Chapitre 3. La réforme des corps et des esprits
p. 111-148
Texte intégral
1L’étude des modalités d’engagement de danseurs africains dans la pratique de la danse contemporaine, telle qu’envisagée dans le chapitre précédent, a permis de mettre en lumière le rôle des pairs dans la découverte de cette nouvelle danse, ainsi que l’importance des intérêts économiques et migratoires dans l’investissement chorégraphique. Au-delà de la construction de la « motivation », il convient maintenant, en situant toujours l’analyse à l’échelle « micro » d’un lieu de formation (L’Espace), de s’intéresser aux processus concrets d’apprentissage auxquels cet engagement donne lieu. Il s’agit alors d’être attentif à la fois au processus de cette transmission (comment l’apprentissage s’opère-t-il ?), à son contenu, ainsi qu’à ses effets sur les individus (qu’est-ce qui est transmis et intériorisé à travers la formation ?). Plus précisément, il s’agit d’envisager l’apprentissage de la danse contemporaine non pas seulement comme l’acquisition stricte de techniques et de savoirs propres à cette discipline, mais comme une véritable socialisation.
2Parler de façon volontairement générale de socialisation, plutôt que d’éducation artistique par exemple, permet d’articuler plusieurs niveaux d’analyse, particulièrement nécessaires à la compréhension de l’expérience sociale « totale » (Goffman, 1979) que vivent les danseurs africains engagés dans le genre de formation que j’ai observée. L’Espace constitue en réalité un dispositif de socialisation complexe, visant non seulement à l’acquisition de compétences chorégraphiques (ce qui est sa fonction officielle, attendue), mais aussi, au fil d’injonctions explicites comme d’invitations plus diffuses, à l’acquisition d’une série de savoirs et de savoir-faire qu’on peut qualifier d’extra-artistiques, et qui concernent des réalités aussi quotidiennes que les manières de manger, de prendre soin de son corps ou encore de se comporter avec les femmes. Sans aucun doute, ce qui est en jeu n’est pas une formation purement chorégraphique ; il s’agit, plus radicalement, de réformer les corps et les esprits. La pédagogie mise en œuvre à L’Espace a pour horizon, plus ou moins implicite et plus ou moins conscient, la transformation des dispositions corporelles, culturelles et morales des apprentis danseurs. Les observations relatées dans ce chapitre concernent principalement deux stages de danse contemporaine, animés en 2008 et 2009 par Sébastien, jeune professeur de danse français régulièrement invité à L’Espace dans le cadre de la formation des danseurs.
En deçà de la danse : une éducation totale
3Un soir, alors que je suis depuis quelques semaines sur le terrain bamakois auprès de Kettly Noël, celle-ci entreprend de me raconter son séjour à Cuba, pays où elle s’est récemment rendue dans le cadre de la biennale Danses Caraïbes à laquelle elle a participé1. Les propos qu’elle tient ce soir-là m’interpellent :
Kettly Noël : Cuba c’est vraiment trop bien. Les danseurs sont extraordinaires techniquement – même si les propositions artistiques contemporaines qu’ils font ne sont pas très intéressantes –, mais ils assurent vraiment techniquement. Là-bas c’est vraiment : rigueur, discipline, travail. Fidel [Castro] vraiment je l’aime trop. Nous on n’a pas ça ici. Si on avait eu une dictature comme ça en Afrique, on n’en serait pas là aujourd’hui ! (Notes ethnographiques, Bamako, avril 2008).
4La promotion de la dictature dans le discours – délibérément provocateur – de la chorégraphe, a le mérite de faire apparaître de façon claire l’importance des enjeux liés à la discipline dans le travail chorégraphique. De fait, il s’agit moins pour Kettly Noël de vanter le régime castriste que de rappeler ce que la formation en danse doit à la « rigueur », à la « discipline » et au « travail ». En creux, elle souligne la nature des difficultés auxquelles elle est confrontée dans l’enseignement de la danse auprès des jeunes en formation à L’Espace.
L’imposition de la régularité par la menace
5Les conditions sociales d’existence des danseurs qui fréquentent L’Espace, telles que je les ai décrites dans le chapitre précédent, constituent un obstacle objectif à l’acquisition de la discipline nécessaire à l’apprentissage de la danse contemporaine. L’extrême précarité que connaissent par exemple les « enfants de la rue », et, de manière plus générale, la volatilité qui caractérise le rapport des danseurs à leurs pratiques ordinaires (ils sont habitués à participer temporairement aux activités professionnelles ou chorégraphiques, peuvent décider « sur un coup de tête » de quitter l’école ou tel emploi, etc.), font de la régularité un enjeu central de l’apprentissage chorégraphique. De fait, Kettly Noël et les formateurs qui interviennent à L’Espace ne peuvent s’appuyer sur la « bonne volonté scolaire » dont font le plus souvent preuve les élèves qui peuplent par exemple les écoles de danse contemporaine en France (Faure, 2000a). Il s’agit donc d’imposer l’effort de régularité. Pour ce faire, l’argument économique joue un rôle de premier ordre. On l’a vu précédemment, les activités proposées à L’Espace font l’objet d’une rémunération. Néanmoins, seuls les danseurs les plus anciens – c’est-à-dire aussi ceux qui ont déjà fait la preuve de leur persévérance et de leur assiduité – bénéficient d’un salaire régulier. Pour pouvoir être rétribués, les autres danseurs doivent prouver, au long cours, leur détermination en participant régulièrement aux activités du centre de formation. Le conditionnement de la paie à l’assiduité des danseurs constitue un principe central de l’organisation de L’Espace. L’extrait de journal de terrain ci-dessous revient sur le paiement des danseurs à l’issue d’un atelier de quinze jours :
Un peu plus tard dans la journée, Kettly Noël et les administrateurs organisent les paies des danseurs, qui sont appelés au bureau à tour de rôle. Lorsque vient le tour d’Issa, Kettly lui dit :
Kettly Noël : Alors Issa, est-ce que tu penses que tu vas être payé aujourd’hui ? Issa hésite un peu mais finit par répondre « non ».
Kettly Noël : Non, tu ne vas pas être payé cette fois-ci. On va juste te donner quelque chose pour le cours de danse traditionnelle que tu as donné [Issa a remplacé Salah, absent lors d’un cours], mais c’est tout. On verra le mois prochain, selon la façon dont tu t’investis. C’est un test Issa. On verra si tu es capable de tenir tes engagements.
Kettly Noël demande ensuite que l’on appelle au téléphone quatre autres danseurs pour leur donner aussi une petite rémunération. Mais elle veut d’abord s’assurer de l’assiduité de Laurent lors du dernier atelier.
Kettly Noël [s’adressant à l’administrateur] : Tu vérifies sur les feuilles de présence. S’il a manqué deux ou trois jours, tu ne le payes pas.
Un peu plus tard, Mahamoudou vient voir l’administrateur au bureau et lui dit quelque chose en bambara. L’administrateur, vraisemblablement gêné, lui répond (en français) de s’adresser à Kettly. Il s’attend sans doute à être payé lui aussi. Kettly, comprenant ce qui se passe et ignorant Mahamoudou, lance à Salah qui se trouve lui aussi au bureau : « Qu’est-ce qu’il a Mahamoudou ? Si je l’ai pas appelé c’est que je ne l’ai pas appelé, c’est tout ! » C’est alors Salah qui, en bambara, s’adresse directement à Mahamoudou. Je ne sais pas ce qu’il lui dit, mais Mahamoudou n’insiste pas et s’éloigne (NE, Bamako, février 2008).
6Les règles qui régissent le paiement des danseurs font l’objet d’explicitations plus ou moins formalisées. Dans le cas d’Issa, les conditions de sa rémunération actuelle (l’animation d’un cours de danse traditionnelle) et de celle du mois prochain (conditionnée à son investissement, à la tenue de ses « engagements ») lui sont clairement énoncées par la chorégraphe. Elle lui explique pourquoi il est peu payé cette fois-ci et ce qu’il doit faire pour espérer être payé le mois suivant. A contrario, Mahamoudou ne bénéficie d’aucune explication ni conseil s’agissant de son absence de rémunération. Malgré l’initiative qu’il prend de se rendre de lui-même au bureau – c’est-à-dire sans y avoir été appelé –, il n’aura aucun échange direct avec la chorégraphe, qui délègue à Salah le soin de congédier le jeune danseur. Dans ce second cas, il est implicitement demandé à Mahamoudou de comprendre par lui-même les raisons de cette absence de rémunération.
7Tout autant que l’assiduité, la ponctualité – comportement social que ne favorise pas non plus l’expérience prolongée de la précarité – s’avère exigée au centre de formation. Les manquements à cette obligation sont susceptibles, au même titre que l’absence, d’être pénalisés économiquement. De fait, les retards peuvent conduire à une exclusion, plus ou moins temporaire, du cours.
Au premier jour de l’atelier de Sébastien, Joseph et Yao arrivent avec une demi-heure de retard et se font vivement sermonner par Kettly. J’entends que Yao tente de lui expliquer quelque chose, sans doute pour justifier ou excuser son retard, mais elle répond sèchement que « ce n’est pas [son] problème ». Sébastien en profite pour ajouter qu’« à partir du deuxième jour, les retardataires ne font plus l’atelier » (NE, Bamako, février 2009).
8Pour les danseurs les plus jeunes ou nouvellement arrivés à L’Espace, l’imposition de la régularité et de la ponctualité dans la pratique chorégraphique passe donc par la menace d’une privation de rétributions économiques. De fait, pour des danseurs dont la participation aux activités du centre de formation a le plus souvent été initialement motivée par les gains qu’elles pouvaient offrir, l’absence de paie constitue un moyen de persuasion efficace. Cependant, comme en témoignent les exemples précédemment cités, ce type de sanction nécessite un contrôle étroit de la présence des danseurs à chacune des activités proposées. Cela passe notamment par un système de « feuilles de présence », auxquelles Kettly Noël fait référence le jour de la paie des danseurs. Les observations réalisées à L’Espace montrent que, si ces feuilles de présence sont régulièrement remplies (le plus souvent par l’administrateur ou l’administratrice qui vient quotidiennement vérifier la présence des danseurs sur le plateau lorsqu’une activité s’y déroule), leur usage n’est pas nécessairement systématique. La présence des uns et des autres est le plus souvent contrôlée par la chorégraphe elle-même. Même lorsqu’elle ne participe pas directement aux activités, elle vient toujours y jeter un œil à un moment ou à un autre de la journée. Elle se montre particulièrement vigilante à l’égard des « enfants de la rue » qui doivent, outre leur participation aux différents ateliers, suivre le cours de danse traditionnelle de Salah deux fois par semaine. Comme ils ont par ailleurs la responsabilité du nettoyage du plateau avant le début de chaque cours, ils se doivent d’être en avance, ce à quoi veille la chorégraphe en les rappelant régulièrement à leurs obligations :
À 16 heures, après le cours de Sébastien, les danseurs sont libérés mais Kettly les interpelle :
Kettly Noël : Demain les danseurs vous êtes là à 7 h 30 pour nettoyer le plateau : Issa, Boly, Moussa et Bassirou. L’atelier commence à 8 h 30.
