Chapitre 4. L’Afrique qu’il faut ?
p. 149-192
Texte intégral
1Dans la présentation qui a été faite précédemment, il a été finalement peu question de l’esthétique proprement dite, c’est-à-dire des pièces et des mouvements chorégraphiques effectivement produits et des œuvres finalement mises en scène. Pourtant, c’est bien à la réalisation de gestes dansés et de spectacles que concourent à la fois les institutions et les danseurs dont j’ai retracé les caractéristiques et les trajectoires. Dans quelle mesure les propriétés et les dispositions des danseurs et chorégraphes que j’ai présentés dans les chapitres précédents, entrent en relation avec les œuvres singulières qu’ils produisent ou auxquelles ils participent ? Comment les conditions de production informent-elles les œuvres ? Comment, plus précisément, les relations de pouvoir – celles qui s’établissent entre le chorégraphe et ses interprètes, entre le chorégraphe et son public pressenti ou encore entre le commanditaire et l’artiste –, se traduisent-elles dans les processus de production artistique, et finalement dans les propriétés formelles des œuvres ?
2Pour répondre à ces questions, je propose de présenter deux types de situations sociales de création, qui impliquent chacune des formes d’objectivation et d’explicitation des critères esthétiques qui font sens dans la production des œuvres chorégraphiques relevant de la création africaine contemporaine. Le premier dispositif sur lequel je reviens est un dispositif d’apprentissage de la création. Pour surprenant que cela puisse paraître, il existe, en Afrique, des formations spécifiques dédiées au développement des compétences créatives des jeunes chorégraphes. À travers les observations menées à l’occasion de ce type de formation, je présente dans le détail les formes et les contenus qui sont à la fois enseignés aux stagiaires et attendus de leur travail à venir. Le second dispositif concerne cette fois-ci non plus la pédagogie de la création, mais des situations diverses de création en acte. À partir de ce qui m’a été rapporté en entretien de ces expériences créatives d’une part, de l’observation participante menée auprès de la chorégraphe Kettly Noël lors de la création du spectacle « Chez Rosette » d’autre part, je m’efforce d’éclairer la façon dont les œuvres sont produites, en mobilisant certains contenus, certains référents culturels (plutôt que d’autres), etc. L’étude de ces dispositifs permet, en dernière analyse, à partir des pratiques concrètes et des discours que les agents eux-mêmes tiennent sur leurs créations, de proposer une définition proprement sociologique de la danse contemporaine africaine, non plus seulement en tant que zone, extension, du champ chorégraphique, ou en tant qu’ensemble de pratiques artistiques, mais aussi en tant que produit esthétique.
Vers l’innovation, l’abstraction et le minimalisme
3Si l’apprentissage d’une discipline corporelle et morale constitue, comme on l’a vu, un aspect central de la socialisation professionnelle des danseurs africains, leur formation repose aussi pour une large part sur l’acquisition de savoirs et de compétences techniques et symboliques propres à la danse contemporaine en tant que telle. Il est important de rappeler à cet égard que l’émergence d’un champ de la danse contemporaine est le produit d’une histoire chorégraphique occidentale qui marque de son empreinte les principes de légitimation qui y sont à l’œuvre. Plus précisément, la légitimité des danseurs et chorégraphes africains sur la scène contemporaine (dont témoigne la multiplication de leur programmation dans les plus hauts lieux de la consécration artistique) a reposé sur un effort parfois paradoxal consistant à mobiliser les principes esthético-éthiques du champ de la danse contemporaine tel qu’il s’est structuré en Occident, sans pour autant renoncer à cultiver le potentiel distinctif que représente la maîtrise de certains codes culturels perçus comme proprement africains. La formation et la création en danse contemporaine doivent dès lors, dans le cas des danseurs africains, être envisagées comme l’inculcation de dispositions culturelles à la fois cognitives et motrices, ajustées aux attentes esthétiques et éthiques de cet univers chorégraphique – de leur intériorisation dépend largement leur insertion future dans le champ chorégraphique. De fait, l’incorporation du langage du champ, c’est-à-dire la maîtrise de son histoire dans ses dimensions corporelles (maîtriser une technique) mais aussi dans ses dimensions théoriques (en connaître les concepts, la rhétorique, les principaux agents, etc.), constitue une dimension centrale de l’insertion dans le champ chorégraphique. En effet, la règle du jeu du champ artistique contemporain de déconstruction, de transgression et de renouvellement perpétuel des codes esthétiques impose aux artistes la maîtrise de son histoire, sous peine d’en être exclus.
« Le problème en Afrique : il faut en faire trop pour que les gens voient ! »
4Un retour sur les ateliers de formation sur lesquels était centré le chapitre précédent montre que le cours de danse lui-même est déjà un apprentissage esthétique1. Il constitue entre autres une occasion de transmettre l’histoire de la danse occidentale, notamment au travers de ses grandes figures européennes et américaines. De fait, à de nombreuses reprises, Sébastien fait référence aux grands noms de la danse moderne ou contemporaine ou à l’histoire et l’évolution de ces esthétiques. Il s’agit le plus souvent d’expliciter les différents exercices qui composent son cours en les resituant dans une histoire plus générale de la danse :
Sébastien fait faire aux danseurs un travail d’improvisation à partir des verbes « glisser », « caresser » et « repousser ». À la pause il me dit avoir trouvé l’idée de ce travail dans un livre de Doris Humphrey qu’il lit en ce moment. Même s’il trouve le livre un peu « ringard » dans l’ensemble, il me dit s’inspirer régulièrement des exercices proposés par sa méthode pédagogique. Lorsqu’il reprend le travail avec les danseurs après la pause, il leur précise que les consignes qu’il leur a données sont inspirées du travail de Doris Humphrey. Il ajoute qu’il s’agit d’une chorégraphe et pédagogue, grande figure de la danse moderne américaine des années 1930 (NE, Bamako, février 2008).
Sébastien évoque avec les danseurs la notion d’« espace » et leur parle pour cela de Rudolf Laban, danseur allemand qui est à l’origine d’une méthode de notation de la danse qui porte son nom. Sébastien leur explique que l’un des principes de travail de Laban était que chacun « trouve sa face », c’est-à-dire son espace et sa direction de travail (NE, Bamako, février 2008).
Sébastien procède ensuite à une petite révision des cinq positions classiques. Tout le monde ne semble pas au point là-dessus, Sébastien fait donc un rappel. Il leur explique ensuite l’intérêt de connaître ces positions pour la danse contemporaine : Sébastien : On utilise beaucoup les positions classiques dans la danse contemporaine. C’est pas parce que ce sont des positions classiques qu’on ne s’en sert pas et qu’on ne peut pas les réutiliser dans d’autres danses. « Classique » ne veut pas dire « raide » ou « coincé ». Par exemple, des chorégraphes qu’on appelle « modernes », comme Alwin Nikolais ou Merce Cunningham, ils utilisaient beaucoup les positions classiques dans leur danse (NE, Bamako, février 2008).
À un moment donné du cours, il est question de Martha Graham. Kettly Noël rappelle à ce propos aux danseurs qu’elle fait partie des quatre chorégraphes qui font l’objet d’un film qu’ils ont vu, intitulé « Quatre grands maîtres de la danse ». Elle demande alors aux danseurs de nommer les trois autres. Aucun danseur n’est visiblement capable de se remémorer les noms. Kettly leur en fait immédiatement le reproche puis leur rappelle qu’il s’agit de Alwin Nikolais, Merce Cunningham et José Limon. Tous les trois, avec Martha Graham, ont inventé une « technique ». Sébastien leur explique alors que si chaque chorégraphe a un style différent, ils n’ont pas pour autant une technique qui leur est propre (contrairement aux quatre chorégraphes en question). Beaucoup de chorégraphes contemporains s’inspirent des techniques de ces quatre « grands maîtres de la danse » (NE, Bamako, mars 2009).
5La technique enseignée par Sébastien et les références sur lesquelles il s’appuie dans ses cours s’inscrivent dans une pédagogie « académisée » de la danse contemporaine2, telle qu’elle est par exemple mise en œuvre en France dans les établissements publics de formation artistique comme les conservatoires nationaux de Région (CNR), les écoles nationales de musique et de danse (ENMD), ou les conservatoires nationaux de musique et de danse (CNSM) dans lesquels la danse classique occupe une place importante y compris dans les cursus contemporains. Sébastien, formé dans ces établissements, utilise dans ses cours la technique académique, qui constitue la base de son travail chorégraphique. Il insiste d’ailleurs, pour s’en justifier, sur l’importance de l’utilisation du vocabulaire classique dans le travail de certains chorégraphes modernes. Son parcours professionnel est aussi marqué par sa participation à des ballets mis en scène par des chorégraphes dont l’esthétique peut à plusieurs égards être définie comme « néoclassique ». Aujourd’hui danseur permanent et responsable des activités pédagogiques dans l’un de ces ballets (il est aussi détenteur du diplôme d’État de professeur de danse), son enseignement est particulièrement attentif à la qualité d’exécution du mouvement et emprunte largement aux modèles gestuels et aux techniques des chorégraphes modernes qui ont accompagné sa propre formation (comme en témoignent ici les exercices inspirés de Doris Humphrey ou Rudolf Laban) ou aux styles des chorégraphes « néoclassiques » auprès desquels il a été socialisé.
6C’est en 2007 que Sébastien a été invité, dans le cadre d’un programme d’échange entre L’Espace et sa compagnie, à animer un stage auprès des danseurs de Bamako. Les objectifs de ce stage sont mentionnés dans un document de synthèse. Il est question entre autres d’« approcher l’écriture chorégraphique de X. [chorégraphe français et directeur de la compagnie à laquelle Sébastien appartient] au travers d’ateliers et de lectures vidéo-danse ; de développer et perfectionner des compétences techniques ; de développer et enrichir des principes de composition, d’improvisation, d’écoute musicale et de coordination ; d’approfondir et rechercher autour de la notion de duos, présente dans toute l’œuvre de X. ». Le travail proposé ici aux danseurs de L’Espace est une initiation au style du chorégraphe français. Celui-ci étant largement influencé à la fois par les chorégraphes modernes américains (il a été formé en partie auprès de Merce Cunningham) et allemands (il étudie à la Schola Cantorum auprès de Karin Waehner, chorégraphe allemande, elle-même élève de Mary Wigman), la découverte de son écriture chorégraphique est aussi bien une introduction à la modem dance américaine et à l’« expressionnisme allemand »– c’est-à-dire à l’histoire chorégraphique occidentale.
7Outre Sébastien, de nombreux autres formateurs ont dispensé à L’Espace un enseignement basé sur les méthodes ou techniques chorégraphiques des fondateurs de la danse moderne et contemporaine. Ainsi un stage est par exemple organisé en 2007 avec une chorégraphe et professeur de technique contemporaine de l’Académie nationale de danse de Rome, dont l’un des objectifs est d’« identifier les principes de base de la technique Nikolais : l’espace, l’énergie, le corps et l’équilibre/déséquilibre3 ». La même année, un autre danseur et chorégraphe italien est invité à donner un stage centré sur l’étude des techniques Alexander, Feldenkraïs et Nikolais notamment. En 2006, une chorégraphe et pédagogue cubaine propose aux danseurs bamakois des cours et ateliers basés sur la technique de danse moderne Martha Graham. Parmi les objectifs du stage, il s’agit de « reconnaître et développer les principes de la technique de danse moderne4 ». Les nombreux formateurs issus du continent africain invités par Kettly Noël à donner des stages à L’Espace, ont aussi souvent suivis eux-mêmes un parcours de formation – la plupart du temps en Europe ou aux États-Unis – marqué par l’apprentissage des techniques de danses classique et moderne occidentales. C’est le cas par exemple de la chorégraphe sud-africaine Nelisiwe Xaba, invitée régulière de L’Espace, qui a étudié la danse à Londres à la Rambert School of Ballet and Contemporary Dance, où sont enseignées la technique classique et la modern dance, à travers les techniques de Martha Graham, Doris Humphrey et José Limon ou encore Merce Cunningham.
8Au-delà de la connaissance des techniques développées par ces grands noms de la danse contemporaine occidentale, la formation des danseurs africains repose, plus largement, sur l’inculcation de l’« idéologie de la singularité » (fondée sur la prise de conscience du corps et de ses sensations, sur la primauté de l’exploration et de l’expression de l’intériorité du danseur, etc.) qui a nourri les manières de travailler son corps dans la danse contemporaine occidentale (Faure, 2000a). Les observations réalisées à L’Espace lors des deux ateliers animés par Sébastien font apparaître que le mode d’inculcation de cette éthique de la singularité et l’effort de concentration autour de ses propres perceptions sensori-motrices, relèvent principalement d’injonctions au minimalisme, qui passent d’abord par l’abandon de certaines habitudes corporelles propres à la pratique des danses africaines.
Pendant la pause, entre 11 h 15 et 11 h 30, Kettly et Sébastien font un rapide débriefing de ce début d’atelier. Sébastien remarque la difficulté pour certains danseurs de travailler dans le détail et la lenteur, à quoi Kettly lui répond que « de toute façon ici, c’est que la force musculaire et la vitesse qui comptent. Le problème en Afrique c’est qu’il faut en faire trop, pour que les gens voient. C’est ça le problème » (NE, Bamako, février 2008).
Lors des phases d’improvisation, Sébastien invite les danseurs à « ne pas en faire trop » :
Sébastien : Tu n’es pas obligé de jouer [au sens théâtral] tout le temps. On peut arriver à lire ton mouvement, à comprendre ce que vous dites avec votre corps, sans en rajouter. Et ça c’est hyper important dans la danse contemporaine (NE, Bamako, février 2008).
Pour l’un des exercices, la consigne de Sébastien est la suivante : « Utilisez le minimum de force, utilisez au maximum la respiration. » Lors de nos discussions, Sébastien me dit en effet que l’une des difficultés avec ces danseurs est de « canaliser leur énergie », leur apprendre à ne pas toujours « danser dans la force » (NE, Bamako, février 2008).
Lorsque Sébastien met une musique rythmée, Salah part au quart de tour et commence à danser frénétiquement en chantant I Feel Good [le tube de James Brown] dans un anglais approximatif. Sébastien est obligé d’intervenir pour le calmer. Il demande aux danseurs « de l’énergie, mais contrôlée ! » Mais Salah n’en fait qu’à sa tête, il rajoute à la chorégraphie certains mouvements de bras non prévus. Sébastien tente de le corriger, en vain : « Pas les bras Salah ! Y a pas les bras ! » (NE, Bamako, février 2008).
Sébastien se plaint aussi de leurs habitudes de danseurs traditionnels : « J’en ai marre de leurs pieds à plat ! » Effectivement, lors de l’atelier il avait du mal à leur faire réaliser un saut avec une réception en demi-pointe puis dans un deuxième temps seulement leur faire poser le talon au sol (NE, Bamako, février 2008).
9L’apprentissage de la danse contemporaine repose clairement sur une sorte de travail négatif, visant l’abandon d’habitudes chorégraphiques antérieures. Les danseurs doivent délaisser certaines postures caractéristiques des danses modernes ou traditionnelles qu’ils maîtrisent – comme les « pieds à plat »– en vue de l’incorporation d’un nouveau schéma corporel, ajusté aux représentations légitimes du corps de danseur contemporain. Mais en même temps que cette modification de l’hexis corporelle, l’action pédagogique vise plus largement à la transformation du rapport au corps engagé dans la pratique chorégraphique. L’idéologie de la singularité transmise par la pédagogie de la danse contemporaine tend en effet à transformer le rapport des danseurs africains à l’exécution du mouvement. « Ne pas en faire trop », ne pas théâtraliser le mouvement (ne pas « jouer »), ne pas « en rajouter », utiliser « le minimum de force », « canaliser » l’énergie, sont autant d’injonctions à l’intériorisation de la perception du mouvement et de son exécution. Les approches immédiatement visibles du mouvement (tournées vers l’extériorisation) sont bannies au profit d’une perception intérieure du geste dansé fondée sur le contrôle de l’énergie, la respiration, le détail et la lenteur5. L’exécution du mouvement de danse contemporaine doit d’abord passer par l’appréhension d’un état de corps intérieur et ne pas rechercher la visibilité ou la lisibilité extérieure. Or, ce rapport au corps dansant se distingue assez radicalement de la performance, qui caractérise la pratique des danses traditionnelles africaines comme celle des danses modernes. Ces danses reposent au contraire par excellence sur l’exhibition publique de facultés motrices valorisées comme la force musculaire et la vitesse ou l’ampleur des mouvements qui doivent être immédiatement visibles pour le public. La valorisation d’une certaine forme de minimalisme en danse, que traduit le travail sur l’intériorisation des sensations, la finesse dans l’exécution, le ressenti et la maîtrise des nuances dans la qualité des mouvements, doit être comprise en relation avec les valeurs esthétiques propres au champ chorégraphique contemporain. En effet, dans un champ chorégraphique qui valorise l’innovation, les danseurs doivent faire la preuve de leur capacité de recherche de formes gestuelles diversifiées et leur capacité d’adaptation à la nouveauté chorégraphique. De ce point de vue, le corps ne doit pas apparaître trop « marqué » par des techniques de danse apprises antérieurement.
