont devenus un couple pour voir s’il s’agit réellement d’un rapt ; chacun présente une version différente des faits, et on arrive ainsi à trois variantes (du père, de la fille et de Hristache Nicolau). Hristache Nicolau évoque leur première rencontre : « Un soir, je l’ai rencontrée seule dans une petite rue et j’ai commencé à lui parler, et on s’est entendus. Avec son accord, je l’ai emmenée chez moi et on a bien passé le temps ensemble, en nous offrant tous les plaisirs. Ensuite, je l’ai payée pour la soirée et elle est partie. Elle est revenue ensuite plusieurs fois, et on passait les soirées ensemble37. »
26Il ajoute qu’il a cru qu’elle était comme les femmes auxquelles il faisait souvent appel, comme un « jeune homme qui a certains besoins38 ». La femme présente les choses différemment et ne place à aucun moment ses actes ou ceux de Hristache dans la sphère du libertinage ou des mœurs faciles. Son discours ressemble à celui des femmes qui se retrouvent dans la même situation à l’époque, en évoquant l’honneur et la nécessité d’une famille, mais en soulignant la liberté de la femme de « tomber amoureuse » et de passer aux faits : « Son rapt a été possible parce que Hristache est venu chez elle, dans la maison de ses parents, deux-trois fois, en la séduisant avec des mots charmants, en lui demandant de quitter la maison de ses parents et de venir chez lui, où il va lui montrer l’amour et ensuite l’épouser. En cédant à ses promesses, comme une partie faible qu’elle était, elle l’a suivi et a fait ce qu’il lui a demandé, restant ensemble toute une année39. »
27Tout s’est passé en secret, sans que les parents le sachent. Sans s’exclure complètement, ces variantes du même fait mettent les autorités dans une situation difficile. Il ne s’agit pas tout à fait d’un rapt, même si à une époque plus ancienne on l’aurait catalogué ainsi. Si, au départ, les deux partenaires semblent avoir les mêmes désirs, ils ne découvrent qu’à la fin que leurs attentes sont différentes. Le couple ne reste plus uni devant les autres et on possède ici l’une des rares occasions de voir comment évolue la vie commune, après être sorti de la surveillance et du contrôle des parents. Les regards des voisins et des domestiques transmettent à la communauté des informations sur le couple, qui est soumis au jugement social. Devant l’évidence des faits, la famille de la fille est obligée de céder et d’accepter tacitement le concubinage réalisé par la soustraction aux coutumes traditionnelles. Le premier conflit public du couple donne à la famille de la fille l’occasion d’intervenir et de rappeler à la société les fondements de la famille et son désaccord initial. Mais elle n’a plus le pouvoir de changer ou de remédier juridiquement à la situation. Une fois le consentement de la fille donné quand elle a atteint l’âge de la majorité, elle sort de la protection et de l’autorité de sa famille pour entrer sous la protection et l’autorité de son partenaire ; elle devient ainsi responsable de tous les faits ultérieurs. Dans la situation inverse, où l’un des partenaires dépose une plainte, on ne peut pas non plus avoir gain de cause40. Par conséquent, Zinca et Spirea Racov n’ont pas gagné, l’issue étant favorable à Hristache, qui, de surcroît, est représenté au procès par le délégué de la communauté grecque, George Arghiropol.