Sébastien ajoute immédiatement que « ceux qui arrivent après 8 h 30 ne font pas l’atelier (NE, Bamako, février 2009).
9Lorsque Kettly Noël est absente, c’est à Salah qu’incombe la responsabilité de veiller à l’assiduité et à la ponctualité des danseurs :
Lorsque j’arrive à L’Espace, le cours de Salah a déjà commencé. Moussa est sur un banc, à l’extérieur du plateau. À la pause, je demande à Salah pourquoi Moussa n’a pas participé au cours ce matin. Il m’explique qu’il l’a exclu parce que le jeune danseur n’est pas venu les deux premiers jours de la semaine, en dépit des relances formulées par Salah.
Salah : Je lui ai dit que non, il ne prendrait pas le cours et qu’il s’arrangerait avec Kettly quand elle rentrera (NE, Bamako, mars 2008).
10Bien que le rythme et la rigueur dans le travail soient plus relâchés lorsque la chorégraphe est absente (à plusieurs reprises j’ai par exemple pu constater que les cours de Salah duraient moins longtemps, ou au contraire que les pauses lors des cours de Sébastien étaient plus longues), chacun sait qu’il devra tout de même rendre compte de son absence ou de ses retards. Lorsque certains, comme dans le cas de Moussa, tentent malgré tout de profiter de l’absence de Kettly Noël pour se soustraire à l’obligation d’assiduité, ils s’exposent à la dénonciation de la part de ceux qui sont les détenteurs provisoires de l’autorité.
Kettly est sortie avec son chauffeur pour aller faire une prise de sang et les danseurs le savent bien. Lorsque Sébastien commence l’échauffement, vers 8 h 35-40, Bassirou, Moussa, Boly, Issa et Valentin ne sont pas encore sur le plateau. Ils sont pourtant arrivés en avance pour nettoyer le plateau (sauf Valentin, arrivé en retard) mais ont ensuite traîné derrière. Sébastien décide de leur interdire l’accès au plateau et les fait asseoir sur un banc, au pied de la scène. Ceux qui sont sur le plateau se moquent gentiment d’eux quelques minutes puis, s’inquiétant du retour de « la patronne » essaient de convaincre Sébastien de lever la punition, argumentant sur le fait que leurs camarades sont effectivement arrivés en avance pour nettoyer, que c’est le début de la semaine et qu’ils ont maintenant compris la leçon pour les jours à venir. Sébastien accepte de les faire monter, promet qu’il ne dira rien à Kettly mais qu’il sera intransigeant désormais sur la ponctualité. Les danseurs qui étaient à l’heure, même s’ils semblent savourer les moqueries qu’ils font subir aux « mauvais élèves », savent que si Kettly apprenait que certains étaient en retard, ce serait en fait tout le groupe qui se ferait sermonner, principalement « les grands », censés veiller au comportement des plus jeunes. Personne n’avait donc intérêt à ce que cet incident s’ébruite (NE, Bamako, mars 2009).
11Pour les danseurs les plus anciens, la menace de retrait du salaire est moins prégnante. De fait, ces derniers sont moins soumis que leurs cadets aux coupes ou aux rétentions de salaire. Pourtant, les manquements aux obligations de régularité, d’assiduité, et, plus généralement d’effort et de rigueur dans leur travail sont régulièrement dénoncés par la chorégraphe ou les formateurs de L’Espace. Cela dit, dans leurs cas, les sanctions portent moins sur leur rémunération que sur les rétributions symboliques propres à la pratique de la danse contemporaine.
Avant de démarrer son cours, Sébastien est en grande discussion avec Baba. Il le prévient qu’aujourd’hui sera sa « journée test » et qu’il décidera à l’issue de cette journée s’il participera ou non à la présentation publique qui doit avoir lieu le soir même. Baba fait d’abord mine de ne pas comprendre pourquoi il serait exclu de la représentation. Sébastien lui fait alors remarquer qu’il était absent un jour sur trois à son atelier, qu’il était plus concentré sur ses histoires de petites copines que sur la danse. À la fin de la discussion, Baba finit par remercier Sébastien pour ses conseils. L’éventualité de ne pas participer au spectacle semble l’avoir un peu perturbé et il se montre plutôt concentré pendant le cours (NE, Bamako, février 2008).
12En menaçant Baba de le retirer de la distribution du spectacle de clôture de l’atelier, Sébastien exerce une pression de nature à provoquer chez le danseur un regain de concentration. Il sait que le moment du spectacle est un moment important de gratification pour les danseurs, d’autant plus lorsque, comme Baba, leur bon niveau technique a toutes les chances de les faire apparaître comme les « vedettes » de la soirée. Plus encore que l’exclusion d’une représentation publique unique comme une « sortie d’atelier », la menace d’écarter les danseurs d’un projet chorégraphique d’envergure internationale constitue un moyen de pression efficace pour imposer la discipline :
Pendant un des ateliers que mène Kettly Noël en préparation de la création du spectacle « Chez Rosette », la chorégraphe s’emporte contre les danseurs dont elle fustige le dilettantisme :
Kettly Noël : Je vous préviens, je n’ai pas à aller vous réveiller ! Vous êtes ici pour travailler avec moi, je ne veux pas avoir à vous réveiller parce que vous faites la sieste au lieu d’être sur le plateau en train de travailler ! Si vous me faites encore ça je vous laisse tomber et je vais chercher des professionnels à l’étranger, qui seront carrés et qui viendront à l’heure ! (NE, Bamako, février 2008).
Alors que nous sommes à Marseille dans la dernière ligne droite de la création (la première du spectacle doit avoir lieu à Montpellier dans deux semaines), Kettly Noël continue de menacer certains interprètes de les retirer de la pièce :
Kettly Noël : Je peux te virer Kouadio. Tu n’es pas indispensable au spectacle. Je peux faire tes parties, Sam peut dire ton texte. [S’adressant à tous les interprètes] Vous n’êtes pas des professionnels. Demain si je fais ici une audition pour « Rosette » il y aura 150 danseurs qui veulent travailler avec Kettly Noël, qui veulent 20 dates pour avoir les Assedics [remplir les obligations propres au système français d’indemnisation des intermittents du spectacle] (NE, Marseille, juin 2008).
13À travers les injonctions répétées à l’assiduité et à la ponctualité – qui se poursuivent, comme en témoigne l’exemple précédent, tout au long de la formation (certains des interprètes de la pièce sont à L’Espace depuis plus de six ans) –, on mesure la place qu’occupe l’imposition de la régularité dans le processus de socialisation chorégraphique tel qu’il se donne à voir dans un lieu de formation comme L’Espace. Ne pouvant s’appuyer sur les dispositions préajustées des danseurs – la précarité vécue avant et au-delà de leur engagement chorégraphique actuel renforce plutôt chez eux un rapport élastique au temps – l’imposition en question prend la forme d’un système répressif : le conditionnement de la rémunération à la régularité de l’engagement dans la pratique chorégraphique d’une part, la menace de l’exclusion des projets susceptibles de générer des gains symboliques importants d’autre part. L’observation ethnographique a montré que pour être efficientes, ces menaces devaient être régulièrement, bien que de façon non systématique, mises à exécution. L’imposition de la régularité prend par ailleurs appui sur un système de contrôle qui repose autant sur la chorégraphe que sur d’autres détenteurs de l’autorité (comme les formateurs, les administrateurs, etc.), et même sur le collectif des danseurs. De fait, la possibilité, qui existe toujours, de punir l’ensemble du groupe pour les défaillances de quelques-uns, semble inciter à des formes de contrôles mutuels de la discipline.
La promotion d’une éthique ascétique
14La plupart des pratiques artistiques ou sportives, dès lors qu’elles engagent un usage régulier et intense du corps, reposent sur une discipline physique de type très général, visant à en améliorer et à en préserver les performances. À cet égard, Wacquant rappelle par exemple que la boxe exige « une gestion rigoureuse du corps, un entretien méticuleux de chacune de ses parties (tout spécialement des mains mais aussi du visage), une attention de tous les instants, sur le ring et hors du ring, à son bon fonctionnement et à sa protection » (Wacquant, 2002, je souligne). La gestion du « capital-corps » chez les boxeurs peut ainsi passer, outre l’entraînement régulier au gyrn, par l’application d’onguents sur certaines parties du corps, le recours à des masseurs ou à des thérapeutes, l’observation d’un régime alimentaire spécifique, l’abstinence sexuelle au cours de la période qui précède les combats, etc. (ibid.). De la même manière, le corps des danseurs – et peut-être tout particulièrement celui des danseuses – est méticuleusement surveillé tout au long de leur carrière professionnelle. Pour garantir la conformité avec les canons corporels édictés par une institution comme l’Opéra de Paris, les danseurs doivent se plier à des pratiques drastiques de contrôle de leur corps, aussi bien dans ses dimensions morphologiques (notamment surveiller son poids) que dans ses capacités motrices (travailler sa souplesse, être capable de réaliser telle figure, etc.) (Laillier, 2007). La danse contemporaine a certes en partie rompu avec ces représentations du corps ultra normées. Néanmoins, les souffrances corporelles et les atteintes à la santé jalonnent le parcours de ces danseurs et danseuses. Ces derniers, écrit sur ce point Pierre-Emmanuel Sorignet, « souffrent en permanence de blessures et de douleurs (mal de dos, petites entorses, articulations bloquées que l’on débloque d’un coup sec, tendinites chroniques) » (Sorignet, 2006 : p. 48). Si l’expérience de cette souffrance est le plus souvent vécue par ceux qui la subissent comme un moyen d’éprouver les vocations, elle s’accompagne aussi de la part des danseurs d’un travail de « prise de conscience du corps » (ibid. : p. 51). Il s’agit de parvenir à une compréhension du fonctionnement de son corps qui participe de la construction d’un rapport au corps centré sur l’écoute et l’introspection. Cela peut par exemple se traduire par des pratiques d’entretien du corps non spécifiques à la danse : consulter des ostéopathes, des acupuncteurs ou des masseurs, pratiquer le yoga, etc.
