Conclusion
p. 245-250
Texte intégral
1Comme c’est souvent le cas lorsque le ou la sociologue agit « à découvert » sur le terrain, il m’est arrivé à plusieurs reprises pendant l’enquête d’avoir à présenter, sinon à justifier, mon travail de recherche auprès des divers agents qui produisaient jusque-là des formes d’expertises sur mon objet. Les chorégraphes, danseurs, journalistes ou encore agents institutionnels avec lesquels j’ai eu l’occasion de discuter de ce que je présentais alors comme une enquête portant sur l’émergence de la danse contemporaine en Afrique, m’ont ainsi régulièrement opposé leur propre appréciation du sujet. Celle-ci – qui revient invariablement, du reste, dans les débats qui se tiennent à l’occasion de chacun des grands événements chorégraphiques contemporains en Afrique depuis le milieu des années 1990 – consiste, sous sa forme la plus schématique, à résumer les enjeux liés à la pratique de la danse contemporaine sur le continent africain au syllogisme suivant : « Tout ce qui se produit ici et maintenant appartient au contemporain ; les Africains dansent ici et maintenant ; ce sont donc des danseurs contemporains. » En réalité, ce type de logique revient à dénier que le terme « contemporain », loin de ne renvoyer qu’à une simple position sur l’échelle du temps, dénote d’abord un style artistique, qui ne prend sens qu’en tant qu’il se distingue et s’oppose à d’autres styles qui coexistent au même moment que lui (par excellence, des esthétiques « traditionnelles », « classiques », etc.) ; et au-delà, que ce terme implique immédiatement un jugement de valeur, constitutif de hiérarchies culturelles – puisqu’être « contemporain », c’est être d’« actualité », « dans le coup » (plutôt que « ringard »).
La distance esthétique, rappelle justement Pascale Casanova, quant à elle à propos de la mondialisation de la littérature, se mesure [...] en termes temporels : le méridien d’origine institue le présent, c’est-à-dire, dans l’ordre de la création littéraire, la modernité. On peut ainsi mesurer la distance au centre d’une œuvre ou d’un corpus d’œuvre d’après leur écart temporel aux canons qui définissent, au moment précis de l’évaluation, le présent de la littérature. En ce lieu, on dira qu’une œuvre est contemporaine, quelle est « dans la course » (par opposition à « dépassée »– les métaphores temporelles abondent dans le langage de la critique) selon sa proximité esthétique avec les critères de la modernité, qu’elle est « moderne », d’« avant-garde » ou académique, c’est-à-dire fondée sur des modèles périmés, appartenant au passé littéraire ou non conformes aux critères déterminant le présent au moment considéré (Casanova, 1999 [2008] : p. 135-136).
2 La contemporanéité n’est pas l’appartenance à une époque : elle est une déclaration de légitimité à faire l’histoire culturelle, plutôt qu’à être fait par elle. Dans ces conditions, « se faire contemporain » est une manière de s’engager dans un type de pratique artistique (la danse dite contemporaine) mais aussi, inséparablement, de tenter de changer de place dans un ordre symbolique opposant, dans une hiérarchie des légitimités, des dominants qui font et sont l’actualité culturelle, et des dominés littéralement dépassés (c’est-à-dire exclus d’une modernité définie par d’autres qu’eux).
3Il n’est pas étonnant dès lors qu’une enquête sur la danse contemporaine africaine comme celle que j’ai proposée réponde simultanément à des questions proprement artistiques – pour lesquelles le terrain africain fonctionne comme un contexte parmi d’autres dans un régime artistique mondialisé, et plus exactement comme un cas limite où des logiques de l’art ailleurs implicites deviennent saillantes ; et à des questions relatives aux dynamiques globales de l’ordre culturel, en l’occurrence tel qu’il s’exprime dans les rapports symboliques inégaux entre le Sud et le Nord, entre l’Afrique et l’Europe – dans cette dernière optique, ce sont cette fois les pratiques artistiques qui sont conçues comme une dimension particulière, mais éclairante, de ces rapports.