Créer des créateurs
10Les injonctions au minimalisme et à la mise à distance des danses africaines ne sont pas spécifiques à la formation telle qu’elle est dispensée à L’Espace. Pour s’en convaincre, on peut revenir en détail sur un stage de danse réalisé dans un autre lieu de formation en Afrique de l’Ouest, le CDC « La Termitière » de Ouagadougou. Au bénéfice de ma stratégie d’enquête consistant à suivre les enquêtés, j’ai eu l’occasion d’observer, en 2009, un atelier d’« écriture chorégraphique » auquel ont participé une vingtaine de jeunes chorégraphes du continent africain, dont plusieurs rencontrés à Bamako et à Tunis lors des Rencontres chorégraphiques l’année précédente. Le recrutement de ce stage, dénommé « formation des jeunes créateurs », était relativement paritaire du point de vue du genre (onze hommes et neuf femmes) et diversifié du point de vue de l’origine géographique des danseurs : quatre danseuses et un danseur burkinabè, une Béninoise, un Ivoirien, deux Maliens, un Gabonais, un Nigérien, un Togolais, trois Congolais, une Nigériane, une Camerounaise, une Tunisienne, une danseuse et un danseur malgache, et une danseuse américaine6. Plusieurs intervenants ont été mobilisés pour animer la formation. Les chorégraphes burkinabè Salia Sanou et Seydou Boro d’abord, qui, en tant que directeurs artistiques du CDC de Ouagadougou, participent à la plupart des formations professionnelles qui s’y déroulent. Ces derniers ont par ailleurs sollicité le chorégraphe américain Mark Tompkins, figure emblématique de la Nouvelle danse française, pour prendre en charge une partie des ateliers7.
11Salia Sanou, Seydou Boro et Mark Tompkins ont des styles chorégraphiques qui leur sont propres ; toutefois, le travail qu’ils initient pendant la formation à laquelle j’assiste s’inscrit dans une vision commune de la pédagogie chorégraphique. En effet, bien qu’ils développent chacun des exercices différents, tous visent la production de nouvelles habiletés motrices chez les danseurs. Plus précisément, il ne s’agit pas d’apprendre une technique particulière, mais de mener un travail de « recherche » corporelle. En écho avec l’idéologie de la singularité évoquée précédemment, les consignes des formateurs invitent les danseurs à trouver les moyens de renouveler leurs habitudes corporelles. De fait, s’engager dans un travail chorégraphique consiste d’abord, selon les termes employés lors d’un exercice par Salia Sanou, à « sortir des sentiers battus », à « utiliser [son] imagination pour aller ailleurs8 ».
L’un des exercices proposé aujourd’hui par Salia Sanou consiste, à partir d’un état de corps défini comme un « chaos », à préciser progressivement ses mouvements. Salia Sanou : Essayez des choses inhabituelles, qui sont pas imprimées dans votre corps. On s’éclate, prenez d’autres chemins que ceux que vous connaissez. [...] Vous êtes vingt ou vingt-cinq, vous avez vingt-cinq réponses pour la définition de « chaos ». N’oubliez pas que la danse c’est une imagination, donc « chaos », essayez de sortir de quelque chose que vous connaissez déjà. Ça va vous arriver dans vos créations, pour ne pas se répéter dans les créations.
Seydou Boro : Des fois on écrit, on sait pas d’où ça vient. Mais il faut se laisser surprendre. Il faut faire attention à ses habitudes pour écrire autre chose, sinon j’écris toujours la même chose.
Mark Tompkins : Pour ce travail, qui est vraiment un travail d’écoute, il faut enlever beaucoup de couches de ce que vous savez faire, de votre danse à vous. Après, quand les outils fonctionnent, vous pouvez revenir à vous. J’espère que ça va faire bouger votre propre vocabulaire.
12Selon Mark Tompkins, pour parvenir à développer un travail créatif, « ce qu’il faut faire c’est désapprendre ». C’est pourquoi les exercices qu’il propose aux danseurs les mettent systématiquement en situation d’être « surpris ». L’un d’entre eux consiste par exemple à s’exercer à aller contre les mouvements vers lesquels ils iraient spontanément :
Mark Tompkins : Yeux fermés, et commencer un mouvement et le finir ou pas. Là où je pense [aller dans mon mouvement]... non [je n’y vais pas] ; là où je pense, je n’y vais pas... Et puis une fois... oui. Donc marquer des arrêts, des ralentissements, des accélérations qui sont pas forcément planifiés. Danse de sensation, danse pas trop contrôlée. Donc vous devez aller vers là où vos yeux vous mènent, pour aller vers la surprise et l’inattendu. Ce que je dis toujours c’est que quand vous imaginez quelque chose vous l’avez déjà fait. Donc improvisation, innovation, surprise. [...] Y a un problème pour beaucoup : vous gardez vos habitudes [donne un exemple d’un mouvement typique de tel danseur]. Entre ça et ça [montre deux séquences de mouvements], y a tout un moment où tu peux changer le mouvement, chercher un autre impulse. [...] Cherchez pas des mouvements que vous connaissez déjà. Cherchez des surprises, utilisez la respiration.
13De manière générale, les consignes des exercices d’improvisation sont très sommaires, le but étant pour les formateurs d’intervenir le moins possible dans le processus de recherche individuelle des danseurs. Le plus souvent, il s’agit moins de donner des consignes que des directives que chaque stagiaire est invité à « explorer » à sa manière :
Mark Tompkins : Je vous donnerai des principes de jeu. Chaque exercice va stimuler des choses chez chacun. Je vous donnerai pas de mouvements. [...] Ça va nous amener quelque part. Je vous montre pas, je vous donnerai des indices au fur et à mesure.
14La volonté d’indiquer des « principes de jeu » plutôt que des modalités précises d’exécution d’un mouvement va dans le sens d’une autonomisation des danseurs par rapport à leurs propres habitudes corporelles d’une part, mais aussi, d’autre part, par rapport aux formateurs dont les danseurs sont parfois tentés de reproduire la gestuelle. Salia Sanou attire l’attention des danseurs sur ce point : « Souvent, leur dit-il, vous prenez des stages et on sait que lui il a fait tel stage à tel endroit, ça se voit dans le corps. » Et Seydou Boro de renchérir : « Donc faut ouvrir d’autres horizons. » Le caractère très ouvert – pour ne pas dire abscons – des indications qui sont fournies aux stagiaires doit revêtir en effet une fonction très importante dans l’apprentissage de la créativité. Il est censé obliger les danseurs à trouver leur propre « réponse » à la consigne. De ce point de vue, il est intéressant de constater que la formulation des indications (ou des consignes) données aux danseurs prend très souvent la forme d’un énoncé au contenu interrogatif :
Salia Sanou : C’est : comment j’amène l’autre dans le mouvement et comment l’autre se réceptionne ? Comment le mouvement se crée avec le poids que je donne ? Comment je me prépare ? Comment on progresse à quatre, ensemble ? Comment tu fais exister les choses les unes après les autres ? L’imaginaire va être sollicité pour donner des couleurs et volumes à ces sons. C’est aussi une matière. Comment ces sons peuvent traverser le corps ? Comment ta danse va exister à travers cette musicalité ?
Mark Tompkins : Tu reçois un impulse, et comment tu réagis ? Comment être connecté avec deux personnes sans être forcément dans la même dynamique ? Y a des moments dans le groupe où on sent qu’il y a la même vibration énergétique. La question c’est : comment la garder ? Comment la prolonger ? Vous dites que c’est un hasard, moi je dis que c’est pas un hasard, c’est une écoute que vous pouvez travailler. Après, c’est le boulot : comment ne pas la laisser partir ?
Seydou Boro : Comment tu amènes ton partenaire à lâcher ? Où le mouvement commence, comment est-ce qu’on va le tricoter ? Au fur et à mesure comment ça arrive au sol ? Les choses commencent à avancer dans la prise de conscience de l’espace. Maintenant il faut se poser la question de la matière qu’on utilise pour écrire. C’est cette matière-là qui va te permettre d’écrire dans l’espace : qu’est-ce qu’on propose, comment on l’amène cette matière ? Le but de ce travail c’est : comment les appuis vont commencer à exister ?
15Une des manières pour les formateurs de conduire les danseurs à renouveler leurs repères gestuels et à s’émanciper des automatismes acquis lors de formations à la danse contemporaine (souvent auprès des mêmes formateurs, lesquels ont eux-mêmes leurs propres habitudes corporelles), consiste à proposer des exercices visant au développement des perceptions sensori-motrices. Il s’agit de travailler sur la « conscience du mouvement » :
Au début du cours, Mark Tompkins demande simplement aux danseurs de marcher sur le plateau.
Mark Tompkins : Faites attention pour chaque pas à la façon dont vous posez les pieds, le changement de poids entre jambe droite et jambe gauche. En marchant, sentir la colonne vertébrale. Ça s’équilibre dans la marche, relâchez la mâchoire. Observez comment vous posez les yeux. Est-ce qu’ils sont au sol droit devant, est-ce qu’ils changent d’un moment à l’autre ? Relâchez les yeux, vous n’avez pas besoin de chercher la vision. Progressivement vous ralentissez votre marche. Continuez à observer les différences dans les sensations, dans les différentes parties du corps. Est-ce que votre respiration change ou pas ? » Au bout de quelques minutes la marche est considérablement ralentie. Mark Tompkins poursuit : « Sensation du changement de poids d’une jambe à l’autre. Vous versez le poids d’une jambe à l’autre. Fermez les yeux, continuez très lentement. Ouvrez les yeux. Inversez le processus. » La marche s’accélère alors progressivement. De la même manière, il est demandé aux danseurs d’être attentifs à toutes les parties de leur corps au cours du processus d’accélération.
16D’autres exercices sont proposés aux danseurs qui visent à développer leurs sensations kinesthésiques. Les formateurs les amènent pour cela à travailler en profondeur sur les sens. Ainsi Mark Tompkins, qui dit travailler « beaucoup avec la vision », demande-t-il par exemple aux stagiaires de se déplacer sur le plateau en gardant en permanence un contact visuel avec un ou plusieurs éléments qu’il fait varier tout au long de l’exercice :
Mark Tompkins : On choisit quelqu’un comme partenaire visuel sans qu’il le sache. On va le traquer. On peut aller où on veut mais toujours la personne reste dans notre champ visuel. Maintenant cette personne qu’on a choisie on la met sur le bord gauche de notre vision et on continue à marcher. Ok, maintenant bord droit. Vous pouvez jouer avec la proximité. La personne peut être très près ou très loin, mais toujours bord droit. Ok, maintenant tout en haut de notre vision [donc automatiquement, les danseurs baissent la tête et regardent par en dessous]. Et maintenant tout en bas de votre vision. Maintenant vous choisissez une deuxième personne et vous les gardez en vue toutes les deux. Ok, c’est bien maintenant vous choisissez une troisième personne et vous gardez les trois. Ok, maintenant une autre, quatre personnes. Keep moving ! [trois danseurs sortent du plateau et vont au-dessus des gradins pour avoir leurs quatre cibles dans leur champ de vision]. Ok stop. On ferme les yeux. Mettez la main droite devant le visage. Ouvrez les yeux et regardez votre main. Vous pouvez regarder votre main avec une vision périphérique – c’est un peu flou – ou bien vous pouvez regarder dans le détail. On va travailler sur ce shift là, « périphérique/détail ».
17Les exercices proposés par Mark Tompkins ont la particularité d’être très longs et de nécessiter une grande concentration. Sur cet exercice, les danseurs ont travaillé plus d’une heure sans s’interrompre. Si de nombreux exercices visent à travailler les sensations liées à la vue, les formateurs proposent également à plusieurs reprises des exercices pour lesquels les danseurs doivent fermer les yeux. Cela permet, à l’inverse, de se concentrer sur des sens moins centralement sollicités dans la danse. Un après-midi, Mark Tompkins demande par exemple aux danseurs de constituer des binômes. L’un des membres sera « l’aveugle » pendant quarante-cinq minutes et ne devra ouvrir les yeux sous aucun prétexte ; l’autre sera son « guide ». Le but étant pour l’aveugle de se déplacer sans s’arrêter pendant cette durée (le travail ne se déroule pas dans le studio mais à l’extérieur du CDC). Le guide et l’aveugle ne peuvent pas interagir (le guide ne peut pas toucher l’aveugle, il ne peut que lui dire « stop »), le guide n’étant à proximité de l’aveugle que pour prévenir un éventuel danger qui surviendrait pendant ses déambulations. Au bout de quarante-cinq minutes, le binôme échange les rôles. Mark Tompkins donne rendez-vous aux danseurs une heure et demie après le début de l’exercice. La consigne étant pour les aveugles de « se nourrir de toutes les sensations » liées à leur déambulation les yeux fermés.
18Seydou Boro propose un exercice similaire :
Six personnes sont alignées au fond du plateau, les yeux fermés. Six autres danseurs se placent dans l’espace. Les « aveugles » doivent avancer et lever la main lorsqu’ils sentent une présence à proximité. Seydou précise à l’adresse des aveugles : « Il y a quelque chose qui se passe dans le corps quand tu as les yeux fermés, tu sens quelque chose. Essaie de trouver cette chose-là. » Salah intervient après avoir fait l’exercice : « J’entends la respiration [de l’autre danseur] mais je sens pas. » Seydou répond à l’intention de tout le monde : « Il y a pourtant une énergie de l’autre que je dois sentir. Il y a une énergie qui se passe et ça tu peux sentir. Ça ouvre dans cette direction-là. »
19Les quelques exercices dont j’ai rendu compte ici visent, je l’ai dit, à développer la conscience du mouvement. Dans ce type d’exercice, explique Sylvia Faure, il s’agit de « lier le corps et la pensée dans le mouvement. L’idée sous-jacente à ce travail est qu’il est possible de changer les habitudes motrices, de défaire les blocages et d’acquérir de nouvelles habiletés, en apprenant à devenir maître de sa propre “éducation somatique” » (Faure, 2000a : p. 168). Ces exercices encouragent donc une forme de créativité qui passe à la fois par l’exploration de l’intériorité et par l’autonomie des danseurs. Ils visent à donner aux danseurs le champ libre pour proposer une gestuelle qui leur soit propre et qui reflète toute la singularité qui définit l’acte créatif en danse contemporaine.
20Pour autant, l’encouragement à l’exploration de l’intériorité ne signifie pas que les danseurs soient invités à « chercher », à « fouiller » (ce sont les termes localement utilisés) dans toutes les directions. D’une manière générale, les exercices qui leur sont proposés, ainsi que les remarques qui leur sont faites par les formateurs, sont là pour les orienter vers la production de formes que l’on peut qualifier d’abstraites et de minimalistes. La valorisation de ces formes passe en particulier par l’accomplissement d’exercices sur l’« intention ». Il s’agit pour les danseurs, non pas de travailler l’exécution d’un mouvement, sa visibilité concrète, mais bien sûr Vidée du mouvement elle-même, projetée au-delà de sa démonstration immédiate.
Seydou Boro : Tout ça pour vous parler de : toutes les intentions que tu donnes sont visibles. L’intention doit être visible. Il faut que tu sois conscient de l’intention que tu donnes.
L’exercice pour travailler l’« intention » est le suivant : une personne seule marche sur le plateau, s’arrête et doit « prendre tout l’espace ». « Tu te concentres, explique Seydou Boro, tu nous regardes et là tu prends tout l’espace, à une grosseur comme ça [écarte les bras pour montrer les deux murs opposés de la salle]. » Soamiari [danseuse malgache] commence puis Seydou demande aux autres : « Pour vous elle était où ? C’était comment ? Est-ce qu’elle a pris toute la salle ? » Certains répondent par la négative, parce qu’elle clignait des yeux. Un autre danseur fait l’exercice. À la fin Seydou pose la même question. Salah dit que le danseur n’a pas besoin d’être comme ça [bombe le torse] pour prendre l’espace. Seydou acquiesce : « Si tu es là, tu es là, tu n’as pas besoin de montrer que tu es là. Nous on le sent. Tu es là, point barre. J’ai pas besoin d’en rajouter. Le corps donne beaucoup plus d’infos que tu crois. On travaille à différents niveaux. Sur le regard : qu’est-ce que je mets dans le regard quand j’arrive sur le plateau, l’intensité du regard. »
Les exercices suivants poursuivent le travail entamé la veille sur l’« intention ». Seydou Boro : Trois personnes sur le plateau. Vous pensez à une couleur [dos au public], quand tu as la couleur en tête, tranquillement tu te retournes. [S’adressant aux spectateurs] Nous on va essayer de jouer les devins, voir si on arrive à voir la couleur qu’ils portent en eux. » [...] Plus tard il précise : « Le truc c’est de le mettre dans les yeux ; pas dans le corps mais dans les yeux. » Après la couleur, il s’agit pour les danseurs de donner à voir un « objet » qu’ils imaginent :
Seydou Boro : Tu marches dans l’espace. À un moment donné, tu vois quelque chose, tu vois un objet et tu essaies de faire naître quelque chose, que tu nous amènes à voir aussi l’objet. Et tu donnes la teneur ou l’intensité de l’objet ; voir comment tu peux ensuite entraîner tes partenaires à voir l’objet avec toi. C’est un objet que toi tu as vu, il faut que tu nous donnes à voir l’objet : quelle forme, quelle couleur, quel volume.