15En réalité, l’entretien du corps qui correspond à l’« éthique du sacrifice » propre à l’engagement dans ce type de pratiques corporelles2, gagne à ce que soient intériorisées d’avance les dispositions ajustées à cet effort ascétique. Or, comme le note Luc Boltanski, la « culture somatique » (c’est-à-dire le système des conduites physiques et sanitaires) propre aux groupes sociaux dominés est typiquement marquée par un intérêt assez faible à l’observation de ce qu’il nomme les « sensations morbides » (Boltanski, 1971). Cette relative distance aux sensations corporelles doit être comprise, d’une part, en relation avec le niveau de compétence culturelle qui autorise plus ou moins la maîtrise des catégories de perception du corps (en particulier les capacités langagières rendant possible l’expression de symptômes ou de sensations corporelles) ; elle renvoie d’autre part à la valorisation de la résistance physique, d’une certaine « dureté au mal », caractéristiques de ceux qui tirent leurs moyens d’existence de leur seule force physique. Aussi, à l’inverse « des membres des classes supérieures qui prêtent attention à leur corps et ont une perception aiguisée des messages qu’ils en reçoivent » (ibid. : p. 221), ceux des classes populaires sont bien moins disposés à se soumettre spontanément aux règles visant à préserver leur corps des atteintes sanitaires (maladies, blessures, etc.).
16La « culture somatique » des danseurs qui fréquentent L’Espace s’inscrit clairement dans le type de rapport populaire au corps que décrit Boltanski. Je suis en effet frappée, tout au long de l’enquête, à la fois par la résistance à la douleur ou à la dureté des conditions physiques dont font preuve les danseurs, et la rareté de leurs pratiques de soin (qu’il s’agisse de la prise de médicaments ou, de façon plus préventive, de pratiques de préservation du corps). De fait, si les danseurs ont pu se blesser à plusieurs reprises lors de la création du spectacle « Chez Rosette », ces blessures n’ont pratiquement jamais occasionné d’interruption du travail, encore moins de prise en charge médicalisée, même minimale.
Pendant une courte pause, Ibou soulève son pantalon et son genou révèle une grosse cloque qu’il arrache immédiatement avec les doigts en serrant les dents. J’avoue être prise d’un haut-le-cœur à la vue de cette scène et m’empresse de demander à Ibou s’il veut un pansement. Il accepte, mais lorsque je reviens, il est déjà remonté sur scène et le travail à repris. Il attend donc la pause pour appliquer le pansement rudimentaire que je suis parvenue à confectionner (avec de la gaze et un morceau de sparadrap) sur sa blessure. Malgré les exercices au sol qui ont suivi, Ibou ne s’est pas plaint une seule fois (NE, Bamako, avril 2008).
Constitué d’un assemblage de plaques de contreplaqué, fixées entre elles – faute de moyens –, par des clous (et non des vis), le plancher installé dans la friche industrielle qui nous sert de lieu de répétition pour le spectacle a une fois de plus causé des blessures. La pression exercée par le poids des danseurs au fil des jours ainsi que l’humidité et la chaleur qui règnent dans ce lieu (la terre battue du hangar où est installé le plancher est arrosée chaque jour avant notre arrivée pour faire baisser la température qui peut facilement atteindre plus de 50 degrés dans cet entrepôt recouvert de tôle), ont mis le plancher à rude épreuve. Les plaques se détachent progressivement les unes des autres faisant par endroits ressortir les clous. Les appels à la vigilance de la chorégraphe n’ont pas suffi à prévenir les accidents : en quatre jours, deux danseurs (qui répètent pieds nus) se sont enfoncés un clou dans le pied. C’est le cas aujourd’hui de Salah, qui quitte le plateau pour venir me demander si j’ai des ciseaux. Il veut sectionner un morceau de chair qui s’est partiellement détaché. Comme je n’en ai pas sur moi ici, il se tourne vers le technicien, lequel lui coupe la chair avec un couteau qu’il sort de sa poche arrière, sans désinfecter. Je me force à ne pas détourner mon regard et ne peux m’empêcher de faire la grimace face à cette scène. Salah, lui, reprend la répétition, toujours pieds nus sur le plancher, comme si de rien n’était (NE, Bamako, mai 2008).
17Ce type d’incidents s’est révélé fréquent lors de l’enquête auprès des danseurs à Bamako, et ces deux extraits montrent à quel point ils semblent avoir causé chez moi plus d’indisposition que chez eux. Salah est ainsi réputé pour n’être « jamais malade » et avoir la capacité de danser en toutes circonstances. J’ai par exemple entendu plusieurs fois le récit selon lequel Salah serait monté sur scène au lendemain d’un accident de moto qui lui avait sévèrement abîmé le genou3. J’ai été moi-même convaincue de ses capacités de résistance lorsque, après plusieurs jours de répétitions à Marseille (et une représentation publique) au cours desquels il s’était timidement plaint d’avoir mal au pied, la radiographie qu’il passe finalement révèle que deux de ses orteils sont fracturés.
18Si l’insouciance somatique des danseurs n’est pas sans intérêt du point de vue de son activité (les « raisons de santé » sont un motif limité de défaillance), une institution comme L’Espace, qui vise la formation de professionnels à même d’évoluer durablement dans le champ chorégraphique, se doit d’inculquer aux danseurs un rapport au corps davantage fondé sur le respect et le contrôle de leur « premier instrument de travail ». Il s’agit de transmettre les principes ascétiques conformes au mode de gestion du « capital-corps » dominant dans la danse contemporaine. Parmi ces principes, l’importance de la préparation du corps à l’effort (échauffements, étirements, pour « ne pas se faire mal », « éviter les accidents », etc.) et la promotion d’un corps sain font l’objet d’une insistance particulière de la part des formateurs.
Petite pause de cinq minutes pendant l’atelier. « Pour boire » précise Sébastien. Mais certains danseurs se jettent sur leur paquet de cigarettes. Après la pause Sébastien les réprimande :
Sébastien : La pause c’est un temps pour votre corps, pas pour polluer votre corps. Quand je donne cinq minutes pour boire, c’est pour étirer votre corps, c’est pas pour fumer (NE, Bamako, février 2008).
Dans l’après-midi, pendant le travail avec Dieudonné Niangouna [le dramaturge qui anime un des ateliers de création de « Chez Rosette »], Issa est pris en flagrant délit de sieste. Kettly intervient :
Kettly Noël : Issa, tu dois chercher ton personnage, tu ne dois pas dormir. C’est le soir que tu dois dormir au lieu d’aller au Parc des princes [un maquis où Issa a ses habitudes] (NE, Bamako, mars 2008).
Lorsque Salah (qui ne semble pas en grande forme ce matin) monte sur le plateau, il se plaint d’emblée auprès de Sébastien :
Salah : Sébastien, moi je vais arrêter la danse, je suis fatigué, je suis trop vieux.
Sébastien : Il faudrait que tu commences à dormir déjà Salah. Et pas seulement de 5 heures à 7 heures du matin ! (NE, Bamako, mars 2009).
19Comme le soulignent Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia dans leur travail sur la socialisation des jeunes des cités au hip-hop, la pratique de réchauffement occupe une fonction majeure dans la transformation du rapport au corps. « L’échauffement, écrivent-elles, n’a pas seulement une utilité physique. Il implique [...] des dimensions cognitives et éthiques : s’échauffer c’est (selon les défenseurs de la logique pédagogique), savoir différer son entrée dans la pratique, l’organiser, s’y préparer en pensée (qu’est-ce qui va “travailler”, et donc qu’est-ce qui doit être préparé ?). En un sens, s’échauffer est une réflexivité en action, qui permet d’anticiper le travail technique et le travail de création qui va suivre » (Faure et Garcia, 2005 : p. 94). Sans doute davantage qu’une préparation physique – la grande résistance aux blessures et à la douleur dont font preuve les danseurs pourrait laisser penser qu’elle n’est pas nécessaire – l’exercice de réchauffement vise bien à l’intériorisation d’un rapport raisonné et raisonnable à la pratique chorégraphique.
20Ce rapport réflexif à la danse se distingue largement, soulignons-le, de celui entretenu par les danseurs à leurs autres pratiques chorégraphiques. De fait, la préparation des gombos auxquels ils ont l’habitude de participer ne prend pas appui sur une telle réflexivité. D’une part, parce que l’apprentissage de la danse traditionnelle, du coupé-décalé ou des danses modernes (qui constituent le réservoir chorégraphique de ces gombos) relève le plus souvent de l’imitation et de l’autodidaxie ; d’autre part, parce que leur préparation n’inclut que rarement des échauffements. Introduire l’échauffement comme règle de l’apprentissage chorégraphique constitue donc une forme de mise à distance d’un rapport au corps que l’on pourrait qualifier de « spontané », au bénéfice d’un autre, valorisant l’anticipation et le retour sur l’action, ainsi que l’introspection4.