4L’observation et l’analyse des conditions sociohistoriques au gré desquelles la pratique de la danse contemporaine devient tout simplement possible dans des pays comme le Mali, le Burkina Faso, le Niger ou le Kenya paraît ainsi, d’un côté, révélatrice de logiques sociales caractéristiques de l’art contemporain – dont certaines s’avèrent en réalité spécialement évidentes dans le contexte africain. D’abord, l’étude d’une pratique comme la danse contemporaine sur le continent africain met en lumière tout ce que les phénomènes artistiques doivent aux institutions nationales (et, de plus en plus, supranationales dans le cas des phénomènes mondialisés). Loin de n’être qu’un pur produit de la relation individuelle entre un créateur et son inspiration, l’art contemporain ne peut être constitué comme une pratique socialement consistante que parce qu’il trouve dans des politiques et des institutions culturelles les moyens d’exister. Cela est d’autant plus vrai que l’esthétique qu’il s’agit de promouvoir s’inscrit dans une avant-garde dont la transgression des normes constitue le principe fondateur. De façon tout à fait exemplaire, dans le contexte africain où les États ne sont en mesure d’engager que des moyens très marginaux en direction des arts en général, des arts contemporains en particulier, la danse contemporaine s’est malgré tout progressivement institutionnalisée (à travers la pérennisation de lieux de formation, de festivals, la multiplication de projets de création, etc.) à la faveur d’un volontarisme public venu d’ailleurs. Les institutions de la coopération culturelle française, belge ou européenne ont de fait constitué des ressources centrales dans le développement, à l’échelle locale, d’une forme artistique nouvelle. Du reste, la dépendance entre pratiques artistiques et pratiques institutionnelles s’étend bien au-delà du rôle instrumental de pourvoyeur de fonds que jouent ces institutions. Elle s’exprime aussi avec force dans les relations qu’entretiennent les artistes avec les agents institutionnels, relation que l’on doit considérer comme constitutive de la production artistique contemporaine.
5L’analyse de la socialisation à la pratique de la danse contemporaine sur le continent africain a ensuite permis de montrer que l’autonomie des pratiques artistiques n’est qu’une autonomie relative. Parce que le fonctionnement des arts contemporains en Afrique ne correspond pas à proprement parler à la dynamique d’un champ autonome (mais plutôt, on l’a vu, à l’extension vers le Sud des logiques sociales d’un champ structuré au Nord), il rend d’autant plus visibles les structures sociales extra-artistiques qui jouent aussi un rôle dans l’investissement dans la carrière de danseur, et qui ont tendance à être mises à distance avec l’apparition d’une illusio propre au champ artistique. L’enquête a ainsi fait apparaître, premièrement, le rôle de la scolarisation dans l’apprentissage de la danse contemporaine. Celle-ci est en effet cruciale dans l’incorporation durable des codes techniques et esthético-éthiques d’une telle pratique artistique. Cet apprentissage exige de fait une certaine bonne volonté à l’égard de dispositifs de formation à la danse qui empruntent bien souvent à la discipline scolaire. Deuxièmement, l’engagement artistique doit être resitué dans les structures plus générales du marché du travail local. Dans le cas des danseurs contemporains africains, on a vu que la précarité, la flexibilité qui caractérisent le régime d’engagement dans l’emploi ont pu favoriser l’investissement d’une pratique artistique elle aussi discontinue et incertaine. Le faible coût d’opportunité que représente pour eux la pratique de la danse contemporaine ouvre dès lors à une analyse de l’engagement artistique détachée des seuls enjeux symboliques auxquels elle se résume bien souvent (en termes d’investissement vocationnel notamment). Troisièmement, l’expérience africaine de la danse contemporaine met en évidence que l’engagement artistique s’inscrit dans le milieu moral que constituent à la fois les danseurs, leurs familles et les réseaux de sociabilité locaux. On a constaté en particulier l’opprobre dont les danseurs africains sont couverts par leur famille et leur entourage lorsqu’ils s’engagent dans la pratique de la danse contemporaine et qui marque la distance locale aux enjeux de l’art contemporain. Ce constat montre, en creux, la dimension collective de l’engagement dans une pratique artistique mondialisée ainsi que l’importance d’un travail de légitimation – selon les espaces sociaux, historiquement achevé ou au contraire à faire – sans lequel l’activité chorégraphique contemporaine n’est pas socialement soutenable.