21Ce type d’exercice, qui concentre une part importante du travail sur le regard – davantage notamment que sur la gestuelle – s’accompagne souvent d’injonctions à « ne pas en faire trop ». « Il faut travailler le regard, explique Salia Sanou aux stagiaires, la précision, pour ne pas tomber dans la caricature. Faites attention de ne pas surjouer. Quand le regard n’est pas clair, on le voit tout de suite. Tout se joue dans ces détails-là, il faut faire attention. » Ainsi les danseurs sont progressivement invités à « nettoyer », à « retirer » de leurs propositions un ensemble d’éléments considérés comme superflus par rapport à la norme esthétique promue dans la formation. On retrouve ici le travail négatif évoqué à propos de L’Espace :
Seydou Boro demande d’abord aux danseurs d’inventer une langue en circulant sur le plateau et de la parler à voix haute. Puis il invite chacun à s’exprimer dans cette langue avec un partenaire et de l’amener à comprendre le propos qu’il formule dans cette langue inventée. Très vite pour les danseurs soumis à l’exercice, une des manières de se faire comprendre consiste à élever le ton et joindre le geste à la parole, de manière très ostentatoire. Ainsi certains stagiaires entraînent leur partenaires en les tirant par le bras ou miment les situations qu’ils essaient de leur faire comprendre. Au bout de quelques minutes, Seydou Boro intervient : « Ok, maintenant qu’on a défriché le champ on va reprendre. On va faire l’effort d’enlever le geste. Tu vas essayer de convaincre ton partenaire sans le tirer. Si tu as envie de chercher un petit élément pour dire ton histoire, tu l’enlèves. Et petit à petit tu enlèves la langue et tu le dis avec ton corps, avec une gestuelle, le plus petit possible du monde. »
Salia Sanou : Je propose qu’on reprenne les groupes d’avant-hier. Essayez de repartir vers cette idée de départ. Vous partez de ce que vous avez composé et vous cherchez en tenant compte des remarques qu’on a pu vous faire. Essayez de trouver plus de liberté, de folie dans les propositions. Vous allez sûrement enlever des choses, déplier. Allez toujours à l’essentiel. Si vous voyez des choses bizarres, n’hésitez pas à enlever. C’est un exercice de nettoyage.
22Dans cet effort de « nettoyage », les formateurs attirent en particulier l’attention des danseurs sur ce qu’ils considèrent comme deux types d’écueils typiques de leur production chorégraphique. Le premier concerne la narration – il s’agit de s’écarter d’une danse illustratrice d’une idée ou d’une histoire9 –, le second a trait aux mouvements d’ensemble – il s’agit de montrer une « connexion » entre les interprètes sans céder à la mise en scène de ces ensembles :
Revenant sur la proposition, visiblement trop explicite, d’un groupe de trois danseurs, Mark Tompkins commente, en direction de tous les stagiaires :
Mark Tompkins : Abandonnez les idées que vous avez. Vous vous abandonnez à la sensation du jeu. Moi dans un spectacle, quand je m’ennuie comme spectateur, j’ai l’impression qu’on n’a pas fait attention à moi. Moi quand on me dit : « Je vais vous parler de la paix dans le monde, assieds-toi, je vais te raconter ça », ça me donne tout de suite envie de partir. Non pas que la paix ce n’est pas intéressant, mais pas de cette manière-là : « Tu t’assois et je te montre la paix » [rires de tout le monde]. Des fois vous voulez inventer des histoires parce que vous pensez que sinon vous n’allez rien pouvoir faire, alors que si vous faites rien les choses arrivent.
Seydou Boro : [Sur le plateau] On a envie de se défendre, d’exister [frappe violemment des pieds au sol]. Je le sais je suis passé par là aussi. Mais tu n’as pas besoin de ça pour exister. Quand je frappe les pieds au sol, je peux donner de la densité sans frapper partout. »
Marc Tompkins : Danser ensemble c’est reconnaître. Si vous ignorez ce qui se passe autour de vous, ça va pas le faire. Mais reconnaître ça veut pas dire faire la même chose ou danser ensemble. Vous n’êtes pas obligés d’être dans la même énergie, vous devez simplement être connectés. »
À partir d’un enchaînement qu’il leur a appris, Salia Sanou demande aux danseurs de se mettre par quatre et de retravailler sa proposition : « Chaque groupe va partir de cet enchaînement pour développer, transformer, pour amener ailleurs ces éléments. [...] Ça peut se jouer sur l’énergie de la danse, ça peut se jouer dans l’espace, ça peut se jouer dans le rapport à vous. Voilà, creusez dans ce sens, ne pas forcément rester dans le mouvement d’ensemble. D’ailleurs il faut pas qu’il y ait un moment d’ensemble. Vous êtes ouverts, l’imagination est ouverte. »
23Au travers des consignes ainsi que des remarques adressées par les formateurs aux danseurs qui les exécutent (encouragements, tentatives de rectification, jugements, etc.), c’est bien à un rapport à la pratique chorégraphique – davantage qu’un style technique –, marqué par la recherche de l’innovation, de l’abstraction et du minimalisme, qui est valorisé. En effet, au-delà du caractère apparemment très peu directif de la formation (de fait les consignes données aux stagiaires sont souvent laconiques, ils sont encouragés à « chercher » plus qu’à exécuter, on attend visiblement d’eux qu’ils expriment d’abord leur intériorité, etc.), les intervenants promeuvent une esthétique bien particulière. Il s’agit d’apprendre aux danseurs à renouveler leurs habitudes motrices en s’émancipant des techniques expérimentées dans le passé et des automatismes qu’elles ont pu entraîner (et ainsi être capable de créer des chorégraphies novatrices) et d’encourager une certaine forme d’expression de l’intériorité – abstraite (ne pas raconter d’histoire) et minimaliste (ne pas « en faire trop »).
Des apprentissages formels au choix des thèmes de création
24Du point de vue de la production artistique, la trajectoire des danseurs africains a ceci de particulier qu’elle les confronte, dans des délais qui peuvent sembler très courts au regard de la trajectoire d’artistes occidentaux, à l’exercice personnel de création. En effet, la plupart des danseurs dont il a été question dans cet ouvrage ne sont pas que les interprètes des pièces dans lesquelles ils dansent, ils en sont très souvent les premiers auteurs. Ainsi, il n’est pas rare qu’un danseur se lance dans un projet de création (le plus souvent il s’agit, pour ces premières expériences, de solos) après seulement quelques années de formation à la danse contemporaine. Bassirou, l’un des « enfants de la rue » formé à L’Espace à Bamako, a par exemple créé son premier solo en 2008 (voir infra), soit quatre années seulement après avoir quitté la rue et commencé à apprendre la danse contemporaine auprès de Kettly Noël. Au moment de cette création, il n’est encore qu’un jeune apprenti danseur qui suit certes régulièrement les ateliers de formation proposés à L’Espace et participe à quelques performances ponctuelles (dans le cadre du festival Dense Bamako Danse par exemple), mais n’a en revanche jamais été interprète dans une pièce professionnelle. Parmi les jeunes danseurs africains, Bassirou ne fait pas figure d’exception, bien au contraire. C’est que l’organisation du travail chorégraphique en Afrique en elle-même constitue une incitation très forte à la création. Malgré les mises en garde contre ce qu’ils perçoivent souvent comme un emballement à la création10, les chorégraphes de la génération précédente participent, avec les institutions de la coopération culturelle, à cette inflation. De fait, la multiplication de concours chorégraphiques, de festivals sur le continent africain et de programmes institutionnels de soutien à la création en direction des chorégraphes du continent, sont autant de dispositifs incitatifs à la création pour les plus jeunes danseurs. En fait, la visibilité des chorégraphes de la génération précédente et, d’une certaine manière, leur légitimité dans le champ chorégraphique repose, au moins pour partie, sur leur capacité à développer la danse contemporaine dans les pays où ils sont installés. En d’autres termes, ils ont besoin d’un volant de jeunes créateurs pour venir nourrir par exemple la programmation de leurs festivals. De la même manière, l’une des prérogatives des institutions de la coopération culturelle étant de soutenir la création locale, elles doivent, de ce point de vue, distribuer un certain nombre de bourses aux jeunes danseurs africains. L’extension africaine du champ de la danse contemporaine repose, en dernière analyse, sur la capacité de ses agents à produire des créateurs.
25Une des manières de résoudre le paradoxe soulevé par les chorégraphes et institutionnels engagés dans le développement de la danse contemporaine sur le continent africain – avoir une main-d’œuvre disponible et suffisamment nombreuse pour que fonctionnent les structures africaines tout en assurant une production artistique de bonne qualité – a donc consisté, je l’ai dit, à mettre en place des formations spécifiques à la création.
26Mais comment les principes très formels inculqués au cours de ces stages (expression de l’intériorité, minimalisme, abstraction, etc.) peuvent-ils être mobilisés au moment concret de la création des jeunes chorégraphes africains ? Comme le rappelle justement Bernard Lahire, « une œuvre [d’art], c’est indissociablement une manière de “dire des choses” et les “choses” qu’un auteur dit » (Lahire, 2010 : p. 577). En l’occurrence, si sur le plan des « manières de dire », la formation reçue à Bamako ou a Ouagadougou (et au-delà, dans les autres dispositifs africains pensés comme des lieux d’apprentissage de la création) donne à l’évidence des repères, des orientations aux danseurs, elle livre largement les stagiaires à eux-mêmes quant au choix des « choses à dire11 ».
27Les formations comme celles des « jeunes créateurs » de Ouagadougou restent en effet, du point de vue thématique, relativement désincarnées. Les danseurs sont essentiellement invités à travailler sur des sensations corporelles, et lorsqu’un thème d’improvisation est proposé (« l’attente », « le langage », etc.) il est souvent très général et n’implique pas de positionnement politique, moral, culturel, etc. Dans ces conditions, lorsque les danseurs se lancent dans la création, ils demeurent contraints de le faire à partir de leurs propres ressources culturelles – et en particulier, pour ce qui est de la définition des thèmes, à partir de leurs expériences sociales personnelles, lesquelles constituent de fait bien souvent leur première source d’inspiration. Ainsi, les enjeux politiques et sociaux locaux irriguent très largement les créations des jeunes chorégraphes. Les thèmes de l’excision, des « enfants de la rue », des « enfants soldats » ou des relations interethniques font régulièrement l’objet de pièces chorégraphiques parmi les danseurs que j’ai rencontrés. Valentin, danseur malien, a par exemple créé un duo avec une chorégraphe française sur la difficulté des histoires d’amour entre Africains et Européennes, dont la sincérité est parfois entachée par des intérêts liés à l’obtention de papiers. Salah – qui se définit comme Dogon – a, quant à lui, créé son premier solo en traitant des rivalités entre ethnies africaines (il met en scène une histoire d’amour impossible entre un jeune Dogon et une jeune femme Bozo). Plus tard, il se rendra en pays Dogon avec les interprètes d’un quatuor afin de s’inspirer des traditions locales et ainsi de nourrir sa création. Les relations avec l’Europe, et l’immigration en particulier, occupent également une place importante dans l’imaginaire créatif des chorégraphes africains. En effet, plusieurs des danseurs que j’ai suivis ont traité dans leurs spectacles de leur expérience migratoire, ou, plus largement, de leur rapport au phénomène migratoire. De manière significative, Bachir, danseur nigérien qui a été incarcéré à Tripoli (Lybie) lors d’un de ses déplacements professionnels (voir chapitre suivant), décide en 2010 d’écrire un spectacle à partir de cette expérience :
Bachir : Déjà l’expérience de ce qui m’est arrivé à Tripoli quand j’étais enfermé ça m’a donné envie de créer un solo. Le solo je... pour le moment le titre provisoire je l’ai intitulé « Désordre psy ». Donc je voulais pas raconter à travers le solo l’injustice ou bien quelque chose. Mais y avait quand même quelque chose de très étrange... le côté désordre aussi et le côté psy m’a beaucoup inspiré à travers cette expérience. Et aussi d’autres choses qui vont appuyer l’idée. Avant et après cette expérience de Tripoli. Et donc je voulais créer un solo assez inspiré des émotions réelles, plurielles. Le côté psy aussi, le côté physique aussi (Entretien avec Bachir, Paris, décembre 2010).
28Quelques mois après notre entretien, alors qu’il a commencé à créer le spectacle, Bachir me transmet une première version de la « note d’intention » qu’il a rédigée pour présenter ce travail. J’en livre ici quelques extraits qui rendent compte de la manière dont une expérience concrète est retraduite dans les termes de la création artistique12 :
L’idée de créer un solo « Désordre » mûrissait dans mon esprit depuis novembre 2009 suite à une incarcération qui m’est arrivée dans un aéroport. Étant enfermé dans une cellule, privé de communication avec l’extérieur, j’avais traversé des moments obscurs. [...] Je ne me suis pas d’abord intéressé à créer un solo pour raconter le trouble et/ou pour dénoncer les injustices causées par les autres, mais je souhaiterais plutôt m’inspirer des sentiments et des émotions qui ont beaucoup changé ma personnalité et mentalité, et aussi ma vision de ce monde. C’est aussi un laboratoire de recherche sur la métamorphose et des questionnements sur mon tempérament, les changements d’état d’esprit, physique et moral. […] « Désordre » est un voyage autour de la pensée, l’esprit, l’imagination, conscience et l’inconscience. Il questionne la limite de ce qu’on peut contrôler sur le fonctionnement de notre cerveau (ça va, ça ne va pas, ça revient). Je souhaiterais aborder dans ce solo les notions de dépendance et d’indépendance vis-à-vis de soi-même, de son propre corps, de ses propres limites mais également vis-à-vis de celles qui sont posées par les autres, l’entourage, le contexte et l’environnement dans lequel on évolue.
29De la même manière, Bakari, danseur malien, revient longuement en entretien sur deux pièces qu’il a chorégraphiées, inspirées des enjeux liés à l’expérience migratoire des Africains vers l’Europe :
Bakari : Donc en ce temps j’avais préparé une création qu’on appelait « Partir ou rester ». C’était sur l’immigration. [...] Moi j’essaie de le traduire en danse sur un parquet. Même ici au Mali j’ai plusieurs amis qui sont allés sur ce chemin. Et la création de l’année passée, c’est... j’avais vécu la réalité avant d’abord. C’est là que j’ai mis sur scène. Parce que j’ai un ami qui est allé en... il veut aller en Espagne. Il est allé par la Mauritanie, après il est allé par le Maroc. Moi c’est ça que j’ai mis sur scène, « Partir ou rester ». Mais avant qu’il ne parte, chaque fois il venait il me demandait : « Mais mon ami, je veux partir mais j’ai peur quoi... » Chaque fois je le décourageais : « Mon ami, ne part pas. Reste parce que si tu veux aller en Europe, va à l’ambassade, prend les documents, je peux t’aider à les remplir. Va dans le processus normal. Mais n’y va pas... ne te mets pas en tête que tu peux entrer en Europe avec un bateau de fortune, c’est pas bon quoi, c’est pas bien. » J’ai toujours dissuadé de faire ça mais un matin, pip, il a pris le chemin, seul. Il est allé en Mauritanie, de Mauritanie il est allé à Nouadhibou [capitale économique et ville côtière du Nord-Est de la Mauritanie], de Nouadhibou il a pu avoir un bateau, il est allé au Maroc. C’est au Maroc qu’on l’a refoulé. On l’a mis en prison pendant quelques jours, après on l’a laissé, il est revenu au Mali [claque des mains une fois] Tu vois ? Donc c’est ça que j’essaie de mettre sur la scène quoi. Mais avant qu’il ne parte, chaque fois il me demandait : « Mais je pars ou je reste ? Je pars ou je reste ? » Donc j’ai appelé la création « Partir ou rester », et j’ai mis sur scène. Et ce jour-là même il était là, il a vu le travail, il m’a dit : « Mais toi là, tu prends mon histoire et tu la mets sur scène ! » J’ai dit : « Oui, c’est ça ! J’ai profité de ça, de ton histoire et je l’ai mis sur la scène. » C’est comme ça.
Altaïr Despres : Et est-ce que tu peux me parler alors... justement tu me disais tu travaillais sur un solo là...