21De la même manière, ne pas « polluer » son corps en fumant des cigarettes pendant les séances de travail, profiter de la pause pour s’étirer, dormir suffisamment pour permettre à son corps de récupérer (et accessoirement limiter l’inattention due à l’assoupissement pendant les cours) constituent des règles qui sont constamment rappelées aux danseurs au cours de leur formation. Elles visent à l’inculcation d’un sens de l’épargne corporelle : savoir « économiser » et « préparer » son corps, c’est-à-dire être capable de supporter des efforts qui peuvent être intenses tout en limitant les risques de blessure. Mais si l’inculcation de ce rapport au corps vise l’optimisation des performances chorégraphiques des danseurs, elle constitue dans le même temps une conversion de leurs modes de vie, décalés par rapport à l’éthique ascétique promue en danse contemporaine. Imposer les « bons » horaires de sommeil (c’est-à-dire la nuit) entraîne nécessairement la privation d’un certain nombre de loisirs. Pour les jeunes citadins qui fréquentent L’Espace, le respect de ces règles signifie le renoncement à certaines pratiques auxquelles ils sont particulièrement attachés, comme les sorties dans les maquis et les discothèques. Or, renoncer à ces sorties consiste à rompre avec un mode de vie. En effet, il s’agit d’abandonner certaines formes préférentielles de sociabilité (les fréquentations amicales ou amoureuses du “monde de la nuit”), et certaines pratiques associées aux sorties nocturnes (la prise d’alcool ou de drogue ; dans certains cas – en particulier pour les « enfants de la rue »–, la délinquance ; mais aussi la participation à des gombos, etc.). Pour le dire autrement, la promotion du sommeil nocturne est aussi la promotion d’une certaine forme d’abnégation, notamment en ce qui concerne les pratiques juvéniles. Symétriquement, il s’agit de privilégier le travail chorégraphique, construit désormais par opposition au loisir et à la détente caractéristique du rapport au corps engagé dans d’autres pratiques (notamment les pratiques chorégraphiques nocturnes). Plus largement, l’apprentissage de la danse contemporaine vise le façonnement d’une éthique ascétique qui est aussi une éthique de l’effort, par opposition au divertissement, à la pratique ludique. Comme le suggère la séquence suivante, ce qui est en jeu est à la fois la possibilité de mener à bien l’activité pédagogique actuelle et la préparation, à plus long terme, d’individus mobilisables sur le marché de l’emploi chorégraphique :
À la reprise du cours, Sébastien se lance dans une explication sur la discipline nécessaire au métier de danseur :
Sébastien : C’est pas la discipline militaire, mais la danse c’est une discipline. Artistique, mais c’est une discipline. Si un jour tu donnes un cours, tu apprécieras que tes élèves soient à l’heure. Le prof il a besoin d’être motivé par ta présence et l’élève doit être motivé par le prof, c’est un échange.
Après la pause Sébastien poursuit son couplet sur la discipline à laquelle doivent selon lui se plier les danseurs professionnels :
Sébastien : Quand j’ai passé l’audition pour le Ballet [il est danseur permanent d’un CCN], on était 450 auditionnés. On passait par groupe de cinquante, et au final ils en ont pris deux [les danseurs poussent des cris de stupéfaction]. Sur les cinquante personnes avec qui tu passes, il faut pouvoir exister. Exister parce que tu es présent, régulier et parce que tu as des choses à dire. Mais c’est pas seulement le jour de l’audition, c’est avant que ça se prépare. Comme ça le jour de l’audition tu sais déjà que tu travailles bien, tu sais que tu as l’habitude d’être à l’heure, tu es prêt pour l’audition ». Et Sébastien de conclure : « C’est ça la différence entre l’étudiant et le professionnel : c’est la conscience des choses » (NE, Bamako, mars 2009).
Vers une discipline corporelle plus générale
22Le rapport au corps sur lequel doit pouvoir s’appuyer l’incorporation de la danse contemporaine exige donc des transformations profondes de la « culture somatique » des danseurs. L’éthique ascétique commande une écoute attentive du corps ainsi qu’un engagement à la fois régulier et réflexif dans la pratique chorégraphique. Mais dans le cas des danseurs qui fréquentent L’Espace, la transmission de cette discipline va bien au-delà des injonctions dirigées vers la seule pratique de la danse. Elle passe en effet aussi par des injonctions dirigées vers des pratiques corporelles plus générales, quotidiennes :
Après le filage de la présentation publique qui doit avoir lieu au CCF le lendemain, Sébastien fait asseoir les danseurs devant lui pour une petite mise au point :
Sébastien : Pour demain je veux que vous portiez des tee-shirts sans inscription, comme...[cherche des yeux un danseur dont la tenue pourrait servir d’exemple). Pas comme Boly, pas comme Salah... Comme Mos. [Les autres s’insurgent parce qu’il y a un petit signe « Nike » sur son tee-shirt]. Bref ! Et un pantalon correct. Pas comme Salah [Moussa lève la main pour signifier que sa tenue est adéquate). Ouais comme Moussa, mais propre ! Demain rendez-vous ici à 8 h 30, le bus nous emmène au CCF. Ceux qui ne sont pas là à 8 h 30 ne font pas la présentation. »
Un peu plus tard dans la soirée, Sébastien croise à nouveau un danseur et réitère ses instructions : « Ibrahim il faut laver tes vêtements pour demain hein, parce que là c’est crade » (NE, Bamako, mars 2009).
23Les consignes de Sébastien concernant la tenue des danseurs pour la présentation publique visent à mettre les danseurs en conformité avec les normes de présentation de soi valorisées par la danse contemporaine. La tenue « correcte » est ainsi une tenue à la fois sobre et propre. Il s’agit de porter des vêtements simples : un tee-shirt et un pantalon, sans inscriptions, sans motifs et de couleur unie. L’exigence de sobriété, qui peut sembler élémentaire ou superficielle, nécessite en réalité de la part des danseurs un travail de conversion des normes de l’apparence corporelle. De ce point de vue l’énumération « pas comme Boly », « pas comme Salah » montre bien le décalage entre la norme vestimentaire promue par Sébastien et les tenues concrètes des danseurs. J’ai en effet pu constater tout au long de l’enquête que les tenues vestimentaires des danseurs valorisent au contraire l’originalité. Il s’agit de se distinguer en portant des vêtements volontairement tape-à-l’œil de couleurs vives, à motifs, qui accumulent poches, boutons, et broderies en tous genres, et qui s’ornementent parfois d’accessoires (ceintures à boucle voyante, bijoux, lunettes fantaisies, etc.). Exiger la sobriété, c’est donc exiger l’adoption de codes esthétiques concurrents. Par ailleurs, le travail de normalisation des hexis corporelles s’inscrit dans l’imposition plus générale de la discipline, comme en témoigne l’injonction à la ponctualité (ici encore sur le mode de la menace) qui clôt la « mise au point » de Sébastien.
24Plus généralement, ce travail de normalisation des corps passe par l’inculcation de nouvelles normes d’entretien de ceux-ci :
Dès le début de l’atelier, Kettly demande aux danseurs de s’échauffer et leur fait d’emblée la remarque suivante :
Kettly Noël : C’est hyper important que vous veniez avec des vêtements propres. Il faut que vous soyez propres, que vos pieds ne sentent pas mauvais, parce que dans la danse on se touche, on se frotte, on se sent, donc c’est hyper important que vous soyez propres en arrivant (NE, Bamako, avril 2008).
À la pause, Kettly se lance dans l’inspection des ongles des danseurs. La plupart, bien qu’un peu gênés, lui présentent leurs deux mains, paumes tournées vers le sol. La chorégraphe leur rappelle que se couper les ongles « une fois par mois ce n’est pas suffisant ». Issa, que j’observe discrètement, ferme les poings pour ne pas souffrir de remarques (NE, Bamako, avril 2008).
25Si le rappel de règles d’hygiène s’adresse à tous les danseurs, certains d’entre eux font l’objet d’une attention particulière de la part de la chorégraphe. C’est le cas d’Issa dont les pratiques corporelles sont particulièrement surveillées :
En arrivant ce matin, Issa vient saluer Kettly :
Kettly Noël : Issa, tu es propre ? Tu t’es lavé ?
Issa acquiesce.
Kettly Noël : Tu t’es brossé les dents ?
Issa fait la moue, suggérant par là qu’il ne s’est pas brossé les dents.
Kettly Noël : Non ? Tu n’as pas de brosse à dents ?
Issa secoue la tête.
Kettly Noël : Et ben va t’en acheter une.
Issa obéit. Il revient quelques minutes plus tard et Kettly l’interpelle :
Kettly Noël : Fais voir la brosse.
Issa sort la brosse à dents neuve de sa poche.
Kettly Noël : Va te brosser les dents.
Issa obéit et file à la salle de bain (NE, Bamako, avril 2008).
Lorsque Issa monte sur le plateau ce matin Kettly l’interpelle :
Kettly Noël : Issa tu sens l’alcool !
Issa rit d’étonnement et nie.
Kettly Noël : Fais voir...[Elle s’approche de sa bouche pour sentir son haleine. Issa souffle.] C’est bon. Tu n’as pas mauvaise haleine Issa, ça veut dire que tu t’es brossé les dents ce matin alors !
Issa : [l’air fier de lui et souriant] Ben oui. Je n’ai pas bu d’alcool et je me suis brossé les dents (NE, Bamako, mars 2009).
26Ces deux épisodes, qui interviennent à un an d’intervalle, montrent que l’attention à l’hygiène des danseurs n’est pas une lubie provisoire de la chorégraphe mais s’inscrit au contraire dans un processus de socialisation au long cours.
27Issa, comme les « enfants de la rue5 », fait l’objet d’une surveillance plus étroite que les autres danseurs de L’Espace. « Ils ont été dans la rue, rappelle Kettly Noël dans une interview, ils n’ont pas été à l’école, ils n’ont pas été encadrés donc ils ont été livrés à eux-mêmes. [...] Je considère qu’il y a un manque quelque part et qu’il faut bien que quelqu’un leur apporte ça. Donc je fais un peu plus que d’habitude. Donc : comment on mange, on coupe pas les gens en pleine conversation, on dit “bonjour”, on dit “merci”, on dit “s’il te plaît”, on dit “pardoner. On nettoie, on balaie, on participe, on contribue6. » Notons que, aux yeux de la chorégraphe, la socialisation à la discipline telle qu’elle est mise en œuvre à L’Espace vient compenser un « manque » correspondant à l’absence de socialisation scolaire. Il y a bien ici une certaine conscience de ce que l’ampleur du projet socialisateur tient aussi à l’état préalable des socialisés, ou en d’autres termes, à sa cohérence plus ou moins forte avec des projets antérieurs de socialisation. Que, sous de nombreux aspects, la formation chorégraphique ait un « air de famille » avec la formation scolaire (ce qui explique que la première bénéficie virtuellement de la seconde), cela se donne du reste aussi à voir dans la perception des danseurs eux-mêmes. « La danse aussi c’est de l’école, explique ainsi Baba […]. À l’école, les enfants on [leur] dit : “Fais pas ça. Fais pas ça.” Bon à L’Espace aussi c’est de l’école tu vois. [...] Maintenant [les “enfants de la rue”] ils sont propres, y a l’hygiène qui est là, le respect tu vois, la maturité qui vient petit à petit7. »
Une « civilisation des mœurs » ?