6Le rôle que jouent les rétributions extra-artistiques dans la moralisation de l’art contemporain en Afrique révèle l’existence d’une transitivité entre intérêts non artistiques (en particulier économiques) et intérêts artistiques (« l’art pour l’art »). La prégnance des logiques économiques dans l’engagement initial de jeunes africains souvent d’origine populaire dans la danse contemporaine (logiques sur lesquelles repose la production d’un intérêt minimal à l’art), mais aussi dans la consolidation de la carrière (la possibilité de gagner de l’argent contribuant régulièrement à la reproduction d’un intérêt à l’art) fait apparaître avec évidence le caractère socialement et historiquement construit des logiques de vocation qui commandent d’ordinaire à l’analyse de l’engagement artistique. Or, on a pu montrer que l’intérêt pour l’art s’ancre éventuellement dans des logiques extra-artistiques, ce dont témoigne par exemple l’importance cruciale des petites rétributions économiques dans le travail de motivation des jeunes à la pratique d’une danse qu’ils ne comprennent pas, voire qui leur déplaît de prime abord ; ce dont témoigne aussi, à l’inverse, l’usage des capitaux accumulés à travers la pratique de la danse contemporaine comme ressources dans des projets non exclusivement artistiques. Dans le cas des danseurs africains, la danse contemporaine peut en particulier fonctionner comme une ressource migratoire – qu’il s’agisse de tirer bénéfice des mobilités pendulaires Sud-Nord offertes par le travail chorégraphique, ou de saisir une opportunité unique de s’installer, légalement ou illégalement, en Europe.
7Toutefois, l’étude de la danse et des danseurs africains contemporains serait, je l’ai dit, fort incomplète si elle se résumait à une contribution à la sociologie de l’art. Il faut en effet bien voir, d’un autre côté, ce qu’elle nous apprend, autour de pratiques artistiques dès lors tenues pour des pratiques sociales parmi d’autres, des rapports de domination en général, de ceux qui s’établissent entre le Nord et le Sud en particulier. La pratique de la danse contemporaine en Afrique repose sur une situation de domination culturelle et économique plus générale, qui trouve dans le domaine de l’art des moyens renouvelés de s’exprimer. L’analyse en termes de « champ » a sur ce point fait apparaître la situation de subordination dans laquelle se trouvent les danseurs africains par rapport au champ chorégraphique contemporain occidental. Pour le dire autrement, si les danseurs africains existent sur les scènes mondialisées de la danse contemporaine, ils sont visibles non en vertu de la structuration progressive d’un champ chorégraphique autonome en Afrique (et donc de normes de légitimité propres), mais bien au bénéfice d’une extension du champ de la danse occidental qui en fixe les conditions d’accès, les normes esthétiques et les attentes symboliques. À cet égard, dans l’hypothèse où l’intérêt des agents du champ chorégraphique contemporain (programmateurs, chorégraphes, institutionnels, etc.) pour les danseurs africains – dont on a constaté le caractère historiquement et socialement construit – viendrait à se tarir, on peut sans prophétisme excessif gager que ces danseurs tendraient à disparaître progressivement des scènes chorégraphiques internationales les plus légitimes. C’est d’ailleurs une crainte que partagent les danseurs africains eux-mêmes qui, à l’instar de Kettly Noël, exhortent la jeune génération de chorégraphes du continent à diversifier leurs compétences chorégraphiques pour ne pas rester tributaires de la niche africaine : « Vous devez apprendre toutes sortes de danses, leur suggère-t-elle un jour que je me trouve sur le terrain, pas seulement la danse traditionnelle. Vincent Mantsoe, le [chorégraphe] Sud-Africain, il utilise les danses africaines, la danse indienne, le butô. C’est ça qui fait son originalité. Si vous ne savez faire que la danse traditionnelle, au moment où ça ne plaira plus aux Occidentaux, vous ferez quoi ? » (Notes ethnographiques, Bamako, mars 2009). C’est bien là un aveu de dépendance au champ artistique occidental dont les attentes ethnicisantes (plus ou moins temporaires) formulées à l’endroit des danseurs africains sonnent aussi comme un déni d’universalité. De fait, ce qui se joue dans l’extension africaine du champ chorégraphique contemporain, ce