Bakari : Actuellement ? Ah oui bon, le solo c’est... le titre de la création c’est : « Qui suis-je ? » C’est un peu la continuité de « Partir ou rester ». Le travail que j’ai fait précédemment, l’année passée là sur l’immigration, c’est la continuité de ce travail. Bon, « Qui suis-je ? » là c’est... je vais mettre sur scène quelqu’un, après vingt années au moins passées en Europe, sans papiers, ni travail, il a passé ces vingt ans à se cacher toujours de la police. Donc quand il arrive dans son pays, puisqu’il arrive les bras ballants, il n’a pas envoyé d’argent, il a été refoulé, donc il est revenu vraiment très pauvre, il n’est rien. Donc sa famille ici l’a rejeté. Parce que on suppose que quand tu pars en Occident, en Europe, pour aller à l’aventure, mais le retour, tu reviens avec quelque chose au moins. Mais lui il revient les bras ballants parce qu’on l’a attrapé, on l’a mis dans un vol charter là, comme on dit, et on l’a envoyé ici. Donc c’est un peu l’idée. Donc quand ses parents lui ont refoulé, bon, il s’est demandé maintenant, bon, que faire ? Au Nord, on me refoule, ils n’ont pas envie de moi là-bas. Ici au Sud, chez moi en Afrique, mes parents aussi me rejettent, donc ma vie c’est quoi ? Elle n’a pas de sens maintenant. Qui suis-je ? Personne. Rien. Donc il se noie dans l’alcool, la drogue, et il déambule comme ça dans la rue. Il erre dans la rue. Sa vie... qui il est maintenant ? Personne, il n’est rien parce qu’il a perdu toutes ces années là-bas en Europe. Ici ses parents puisqu’il n’a pas envoyé un sou, il n’a pas envoyé un signe de bonheur, on l’a refoulé, ils n’ont pas voulu l’accueillir à bras ouverts dans la famille. Donc c’est ce que je vais mettre sur scène quoi. Tu vois. Mais je vais pas mettre le côté de l’Europe là, je vais pas traduire ce qu’il a fait en Europe, non, non. C’est un peu depuis l’Afrique ici, son quotidien. C’est ce que je vais mettre un peu sur scène. C’est un peu la continuité de l’autre, « Partir ou rester », là (Entretien avec Bakari, Bamako, mars 2009).
30Les termes et les formulations relativement élaborées qu’emploient Bakari et Bachir laissent clairement transparaître ce que l’inscription dans des thématiques politico-sociales doit aux compétences culturelles (Bakari suit des études supérieures à Bamako, Bachir est allé au lycée). Pour les danseurs moins dotés culturellement, la télévision ou le cinéma peuvent également constituer des ressources créatives. C’est par exemple le film américain Indiana Jones et la dernière croisade [film d’aventure de Steven Spielberg] qui inspire à Bassirou, jeune danseur malien, son premier solo. Ce travail de création, unanimement salué par le jury d’un concours organisé par le CCF de Bamako en 2008 (Bassirou obtient le premier prix), s’appuie très largement sur la transposition scénique des pérégrinations du héros du film, comme me l’explique le jeune chorégraphe en entretien13 :
Bassirou : Sur le solo que j’ai présenté au CCF, j’ai réfléchi pendant deux jours aux mouvements que je pouvais prendre, ce que je pouvais faire. J’ai cherché une histoire à expliquer à travers la danse. [...] Je me suis inspiré des aventuriers, ceux qui font des fouilles pour trouver des lingots d’or dans un coffre, des trésors. J’ai vu un film là-dessus qui m’a inspiré, Indiana Jones (Entretien avec Bassirou, Bamako, mai 2008).
31Bassirou m’explique ensuite la manière dont il a procédé pour élaborer ses mouvements à partir du film. « Comme je ne suis pas instruit, me dit-il, j’ai commencé à dessiner sur un papier cette histoire. » Bassirou me propose alors de reproduire le schéma à partir duquel il a organisé ses déplacements. Je m’aperçois que son dessin représente le parcours de l’aventurier qu’il incarne sur scène et les pièges auxquels il est confronté tout au long de son périple. Il m’en fait le commentaire suivant :
Bassirou : Je me suis inspiré du film mais j’ai modifié les épreuves qui arrivent à l’aventurier. Il y a un vieux pont suspendu qu’on traverse à l’aide d’une corde. C’est dangereux, si tu tombes tu meures car il y a les rochers en contrebas. Après le pont il [l’aventurier] sent que quelque chose le chatouille et il s’aperçoit que des bestioles sont sur lui. Dans le solo, j’ai transformé cela en mouvements où je mime le fait de chasser les bestioles. Il était affolé, est retourné en arrière, paniqué par l’attaque des bestioles. Il n’y avait pas d’autre route que celle qu’il avait empruntée pour venir, il a donc dû revenir en arrière. Il a dû retraverser le pont avec la caisse [le trésor], ce qui était très difficile et dangereux. Il a ensuite poussé la caisse jusqu’à un lieu sûr. À la fin il s’est reposé car il était très fatigué en s’appuyant sur la caisse (ibid.).
32Je n’insisterai pas ici sur la distance évidente que marque ce processus de création avec l’abstraction valorisée dans le champ de la danse contemporaine – de fait, Bassirou reproduit sur scène l’histoire du héros du film. Je me contenterai de souligner la relative autonomie, dont cet exemple témoigne, entre les aspects formels de l’œuvre – ses qualités esthétiques telles qu’elles ont été perçues et saluées par les membres du jury – et son contenu, inspiré d’un produit de la culture de masse américaine. C’est du reste sans doute l’équivocité de l’esthétique contemporaine – la norme d’abstraction rendant floue les liens entre ce que l’on voit sur scène et ce que cela est censé signifier – qui constitue, sur le mode du malentendu, une opportunité pour les danseurs de proposer une chorégraphie légitime (récompensée par un prix) à partir d’un thème qui paraîtrait sans doute illégitime s’il devenait trop clairement apparent14.
L’imposition à l’œuvre
33J’ai présenté plus haut un dispositif d’apprentissage de la création artistique qui, s’il tend progressivement à se généraliser en Afrique sous l’impulsion des chorégraphes de la génération précédente, reste néanmoins un dispositif parmi d’autres d’initiation à la création. De fait, nombreux sont les jeunes chorégraphes africains qui n’ont pas participé à ce type de formation et qui, pourtant, se sont lancés dans la réalisation d’une pièce. Il existe en effet d’autres voies qui conduisent à la création. La première est celle au cours de laquelle le jeune chorégraphe bénéficie, dans le processus de création, d’un accompagnement personnalisé par un chorégraphe ou un professionnel reconnu. Cette voie, que l’on a désignée par l’appellation « sous le regard de », peut prendre plusieurs formes. Je propose ici de rendre compte de deux d’entre elles : d’une part, la supervision d’une création par un chorégraphe expérimenté (ici dans le cadre d’une résidence de création d’un jeune danseur africain dans un CCN en France), d’autre part une « commande » à un chorégraphe africain par un agent du champ chorégraphique.
34La seconde voie qui conduit à la création – sans doute la plus classique – est la participation, en tant qu’interprète, à une pièce chorégraphique professionnelle. Contrairement à d’autres formes artistiques, la production en danse contemporaine repose en effet de façon notable sur la participation active des interprètes dans le processus de création. À cet égard, faire partie de la distribution d’une pièce engage une implication forte des interprètes qui peut alors être considérée comme une initiation à la création. À partir de la pièce « Chez Rosette », signée par la chorégraphe Kettly Noël, on verra dans quelle mesure et comment la créativité des interprètes est sollicitée dans la production du spectacle.
35Ces deux voies, qui sont aussi deux manières pour les jeunes danseurs d’appréhender l’expérience créative, se distinguent du dispositif sous forme d’ateliers, analysé dans la partie précédente, en ce quelles reposent nécessairement sur la production finale d’une pièce. Contrairement à la formation « jeunes créateurs », l’accompagnement par un chorégraphe dans le cadre d’une résidence de création, d’une commande ou la participation à une pièce en tant qu’interprète concentre des enjeux immédiats de création. En effet, là où le dispositif pédagogique de formation est d’abord une réflexion sur la création – et possède à ce titre un caractère un peu « gratuit »–, les autres voies mènent à la production concrète d’une œuvre que les agents impliqués dans sa création vont devoir assumer dans le champ chorégraphique. Cet enjeu immédiat de création engage des modalités d’intervention dans le travail des jeunes danseurs bien plus radicaux que lors d’une formation. Alors que, comme on l’a vu dans le cas du dispositif de Ouagadougou, les formes de normalisation sont essentiellement douces (peu de critiques directes, il s’agit surtout de valoriser tels codes esthétiques, telles pratiques, etc.), dans le cas des autres voies d’accès à la création, les effets d’imposition se font sensiblement plus violents. En particulier, l’identification – voire la stigmatisation – de pratiques ou de normes esthétiques perçues comme illégitimes, prend une place importante dans l’interaction. Symétriquement, la valorisation de tel principe esthétique est nettement plus marquée et clairement énoncée aux interprètes/ jeunes chorégraphes qui sont en quelque sorte contraints de s’en saisir. Pour le dire autrement, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire pour produire un spectacle de danse contemporaine ne relèvent plus de l’incitation mais bien plutôt de l’imposition. Sociologiquement parlant, il y a là l’occasion de saisir, de manière plus directe, ce qui est attendu des jeunes chorégraphes africains, à la fois du point de vue esthétique (les normes formelles valorisées), mais aussi du point de vue de leur place, en tant qu’Africains, dans le champ de la danse contemporaine.
« Sous le regard » des chorégraphes occidentaux
36Lorsqu’on lit les indications qui figurent sur les programmes de présentation des spectacles de danse, on trouve le plus souvent mention du titre de la pièce, du nom du chorégraphe et de celui des interprètes, des musiciens, des techniciens, des costumiers, ou toute autre personne ayant collaboré au spectacle. Mais il arrive aussi que figure le nom d’une tierce personne, ni interprète, ni collaborateur, ni vraiment « auteur » de la pièce, mais dont l’implication dans la création justifie pourtant qu’elle soit mentionnée et mise en exergue. Le nom de cette personne peut être signalé de diverses manières : « sous la direction artistique de X. », « en collaboration avec X. », « sous le regard extérieur de X. », etc.
37Quelles relations concrètes y a-t-il dans ces cas-là, entre l’artiste qui signe la chorégraphie et celui qui a posé sur elle son « regard extérieur » ? Quelle place ce regard occupe-t-il dans le processus de création ? Quelles en sont les conséquences sur le contenu et le format des œuvres ? C’est à ces questions que je tente de répondre en présentant deux cas de collaborations entre un jeune chorégraphe africain et un agent occidental du champ chorégraphique : Ibou et Aléxis d’une part ; Diallo et Henri d’autre part.
38Je l’ai dit précédemment, les institutions et les artistes occidentaux tiennent un rôle important dans la trajectoire des jeunes chorégraphes africains. Nombreux sont en effet ceux qui interviennent dans la formation de ces jeunes en Afrique, ceux qui les invitent en Europe pour participer à des stages, ceux, encore, qui les recrutent pour leurs créations. En 2008, Ibou, un danseur malien qui fréquente L’Espace, est ainsi accueilli en France dans un centre chorégraphique national, où, grâce à l’obtention d’une bourse de la Coopération française, il effectue sa première résidence pour créer un solo. Dans son cas (il ne s’agit pas là d’une règle propre au dispositif de résidence en général), il bénéficie, dans la préparation de sa pièce, de l’accompagnement étroit d’un chorégraphe du CCN.
39C’est Aléxis, jeune chorégraphe, danseur permanent et pédagogue du CCN, qui suit le travail d’élaboration du solo d’Ibou. Concrètement, Ibou travaille pendant quinze jours avec Aléxis et dispose pour ce faire du plateau du CCN tous les matins. Dans un premier temps Ibou m’explique être désarçonné par la manière de travailler d’Aléxis. Celui-ci, avant d’entamer le travail purement chorégraphique sur le plateau, commence par entreprendre une réflexion sur le sens du solo :
Ibou : Tu vois, si [quand] je pars au CCN on commence à écrire le solo, des trucs comme ça. J’ai dit ok, au lieu de écrire, si on monte sur la scène pour le faire. Parce que je suis pas habitué de t’asseoir, pendant une heure comme ça tu es en train d’écrire pour expliquer des trucs comme ça donc ça me... Donc j’ai dit ok y a pas de problème, donc on monte sur la scène et puis on le fait. Je te montre là où je fais et puis tu vas... (Entretien avec Ibou, Bamako, juin 2008).
40Ibou est mal à l’aise avec l’exercice de brainstorming que lui propose Aléxis. On se souvient qu’Ibou est sorti prématurément du système scolaire (voir chapitre 2). Il n’est donc pas habitué à formuler ses questionnements par écrit et ne possède pas non plus les dispositions à parler que requiert cet exercice. Il préfère donc entamer directement le travail d’improvisation chorégraphique. De fait, l’imposition de la conversation à bâtons rompus comme forme de travail préliminaire à l’élaboration corporelle de la pièce a toutes les chances de constituer pour lui une violence symbolique. Il a par ailleurs déjà travaillé sur son solo à Bamako avant de venir en France et a quelques idées de la direction dans laquelle il souhaite aller pour cette création :
Ibou : J’ai dit je vais faire un solo qui s’appellera « Zombie » tu vois. J’avais commencé [à Bamako] à faire avec truc, un cercueil. Le cercueil j’ai expliqué et puis on [vraisemblablement Kettly Noël) m’a dit bon : « Laisse cercueil ça c’est trop direct, il faut enlever cercueil. » J’ai dit ok je vais abandonner cercueil. Et puis on m’a dit : « Tu peux faire avec une boîte », une grande boîte comme ça, tu vois. Boîte où là on met des habits des trucs comme ça tu vois [il s’agit d’une cantine en métal souvent utilisée pour le transport du matériel technique et des costumes]. « Tu peux le faire avec boîte et puis pour voyager avec c’est mieux. » J’ai dit ok, ça c’est bien. J’ai commencé à faire avec boîte [...] (ibid.).
41En arrivant au CCN, Ibou montre donc à Aléxis les premières propositions qu’il a élaborées à Bamako à partir de son travail sur la « boîte » :
Ibou : Bon j’ai pris une bassine comme ça et puis j’ai dit bon, il faut s’imaginer comme si c’est une boîte, et puis j’ai commencé à lui montrer. Il a dit : « Ok, c’est bien, mais au lieu de faire avec boîte, si tu traces seulement [une marque au sol pour figurer la boîte]. J’ai dit ok, ça aussi c’est une bonne idée (ibid.).
42Comme le thème choisi par Ibou concerne la mort, Aléxis lui demande alors des précisions sur les rituels d’inhumation des défunts au Mali :
Ibou : Et puis il m’a posé des questions : « Si y a un décès comme ça, si y a quelqu’un qui est mort comment on fait ? » J’ai dit non y a pagne blanc, on entoure avec pagne blanc pour aller le enterrer. Il m’a dit bon, chez eux [en Occident] on met veste tu vois pour aller les enterrer. J’ai dit ok, ça fait deux choses différentes. Je vais attacher pagne et puis pour porter veste, tu vois. J’ai dit ok, ça c’est bien. Et puis il m’a dit avec verres noirs [lunettes noires]. J’ai dit oh ? [rires] J’ai dit ça signifie quoi ? Il dit non, pour cacher ton regard des trucs comme ça. Il m’a expliqué, expliqué, expliqué. J’ai dit ok, y a pas de problème. C’est là on a commencé (ibid.).
43Pour son solo, Ibou avait également prévu de raconter à haute voix en bambara l’histoire de ce « zombie » :
Ibou : [Aléxis m’a dit] Je peux parler sans faire sortir la voix, tu vois. Je peux l’expliquer sans faire sortir la voix [faire semblant de parler en remuant seulement les lèvres]. J’ai dit ok, y a pas de problème, on essaye. On a essayé et ça, ça a marché. J’ai dit ok, on garde ça, tu vois (ibid.).
44À travers ces quelques éléments du processus de création décrit par Ibou, il apparaît clairement que l’accompagnement de son travail par Aléxis a consisté à le tirer, de diverses manières, vers l’abstraction. L’imposition d’un mode de création qui fait primer la réflexion intellectuelle sur l’expérimentation corporelle en constitue un premier aspect. Bien que les réticences d’Ibou aient finalement conduit à l’interruption prématurée de cette étape de la création, cette phase constitue souvent un préalable au travail de création en danse contemporaine. Nombreux sont les chorégraphes à privilégier un temps de réflexion, à élaborer un propos qui soit solide du point de vue intellectuel, avant de se lancer dans la composition chorégraphique en tant que telle. Ce procédé a notamment pour conséquence – outre qu’il permet au chorégraphe d’élaborer le discours sur l’œuvre qui lui sera demandé à l’issue du travail –, d’autonomiser la thématique qui a inspiré la création (qui peut être d’ordres très divers : un événement politique, une réalité sociale, une autre œuvre d’art, un mythe, etc.) de sa représentation scénique. En quelque sorte, on peut dire que l’étape de réflexion est un passage qui permet au chorégraphe de structurer sa pensée en la mettant à distance du travail corporel qui sera finalement visible par le spectateur. D’une certaine manière, il s’agit de garantir la désincarnation de ce qui sera figuré sur scène (et ainsi, pour s’en tenir à une caractéristique que j’ai déjà mentionnée, se tenir par exemple à distance de la narration).