28Les observations ethnographiques que je viens de rapporter ne sont pas sans évoquer les observations historiques bien connues de Norbert Elias sur le « processus de civilisation », dynamique émergente ayant selon lui traversé l’ensemble des sociétés occidentales, et ayant transformé les corps des individus, leurs manières de se tenir en société en même temps que leur rapport aux comportements corporels (développement de la pudeur, de la honte, du dégoût, recul de la tolérance à l’égard de l’agressivité et de la violence, etc.). Chez Elias, l’étude de l’évolution de ces comportements (par la comparaison des traités de civilité à travers l’histoire) doit témoigner de l’arbitraire culturel qui gouverne les corps. Cette étude montre aussi que la transformation des normes corporelles repose sur l’autocontrainte – née de l’observation de soi et des autres dans la société de cour –, et que leur diffusion dans l’espace social se fait, moyennant quelques modifications, du haut vers le bas (Elias, 1973). Mais ce que l’on peut surtout retenir de la perspective éliasienne, est que l’adoption sociale de normes corporelles s’inscrit dans une double relation avec l’effort de distinction qu’elle traduit et avec le rapport de domination sur laquelle elle repose. S’imposer – ou imposer – les « bonnes manières », c’est à la fois se mettre à distance de ceux qui ne les possèdent pas et légitimer l’ordre social qui les a produites.
29S’agissant de l’éducation totale qui est mise en œuvre à L’Espace, il ne faut perdre de vue que le travail d’imposition des normes comportementales exprime et reproduit des rapports de pouvoir plus généraux. Il ne s’agit donc pas d’une transmission, culturellement neutre, de contenus qui le seraient tout autant. Pour le dire autrement, il faut s’intéresser à la fois à la définition de ces normes (quels sont les « bons » comportements, les « bonnes » valeurs morales qui sont transmises ?) mais aussi aux rapports de domination sur lesquelles elles reposent (pourquoi ces normes plutôt que d’autres ? Quel ordre social l’inculcation de ces normes vient-elle garantir et légitimer ?). Précisons que dans ce cadre, la « civilisation » en question ne signifie pas l’apparition d’un ordre symbolique là où il n’y en avait pas – selon une conception misérabiliste du terme dont s’est d’ailleurs constamment défendu Elias –, mais bien l’imposition d’un ordre symbolique dominant aux dépens d’un ordre symbolique dominé8.
Imposer les attitudes nécessaires à l’ordre pédagogique
30Au-delà du corps – qui n’est, en somme, que la cible la plus évidente et la plus assumée de la formation – une part importante du travail pédagogique à L’Espace consiste à imposer les normes comportementales nécessaires au simple bon fonctionnement du centre de formation. De ce point de vue, le respect de l’intégrité matérielle, physique et morale des biens et des personnes qui fréquentent L’Espace constitue un enjeu central du maintien de l’ordre pédagogique.
31« Tu ne voleras point ; tu respecteras tes engagements ; tu seras maître de toi-même. » Tels pourraient être les premiers commandements de L’Espace. Chacun à leur manière, ces trois commandements et les valeurs sur lesquelles ils reposent (honnêteté, responsabilité et contrôle) constituent le socle d’une discipline spécifique au fonctionnement de L’Espace. En effet, pour que L’Espace puisse remplir ses fonctions pédagogiques d’apprentissage de la danse contemporaine, il faut que ces principes soient respectés. Pour les formateurs, mais surtout pour la chorégraphe, il faut donc veiller, d’une part, à ce que les ressources matérielles de L’Espace soient préservées ; d’autre part, à ce que les projets de L’Espace soient menés à bien (qu’il s’agisse des cours de danse contemporaine ou traditionnelle ou des projets de création). Ceci revient, en l’espèce, à opérer une gestion particulière des vols commis à L’Espace (en termes de prévention et de répression) ; à inculquer aux danseurs le sens des responsabilités par rapport aux projets dans lesquels ils s’engagent auprès de L’Espace (honorer un contrat, etc.) ; et à maintenir l’ordre entre les danseurs (ne pas se livrer à des violences physiques).
32L’une des premières choses qui frappe l’observateur qui se rend à L’Espace, c’est l’omniprésence de la question du vol et la gestion à laquelle elle donne lieu. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une spécificité de L’Espace – de fait tous les établissements collectifs sont soumis au risque de vol –, la fréquence et la diversité des larcins méritent que l’on y porte attention. Ainsi en quelques mois d’enquête, L’Espace a déploré plusieurs vols d’argent (dans la caisse de l’association, dans les effets personnels de la chorégraphe, des danseurs eux-mêmes), mais aussi de vols de livres qui appartenaient à Kettly Noël et qui étaient entreposés dans sa salle à manger, de matériel informatique (chargeurs de téléphone et d’ordinateur), et, plus surprenant, de chaises de jardin en plastique (L’Espace possède une cinquantaine de chaises qui sont installées dans la cour lorsque sont organisées des présentations publiques), et même de bouteilles d’eau en plastique vides (lesquelles sont conservées à L’Espace et remplies d’eau potable lorsque des activités se déroulent à l’extérieur du centre de formation). Il semblerait, d’après la chorégraphe et le personnel de L’Espace, que ces objets dérobés soient ensuite revendus à la sauvette dans la rue.
33Dès le lendemain de mon arrivée à L’Espace, je suis informée des épisodes réguliers de vols qui ont cours ici, et la chorégraphe m’invite à ce propos à ne pas laisser mes affaires sans surveillance pendant la durée de mon séjour. Depuis quelques jours me raconte-t-elle, Issa a « disparu ». Lui qui fréquente L’Espace avec une relative assiduité depuis plusieurs années a cessé de s’y rendre. Il ne participera vraisemblablement pas à l’atelier de formation qui doit débuter dans quelques jours. « Il se cache parce qu’il a volé, me confie Kettly Noël. Il a honte. » Issa aurait en effet dérobé une importante somme d’argent à Salah (50 000 francs cfa, soit environ 80 euros) pendant qu’il faisait la sieste à L’Espace. Ce n’est pas la première fois que Issa commet ce genre de faits. Il s’est notamment rendu coupable à plusieurs reprises du vol d’effets personnels de la chorégraphe ou de leur utilisation frauduleuse (il aurait par exemple utilisé à son insu le téléphone de son domicile pour appeler des numéros du « téléphone rose » ; il a été surpris, alors que nous étions en tournée en France, en train d’utiliser le téléphone portable de la chorégraphe pour appeler au Mali, etc.). Ces faits, récurrents, sont connus de tous et sont punis par l’exclusion du jeune danseur, pour une période plus ou moins longue en fonction de la gravité des faits qui lui sont reprochés. En entretien Issa m’explique comment se passent ces exclusions :
Issa : Souvent je faisais des bêtises aussi. Elle [la chorégraphe] me disait : « Bon, ça va, Issa tu dégages, tatatata. » Bon, et je m’en vais chez moi.
Altaïr Despres : Quel genre de bêtises ?
Issa : Ben par exemple, quand je lui prenais des petits sous [volais de l’argent] ou bien quand je prenais son téléphone pour téléphoner... le fixe, tout ça. Elle me disait : « Bon, ça va, ça suffit », tout ça. Je savais que c’était pour que je puisse arrêter tout ça [de voler], bon je continuais moi. Bon et après elle envoyait Abou aller me chercher à la maison ou bien soit elle-même elle va me chercher, tout ça (Entretien avec Issa, Montpellier, juin 2008).
34À certaines occasions lorsque ce type d’événement se produit, la chorégraphe procède au renvoi temporaire de celui qui s’est rendu coupable de vol. À l’issue d’une période d’exclusion qui reste indéterminée, la chorégraphe peut alors décider de lever sa punition et de réintégrer le danseur dans les activités de L’Espace. Comme le suggère ici le témoignage d’Issa, il s’agit pour Kettly Noël de mettre en place des sanctions pour empêcher que ce type de comportement se reproduise (« c’était pour que je puisse arrêter tout ça »). L’absence d’Issa au moment où je commence l’enquête à L’Espace montre que, s’il n’a pas cessé ces pratiques, il semble néanmoins avoir intériorisé le principe selon lequel voler est une pratique condamnable à L’Espace. De fait il se cache car il a, me dit-on, honte de son geste et anticipe sans doute la punition à laquelle il sait qu’il aura droit. Quelques semaines plus tard, alors qu’il vient de faire son retour à L’Espace, je surprends une conversation entre Issa et la chorégraphe :
À la fin du cours de danse traditionnelle, lorsque je pénètre dans le salon, Kettly Noël est en pleine discussion avec Issa. Je suis en retrait dans la pièce pour ne pas les déranger mais je comprends que Kettly lui demande des comptes sur les vols qu’il a commis et sur son absence à l’atelier de Sébastien.
Kettly Noël : Issa, qu’est ce que tu préfères ? Tu préfères que les gens ils disent : « Wow, Issa il danse trop bien. Issa est un super danseur », ou tu préfères que les gens ils disent : « Issa c’est un voleur, c’est un bandit et un bon à rien » ? Qu’est ce que tu préfères ? » Kettly Noël répète sa question plusieurs fois de suite (en la reformulant éventuellement) jusqu’à obtenir une réponse. Issa finit par répondre d’une petite voix qu’il préfère qu’on dise qu’il est un bon danseur. Je l’entends renifler, je pense qu’il pleure (NE, Bamako, février 2008).
35S’il est vrai que Issa est régulièrement concerné par ce type d’incidents, il est loin d’être le seul. Les « enfants de la rue », particulièrement socialisés à ces pratiques par le style de vie qu’ils ont connu alors qu’ils vivaient dans la rue, sont sans doute plus enclins que d’autres à se livrer à des larcins, à L’Espace comme ailleurs. En 2009, l’un d’entre eux, Jean, a séjourné en prison après avoir commis un vol dans la maison des parents de Mos où les « enfants de la rue » sont hébergés depuis quelques années. Pendant mon séjour à L’Espace la même année, c’est Yacou, un jeune protégé de Salah (qui vit sous son toit), qui lui a dérobé de l’argent ainsi qu’un téléphone portable de valeur. Yacou ne s’est plus présenté à L’Espace pendant plusieurs semaines durant lesquelles les danseurs ignorent où il est allé. Pendant la création du spectacle « Chez Rosette », l’un des interprètes, Kouadio, est suspecté d’avoir commis des vols à L’Espace à plusieurs reprises. Pris sur le fait par le personnel de L’Espace en train de sortir du salon avec un livre glissé sous son tee-shirt, il est violemment pris à partie par la chorégraphe lors d’une répétition :
L’après-midi, la répétition du spectacle se passe aux Quartiers Orange. Kouadio est déjà dans la salle lorsque nous arrivons et Kettly lui demande publiquement des explications sur le vol de ses livres. Comme il feint d’abord de ne pas comprendre de quoi il s’agit, Kettly se met à lui hurler dessus :
Kettly Noël : Je sais que tu as volé mes livres Kouadio ! Tu es un parasite ! Tu voles la main qui te donne à manger, tu es vraiment trop bête Kouadio ! J’en ai marre de toi et de tes conneries, tu vas dégager d’ici, je ne veux plus te voir ! (NE, Bamako, avril 2008).