28Pour conclure, on peut avancer que le rapt est un acte social qui a changé au long des siècles, avec des continuités, des inflexions ou bien des ruptures. Jusqu’au xixe siècle, le rapt est lié à la violence, au viol, à l’abus. Les peines, le blâme public des coupables sont très cruels et se transforment en un spectacle dans les ruelles et les places publiques valaques. La société requiert une peine selon la gravité de l’acte, et les autorités donnent leur accord, offrant le spectacle demandé. La fuite et le rapt sont séparés par une ligne très fragile, à peine perceptible. Parfois la jeune fille, optant pour un autre partenaire que celui choisi par ses parents, quitte la maison parentale, et les deux préfèrent cacher leur acte sous la forme d’un rapt. Ce détour a un double rôle : d’une part, il protège, au moins théoriquement, l’honneur de la fille ; d’autre part, il peut accroître le prestige du jeune homme en termes de courage et de virilité. Cette espèce de fuite masquée a été entretenue dans la famille comme dans la société, et longtemps on n’a pas reconnu à la femme la capacité de prendre une décision, étant vue comme « faible et pas trop intelligente ». La modernité du xixe siècle permet l’essor du rapt, dont le modèle passe des campagnes à la ville, mais aussi le refus de l’État de continuer à être le complice des parents dans le contrôle de leurs enfants, même émancipés. On tend à privilégier l’individu par rapport au groupe, et la femme est reconnue comme un possible agent qui déclenche l’action. En plus, le langage et les discours sur le rapt deviennent de plus en plus nuancés, permettant à l’homme et à la femme de présenter leur propre opinion, dévoilant ainsi de nouveaux rôles et de nouvelles représentations. Le rapt perd de son caractère spectaculaire ; il devient plus raffiné et commence à servir à d’autres buts, complémentaires à la formation du couple. Peu à peu, les jeunes dont l’amour n’est pas accepté obtiennent le droit de rendre publique leur liaison et de contester eux-mêmes les actions de leurs parents.
Notes de bas de page
1 L. Şăineanu, Dicţionar universal al limbei române, Craiova, 1929, p. 20, 532, 582 ; A. Ciorănescu, Dicţionar etimologic al limbii române, Tudora Sandru Mehedinţi et Magdalena Popescu-Marin (trad.), Bucarest, 2007, p. 35, 344, 654. Pour un langage de la séduction, voir C. Vintil-Ghitulescu, « Corps et séduction entre amour et intérêt », dans C. Vintil-Ghiulescu et A.-F. Platon (dir.), Le corps et ses hypostases en Europe et dans la société roumaine du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Bucarest, 2010, p. 49-51.
2 J. Rudolph, « Rape and Resistance : Women and Consent in Seventeenth-Century Legal and Political Thought », The Journal of British Studies, 39, 2000, p. 174-175.
3 S. F. Marian, Nunta la români : studiu istorico-etnografic comparativ, Bucarest, 1890, p. 150 ; A. Gorovei, Datinile noastre la naştere şi la nuntă, Bucarest, 2002, p. 31.
4 Envoyé par la Propagande de la Foi en qualité de missionnaire, Bartolomeo Baseti note, au milieu du xviie siècle, que « tous les jours des filles sont enlevées sous la promesse du mariage, con l’opportunità del sacerdote », et il demande des mesures adaptées. Tant en ce qui concerne le rapt que le baptême des croyants, ou d’autres problèmes de nature ecclésiastique, la responsabilité revient à l’archevêque catholique de l’époque, Bandini : voir M. Holban (dit.), Călători străini despre ţările române, Bucarest, t. 7, p. 54-55. Dans H. Mazilu, Lege şi fărădelege ăn lumea românească veche, Iaşi, 2003, p. 419, même s’il décrit et commente le rapt, l’auteur fait référence en principe à la situation des élites et ne comprend pas pourquoi ce phénomène existe dans le milieu rural.
5 M. Holban (dit.), Călători străini..., op. cit., t. 10, partie 1, p. 387 et 488 (Felice Caroni). Même si Francesco Griselini décrit cette coutume pour la région de Banat, on peut aussi la retrouver en Munténie ou Olténie (parfois comme partie des rites nuptiaux). Abdolonyme Ubicini parle lui aussi de cette coutume dans son ouvrage, A. Ubicini, J.-M. Chopin, Provinces danubiennes et roumaines, Paris, 1856, p. 169, même s’il s’inspire en fait de J. Voinesco, « Coutumes du pays roumain », Revue de l’Orient, 1854, p. 173-178. Voir aussi Artur Gorovei, Datinile noastre, p. 83-84.