45C’est la même injonction à l’abstraction qui commande au retrait progressif du cercueil, élément pourtant central pour Ibou au moment de l’élaboration de sa pièce. C’est en effet la pièce maîtresse de l’imaginaire à partir duquel le jeune chorégraphe a conçu l’histoire de son solo, à travers la figure du « zombie ». Or, comme on le voit dans les propos rapportés par Ibou, tout le travail des « accompagnateurs » (dans un premier temps son interlocutrice à Bamako, dans un second temps Aléxis) a consisté à invisibiliser ce symbole (le cercueil), considéré comme « trop direct ». L’abandon de cet accessoire peut certes se comprendre en relation avec des contraintes de type logistique (« pour voyager avec c’est mieux »), mais surtout, il est nécessaire pour ne pas rendre la pièce trop explicite. Au cercueil, on conseille donc à Ibou de préférer une malle métallique (qui constitue un accessoire moins chargé symboliquement), puis de ne faire subsister le symbole que par des marques au sol. Dans la vidéo de la pièce que m’a montrée Ibou (enregistrée au CCN à l’issue de la résidence), le plateau est donc nu, seul un rectangle d’environ deux mètres de long et un mètre de large est tracé au sol à l’aide de scotchs blancs. De la même manière, Aléxis suggère à Ibou de ne pas raconter sur scène l’histoire du « revenant ». Il lui propose, plutôt qu’un récit à voix haute (fût-il prévu en bambara), une énonciation aphonique du propos (« sans faire sortir la voix »). Ce procédé vise, tout comme le passage de l’objet à sa représentation métaphorique, à ancrer la création dans une esthétique abstraite et non narrative, et garantir ainsi certains principes de légitimité de la danse contemporaine – dont Aléxis, en tant qu’agent, est à la fois le promoteur et le garant. L’abstraction radicale fonctionne ainsi, de fait, comme un effacement de contenus culturels jugés inappropriés.
46Enfin, le récit que livre Ibou de la négociation qui s’est entreprise autour des costumes, révèle, en creux, les enjeux de légitimité propres à ce qui est effectivement représenté sur scène. Le choix des costumes constitue en effet un choix esthétique, qui exprime une manière légitime de représenter la réalité. On peut considérer que les costumes portés définissent un « style », un « univers », ajustés aux codes de la danse contemporaine qui en définissent la légitimité. On peut, dès lors, se poser la question suivante : si l’abstraction constitue le principe à partir duquel se justifie l’épuration de certains symboles, quel est celui qui sous-tend la promotion de ceux qui sont mis en scène ? Autrement dit, quelles sont les valeurs esthético-éthiques qui sous-tendent la visibilisation de ces symboles (ici, les costumes) ? Je ne dispose ici que d’éléments très succincts pour tenter de répondre à ces questions. Néanmoins, je voudrais formuler ici une hypothèse qui sera, on le verra, étayée au fil des exemples développés plus loin.
47C’est le thème défini par Ibou pour son solo (la mort) qui amorce la réflexion sur les costumes qui seront portés sur scène par le chorégraphe et interprète de la pièce. Ceux-ci ne sont pas choisis au hasard et font l’objet d’une réflexion dont le point de départ réside dans une analyse des codes vestimentaires propres aux rituels d’inhumation. Aléxis demande dans un premier temps à Ibou de décrire ces codes tels qu’ils sont institués au Mali, dont le port du pagne blanc constitue visiblement une marque. Dans un second temps, c’est Aléxis qui expose les codes vestimentaires propres à la culture occidentale lors des événements funéraires : le costume et les lunettes noires. Dans la vidéo du spectacle, Ibou est pieds nus, vêtu d’un pagne blanc court (au niveau des genoux) noué autour de sa taille. Il porte une veste de costume noire sur son torse nu et des lunettes de soleil noires. Le choix de cette configuration des costumes (dont Ibou dit bien qu’elle a fait l’objet d’une argumentation soutenue de la part d’Aléxis – « Il m’a expliqué, expliqué, expliqué »), traduit un syncrétisme qui caractérise de nombreuses pièces de danse contemporaine africaine. En l’occurrence, ici, le syncrétisme prend la forme simple d’un assemblage de deux codes vestimentaires issus de deux univers culturels distincts : l’Afrique et le pagne d’un côté, l’Occident et le costume de l’autre. Cet exemple suggère qu’ (au moins) une des manières légitimes de représenter l’Afrique sur la scène contemporaine réside dans la mise en scène de ce syncrétisme. On verra plus en détail, dans les exemples qui suivent, les contenus culturels à partir desquels s’élabore ce syncrétisme dans les créations, qui définissent, en creux, les principes de légitimité propres aux productions en danse contemporaine africaine.
48Dans le cas du solo d’Ibou, l’intervention d’Aléxis se déploie, on l’a vu, dans de multiples directions (costumes, mise en scène, etc.). Néanmoins, c’est bien Ibou qui reste à l’initiative du solo – dont il a choisi lui-même la thématique – et qui sollicite l’accompagnement du jeune chorégraphe du CCN. Dans l’exemple de la collaboration entre Diallo et Henri, la situation est sensiblement différente. Il s’agit d’une « commande15 » d’un professionnel français à un chorégraphe africain. Henri, directeur d’une biennale de danse et d’un CDC en France, sollicite dans les années 2000 le chorégraphe ivoirien Diallo16, à qui il commande, pour son prochain festival, une reprise du célèbre ballet « Le sacre du printemps », ainsi qu’une reprise du solo « Prélude à l’après-midi d’un faune17 ». Dans un entretien qu’il m’accorde après la création de ces deux spectacles, Henri revient longuement sur la façon dont se sont déroulées ces collaborations avec Diallo. J’en retranscris ici de larges extraits qui donnent à voir, dans le détail des interactions relatées, d’une part les rapports de pouvoir entre les deux protagonistes, d’autre part les normes esthétiques imposées pour garantir la légitimité de l’œuvre finalement produite.
49Lorsque Henri rencontre Diallo à la fin des années 1990, le directeur de la biennale le remarque, comme d’autres professionnels à la même époque, pour ses prouesses techniques en danse africaine, mais aussi, me dit-il, parce qu’« il avait quelque chose qu’il ne soupçonnait peut-être pas lui-même ». En particulier Diallo possède « des possibilités d’extrapoler, des possibilités d’aller au-delà de son cercle traditionnel ». Pour ces raisons, Henri décide de suivre de près le travail du jeune chorégraphe. Quelques années plus tard, Diallo lui présente une pièce qu’il souhaiterait voir programmer dans le festival d’Henri. Voici le récit que livre Henri de cette présentation :
Henri : En fait il est venu là y a cinq-six ans, il est venu me présenter une pièce qui s’appelait je sais plus comment. Et elle était très mauvaise, de mon point de vue, et je lui ai dit : « Cette pièce-là ne m’intéresse pas, je ne veux pas la programmer. » J’ai dit : « On peut la retravailler mais je veux pas la programmer. » Je dis aux artistes un peu ce que je pense à chaque fois, hein. Gentiment mais je leur dis. (...) Je lui avais dit : « Fais quelque chose de court, qui soit clair et significatif. » Et j’avais invité des directeurs de théâtres voisins, d’autres départements, en leur disant : « J’ai un jeune chorégraphe africain, j’aimerais bien que vous veniez voir son travail ». [...] J’invite les gens, et au lieu de voir une pièce retravaillée, une pièce courte, je vois un truc d’une heure, infâme. Mais infâme. [...] Alors il [Diallo] était assis là, je lui ai dit : « Tu reviens me voir. » Le directeur du théâtre X. était là, son adjointe, l’équipe de Diallo, j’ai dit ; « Cette pièce-là je ne la présenterai jamais. Elle n’est pas bonne pour telle et telle et telle raisons : les costumes, l’interprétation, tout. » J’ai dénoncé, j’ai mis tout à plat, j’ai dit : « Cette pièce n’est pas présentable. » [...] Et ça a été pour lui un choc. [...] Surtout que je l’ai critiqué devant sa femme, devant son adjointe, mais je pouvais pas faire autrement (Entretien avec Henri, Paris, janvier 2007).
50Henri fait alors une offre à Diallo : il accepte de programmer la création, à condition d’opérer des modifications sur un certain nombre de passages de la pièce :
Henri : Je suis allé dans le studio avec eux pour travailler. « La première partie tu la mets là. » J’ai refait l’ordre de la pièce. [...] Et je lui ai fait des corrections. Plus que des corrections. Je lui ai dit : « Tu enlèves ces trois danseurs, tu enlèves ces costumes, tu enlèves ça. » Mais il avait fait de la mauvaise reconstitution. Moi j’ai toujours dit à Diallo : « Tu es d’abord un danseur africain, ton africanité il faut la revendiquer, mais tu ne peux pas faire de la reconstitution folklorique. Tu ne peux pas faire socialement, sur scène, ce qui est valable en Afrique et qui ne peut plus l’être dès lors que tu es sur une scène avec des projecteurs. Y a une transplantation, y a une mutation de ton travail, une mutation de ta pensée, et c’est dans cette transformation qu’il faut que tu réfléchisses. La pièce ainsi corrigée elle s’appelle... je sais plus comment elle s’appelle cette pièce d’ailleurs. Bon, enfin, une pièce recorrigée, nettoyée, on a enlevé ceci... » [...] Et il voulait, dans le thème de cette pièce que j’ai critiqué à 100 %, il voulait faire comprendre que les Africains avaient du mal avec les papiers, alors quand ils dansaient ils sortaient de leurs poches, les danseurs, des papiers. Alors je lui ai dit : « Mais qu’est-ce que tu veux nous prouver ? » Il me dit : « Ben tu comprends, les policiers leur demandent toujours de sortir les papiers. » Oui mais c’est plus compliqué que ça aussi. On peut pas reproduire le fait d’un gendarme qui demande des papiers et puis le mettre comme ça sur scène. Alors je lui ai dit : « Tu enlèves toutes tes idées, tu ne gardes que tes mouvements. À chaque fois que tu veux mettre une idée dans un mouvement, dis-toi bien de l’enlever l’idée, tu t’occupes que du mouvement. Le mouvement est porteur... complètement. On n’a pas besoin d’une idée pour faire comprendre le mouvement ». [...] J’ai dit : « Si tu veux travailler avec moi, arrête de vouloir me raconter des histoires, tu n’es pas un homme de théâtre, ta danse africaine est suffisamment forte pour te servir que de ça. » [...] Quand on est allé au studio, je lui ai dit : « Tu me montres la première partie. Tu enlèves ça, ça ; tu remets ce musicien-là ; tu remets la danseuse là. » J’ai refait tout Tordre. J’ai pas changé les pas, j’en aurais été incapable, il le fait très bien, il n’a pas besoin de moi. Mais tout l’ordre, tout le sens qu’il avait essayé de mettre, j’ai dit : « Enlève, enlève, enlève, enlève ». Et ça a donné une magnifique pièce, une magnifique pièce. [...] Mais si tu l’avais vue au départ, chargée d’un bon gros lot d’idées, c’était irregardable, c’était un suicide. Alors bon, il a compris. Quelque temps après il est venu me remercier en me disant : « Ça a été très dur pour moi, mon orgueil en a pris un coup, mais j’ai compris que les questions que tu me posais étaient importantes pour moi » (ibid.).
51C’est à la suite de cette première collaboration « improvisée » qu’Henri décide cette fois – non sans une certaine appréhension m’avoue-t-il – de confier à Diallo la création de deux pièces pour une future édition de la biennale18. Satisfait des modifications effectuées par Diallo d’après ses recommandations, Henri pose toutefois certaines conditions à cette collaboration, officielle cette fois :
Henri : J’en ai donné des consignes. Et plus que des consignes, je revendique d’avoir mis au point une stratégie qui l[ui] permette de réfléchir. Et j’ai dit : « Je viendrai tous les quinze jours, trois semaines. [...] Je veux voir tout le déroulement de la création. » [...] [Donc] un jour je l’appelle je lui dis : « Maintenant qu’on a beaucoup parlé, qu’on a fait quand même des stages, qu’on a fait beaucoup beaucoup de choses, je suis prêt à te confier une création. » Alors il était tout content : « Ça me fait très plaisir. » J’ai dit : « Oui, oui, ça te fera très plaisir tu verras quand je vais te dire que tu joueras sur Stravinski »/ « Stravinski ? Mais j’ai jamais écouté. » Ben j’ai dit : « Oui, tu vas écouter comme ça. Et puis, c’est pas tout. » Il me dit : « Quoi encore ? » J’ai dit : « Ben tu vas travailler sur Debussy, “Prélude à l’après-midi d’un faune” et c’est toi qui va le faire. » Il connaissait pas ces musiques. Il connaissait pas. Et j’ai dit : « Je mets des règles. C’est à prendre ou à laisser. Je veux pas renouveler les erreurs du passé. » J’ai dit : « Tu te rappelles pour X. [la pièce précédente], je t’ai dit qu’il y avait trop d’entrées et de sorties. » Il me dit : « Oui. » J’ai dit : « Là y en aura pas. Une fois que les danseurs seront sur scène, ils sortiront plus jusqu’à la fin »/ « Oh, comment je vais faire ? » J’ai dit : « Ben cherche. » Quand on crée des règles aux gens ils se surpassent. Alors j’ai dit ça : « Après, pour « Prélude à l’après-midi d’un faune », je te donne 4m2, pas un mètre de plus. » [...] J’ai dit : « C’est pas à discuter. C’est ou tu les prends et tu t’en sers, ou tu ne les prends pas et je ne le fais pas. » [...] Ah oui, dans « Le Sacre » j’avais dit [aussi] : « Pas de muscles apparents. » Parce qu’en général les danseurs africains ils sont toujours en train de faire des exploits, et j’ai dit : « Écoute, ça vous dessert parce que vous faites toujours Monsieur Muscles », et moi la danse africaine par certains côtés m’ennuie, de ce point de vue là, beaucoup. [...] J’ai dit : « Là vous me donnez toujours l’illusion que vous êtes plus costauds que les uns, plus forts, avec des muscles par-ci, par-là, ça en devient gênant pour vous et moi je suis pas d’accord, donc « Le Sacre du printemps » tu vas me cacher toutes ces choses » (ibid.).
52Malgré l’imposition de ces règles strictes, Henri concède avoir du « céder » sur certains aspects – qui l’ont, dit-il, « violemment agacé » :
Henri : J’ai cédé sur deux choses – parce que je peux pas lui imposer tout – il faut bien discuter... Je voulais que des hommes dans le « Sacre du printemps », et lui il voulait quatre femmes. Bon, j’ai dit : « Tu veux quatre femmes, bon, allons pour quatre femmes. » Je pense que c’est par là qu’il pêche encore son « Sacre », mais c’est pas grave. C’est pas parce quelles dansent mal, c’est parce qu’il a refait des personnages. [...] Et puis il me dit [pour justifier la présence des danseuses] : « Mais tu te rends compte, c’est le thème même du ballet de Stravinski. » Je dis : « Oui mais c’est pas une raison. Quand on reprend une pièce de quelqu’un on va pas copier totalement. Au contraire, il faut la prendre et s’en éloigner automatiquement. Ne pas faire la même chose. C’est pas parce que ça a été créé comme ça que tu es obligé de faire la même chose. » [...] Et j’ai cédé aussi sur le solo – je m’en veux d’ailleurs – , sur le solo parce que j’avais dit : « Je te confie le solo : c’est un faune. Le faune s’endort et il pense, il rêve à une femme, [...] la thématique c’est un faune avec des nymphes dans la prairie. C’est une pièce on va dire sur le désir et la sexualité et la sensualité. » J’ai dit : « Ce que je te propose c’est que tu sois habillé, mais progressivement tu te retrouves dans ce qui est ton état naturel […]. J’avais dit : « Écoute, tu te déshabilles et tu vas jusqu’au nu. » Alors il m’a dit : « Écoute [Henri], tu fais ce que tu veux [rires], mais je peux pas... Ma religion, ma culture ne me permet pas de faire comme vous ». J[’ai cédé] : « Si tu veux rester avec ton slip à la fin, d’accord. » Bon, il est beau son solo quand même, même si ça aurait été beaucoup plus...[...] J’ai cédé parce que je suis pas un tyran, mais je regrette parce que ce solo, s’il avait écouté toutes les propositions, avec ces deux nus19 très très brefs... tellement brefs qu’on serait arrivé à toucher l’esprit même de ce qu’on appelle la problématique de la danse contemporaine où la revendication du corps est au cœur des pièces chorégraphiques aujourd’hui. Sur dix chorégraphes y en a cinq qui font du nu. C’est pas pour le plaisir de mettre des gens nus, c’est pour le plaisir de réfléchir sur : qu’est-ce que c’est que le corps dansant ? Qu’est-ce que c’est qu’un corps ? Toute la question de la danse elle est là aujourd’hui : ce corps, qu’est-il au juste ? Et je trouvais qu’il fallait qu’il dépasse ses tabous culturels. Bon, il n’y est pas arrivé, peut-être qu’il y arrivera un jour, ou peut-être pas, et à la limite c’est pas grave. Et je l’ai regretté, qu’il riait pas poussé l’audace d’être nu. [...] Dans « Le Sacre » y a beaucoup de choses qui me gênent encore. Mais il peut pas faire tout d’un coup juste, c’est pas possible. Y a beaucoup de choses très belles dans « Le Sacre », mais y a des choses qui sont moins bonnes du point de vue de l’écriture, du point de vue de la gestuelle... tous ces passages qui frôlent un peu la comédie musicale parfois c’est un peu gênant... (ibid.).