Depuis plusieurs jours Kouadio ne vient plus aux répétitions du spectacle. Après le vol des livres de la chorégraphe, il a récidivé en tentant de revendre une chaise en plastique de L’Espace au bord de la route. Pour l’instant, et malgré ses invectives aux Quartiers Orange, Kettly n’envisage pas de le retirer définitivement de la pièce. Elle me dit avoir passé un accord avec lui : s’il veut rester, il doit lui rapporter ses livres. À ce jour, il en a ramené quatre, les autres ont probablement déjà été vendus (NE, Bamako, avril 2008).
36Comme dans le cas d’Issa, la stratégie de la chorégraphe consiste d’abord à demander des comptes. Il s’agit de faire admettre à Kouadio qu’il a commis une faute en volant ses livres. Devant la négation des faits, elle développe une argumentation visant à démontrer le caractère contre-productif de son acte (« tu voles la main qui te donne à manger »). Cette fois encore, la stratégie vise non pas à se débarrasser du problème (en retirant cet interprète de la distribution du spectacle), mais bien à obliger Kouadio à un effort réflexif. L’accord qu’elle lui propose (« s’il veut rester il doit lui rapporter ses livres »), permet à la chorégraphe, d’une part de faire la démonstration du rapport de force qui est en sa faveur (c’est elle qui impose ses conditions), d’autre part de contraindre Kouadio à faire un choix entre rapporter les livres et continuer la pièce (c’est le choix économiquement rationnel, qui signifie aussi faire amende honorable et donc admettre sa faute) ou être définitivement exclu (ce qui reviendrait à se priver des rétributions financières liées à sa participation à la création).
37Parfois, lorsque l’auteur du vol n’est pas identifié, c’est la responsabilité de Salah, en tant qu’« assistant » de la chorégraphe, qui est engagée :
Je retrouve Salah à L’Espace qui est en colère car une fois de plus les danseurs sont accusés d’avoir volé des pièces du groupe électrogène, dont les comédiens (artistes en résidence à L’Espace pour une semaine) ont besoin pour répéter. Le chauffeur accuse les danseurs, Salah accuse le chauffeur et le gardien, arguant que les danseurs n’ont de toute façon plus le droit de se rendre dans la cour arrière où se trouve le groupe électrogène, depuis très longtemps. Du coup le mari de Kettly Noël a interdit aux danseurs de venir à L’Espace en l’absence de sa femme, alors en tournée. Yoro, Sabine et Djiri qui voulaient répéter sur le plateau se trouvent donc mis dehors. Pour Salah « c’est trop la merde à L’Espace » :
Salah : Je t’assure, je sais même pas pourquoi je reste là tu vois. [Le mari de Kettly] me dit que s’il retrouve pas la pièce du groupe électrogène il va couper dans mon salaire. Moi je lui ai dit non, que s’il coupe mon salaire moi je me casse (NE, Bamako, mars 2009).
38Les mesures de rétorsion utilisées à l’encontre des danseurs accusés de vol sont multiples : exclusion temporaire de L’Espace (ce qui peut signifier aussi, comme on l’a vu plus haut, une coupe dans la rémunération des danseurs absents aux activités pendant cette période), entretien avec la chorégraphe pour une « leçon de morale », menace d’exclusion d’un projet de création, interdiction pour tous les danseurs d’accéder aux ressources de L’Espace (ici, l’utilisation du plateau pour répéter), menace de retrait de salaire pour inciter à la restitution de l’objet dérobé, etc. Si ces mesures sont bien des manières d’inculquer aux danseurs les valeurs d’honnêteté (en punissant les pratiques de vol), elles constituent aussi un moyen de préserver l’intégrité des biens matériels de L’Espace, sans lesquels il ne peut pas fonctionner. De ce point de vue, la lutte contre le vol n’est pas qu’une entreprise morale de redressement des comportements déviants des danseurs, c’est aussi, de façon plus pragmatique, une pratique visant à maintenir l’ordre pédagogique par la démonstration du rapport de force.
39Si L’Espace doit pouvoir préserver ses ressources matérielles, son fonctionnement repose également sur la capacité des danseurs à honorer leurs engagements, tant sur les pièces auxquelles ils participent que sur les cours de danse qu’ils sont amenés à animer à L’Espace. Il s’agit pour la chorégraphe d’inculquer aux danseurs le sens des responsabilités sur lequel doit reposer leur engagement dans la carrière de danseur contemporain. Dans les extraits de journal de terrain qui suivent, Kettly Noël s’ouvre à moi des difficultés qu’elle rencontre à cet égard avec les danseurs de L’Espace :
Kettly Noël : Tu sais ils me font des coups de pression. Ils ne sont pas fiables du tout. Yoro une fois, trois jours avant le spectacle, il a décidé qu’il ne venait plus travailler. Il voulait 500 000 [francs cfa, soit plus de 750 euros], c’était à prendre ou à laisser. Je ne me suis pas laissée faire, je lui ai dit « tant pis ». Je ne vais pas me coucher devant eux à chaque fois qu’ils me font un coup de pression, sinon je suis morte, c’est fini, je ne pourrai plus rien faire. Il me dit qu’il a besoin de cet argent parce que sinon il va aller en prison, parce qu’il doit de l’argent à quelqu’un. Je lui ai dit : « Je m’en fous que tu ailles en prison. Je payerai pas pour toi » (NE, Bamako, février 2008).
Vers 17 h 30, nous sommes interrompus par une grosse pluie (ces pluies sont de plus en plus fréquentes en cette période de l’année) qui nous oblige à recouvrir le plateau avec une bâche prévue à cet effet. Il est presque 18 heures lorsque la pluie cesse, soit l’heure à laquelle doit débuter le cours de danse traditionnelle hebdomadaire animé par Salah. Les musiciens qui accompagnent d’ordinaire le cours ne sont pas venus, et seules deux élèves (en dehors des danseurs de L’Espace) se sont déplacées. Salah, sans doute un peu fatigué par la journée de répétition, semble vouloir profiter de l’occasion pour ne pas donner son cours. À 18 h 15, Kettly Noël sort de la maison et constate que personne n’est sur le plateau. Elle entre alors dans une colère noire contre Salah :
Kettly Noël : C’est quoi ton problème Salah ? Pourquoi tu ne fais pas le cours de danse africaine que tu dois faire ?
Salah : Mais les musiciens ne sont pas là, j’ai essayé de les appeler mais...
Kettly Noël [le coupant] : Tu sais très bien comment ça se passe dans ces cas-là Salah. On a des CD de musique africaine sur lesquels on travaille à chaque fois que les musiciens ne sont pas là, alors arrête de me raconter des conneries comme ça ! Je ne peux pas te faire confiance ! Les gens se sont déplacés pour faire le cours et toi tu es fatigué, tu préfères te reposer que de tenir tes engagements et de faire le boulot que tu es payé pour faire ! Ça n’est pas possible Salah, tu te fous de ma gueule ! Tu te prends pour une vedette maintenant que tu reviens de la Tunisie9. Tu ne veux plus animer les cours de danse, tu es une star maintenant, c’est ça Salah ? C’est la première fois que je vois Kettly s’adresser de cette manière à Salah en public (quelques danseurs de L’Espace sont là, une élève du cours de danse, ainsi que les interprètes de la pièce « Chez Rosette »). Après cet épisode, Kettly Noël me confie : Kettly Noël : J’avais mal au cœur de lui parler comme ça, mais j’étais obligée. Il était tellement vexé que je lui parle comme ça devant tout le monde, alors qu’il m’a toujours demandé : « la vieille mère, si jamais tu dois me faire des réflexions, prends-moi à part pour le faire s’il te plaît ». Et j’avais toujours respecté ça. Mais là, je suis obligée de le recadrer parce que sinon, tout ça va me glisser entre les doigts [...]. En tout cas, je ne peux pas lâcher sur un cours, sinon c’est fini pour moi. Les gens ne vont plus comprendre pourquoi à certains moments il y a cours le mardi et le jeudi et pourquoi à d’autres moments il n’y a pas cours. Et puis ils finiront par ne plus venir. Non, ce n’est pas tant pour la perte d’argent que ça représente [le cours coûte 2 500 francs cfa] que pour la discipline et la rigueur des activités de L’Espace. Je te jure Altaïr, j’avais mal au cœur de lui parler comme ça. Il pleurait ! Et moi je lui disais que ses larmes ne m’attendrissaient pas alors qu’au fond j’avais envie de pleurer moi aussi (NE, Bamako, mai 2008).
40Ces deux exemples montrent bien à quel point l’inculcation de la discipline morale (ici tenir ses engagements) est une condition nécessaire au fonctionnement d’une institution comme L’Espace. En effet, imposer aux danseurs – ici par l’usage stratégique de la vexation – le sens des responsabilités, c’est garantir la continuité des activités de L’Espace, lesquelles reposent pour partie sur leur engagement. La renommée de l’établissement dépend pour une large part de la participation des danseurs de L’Espace à des projets de création internationaux, comme de l’organisation régulière des cours de danse africaine. Elles constituent des indicateurs de la légitimité locale et globale de ce centre de formation, et pèsent du même coup sur les financements dont il peut espérer bénéficier de la part de ses bailleurs de fonds.