n’est pas tant le « métissage » des cultures – que la rhétorique politique affectionne particulièrement –, que la réaffirmation d’une domination culturelle du Nord sur le Sud qui s’exprime par l’assignation à ce qu’on peut nommer un particularisme artistiquement compatible. Ajoutons, si besoin est, que ce pouvoir d’assignation (qui est aussi l’attribution d’une position subordonnée dans l’ordre des hiérarchies symboliques) repose aussi, plus largement, sur une domination économique qui se prolonge dans le domaine artistique. De fait, la position de subordination qu’occupent les danseurs africains au sein de l’extension africaine du champ chorégraphique contemporain est entretenue par sa dépendance économique aux institutions du Nord. Tant que les États africains ne seront pas en mesure de fournir les moyens financiers permettant davantage d’autonomie aux structures de formation et aux dispositifs de création présents sur leur territoire, les danseurs africains continueront d’occuper la place d’artistes « exotiques » au sein d’un champ qui les a produits comme tels. Si la réussite de quelques-uns sur la scène artistique internationale en dehors de la niche africaine, et leur investissement dans la formation et la création au pays, laisse ouverte la possibilité d’une autonomisation de la danse contemporaine en Afrique, reste que les capitaux culturels et économiques accumulés par ces cas exceptionnels ne leur permettent pas d’envisager une pratique indépendante de soutiens largement venus du Nord.
8Est-ce à dire que l’analyse de la pratique de la danse contemporaine sur le continent africain peut, en somme, se résumer à la dénonciation d’une pure exploitation d’une main-d’œuvre (artistique) globalisée par des entreprises (artistiques) du Nord ? L’attention aux dynamiques socialisatrices propres à l’apprentissage de la danse contemporaine tend en réalité à montrer que les phénomènes d’appropriation de cette pratique peuvent parallèlement conduire à des formes spécifiques d’émancipation. De fait, la domination structurelle qu’exerce le Nord n’est pas exclusive de la constitution, au Sud, de gains symboliques et économiques, au moins à un niveau individuel. L’ouverture de l’Europe aux danseurs africains – bien que très partielle et contrôlée – à laquelle correspond, par définition, l’extension africaine du champ de la danse contemporaine, leur offre un certain nombre de ressources dont la situation locale dans laquelle ils se trouvaient initialement les privait largement. Entre autres choses, il faut signaler que l’accès au marché chorégraphique contemporain correspond aussi, par exemple, à l’accès à un marché matrimonial étendu, à un réseau transnational de relations professionnelles et amicales mobilisables en cas de besoin (hébergements, informations, etc.), ou encore à des biens de consommation jusqu’alors hors de portée. Surtout, il fait entrer les danseurs dans une économie de la mobilité internationale dont les bénéfices au pays sont de nature à favoriser leur élévation sur l’échelle sociale. De fait, pour des danseurs issus de milieux populaires et souvent peu scolarisés, la pratique de la danse contemporaine (à tout le moins lorsqu’elle s’accompagne d’une intégration ne serait-ce que minimale au marché international) ne se résume pas, loin de là, à la constitution d’une carrière professionnelle. Elle rend aussi possible l’acquisition de capitaux culturels, ceux, en particulier, liés au caractère quasi scolaire de certaines formes chorégraphiques et à la familiarisation progressive à la « culture internationale » (Wagner, 1998, 2007) et de capitaux économiques (dans certains cas via des formes de salarisation, mais aussi grâce au taux de change favorable des sommes perçues à l’étranger) – capitaux auxquels s’ajoute sans aucun doute le prestige proprement symbolique attaché à celui qui voyage en Europe. Ainsi, pour les danseurs africains, se faire contemporain, c’est inséparablement être construits par la domination culturelle – c’est-à-dire faire allégeance aux normes qui définissent, au Nord, la contemporanéité – et contribuer à construire leur propre histoire culturelle – c’est-à-dire produire un ordre des légitimités locales au sein duquel ils ont toutes les chances d’améliorer, voire de transfigurer leur situation sociale.
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