53Henri revient ensuite sur les enjeux spécifiques au travail de reprise du solo « Préludes à l’après-midi d’un faune » :
Henri : Alors on s’est inspiré librement du premier solo d’anthologie de cette pièce, qui a été faite par Nijinski. Ça c’est pas nous, ni lui [Diallo] ni moi, c’est dans l’origine de la pièce. Les pieds parallèles c’est dans l’origine de la pièce, les grands cris comme ça [dans la pièce originale le danseur simule des cris en ouvrant largement la bouche], c’est dans l’origine de la pièce. Parce que j’ai dit : « Ça on va les prendre, on va les mettre là. Ça va être des références. Tu vas faire voir aux gens que tu connais, que tu sais qui faisait ça, mais tu ne fais que des petites bribes. Et puis le reste ce sera plutôt africain. Des petites bribes pour faire voir que tu as réfléchi, que tu es remonté à l’origine, mais tu fais pas la même chose. Tu prends quelques petits trucs. » C’est moi qui ai insisté à lui faire ouvrir la gueule [reprendre les cris simulés]. Il me dit : « Mais c’est ridicule. » J’ai dit : « Essaie. Si tu te sens mal à l’aise, tu ne le fais pas. » Et après quand il s’est mis à le faire il était content. J’ai dit : « Ça te gêne ? » Il dit : « Non, c’est très agréable à faire » (ibid.).
54S’agissant des enjeux de création pour les danseurs africains, cet exemple, longuement développé, de collaborations entre un jeune chorégraphe africain et un agent du champ de la danse contemporaine en France, est intéressant à plusieurs titres. D’une part parce qu’il resitue l’acte souvent mythifié de la création artistique dans sa dimension collective (dans le « réseau de coopération » que constituent les « mondes de l’art » [Becker, 1988]) et dans les multiples rapports de pouvoir qui structurent le champ chorégraphique – en l’occurrence ici en termes de position institutionnelle, de rapports de classe et de relations interethniques. D’autre part parce que les exemples d’interventions sur les créations relatées ici par Henri – que celles-ci aient abouti ou pas –, permettent de saisir avec précision les principes esthético-éthiques valorisés dans le champ de la danse contemporaine. Plus précisément, ils permettent de comprendre ce qui est attendu, du point de vue esthétique, d’un chorégraphe africain, compte tenu de la trajectoire et de la position occupée dans le champ de la danse par le créateur et son commanditaire.
55Sur la forme de la collaboration entre Henri et Diallo, on constate, contrairement au cas d’Ibou et Aléxis, que les effets d’imposition sont clairement assumés. Henri ne cherche pas, dans l’entretien, à dissimuler ses interventions auprès de Diallo, bien au contraire il les explicite dans le détail. S’il est coutumier d’un certain interventionnisme auprès des créateurs avec lesquels il établit des commandes, Henri concède que ce n’est en général « pas aussi poussé que ce qu[’il a] fait avec Diallo20 ». De fait, les domaines d’intervention du programmateur sont particulièrement vastes. Si la chorégraphie elle-même semble ne pas faire l’objet de « corrections » (« J’ai pas changé les pas, j’en aurais été incapable, il le fait très bien, il n’a pas besoin de moi »), en revanche elles sont proposées voire imposées (en fonction des cas) à des niveaux aussi divers que les costumes, la scénographie, la distribution, les entrées et sorties des danseurs, l’« ordre de la pièce », etc. Henri, 73 ans au moment de l’entretien, est un ancien danseur et chorégraphe qui dirige depuis une trentaine d’années une biennale nationale de danse en région parisienne, laquelle bénéficie d’une renommée certaine dans le champ de la danse contemporaine. À ce titre, il jouit d’un prestige symbolique et d’une situation institutionnelle qui en font un agent dominant, qui est notamment en mesure de « lancer » de jeunes créateurs en les programmant (voire en leur confiant des commandes) dans sa biennale. Son statut institutionnel le met dans la position de choisir les artistes avec lesquels il souhaite associer son événement, et son statut d’artiste l’autorise par ailleurs à intervenir dans le processus de création lui-même. Du point de vue strictement interactionnel, la violence symbolique exercée par Henri au cours de ses différentes collaborations avec Diallo, se donne à voir de multiples manières. Premièrement à travers les jugements de valeur prononcés – devant témoins – à l’égard du travail du chorégraphe africain (« Cette pièce-là je ne la présenterai jamais », « Elle n’est pas présentable », « Surtout que je l’ai critiqué devant sa femme, devant son adjointe »). Deuxièmement, à travers les formules impératives qui lui sont adressées (« Tu reviens me voir », « La première partie tu la mets là », « Tu enlèves ces trois danseurs, tu enlèves ces costumes, tu enlèves ça... », etc.). Troisièmement, elle s’exprime clairement à travers les conditions posées à la collaboration entre les deux hommes (« Si tu veux travailler avec moi, arrête de vouloir me raconter des histoires », « Je viendrai tous les quinze jours, trois semaines. [...] Je veux voir tout le déroulement de la création », « C’est pas à discuter. C’est ou tu les prends et tu t’en sers, ou tu ne les prends pas et je ne le fais pas »). Enfin, quatrièmement, on perçoit les effets de cette violence symbolique à travers les différents gages que donne finalement Diallo (à tous le moins aux dires d’Henri) de sa bonne volonté culturelle. En effet, non seulement il opère les changements demandés par Henri dans ses pièces, mais, plus encore, il revendique les principes de légitimité sur lesquels repose l’ordre culturel qui lui est imposé (« Ça a été très dur pour moi, mon orgueil en a pris un coup, mais j’ai compris que les questions que tu me posais étaient importantes pour moi », « Et après quand il s’est mis à le faire il était content. J’ai dit : « Ça te gêne ? ». Il dit : « Non, c’est très agréable à faire »).
56Sur le fond, la violence symbolique s’exprime dans l’imposition ou le bannissement par Henri de codes esthétiques spécifiques. Trois d’entre eux peuvent ici être mentionnés, qui rendent compte à la fois des principes de légitimité propres à l’esthétique contemporaine (dont Henri, en tant que directeur d’une biennale de danse, est, d’une certaine manière, le porteur et le défenseur) mais qui définissent aussi les attentes spécifiques liées au statut particulier de Diallo, celui de chorégraphe africain.
57L’abstraction : À plusieurs reprises, les « corrections » apportées par Henri au travail de Diallo visent à en éliminer les aspects les plus directement explicites. De la même manière que dans la formation « jeunes créateurs » de Ouagadougou ou dans la résidence de création d’Ibou au CCN, la narration est bannie. La première pièce que Diallo présente à Henri, parce qu’elle est « chargée d’un bon gros lot d’idées », est « irregardable », au point d’être considérée par le programmateur comme un « suicide » artistique. Qu’il s’agisse d’un rite traditionnel ou d’un fait social plus actuel (les contrôles d’identité), toute mise en scène d’une « histoire » – c’est-à-dire en l’occurrence d’une expérience vécue, et considérée par le créateur attitré comme devant être mise en scène – constitue de ce point de vue pour Henri une erreur esthétique à corriger (« arrête de vouloir me raconter des histoires », « tout le sens qu’il avait essayé de mettre, j’ai dit : “Enlève, enlève, enlève, enlève” », « c’est par là qu’il pêche encore son “Sacre”, [...] c’est parce qu’il a refait des personnages », « y a des choses qui sont moins bonnes du point de vue de l’écriture, du point de vue de la gestuelle... tous ces passages qui frôlent un peu la comédie musicale »). Concrètement, pour éviter l’écueil de la narration, Henri conseille à Diallo de se détacher des « idées » pour se concentrer sur « le mouvement » en lui-même (« Tu enlèves toutes tes idées, tu ne gardes que tes mouvements. À chaque fois que tu veux mettre une idée dans un mouvement, dis-toi bien de l’enlever l’idée, tu t’occupes que du mouvement. Le mouvement est porteur... complètement. On n’a pas besoin d’une idée pour faire comprendre le mouvement »). Henri reprend ici un des principes qui fonde l’esthétique de Merce Cunnigham21 – dont il a suivi les cours étant jeune – et sur lequel s’accordent nombre des chorégraphes les plus renommés du champ de la danse contemporaine actuelle22. La promotion de l’abstraction s’accompagne inévitablement d’une mise à distance de l’émotion manifeste ou du message à transmettre, que celui-ci soit politique (dénoncer un fait, prendre parti pour une cause, etc.) ou simplement narratif (raconter une histoire). C’est la raison pour laquelle, lorsque Diallo veut mettre en scène les contrôles d’identité des migrants, Henri s’y oppose. On peut également considérer que la consigne « pas de muscles apparents » participe de la même volonté d’inscrire le travail chorégraphique de Diallo dans l’abstraction. En effet, Henri déplore la démonstration quasi systématique des qualités physiques des danseurs africains dans les spectacles de danse (du point de vue de leurs performances techniques, leurs « exploits », ou de leur plastique). Cette démonstration contribue selon lui à façonner un personnage de « Monsieur Muscles », un stéréotype, qui fait, de fait, obstacle à l’abstraction recherchée.
58La nudité : Henri tente d’imposer à Diallo d’être nu sur scène à la fin de son solo. Contrairement à d’autres formes imposées par Henri, la nudité rencontre une forte réticence du danseur, qui parvient à refuser la proposition. Henri y voit immédiatement un échec. Pour lui, la nudité est une « audace » qui traduit « l’esprit même de ce qu’on appelle la problématique de la danse contemporaine où la revendication du corps est au cœur des pièces chorégraphiques aujourd’hui ». Si Diallo s’était mis nu sur scène, il aurait manifesté son appartenance à une communauté de danseurs qui partagent une « problématique », une réflexion commune. Autrement dit, cette forme esthétique qu’est la nudité constitue pour Henri à la fois un moyen et un signe de l’appartenance du chorégraphe au champ de la danse contemporaine.
59Le syncrétisme : En imposant (ou en cherchant à imposer) l’abstraction et la nudité dans les créations de Diallo, Henri contribue à leur intégration au champ chorégraphique contemporain. Le fait, en outre, de lui proposer une reprise de deux « classiques » de la danse (« Le sacre du printemps » et « Prélude à l’après-midi d’un faune ») participe du même processus. Il s’agit d’inscrire la production de Diallo dans l’histoire du champ et d’en manifester ainsi l’appartenance. Cela apparaît très clairement dans le discours d’Henri qui décrit bien la manière dont s’est concrètement organisée cette « filiation ». Il s’est agi de signaler l’appartenance au champ à travers la mobilisation de références historiques, en l’occurrence la reprise d’éléments techniques distinctifs des créations originales (« les pieds parallèles », « les grands cris »). Pour Diallo, l’enjeu est, comme le lui explique Henri, de « faire voir aux gens qu’[il] connaît[], qu’[il] sai[t] qui faisait ça », de prendre « des petites bribes pour faire voir qu’[il a] réfléchi, qu’[il est] remonté à l’origine ». Néanmoins, pour être réussi du point de vue de l’inscription dans le champ de la danse contemporaine, l’exercice de reprise nécessite également que soient respectés des principes de distinction qui fondent la légitimité des arts contemporains. Il ne s’agit pas de « copier », de « faire la même chose », « au contraire il faut [...] s’en éloigner automatiquement ». C’est précisément dans ce processus de distinction – et dans lui seul – que l’identité africaine de Diallo doit être mobilisée. En effet pour Henri, l’« africanité » constitue la marque distinctive de Diallo : « Moi j’ai toujours dit à Diallo : “Tu es d’abord un danseur africain, ton africanité il faut la revendiquer”. » De ce point de vue, ses créations doivent certes porter la trace de l’histoire occidentale du champ de la danse (par exemple ici à travers la reprise), mais elles doivent aussi conserver une part d’identité perçue comme proprement africaine : « Tu ne fais que des petites bribes [de la pièce originale]. Et puis le reste ce sera plutôt africain. »
60Peu de choses sont dites, dans cet entretien, sur ce que serait au juste cette part d’identité africaine susceptible d’être conservée. On sait surtout ce qui doit être évité : la reproduction folklorique et la démonstration physique, assimilées à des clichés sur l’Afrique, sont à proscrire. Mais ce que l’on perçoit déjà clairement à travers cet exemple de collaboration, c’est qu’une attente spécifique est formulée à l’endroit de Diallo. En tant qu’Africain, sa présence dans le champ semble devoir se justifier dans sa capacité à opérer un syncrétisme entre, d’une part, certains des codes occidentaux de la danse contemporaine, et d’autre part, une identité africaine qu’il lui faut dès lors « revendiquer ».
Une création « branchée » : « Chez Rosette »
61L’exemple de la création de Kettly Noël, « Chez Rosette », que je développerai pour clore ce chapitre, doit permettre de mieux comprendre les moyens concrets par lesquels peut s’opérer ce syncrétisme. En 2008, j’ai eu l’occasion de prendre part à la création d’une pièce de la chorégraphe Kettly Noël, intitulée « Chez Rosette ». Le compte rendu ethnographique du déroulement de la création du spectacle permet d’éclairer les enjeux propres à la création africaine, à la fois du point de vue très concret des conditions de la création en Afrique et des logiques identitaires sur lesquelles elle s’appuie. Si l’approche par l’œuvre singulière que constitue « Chez Rosette » n’a pas vocation à produire une définition de ce que serait, du point de vue esthétique, « la danse contemporaine africaine » en général, elle permet en revanche d’incarner certaines des voies typiquement empruntées pour opérer ce qu’on peut appeler, pour dépasser la notion plus floue de syncrétisme, comme un « branchement » artistique. Cette notion de « branchement », proposée par Jean-Loup Amselle, désigne, en s’inspirant de la métaphore électrique ou informatique, le processus par lequel s’opère l’interconnexion des cultures – comprises non comme des univers étanches mais comme « le produit d’entités déjà mêlées »– sur « un réseau de signifiants planétaires » (Amselle, 2011). Penser la pièce « Chez Rosette » dans la logique du « branchement », c’est à la fois penser son inscription dans un réseau d’interactions concrètes, celui des « mondes de l’art », qui informe en particulier les créations en leur imposant par exemple leur dimension économique (financements), leur calendrier, les collaborations possibles, etc. ; mais aussi son inscription dans des structures plus symboliques, celle du champ de la danse contemporaine, qui, quant à elles, informent les œuvres en imposant notamment des horizons d’attente esthétiques. De ce point de vue, je m’intéresserai aux différents assemblages de référents culturels dont « Chez Rosette » est le produit, à travers lesquels la chorégraphe a pu penser sa pièce tout en garantissant la légitimité artistique sur laquelle repose sa place dans le champ chorégraphique contemporain.
62En fait, « Chez Rosette » est une création doublement « branchée ». D’une part, je l’ai dit, en ce qu’elle procède d’interconnexions multiples entre des symboles culturels diversifiés (dont on verra plus bas certaines des modalités), d’autre part parce que ces « branchements » en font une œuvre qui peut, elle aussi, être qualifiée de « branchée »– au sens cette fois d’œuvre « à la mode ». De fait, « Chez Rosette » est un spectacle « à la mode »– dans le sens où il épouse les codes du champ chorégraphique contemporain actuel –, et la raison pour laquelle il nous semble important d’insister sur cette propriété, c’est que ce qui en fait un spectacle « à la mode » repose précisément sur les types de « branchements » qu’il a opérés. En effet, la place qu’occupe « Chez Rosette » dans le champ chorégraphique contemporain (mais cela est vrai de nombreuses autres productions africaines en danse contemporaine) doit beaucoup à la façon dont le spectacle mobilise le « concept-Afrique » dont Jean-Loup Amselle a montré comment il avait pu participer de la régénération de l’art contemporain (Amselle, 2005). Pour le dire autrement, l’analyse du processus de création d’un spectacle comme « Chez Rosette », permet de comprendre les modalités concrètes des « branchements » dont il est le produit et de donner à voir les principes de légitimité esthétique mobilisés par la chorégraphe pour garantir sa place dans le champ chorégraphique contemporain (à travers, en particulier, la mise en scène d’une certaine Afrique).