41Dans le même ordre d’idée, pour que les activités collectives de L’Espace puissent être menées à bien, il faut que chacun fasse preuve d’une certaine maîtrise de ses émotions. En particulier, il s’agit pour Kettly Noël de réprimer les comportements d’agressivité, susceptibles de porter atteinte à la réputation du centre :
À 18 heures le cours de danse traditionnelle a lieu, animé (en l’absence de Salah) par Mos et Issa. Très vite un incident à lieu. Issa, agacé par le comportement de Dior [une danseuse occasionnelle du centrel qui fait, semble-t-il des remarques dépréciatives sur la façon dont ils mènent le cours, la pousse violemment du plateau. Dior est folle de rage et se précipite vers Issa en hurlant. Ibou et d’autres danseurs sont obligés de la ceinturer pour la sortir du plateau. Dior se débat et hurle en bambara. Je vois que Mos essaie de continuer le cours de son côté. Dior fait mine de se calmer et profite de l’inattention des danseurs qui l’entourent pour attraper une grosse pierre qui se trouve au sol. Elle se jette avec sur Issa qui était lui aussi descendu du plateau. Nouvelle scène de bagarre. Les choses finissent par se calmer à peu près et Mos termine le cours. À la fin du cours, Kettly, à qui l’on a relaté l’incident, convoque Mos, Dior et Issa dans le salon. Elle commence par demander à Dior ce qui s’est passé. Celle-ci se met tout de suite à pleurer en disant que Issa l’avait frappée, que même ses grands frères ne la tapaient pas et jure qu’elle lui réglerait son compte plus tard. Kettly ne s’attendrit pas :
Kettly Noël : Ok, Dior, c’est bon, tu n’as pas besoin de pleurer. Si tu as un problème avec la façon dont le cours est donné, soit tu viens m’en parler à la fin, soit tu attends la pause et tu dis à Mos ce que tu en penses [en l’occurrence elle trouvait que certains mouvements de la chorégraphie de Mos n’étaient pas « adaptés pour les Toubabs » qui prenaient le cours]. Mais tu n’as pas à intervenir pendant le cours. Tu es plus âgée que le petit Issa, tu dois donner l’exemple. Tu ne dois pas rentrer dans son jeu. Tu sais qu’il est bête Issa, tu sais que c’est un bandit, c’est un voleur, tu dois laisser tomber avec ça. Donc je te dis : tu laisses tomber avec Issa, tu ne l’attends pas à la fin du cours. L’histoire est finie, il n’en vaut pas la peine. Et vous deux, Mos et Issa, s’il y a des débordements comme ça c’est que vous n’êtes pas prêts à gérer un cours. Vous croyez que ça se serait passé comme ça avec Salah ? Jamais ça ne serait arrivé avec Salah. Donc je ne peux pas vous faire confiance. Vous vous rendez compte le bordel que vous mettez alors qu’il y a des étrangers ? Il ne faut pas que ça se passe comme ça devant les Toubabs, sinon quelle image vous leur donnez ? Entre nous on peut se prendre la tête, mais pas devant les étrangers.
Kettly décrète finalement que l’incident est clos et renvoie les danseurs chez eux (NE, Bamako, février 2008).
42L’altercation relatée dans cet épisode fait l’objet, de la part de la chorégraphe, d’un traitement similaire aux autres comportements déviants rapportés précédemment. Les danseurs mis en cause sont convoqués par la chorégraphe et sommés de s’expliquer. L’usage de la violence est explicitement condamné. Il s’agit pour la chorégraphe de mettre fin à ces pratiques en promouvant la maîtrise de soi, mais aussi le dialogue comme mode privilégié de régulation des conflits. La responsabilité des deux animateurs du cours est clairement engagée qui sont ramenés à leur incapacité à gérer un cours et leur vaut le retrait de la confiance de la chorégraphe. Surtout, ce que montre la gestion de cet incident, c’est l’importance de la référence aux « toubabs » dans l’imposition de la discipline. Il s’agit de faire bonne figure devant les « étrangers », montrer que l’on est capable de ne pas mettre « le bordel » en maîtrisant ses émotions.
L’injonction à l’humilité
43L’effort éducatif tel qu’il se déploie à L’Espace n’œuvre pas pour autant qu’au seul maintien de l’ordre pédagogique « ici et maintenant ». Il s’agit bien pour Kettly Noël de former des danseurs professionnels, mobilisables à plus long terme sur le marché chorégraphique. Si l’apprentissage technique occupe une place centrale dans le dispositif de formation, l’apprentissage des normes comportementales et des valeurs dominantes du champ de la danse contemporaine fait l’objet d’une attention particulière.
44J’ai acquis la conviction, au fil de l’enquête ethnographique menée à L’Espace, que la transmission de la technique de la danse contemporaine en tant que telle constitue, au fond, un enjeu social presque secondaire. Non pas que les cours de danse soient menés avec désinvolture – au contraire ils sont conduits avec fermeté et détermination – mais les formateurs comme leurs élèves expriment rarement des préoccupations à l’égard de l’acquisition de la technique chorégraphique en tant que telle. Pour ainsi dire celle-ci semble ne pas poser problème. Deux raisons principales peuvent être avancées pour expliquer ce relatif détachement. La première concerne les compétences chorégraphiques des danseurs. Ceux-ci, comme j’ai eu l’occasion de le préciser dans le chapitre précédent, maîtrisent souvent plusieurs styles de danse (danses traditionnelles, danses « modernes ») et ont déjà fait la preuve de leurs dispositions à l’apprentissage chorégraphique. La seconde a trait à l’éclectisme des attendus techniques en danse contemporaine. En effet, au contraire de la danse classique, la danse contemporaine ne repose pas exclusivement sur la maîtrise technique de mouvements, et fait la part belle à l’importation de techniques issues d’autres pratiques corporelles. Dans ces conditions, on comprend que ce soit moins l’acquisition de la technique chorégraphique que l’intériorisation des « règles du jeu » propres à la danse contemporaine qui concentre l’attention des formateurs.
45Ainsi L’Espace est-il peut-être surtout un lieu d’apprentissage de codes sociaux propre au champ de la danse contemporaine, un lieu où s’inculquent, par-delà les gestes artistiques, les valeurs et les comportements qui lui sont ajustés. En d’autres mots, l’éducation que les jeunes bamakois reçoivent à L’Espace est d’abord une éducation à l’« esprit » de la danse contemporaine, voire une préparation à leur entrée sur un marché professionnel très internationalisé (l’essentiel de la diffusion de la danse contemporaine est situé au Nord) et très concurrentiel.
46Sur ce plan, l’analyse peut s’inspirer là encore de remarques faites pas Loïc Wacquant à propos de l’apprentissage de la boxe.
La pédagogie pugilistique, écrit cet auteur, ne vise pas seulement à transmettre une technique ; elle a également pour fonction de constituer de manière pratique les attentes objectivement rationnelles qui faciliteront l’ascension de l’apprenti boxeur dans la hiérarchie du gyrn. Pour trouver et conserver sa place dans l’univers pugilistique, il faut en effet connaître et tenir compte à tout moment de ses limites physiques et morales, de ne pas laisser ses aspirations « décoller » de manières irréalistes, ne pas chercher à s’élever plus vite et plus haut que de raison sous peine de dilapider ses énergies, de risquer de se faire démolir par des opposants trop supérieurs et s’exposer à perdre la face. C’est pourquoi les instructions de l’entraîneur prennent fréquemment la forme d’incitations à la modestie [...] (Wacquant, 2002 : p. 109-110).
47Si l’exercice professionnel de la danse contemporaine ne s’apparente certes pas à un match de boxe (au sens où une mauvaise évaluation de ses capacités conduit rarement au KO physique), le risque d’une « démolition » symbolique menace bien celui qui en maîtrise mal les codes. En particulier, pour pouvoir faire sa place dans un univers professionnel aussi concurrentiel que la danse contemporaine, il faut être capable d’évaluer ses compétences à leur juste valeur, au regard de celles des autres danseurs qui peuplent cet univers. C’est pourquoi la pédagogie chorégraphique encourage particulièrement les apprentis danseurs à se tenir informés des propositions artistiques de leurs « concurrents », et à rester prudent en ce qui concerne leur auto-évaluation.
48Pour les danseurs de L’Espace, cet encouragement passe concrètement par des injonctions, de la part de Kettly Noël, à aller assister à la programmation des spectacles en tournée dans la capitale malienne.
Ce soir deux solos sont programmés au CCF. Il s’agit de deux spectacles du chorégraphe français Xavier Lot. L’un est interprété par le chorégraphe, l’autre par Bienvenue Bazié, un danseur burkinabè. Kettly demande à tous les danseurs de L’Espace d’y assister :
Kettly Noël : Tous les danseurs doivent y aller, sinon c’est dehors ! Je ne vois pas comment vous pouvez être danseurs si vous n’allez pas voir des spectacles (NE, Bamako, mars 2008).
49Les injonctions à assister aux spectacles sont d’autant plus fortes que l’isolement des danseurs maliens sur le plan de l’accès aux programmations de danse est important. De fait, comme la plupart des danseurs du continent, ceux de L’Espace n’ont que de rares occasions d’assister à des spectacles de danse contemporaine dans leur pays10. Il s’agit bien souvent de ceux que programme le CCF, qui se limitent à deux ou trois par an. Comme la danse contemporaine est par ailleurs peu diffusée par les médias télévisés – et il ne s’agit pas là d’une spécificité africaine –, cette programmation constitue un enjeu particulièrement fort pour les danseurs locaux.
50L’évaluation des forces en présence dans le champ chorégraphique (par la découverte de spectacles d’autres artistes) s’inscrit plus largement dans une pédagogie qui vise à entretenir chez les danseurs l’effort de progression, la persévérance dans le travail artistique. En ce sens l’éducation artistique de L’Espace est aussi, comme l’indique Wacquant s’agissant de l’apprentissage de la boxe, une « propédeutique de la modestie » (Wacquant, 2002 : p. 111). Par la connaissance des propositions artistiques concurrentes, il s’agit en effet de prendre conscience de son niveau, du degré d’innovation de son propre travail, bref de se mesurer aux autres et d’en tirer les enseignements. Pour Kettly Noël, l’incitation à se rendre aux spectacles s’inscrit dans un travail global d’inculcation de la modestie et de l’humilité. Il s’agit de rappeler « où ils en sont » et le chemin qui leur reste à parcourir à des danseurs qui, il faut le souligner, ont parfois connu des succès artistiques très précoces. De fait l’engouement des professionnels français de la culture pour les programmations africaines a parfois conduit sur les scènes européennes des danseurs africains encore peu formés (certains d’entre eux ont effectué des tournées internationales après seulement deux ou trois années de formation), qui ont pu nourrir l’illusion d’une réussite définitivement acquise. Le modèle de la fulgurance illustré par certaines carrières est ainsi particulièrement combattu par la chorégraphe, qui en rappelle les arrêts brutaux, valorisant ainsi le travail de longue haleine menant à la « vraie » réussite artistique.