6 E.D. O. Sevastos, Călătorii prin Tara Românescă, Iaşi, 1888, p. 85.
7 S. F. Marian, Nunta la romani..., op. cit., p. 157.
8 Ibid., p. 522-524.
9 I. Neculce, Letopiseful Moldovei, Bucarest, 1972, p. 45, donne la description suivante : « Et en rencontrant une jeune femme de boyard, belle et jeune, qui s’appelle Safta, de la famille des Boieşti, il a attendu que son carrosse arrive sur le chemin vers lassy. Et ils ont arrêté le carrosse de force, et ils sont montés dans le carrosse contre sa volonté, et ont détourné le carrosse vers sa maison. Ensuite elle a accepté et elle l’a épousé, devenant ainsi l’épouse du prince régnant. »
10 H. Mazilu, Lege şi fărădelege..., op. cit., p. 419-426, inclut toutes ces situations dans les chapitres portant sur le rapt. Dans le cas de Tatars, de Turcs, d’Autrichiens ou d’autres occupants des territoires roumains pendant une période plus ou moins longue, ces actes sont placés à côté des pillages et dévastations : c’est un droit que les occupants s’attribuent et qui ne peut plus être contesté. On ne peut pas parler d’une action individuelle, mais d’une action collective, et quand elle se produit, le coupable est envoyé devant la justice. Voir N. Iorga, Studii fi documente cu privire la istoria românilor, Bucarest, 1904, t. 6, partie 2, p. 225, doc. 130 ; Constantin Erbiceanu (éd.), Cronicarii greci care au scris despre români în epoca fanariotă, II, Cronicul lui Neculai Chiparissa, préf. Andrei Pippidi, Bucarest, 2003, p. 70. La fuite de l’époux/l’épouse avec un/une autre est traitée de façon différente et encadrée juridiquement en tant que telle.
11 îndreptarea Legii (1652), Bucarest, 1962, chapitre 260, article 2, p. 263 et chapitre 265, article 13-14, p. 264 ; Pravilniceasca condică (1780), Bucarest, 1957, XV, 3, p. 77-78.
12 Îndreptarea Legii (1652), chapitre 259, article 29, p. 261.
13 G. Vigarello, Istoria violului (secolelexvi-xx), Béatrice Stanca (trad.), Timişoara, 1998, p. 120.
14 Condica criminală cu procedura ei. Întocmită în zilele şi prin părinteasca îngrijire a prea înălţatului domn stăpânitor a toată Ţara Românească, Barbu Dimitrie Ştirbey, întărită prin luminatul ofis cu no. 1644 din 5 decembrie 1850, tipărită după înalta slobozenie prin îngrijirea şi cu cheltuiala clucerului Ştefan Burke, Bucarest, 1852, p. 284-287.
15 Îndreptarea Legii (1652) ou pravila, comme on l’appelle dans les décisions juridiques, revendique cette ascendance. Dans le cas du rapt, les points de référence sont l’édit de Constantin de 326, inclus ensuite dans le Code théodosien (438), et le synode Trulan (680-681). Les peines canoniques sont valables tant pour les laïcs que pour les clercs : les premiers perdent leurs biens, tandis que les seconds sont menacés de l’anathème jusqu’à ce qu’ils rendent la femme à sa famille. Pour la même faute, le canon de saint Basile le Grand prévoit, en plus, pour le ravisseur et ses compagnons : « que pendant trois ans ils ne soient plus reçus aux prières, ni à l’absoute, qu’ils soient mis à côté des pécheurs ». Même si d’autres codes de lois ont été adoptés – Pravilniceasca Condică (1780), Legiuirea Caragea (1818), Regulamentul Organic (1831) –, on ne revient plus sur ce délit, qui est réglementé de cette façon jusqu’en 1850.
16 Ibid., chapitre 91, p. 515, et article 30, p. 538.
17 S. Wilson, Feuding, Conflict and Banditry in Nineteenth-Century Corsica, Cambridge, 2003, p. 115, identifie aussi les trois catégories de rapt mentionnées par les folkloristes roumains. Plus encore, il attire l’attention sur une modalité particulière d’obtention de l’accord des parents : le mariage alla greca, qui a des racines post-tridentine. Il s’agit, en bref, du rapt de la jeune fille devant l’église, à la fin de la messe de dimanche, et d’imposer le mariage par cette « démonstration de l’amour ».
18 Le cas d’Uƫa et Dragomir Inimărea présenté par V. A. Urechia, Istoria românilor, t. 4, p. 425-426, et commenté par Ş. Lemny, Sensibilitate şi istorie în secolul xvii românesc, Bucarest, 1990, p. 96, et C. Vintil-Ghiulescu, Focul Amorului : despre dragoste şi sexualitate în societatea românească. 1750-1830, Bucarest, 2006, p. 142-145.
19 La même situation existe aussi en Occident, surtout dans le cas des jeunes filles non mariées ou des veuves. Voir C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink (éd.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 1177.