63« Et si l’Afrique, à défaut de l’art africain, était au cœur du contemporain ?, se demande Jean-Loup Amselle. En partant de l’idée que l’art actuel tourne essentiellement autour des thèmes du trash et du destroy, on peut légitimement se demander si la friche africaine dans son acception la plus mondaine – le maquis – n’en est pas l’expression la plus accomplie » (Amselle, 2005 : p. 37). La création de « Chez Rosette » donne de façon exemplaire du crédit à l’hypothèse formulée ici par Amselle. De fait, « Chez Rosette », sous-titré « le maquis de Kettly Noël », constitue un exemple éloquent de la manière dont l’Afrique fonctionne à la fois comme un ressort et comme une marque de l’inscription d’une pièce chorégraphique dans le champ de l’art contemporain. Pour s’en convaincre, on peut revenir sur la manière dont Kettly Noël a conçu cette pièce, en s’intéressant aux symboles culturels concrètement mobilisés au cours du processus de création – et, a contrario, à ceux qui sont mis à distance – pour faire exister une Afrique compatible avec les codes du champ artistique contemporain, celle en l’occurrence, « du trash et du destroy ».
64Lorsque Kettly Noël décide de me confier l’assistanat de la création, elle me fait part, dans un premier temps, de l’« esprit » dans lequel elle a abordé cette pièce, dont elle a déjà une idée assez précise des thèmes qu’elle veut y voir évoqués. Les notes suivantes ont été prises « à la volée », lors de la première soirée au cours de laquelle la chorégraphe m’a présenté son projet :
« Chez Rosette, le maquis de Kettly Noël » : Sa réflexion d’aujourd’hui sur l’Afrique. Plus que l’Afrique, un lieu, un endroit, un coin, un espace, un hôtel. Un échafaudage. Des corps différents : un handicapé, un albinos, une asiatique, un Blanc, un blond aux yeux bleus. Une cour : confusion entre le bar, les chambres, les personnages. Une exposition, une surexposition des corps, des âmes et des autres. On s’offre au regard du spectateur : des choses que nous on a choisi de montrer, pas ce que eux ont choisi de voir. Les handicapés ont une vie sexuelle, sociale, ils existent ils contribuent à la vie sociale de leur communauté. Freak show : on continue de nous voir comme « ces gens-là », les Africains. On a notre contribution à apporter au monde. Pourquoi un maquis ? Les gens y sont libres, les gens se donnent à voir, ils se sapent. C’est un lieu et un non-lieu, une ambiance un peu glauque, underground. Physiquement, le maquis n’existera pas, ce sera un échafaudage constitué de dix cases (en Afrique, tout est toujours en construction). Rosette a un amant australien. C’est lui l’exotique, l’Autre. [...] Film : je voudrais les images du cirque Barnum, des foires de cette époque. Images qu’on va trafiquer, détourner. Les portraits filmés des personnages (certains) peuvent être intégrés à ces films trafiqués. Chercher des images sur l’immigration, les grands exodes comme au Rwanda avec les grandes files de gens avec leurs paquets. Images urbaines et d’actualité. Images d’esclavages, de soutes, du début du siècle : images qui vont très vite. Tout sur les exhibitions, le regard de l’autre. Jean Rouch : films de transes africaines. Filmer de près pour sentir le grain de peau. Pour les portraits des personnages : le Blanc caucasien (dans le désert à Tombouctou, les lèvres gercées, pantalon en lin, chèche sur la tête). Le migrant, l’immigrant, comment l’Africain on ne lui laisse pas passer les frontières (Ceuta et Melilla [enclaves espagnoles au Maroc, hauts lieux de l’immigration clandestine]). L’étranger (Salah) peut-être un Congolais, Africain de l’Est ou central (plus aventurier, à la dure) ou Sud-Africain. Le portrait de Salah peut être avec les migrants ou à la frontière de l’Espagne. Ou Guantanamo. Parmi ses idées de mise en scène, je note la suivante : « Je voudrais à un moment dans la pièce que les danseurs parlent avec le public. Je voudrais les gêner. Donc je vais faire un truc où les danseurs danseront très très proche du public, trop proche, très sensuel mais en même temps, c’est ça qu’ils attendent de nous les Toubabs. Et les danseurs demanderaient aux gens : « Est-ce que l’Afrique vous fait peur ? Vous qui aimez les spectacles africains, vous êtes déjà venus en Afrique ? D’ailleurs combien vous avez payé pour venir nous voir ? » (Notes ethnographiques, Bamako, février 2008).
65Au moment où je consigne ces notes, le travail de création avec les interprètes n’a pas encore commencé. La date prévue pour le démarrage des ateliers est déjà fixée mais la distribution n’est pas encore arrêtée, les danseurs de L’Espace eux-mêmes (y compris les futurs interprètes) ne sont pas informés qu’une création doit avoir lieu prochainement23. La pièce, n’existe encore, pour ainsi dire, que dans la tête de la chorégraphe et des collaborateurs avec lesquels elle a déjà eu de nombreuses discussions à son sujet (en particulier avec le scénographe et le directeur du CCF). Pourtant, les principaux symboles sur lesquels se construira progressivement la pièce sont déjà bien définis. Ces symboles sont réunis autour de l’idée de « maquis », qui sert à la fois de cadre dramaturgique à la pièce et au travers duquel il s’agit pour la chorégraphe d’incarner, plus généralement, le rapport de l’Afrique à l’Occident.
66Les maquis constituent à Bamako, comme dans d’autres capitales africaines, une véritable institution. Hauts lieux de la nuit, ces bars-restaurants/boîtes de nuit, plus ou moins informels, peuvent réunir en leur sein des fractions très diverses des populations des grandes villes. Blancs et Noirs, filles et garçons, bourgeoisie locale et jeunesse désœuvrée se retrouvent dans ces maquis qui apparaissent dès lors comme des symboles de l’underground urbain, pour reprendre un terme employé par la chorégraphe. C’est cette caractéristique des maquis qui a conduit Kettly Noël à concevoir une galerie de personnages hétéroclites pour sa pièce : le « directeur », les « apprentis », T « Australien », l’« ambianceur », l’« avocat romantique », la « diva », la « nymphomane », la « meneuse de revue », la « confidente de Rosette », l’« étranger »24. Pour incarner ces personnages, Kettly Noël a voulu s’entourer d’interprètes aux physiques tout aussi diversifiés. Ainsi, la diva est-elle incarnée par un chanteur haïtien corpulent, albinos et efféminé, la nymphomane par une contorsionniste blanche aux très longs cheveux blonds, le directeur par un interprète noir, handicapé (ses deux jambes sont atrophiées et il ne peut se tenir debout qu’à l’aide d’attelles métalliques à multiples sangles et de béquilles), l’Australien est un acrobate blanc, les autres interprètes étant des artistes noirs, relativement jeunes, avec des « physiques de danseurs ». Sans entrer dans le détail de la composition de la pièce, il faut signaler qu’on retrouve dans les choix musicaux et dans la conception des costumes la même volonté de mettre en scène la diversité et l’altérité. Les personnages, féminins et masculins, portent tout à tour des robes, des costumes-cravate, des shorts, des perruques, apparaissent en sous-vêtements, ou encore nus. Quant à la programmation musicale, elle est tout aussi hétéroclite. Elle couvre des époques et des styles très divers : jazz, musique contemporaine, électro, variété américaine, tango, coupé-décalé, opéra, etc.
67La mise en scène de ces personnages, de ces ambiances, de ces corps volontairement divers et hors du commun, doit faire écho, dans une période résolument actuelle (celle de l’Afrique des villes, en chantier perpétuel, celle des guerres modernes et des exodes, celle de l’immigration vers l’Europe), aux exhibitions du XIXe siècle (celles du cirque Barnum et des freak shows). C’est une manière pour Kettly Noël, comme elle l’explique aux interprètes lors de la première réunion de présentation de la pièce, de formuler « une interrogation sur le rapport entre l’Afrique et l’Occident ». Mais cette fois, cette « surexposition des corps » est orchestrée par les Africains et entend s’inscrire dans une démarche politique d’inversement des rapports de force. Il s’agit – notamment à travers le procédé scénique d’intervention directe des interprètes auprès du public – de renverser l’ordre dominant de l’altérité « Nous/les Blancs-Eux/les Noirs », en exhibant « des choses que nous on a choisi de montrer, pas ce que eux ont choisi de voir ». Comme l’explique Kettly Noël à un interlocuteur du ministère de la Culture malien en visite à L’Espace, il s’agit de redonner à l’Afrique contemporaine une « place dans le monde » :
Kettly Noël : Je ne cherche pas à donner une leçon de morale à qui que ce soit. Je veux montrer qu’on est dans le monde aussi. On est Africains, mais on est dans le monde. Mais je veux aussi montrer que tout n’est pas toujours la faute du Blanc, de l’Occident. Quelque part on peut dire que c’est une certaine forme de réponse au discours de Dakar25.
Monsieur X. (acquiesçant) : Ce scénario, de « Rosette », c’est le débat du monde d’aujourd’hui (NE, Bamako, mars 2008).
68Pour parvenir à restituer l’« ambiance un peu glauque, underground » des maquis, la désaffection de certains quartiers urbains africains laissés à l’abandon, la violence des rapports entre Blancs et Noirs, de l’altérisation, de la marginalisation, Kettly Noël demande aux interprètes définis comme « étrangers » (c’est-à-dire les artistes français et haïtien) « d’observer les Africains, leur mode de vie, leurs habitudes, pour nourrir le travail de Rosette, le propos de la pièce ». Pour cela, elle les encourage en particulier à fréquenter les maquis, à se rendre dans les quartiers de Bamako réputés pour la richesse de leur vie nocturne. Concrètement, dans le processus de création de la pièce lui-même, les interrogations formulées par la chorégraphe s’incarnent dans les différents exercices d’improvisation qu’elle dirige avec les interprètes. Plusieurs d’entre eux sont consacrés à l’exploration et à la manifestation scénique de la « violence ». C’est le cas notamment des exercices au cours desquels les danseurs, allongés au sol, doivent explorer des mouvements de « convulsion », ou encore les exercices qui consistent à grimacer le plus ostentatoirement possible pour déformer leur visage. Pendant l’un des ateliers chorégraphiques qu’elle mène à la friche des Quartiers Orange, Kettly Noël leur demande également d’improviser sur ce même thème de la « violence » :
L’après-midi, dans le premier exercice, Kettly cherche à mettre les interprètes en tension, afin de les amener à produire de l’émotion. Elle les fait donc aligner sur le plateau et leur demande :
Kettly Noël : Je veux que vous vous racontiez une histoire. La plus violente possible. Quelque chose qui vous est arrivé ou pas, mais une histoire dure, ou forte en tous cas. [...] Chargez-vous de toute cette énergie et laissez-vous envahir par l’énergie des autres. Visualisez, matérialisez, extériorisez. Sentez chaque émotion qui vous traverse le corps.
Durant l’exercice, Kettly s’adressera aux interprètes en cherchant à les pousser le plus loin possible dans l’émotion, leur demandant de réagir :
Kettly Noël [en criant à l’adresse des danseurs] : Qu’est-ce que ça vous fait cette émotion ? Est-ce que vous voulez rester comme ça ? Est-ce que vous voulez partir ? Est-ce que c’est dur ? Réagissez ! Montrez-moi !
Dès les premières minutes de l’exercice, Aïssatou (qui ne fait pas partie de la distribution mais qui participe à certains ateliers] et Ninon sont en larmes. Elles essaient de se contenir. Cherchant visiblement à les faire craquer, Kettly les met alors face à face, puis fait intervenir d’autres danseurs, en jouant sur les rapports personnels qu’ils peuvent entretenir. Par exemple, elle demande à Mos [le petit ami de Aïssatou] de se joindre aux deux jeunes filles. À la fin de l’exercice, Jacques craque lui aussi (NE, Bamako, avril 2008).
69Lors d’un exercice portant sur le même thème, Boly travaille avec des accessoires, les deux béquilles de Bamba. Après l’avoir observé une vingtaine de minutes, la chorégraphe, insatisfaite de ses propositions, se dirige vers lui et demande à Salah de venir pour traduire (à l’époque Boly parle encore mal le français) :
Kettly Noël : Quand il [Boly] fait ça là [un mouvement au cours duquel le danseur plante avec force les deux béquilles dans le sol], qu’est-ce qu’il veut dire ?
Boly [traduit par Salah] : C’est la violence.
Kettly Noël : Oui d’accord mais c’est quoi cette violence ? Je veux qu’il me donne la couleur de cette violence. C’est quoi cette violence ? [Boly se lance dans des explications relatives à la relation entre les personnages de la pièce. Kettly l’interrompt] Ça ne m’intéresse pas cette histoire. Je ne veux pas qu’il me raconte la pièce, je veux qu’il me raconte son histoire à lui. Je veux que ces béquilles deviennent des machettes, des Kalashnikov, des armes. Tu connais les enfants soldats ? Les enfants sierra-léonais qui font déjà la guerre à 12-13 ans ? C’est ça que je veux voir. [...] Comment il fait le flic avec sa matraque ? Comment il est menaçant ? Et les jeunes quand ils prennent les bâtons pour casser les lampadaires à Bamako, comment ils font ? (NE, Bamako, mai 2008).
70On comprend, à travers cet exemple, que si ces exercices d’improvisation visent à mettre en scène la violence, celle-ci doit toutefois faire référence à des univers symboliques bien spécifiques. En l’occurrence ici, la « bonne » violence, celle qui peut trouver sa place dans une création contemporaine comme « Chez Rosette », est celle qui mobilise les images de la jeunesse désœuvrée, des villes africaines en guerre, de la violence policière, celle des « enfants soldats », des casseurs, des armes lourdes, etc. Or, ces références ne sont pas nécessairement celles que mobilisent spontanément les interprètes. Pour parvenir à mettre en scène cette violence particulière, Kettly Noël doit donc leur suggérer directement certaines images, afin d’en mettre d’autres à distance. En particulier, il s’agit pour elle de s’éloigner d’une certaine forme de spiritualité et de folklore.
Pendant les ateliers dramaturgiques, il est proposé l’exercice suivant : chacun des interprètes a devant lui une feuille blanche. Le but est, les yeux fermés, de se raconter une histoire dans la tête et de laisser aller le stylo sur la feuille au gré de cette histoire. Cet exercice donne des formes très différentes. À la fin, le formateur échange les feuilles entre les participants et leur demande de raconter l’histoire telle qu’ils l’imaginent à partir du dessin qu’ils ont devant eux. Salah dit qu’il doit traverser un pont, mais pour cela, il doit rendre service à sa mère au village, porter un seau d’eau pour elle, il doit aussi lui rapporter du lait. Baba, lui, doit cueillir une mangue qui, divisée entre tous les prétendants au paradis, leur en ouvrira les portes. Issa quitte son pays en guerre pour partir à l’aventure. Mais son expérience d’enfant de la rue le conduit finalement à revenir dans son village, là où il se sent bien. [...] À la fin de la journée, Kettly revient sur les résultats de ce travail qu’elle qualifie de « laborieux ». Elle pointe les difficultés que rencontrent les danseurs à improviser :
« KN : C’est dingue, ils n’ont aucune imagination. C’est : « J’ai besoin d’argent. Je n’ai pas l’argent pour manger », « et ma mère au village »... (NE, Bamako, mars 2008).
71La volonté de Kettly Noël de se mettre à distance – en mettant ses interprètes à distances – de ces formes d’imagination et de ces références à la vie rurale africaine, en mobilisant au contraire des références culturelles faisant écho à des réalités plus urbaines et plus violentes, constitue une manière d’inscrire sa pièce dans le champ chorégraphique contemporain. En mobilisant des références explicites au sexe (via entre autres le personnage de la nymphomane, les références à l’homosexualité, le travestissement, la nudité, etc.), en exposant frontalement des corps porteurs de stigmates, elle s’éloigne de fait des références culturelles portées par les spectacles africains qui occupaient jusqu’à une période récente le devant de la scène (les ballets nationaux et les troupes folkloriques), dans lesquels il s’agit justement de magnifier le patrimoine culturel traditionnel (Andrieu, 2007 ; Djebbari, 2013).
72Si l’on en croit l’accueil réservé par la presse française au spectacle « Chez Rosette », ce sont bien ces choix opérés par la chorégraphe qui ont trouvé un écho positif :
Les personnages, magistralement campés, ont vraiment de bonnes tronches, malgré leurs défauts évidents. Les danseurs et acteurs se partagent cet espace de folie et de vie explosive. Chez Rosette, ça sent l’alcool local, le sexe, le caniveau, ça disjoncte et ça a l’odeur aigre de la vie à outrance. Par des danses volontairement simples, des actes plus théâtraux, par des projections vidéo, le spectacle prend tout son sens. Il dit la violence des rapports et leur résolution. Car il s’agit aussi du bonheur d’être ensemble, sans se juger. Au « maquis » chacun a un surnom qui le protège, jouant son rôle avant de retrouver de tristes pénates (Marie-Christine Vernay, Libération, 1er juillet 2008).