20 îndreptarea Legii (1652), articles 35 et 40, p. 261, 262.
21 En ce sens, cette histoire datant de 1834 constitue un cas très significatif : la femme est enlevée par quatre jeunes hommes sans y consentir aucunement. Ses cris ont alerté tout le village, elle poignarde l’un des jeunes et est défendue par son frère. Sans prendre aucunement partie, le tribunal décide d’envoyer en prison les deux protagonistes, la fille et ceux qui ont commis le rapt, avec les chefs d’accusation qui correspondent à chaque action. Voir Direction des archives nationales historiques centrales, Bucarest (désormais DANIC), fonds Vornicia temnițelor, dossier 63/1834.
22 Legiuirea Caragea (1818), Bucarest, 1955, annexe II, 102, articles 213, 115, p. 237, et Aurel V. Sava (éd.), Regulamentele Organice ale Valahiei şi Moldovei : textele puse în aplicare la 1 iulie 1831 în Valahia şi la 1 ianuarie 1832 în Moldova, Bucarest, 1944, section III, chapitre VII, article 298.
23 Ş. Lemny, Sensibilitate fi istorie..., op. cit., p. 96, et M. R. Ungureanu, « Granifele morale ale Europei. Despre morala cuplului în societatea românescă la începutul secolului xx », Secolul xx, 7-9, 1996, p. 104.
24 Appellation donnée à la révolte grecque de 1821 contre le pouvoir turc, qui a eu aussi des effets dans les pays roumains.
25 DANIC, fonds Diviziunea administrativă, dossier 124/1844, f°5.
26 Ibid., f°5v.
27 Ibid., f°3.
28 Ibid., f°1-1v.
29 DANIC, fonds Diviziunea administrativă, dossier 98/1850, f°4.
30 Stanca est la fille de la femme de Marin Chinƫescu, Zoiƫa, issue de son premier mariage avec Răducan Cioabă. Les deux ont été des boyards importants dans l’Olténie du xixe siècle ; mais au moment où le rapt s’est produit, Zoiƫa et son deuxième mari étaient confrontés à des problèmes financiers, allant jusqu’à être appelés en instance. La jeune fille avait hérité de son père toute une fortune dont l’administrateur était devenu, après le mariage de sa mère, Marin Chinƫescu. L’accès à un patrimoine qui, du point de vue légal, ne devait lui apporter aucun bénéfice est l’une des raisons pour lesquelles le beau-père n’acceptait aucun prétendant, même si sa belle-fille était arrivée à l’âge du mariage.
31 DANIC, fonds Divizuinea administrativă, dossier 98/1850, f°2.
32 Ibid., f°5.
33 Conformément à Condica criminalâ eu procédure ei (voir supra n. 14), IVe section, article 287, p. 92.
34 Ibid., article 286, p. 92.
35 DANIC, fonds Diviziunea administrativă, dossier 66/1856, f° 10. Pour le même cas, voir Raluca Tomi, « A Chapter of Italian Immigration in the Romanian Principalities : the Italians of Bucharest (1831-1878) », Archives Review, 3-4, 2007, p. 191.
36 DANIC, fonds Ministerul Justiţiei. Penale, dossier 53/1854, f°2v.
37 DANIC, fonds Ministerul Jusțifiei. Penale, dossier 241/1853, f°7.
38 Ibid., f°7v.
39 Ibid., f°5v.
40 G. cront (dir.), Acte judiciare din Tara Românească (1775-1781), Bucarest, 1973, p. 960, doc. 893. En 1781, après avoir enlevé Ivana de la maison de son père et l’avoir épousée, Panait porte plainte contre celui-ci et demande qu’il réponde pour la fuite de son épouse avec une partie des biens de leur maison. Comme le mariage a été conclu sans le consentement des parents, le beau-père n’est pas responsable et ne doit pas payer pour les actions de sa fille.
Auteur
Chercheuse à l’institut d’histoire Nicolae Iorga-Académie roumaine, Bucarest. Elle a récemment soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Bucarest sur la famille et la société de Valachie au xixe siècle. Elle travaille actuellement sur la prostitution, sur l’abandon d’enfants et les orphelins dans la Valachie de la première moitié du xixe siècle.
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