Ainsi traîne la vie Chez Rosette. Âpre et bariolée. Sacrément coriace. Un de ces bars populaires au cœur des villes africaines suintant de trop de désirs chauffés à l’alcool clandestin, violences, outrances, folles errances, vécues toute honte bue. Le mouvement éclate par salves, tournoie en déhanchements languides ou parades disco, se propage en duos fulgurants. Dans cet insolite cabaret des cœurs perdus, les danseurs et acteurs relaient danse, théâtre, musique, cirque et vidéo au bord du déséquilibre. Kettly Noël sait troubler les représentations, trafiquer les genres, par collages et franchir le seuil de l’univers interlope d’une Afrique urbaine. Là où contradictions, identités fragmentées et souffrances de la modernité s’ébrouent avec gaie désespérance. Loin du folklore (Gwénola David, Danser, 2008).
Osons le mot : elle est venue foutre le bordel dans un domaine esthétique souvent transi de sagesse et de bonnes intentions. Elle a réussi dans cet objectif au-delà de toutes les espérances, déclenchant une vraie controverse critique, quand la danse d’Afrique semblait abandonnée au consensus traduit en taux flatteurs de fréquentation... Comment Kettly Noël s’y est-elle prise ? En dressant sur le plateau son bordel africain : Chez Rosette. Plutôt qu’un lieu matériel – un système de tubulures peine à soutenir les interprètes – cet endroit est social, collection de silhouettes et de gueules, croquis de prostituée, nymphomane, homosexuel dérivant, étudiants encore tendre, comptable handicapé physique. Il emprunte aux talents mêlés de circassiens, danseurs et comédiens, des blancs et des noirs. [...] Ce petit monde embrouillé y va de ses collisions, prouesses aériennes, explosions dansées, saynètes insolites. [...] Hormis ces repères, cette pièce déborde, dérape, a parfois un coup de trop dans le nez. Les bien pensants ne supportent pas qu’un duo entre la nymphomane blanche et le paraplégique noir s’y prolonge avec forte visibilité ; ne supportent pas plus l’interprétation vocale in extenso d’un orgasme, derrière un écran de draps. Mais pareils interdits mis sur la représentation relèvent d’on ne sait quel académisme. Et c’est manquer mille nuances et failles, qui animent ce monde grouillant, délibérément bordélique (Gérard Mayen, Mouvement, juillet-septembre 2008).
73Ces critiques montrent bien que les propositions esthétiques de Kettly Noël sont en adéquation avec les attentes du champ chorégraphique contemporain (à tout le moins du côté d’un certain nombre de critiques « qui comptent »). C’est bien l’Afrique, de la « folie », de la « vie explosive », de « l’alcool », du « sexe », du « caniveau », de « l’odeur aigre de la vie à outrance », de la « violence », des « désirs chauffés à l’alcool clandestin », des « errances », de « l’Afrique urbaine », des « souffrances de la modernité », de la « gaie désespérance », du « bordel africain » qui est saluée. C’est, dans le même temps, celle qui se situe « loin du folklore », de la « sagesse », des « bonnes intentions » et du « consensus ». Bref, c’est bien l’Afrique « du trash et du destroy » que semble attendre le champ de la danse contemporaine, et qu’il paraît heureusement trouver dans cette création.
74« Ce que l’on appelle la “création”, écrit Pierre Bourdieu, est la rencontre entre un habitus socialement constitué et une certaine position déjà instituée ou possible dans la division du travail de production culturelle (et par surcroît, au second degré, dans la division du travail de domination) ; le travail par lequel l’artiste fait son œuvre et se fait, inséparablement, comme artiste (et lorsqu’il fait partie de la demande du champ, comme artiste original, singulier) peut être décrit comme la relation dialectique entre son poste qui, souvent, lui préexiste et lui survit (avec des obligations, par exemple, la « vie d’artiste », des attributs, des traditions, des modes d’expression, etc.) et son habitus qui le prédispose plus ou moins totalement à occuper ce poste ou – ce qui peut être un des préréquisits inscrits dans le poste – à le transformer plus ou moins complètement » (Bourdieu, 2002a : p. 210). Si Ton suit cette définition, il devient possible de proposer une analyse proprement sociologique des œuvres chorégraphiques – c’est-à-dire aussi des esthétiques – dont les enquêtés que j’ai rencontrés dans cette recherche sont les auteurs et les promoteurs. En effet, les quelques exemples de créations que j’ai cités dans ce chapitre montrent bien quelles sont doublement produites, à la fois par l’artiste lui-même (c’est-à-dire à travers ses dispositions, ses capitaux, sa trajectoire, etc.) et par le champ chorégraphique (à travers ses contraintes propres, ses attentes, etc.). En proposant une analyse des partis pris esthétiques et des contenus culturels valorisés par la formation et/ou imposés dans les rapports de force propres à la création, on peut retracer la manière dont le champ chorégraphique produit une danse singulière, celle labellisée « danse contemporaine africaine ». En l’occurrence, l’extension africaine du champ de la danse contemporaine produit une esthétique marquée à la fois par les principes formels sur lesquels s’est construit la légitimité de la danse contemporaine (abstraction, minimalisme, etc.), et par des contenus symboliques distinctifs qui incarnent sa position spécifique (une certaine Afrique, compatible avec les codes de la danse contemporaine)26.
75Si tous les agents de cette extension africaine du champ de la danse contemporaine ne bénéficient pas du même crédit symbolique, leur production artistique porte bien la trace des divers « branchements » qu’ils ont été en mesure d’opérer entre ces principes formels et ces contenus symboliques distinctifs. Brancher « Le Sacre du printemps », symbole de la culture chorégraphique occidentale s’il en est, sur la gestuelle traditionnelle ivoirienne ou brancher l’hyperformalisme de l’avant-garde chorégraphique contemporaine sur les maquis africains sont bien deux manières, certes différentes, de fournir en quelque sorte au champ de la danse contemporaine l’Afrique qu’il lui faut.
Notes de bas de page
1 Les stages dispensés par Sébastien à L’Espace étaient organisés en deux parties autonomes : des cours techniques d’une part, des ateliers centrés sur le travail d’improvisation et de composition chorégraphique d’autre part. Les observations retranscrites dans cette section correspondent à cette deuxième partie des stages.
2 Je reprends ici une formule utilisée dans sa thèse par Pierre-Emmanuel Sorignet : « Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse : “une académisation” de la danse contemporaine » (Sorignet, 2001 : p. 112).
3 Document de synthèse de L’Espace.
4 « Bilan d’activité », document interne de L’Espace.
5 Comme me le relate Salia Sanou en entretien à propos de sa collaboration avec Mathilde Monnier (voir chapitre 1), d’autres codes perçus comme typiques des danses traditionnelles (les mouvements d’ensemble, la position face au public, le fait de danser en rythme, sur la musique, etc.) peuvent également faire l’objet d’une déconstruction lors de la formation à la danse contemporaine.
6 Cette dernière constitue une exception dans la promotion qui suit la formation. Elle y participe, non comme « jeune créatrice » africaine mais dans le cadre d’un échange entre son université américaine et le CDC (via une bourse d’étude Fullbright).
7 Paradoxalement, certains des noms les plus emblématiques du mouvement que l’on a appelé la « Nouvelle danse française » sont d’origine étrangère : les Américains Susan Buirge et Mark Tompkins, le Japonais Hideyuki Yano, le Slavo-Hongrois Josef Nadj, l’Américano-Kenyane Eisa Wolliaston, Angelin Preljocaj, d’origine albanaise, etc. Sur l’histoire de ce mouvement, voir Guigou, 2004.
8 Notes ethnographiques, Ouagadougou, décembre 2009. Sauf mention contraire, toutes les citations de cette section sont issues des notes ethnographiques prises en décembre 2009 à Ouagadougou lors de la session de formation des « jeunes créateurs ».
9 Le bannissement de la narration dans la danse contemporaine est aussi largement partagé par la chorégraphe Mathilde Monnier, laquelle, rappelons-le, a en partie formé Salia Sanou et Seydou Boro. Sur ce point particulier, dans un documentaire consacré à l’aventure africaine de Mathilde Monnier, on la voit adresser le même type de reproche à des stagiaires lors d’un atelier qu’elle donne au CCF de Ouagadougou : « Presque tous vous avez raconté une histoire et moi je vous ai demandé des qualités de mouvement dans un espace. Pas : “J’ai peur/j’ai froid/j’ai chaud/je vois mon voisin/j’embrasse ma femme”. C’est pas une relation psychologique. » Seydou Boro et Issa Traoré, La Rencontre, Paris, Les Films Pénélope, Sahélis Productions, Muzzik, 1999, 52 min.
10 En témoignent par exemple les inquiétudes exprimées par Kettly Noël lors d’un débat qui s’est tenu à Bamako à l’occasion de la 8e édition des Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien : « [Il y a] une fragilité au niveau de la créativité, fragilité au niveau du propos, fragilité au niveau de la projection du danseur dans sa danse et dans sa démarche. […] Un artiste ne se fait pas du jour au lendemain. Un artiste c’est pas après quelques mois de formation. On part faire trois mois de formation chez Germaine [Acogny], on vient chez Salia [Sanou] on fait trois semaines de formation dans le cadre de Dialogues de Corps, on passe à L’Espace on fait un stage de deux semaines et demie avec Kettly Noël ou un invité, et on rentre chez soi on dit qu’on est chorégraphe […]. C’est là que je trouve que c’est assez fragile et que ça risque même d’être dangereux. »
11 Précisons que l’injonction à l’abstraction ne dispense pas les chorégraphes de la définition d’un
« objet » de leur création. Concrètement, il faut nécessairement être capable d’expliciter « ce dont parle la pièce », ne serait-ce que pour présenter (et vendre) son spectacle aux théâtres, pour répondre aux critiques, etc.
12 La syntaxe et l’orthographe sont reproduites à l’identique.
13 À cette époque, Bassirou ne parle que très peu le français. L’entretien a donc été réalisé en bambara, la traduction étant assurée par l’administrateur de L’Espace.
14 Dans la mesure où les critiques des créations africaines en danse contemporaine stigmatisent volontiers la naïveté des spectacles proposés, il est probable que les explicitations formulées, au premier degré, par Bassirou lorsqu’il s’adresse à moi, auraient des effets de dévalorisation s’il s’adressait à un journaliste ou à un programmateur.
15 On parle de « commande » lorsqu’un professionnel (programmateur de festival, directeur de théâtre, etc.) sollicite directement un artiste à qui il demande de réaliser une création (une pièce de théâtre, un spectacle de danse, une œuvre musicale, une sculpture, etc.), laquelle doit en général être présentée lors d’un événement à venir dont ledit professionnel assure la direction artistique.
16 Diallo est un chorégraphe ivoirien installé à Paris depuis le début des années 1990. Son parcours est marqué par la pratique des danses traditionnelles ivoiriennes et modernes (il se produit régulièrement à la télévision derrière les chanteurs locaux). Il bénéficie plus tard d’une bourse pour étudier la danse jazz à New York. Il crée sa propre compagnie en France au début des années 1990 avec le soutien de son épouse française qui en occupe les fonctions d’administratrice. Bien qu’il ait pu bénéficier, comme on va le voir, du soutien d’un agent du champ chorégraphique contemporain, Diallo inscrit essentiellement son travail de création mais aussi de formation, dans une esthétique qualifiée par lui-même d’« afro-contemporaine », de fait très marquée par des techniques traditionnelles.
17 « Le sacre du printemps » est un ballet chorégraphié pour la première fois en 1913 par Vaslav Nijinski sur la musique d’Igor Stravinski. « Prélude à l’après-midi d’un faune » est une œuvre symphonique de Debussy inspirée du poème de Mallarmé « L’après-midi d’un faune », sur laquelle Nijinski a créé un solo qui porte le même nom en 1912. Les deux pièces ont depuis rencontré un immense succès et font l’objet de très nombreuses reprises.
18 Henri insiste longuement en entretien sur les raisons qui l’ont conduit, en dépit des nombreuses maladresses de la pièce de Diallo qu’il dénonce avec vigueur dans les extraits cités, à lui passer une commande. Il m’explique que ce qui l’intéresse en tant que professionnel aguerri (il est dans le métier depuis une cinquantaine d’années), ce sont moins les qualités présentes d’un chorégraphe que « des possibilités de devenir, des possibilités en réserve, des possibilités qui sont peut-être inexplorées, inexploitées ou inconnues, y compris pour les gens eux-mêmes ». Sans remettre en cause cette explication, il faut néanmoins ajouter qu’au moment où Henri propose à Diallo la reprise du « Sacre du printemps » et du « Prélude à l’après-midi d’un faune », la compagnie de Diallo rencontre auprès du public un succès certain. Or, comme me le confie en entretien la secrétaire générale de la Biennale, la pérennité d’une manifestation comme la Biennale (notamment via l’obtention de financements publics) dépend pour partie du succès rencontré par les pièces qui y sont programmées : « [Les directeurs de théâtre] doivent rendre des comptes à leurs élus, donc il faut que la salle soit pleine quoi, donc quand c’est une création c’est pas toujours évident quoi. Et c’est vrai qu’il fait déplacer les foules Diallo... » (Entretien avec Sylvie, Paris, novembre 2006).
19 Henri propose également que la danseuse qui interprète la nymphe et qui doit intervenir pour la dernière séquence du solo, soit nue, elle aussi. Au contraire de Diallo, la danseuse sera entièrement nue à ce moment de la pièce.
20 Ce qui m est confirmé par Sylvie, la secrétaire générale de la Biennale : « Il a été vraiment présent Henri sur ce spectacle-là [“Le sacre du printemps” !. C’est pas toujours comme ça hein. Pour X. [un chorégraphe français renommé à qui il a également passé une commande) je crois qu’il va pas intervenir beaucoup » (Entretien avec Sylvie, Paris, novembre 2006).
21 Sylvia Faure écrit sur ce point : « Pour Merce Cunningham, l’abstraction prend la forme d’une idée d’abord : le mouvement ne signifie rien, n’exprime rien d’autre que sa propre forme, il se suffit à lui-même » (Faure, 2002 : p. 95).
22 Ainsi, Henri me rapporte-t-il en entretien les propos de deux d’entre eux, Jérôme Bel et Maguy Marin : « Jérôme Bel dit à ses danseurs : “Fais ce geste-là, ne le pense pas. Fais le geste juste, ne le pense pas, ne l’interprète pas. Ne me dis pas je suis en train de prendre une tasse, fais le geste. Ne pense qu’au geste”. » Puis, évoquant la célèbre pièce de Maguy Marin, « May B » : « Ce sont apparemment des personnages, vieux, qui marchent comme ça en titubant, et ils grognent, et tout ça Apparemment ce sont des personnages, mais quand on parle avec les danseurs, Maguy leur a jamais demandé d’interpréter des personnages. Elle leur a dit : “Vous avez quatre pas à gauche, trois pas à gauche, à droite et c’est ça que je veux que vous fassiez bien. Je vous demande pas de jouer un vieux ou une vieille, une malade ou un fou, je vous demande de faire quatre pas là, trois pas là, en arrière, en avant, vous vous levez, ça à fond. Rien d’autre.” Et avec ça le public peut voir des vieux, même si ceux qui jouent des vieux ne se prennent pas pour des vieux » (Entretien avec Henri, Paris, janvier 2007).
23 Comme je m’étonne de ce « silence » auprès des danseurs concernant un projet d’une envergure que n’a jamais connu L’Espace, Kettly Noël m’explique : « Non, je ne leur ai rien dit pour l’instant. C’est seulement aujourd’hui que j’ai commencé à leur dire que je préparais une création. Et encore, je leur ai dit que le travail qu’on fait là ce n’est qu’un atelier préparatoire. Ils n’ont pas besoin de savoir tout maintenant. Déjà je ne veux pas qu’ils soient perturbés à l’idée de la tournée, des voyages qu’ils vont faire. Et puis je leur parle de la pièce le moins possible. Je leur donne des indications de corps, d’espace, de mouvement, mais je ne leur raconte pas l’histoire de “Rosette”, je ne leur parle pas du maquis, de la psychologie des personnages, parce que sinon ils vont me faire des trucs trop clichés, trop anecdotiques et je n’arriverai pas à les sortir de ça » (Notes ethnographiques, Bamako, février 2008).
24 Bien qu’une partie importante du travail de création ait porté sur la définition de ces personnages (sur leur psychologie notamment, sur leur histoire respective avec le personnage de Rosette), la pièce en elle-même n’est pas narrative.
25 Discours prononcé le 26 juillet 2007 par le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, qui a fait scandale notamment parce qu’il y affirme de « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ».
26 La situation des chorégraphes africains dans le champ transnational de la danse contemporaine peut de ce point de vue être rapprochée de celle des « écrivains dominés »– parce qu’appartenant à des pays excentrés par rapport aux lieux historiquement constitués de consécration artistique (Paris, Londres, New York, etc.) – au sein de ce que Pascale Casanova nomme la « République mondiale des lettres ». « Pour accéder à la reconnaissance littéraire, écrit cette auteure, les écrivains dominés doivent [...] se plier aux normes décrétées universelles par ceux-là mêmes qui ont le monopole de l’universel. Et surtout trouver la “bonne distance” qui les rendra visibles. S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles. N’être ni trop près ni trop loin » (Casanova, 1999 [2008] : p. 230).
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