51À L’Espace, l’inculcation de l’humilité passe par le rappel continu fait aux danseurs de ne pas brûler les étapes de l’apprentissage, de ne pas se croire déjà « arrivés », c’est-à-dire aussi ne pas manifester de fierté excessive à l’égard de son parcours ou de ses compétences. On se souvient à ce propos des remontrances adressées à Salah à qui la chorégraphe reprochait de se prendre pour une « star » à son retour de Tunisie. L’épisode suivant se situe dans le même ordre d’idée :
Pendant l’atelier de Sébastien, Kettly semble agacée par le comportement de certains danseurs. Elle et Sébastien leur font des remarques régulièrement (« ce n’est pas ça », « vous n’avez pas compris », « le mouvement n’est pas juste », « ce que je vois c’est très moche », « vous faites n’importe quoi », « ça fait dix ans que vous êtes là et c’est comme si vous n’aviez jamais travaillé ») et les obligent à répéter les mouvements. À la fin du cours Kettly m’explique les raisons d’une telle obstination.
Kettly Noël : Les enfants [les enfants de la rue] de L’Espace ils ont pris la grosse tête. Quand tu penses qu’au début j’ai du faire un atelier spécial sur le regard pour qu’ils apprennent à relever la tête ! Maintenant c’est l’inverse, ils se prennent pour des stars ! (NE, Bamako, février 2008).
52Le rabaissement des performances des danseurs que traduisent les remarques des formateurs s’inscrit bien dans le travail d’inculcation des valeurs que sont la modestie et l’humilité. Celui-ci vise à la transformation d’un rapport à soi considéré comme inapproprié (« se prendre pour une star ») et constitue du même coup une incitation à se dépasser, à prouver que l’on peut faire mieux et, in fine, à se montrer à la hauteur de l’image que l’on a de soi-même. L’inculcation de la modestie passe aussi par l’apprentissage d’un détachement vis-à-vis du regard extérieur. Il s’agit de travailler pour soi et non pour le public qui observe. Concrètement, cela se manifeste par des injonctions à ne pas « se regarder » à travers les yeux des observateurs :
Depuis quelques jours un réalisateur est à L’Espace. Il travaille sur un documentaire sur la danse contemporaine en Afrique pour une émission d’Arte. Kettly demande aux danseurs, et en particulier à Issa, de ne pas se préoccuper des différentes caméras qui filment les activités (celles de l’équipe du tournage et la mienne avec laquelle je filme les répétitions) :
Kettly Noël : Ne regardez pas la caméra, ne jetez pas des coups d’œil pour voir si c’est bien vous qu’on est en train de filmer. Hein Issa ! [Issa a du mal à rester concentré sur ses chorégraphies. Régulièrement il cherche à « capter » le regard de Kettly pour s’assurer qu’il est au centre de l’attention]. Issa, comment tu vas faire en spectacle ? Tu vas regarder qui ? Tu vas regarder le public pour voir s’il t’a bien vu ? Tu vas aller chercher l’appui du public aussi ? (NE, Bamako, avril 2008).
53Les injonctions à ignorer la caméra ou le regard de la chorégraphe pendant les répétitions visent à l’incorporation d’un rapport humble à soi et à son travail, qui est celui qui est attendu de la part d’un danseur professionnel. En effet, l’attitude des artistes (sur scène ou hors de scène) doit manifester l’autonomie qui est au cœur des principes éthiques de la profession. En cela l’artiste ne doit pas chercher à plaire à son public, ni à évaluer dans son regard le niveau de satisfaction que lui apportent ses performances. Il importe ici d’insister sur le fait que, dans le cas des danseurs africains, l’adhésion à ces principes se trouve parfois en contradiction avec ceux qui régissent les règles telles qu’elles s’appliquent dans les pratiques chorégraphiques auxquelles ils ont été initialement socialisés. De fait, les concours de danses modernes auxquels les danseurs ont l’habitude de participer fonctionnent au contraire sur les capacités du compétiteur à « gagner » le public, c’est-à-dire à orienter ses performances vers celles qui sont susceptibles de lui apporter son assentiment. De ce point de vue, l’intériorisation des valeurs d’humilité constitue une véritable réforme des valeurs morales associées à l’exercice chorégraphique.
54L’inculcation des principes d’humilité et de modestie passe également, en dehors du travail purement chorégraphique tel qu’il se déroule sur le plateau en atelier, par des formes de contrôle du discours public des danseurs. Lorsque j’arrive sur le terrain bamakois en 2008, Audrey Lehont, une jeune Française, prépare le documentaire sur les « enfants de la rue » que j’ai déjà eu l’occasion de citer à plusieurs reprises, au titre de matériau complémentaire. Ce travail s’intéresse au parcours singulier de ces jeunes danseurs. Le film s’appuie sur les interviews des quatre « enfants de la rue » qui fréquentent encore L’Espace à ce moment-là (Bassirou, Boly, Jean et Moussa), ainsi que sur celles de Kettly Noël et de trois danseurs plus anciens (Salah, Mos et Baba). La veille de la projection publique du documentaire, Kettly se fait remettre le DVD de la vidéo.
Dans l’après-midi, Kettly visionne le documentaire avec Salah. Elle prend des notes sur les informations factuelles qui sont délivrées sur L’Espace dans le film (elle doit revoir Audrey pour lui signaler d’éventuelles erreurs) mais semble surtout attentive au discours des danseurs.
Kettly Noël [s’adressant à Salah] : Je n’aime pas ce que vous [les danseurs] dites dans les interviews. Vous êtes trop vedettes, on dirait que vous avez déjà vingt ans de carrière. Toi tu dis que tu « formes les enfants de la rue » ; Moussa lui il dit que dès qu’on l’a vu danser au festival, des chorégraphes ont voulu travailler avec lui. C’est n’importe quoi ! (NE, Bamako, avril 2008).
55De manière générale le montage du film, qui insiste sur l’ascension improbable des « enfants de la rue » à travers la danse, n’emporte pas l’adhésion de la chorégraphe, loin de là. Elle exprime clairement son mécontentement à Salah et lui fait comprendre qu’il doit revoir son discours qui laisse transparaître une trop grande arrogance au regard de la réalité de leur parcours. Les remarques de la chorégraphes seront rapidement transmises aux autres danseurs (sans doute par l’intermédiaire de Salah), puisque dès la fin de la projection publique le lendemain soir, Mos viendra me demander confirmation : « C’est vrai que Kettly a dit qu’on avait mal parlé ? » Apprendre la modestie, c’est apprendre à ne pas « avoir la grosse tête », ne pas « se prendre pour une star », ne pas être « trop vedette ». C’est aussi apprendre à évaluer sa place parmi les autres danseurs du champ, limiter les risques de s’exposer à la déception, ou pire, à la risée de ceux qui font la consécration dans le champ. Être modeste, c’est ainsi se donner les moyens d’entrer dans le jeu artistique avec toutes les cartes en main.
« On va vous amener en Europe et vous allez manger comme ça ? »
56Mais l’inculcation des normes et des valeurs de la danse contemporaine est aussi, de façon beaucoup plus triviale, une socialisation aux « bonnes manières ». Dans un univers artistique largement structuré autour d’institutions situées au Nord, la professionnalisation des danseurs africains signifie aussi leur circulation attendue dans de nouveaux espaces sociaux et leur participation aux pratiques sociales telles qu’elles ont cours dans la société occidentale. À cet égard, l’éducation que les jeunes danseurs reçoivent à L’Espace est aussi une éducation aux codes de bonne conduite de la société occidentale. En écho direct aux pratiques typiquement constituées par Elias comme des marqueurs de la forme occidentale de « civilisation » (Elias, 1973), les injonctions éducatives concernent notamment le crachat et les manières de table. Il est ainsi interdit de cracher dans l’enceinte du centre de formation :
Alors que Kettly et moi sommes au travail dans la salle à manger, la chorégraphe aperçoit par la fenêtre Salah arriver au loin. Arrivé au milieu de la cour, il crache par terre. Lorsqu’il pousse la porte de la maison, Kettly l’apostrophe :
Kettly Noël : Salah pourquoi tu craches comme ça ? Je t’ai vu, hein ! Tu sais que je n’aime pas ça. Tu es comme les autres hein, tu ne changes pas. L’autre jour aussi je t’ai vu cracher au sol depuis le plateau. Je n’aime pas ça ! (NE, Bamako, mars 2009).
57De façon plus formalisée, l’apprentissage des manières de table fait aussi l’objet d’un travail particulier. En effet, les danseurs de L’Espace ont eu à apprendre, dans le cadre des cours d’alphabétisation qui leur étaient donnés11, comment se tenir à table lorsqu’on partage un repas dans les sociétés du Nord. En particulier, les danseurs ont été sensibilisés au maniement de la cuillère, du couteau et de la fourchette. S’ils n’ont pas découvert l’utilisation des couverts à cette occasion (Ibou m’explique qu’il avait déjà utilisé une fourchette, mais « vite fait »), ils ont appris à les tenir de la « bonne » façon. Ainsi Mos me mime en entretien la manière dont on leur a appris à se servir des couverts :
Mos : [Le formateur] il nous montrait. Quand il prend l’assiette, il dit : « Quand tu veux couper, il faut couper comme ça [il fait un geste délicat d’avant en arrière avec sa main droite], il faut pas racler le couteau contre l’assiette », quoi tu vois (Entretien avec Mos, Bamako, mai 2008).
58Au-delà de l’apprentissage technique, il s’agit d’apprendre aux danseurs, « comment se comporter à l’étranger », selon l’expression employée par Mos :
Mos : Comment se comporter à l’étranger, comment manger à table, voilà, « culture générale », c’est ça que on apprenait.
Altaïr Despres : Et c’est quoi par exemple « comment se comporter à l’étranger », on vous a appris quoi ?
Mos : Ouais il dit ouais y a des mots il faut pas dire, des mots comme... par exemple si on est avec un toubab sur une même table, il faut pas parler de gros mots tu vois. Il faut pas trop parler notre langue, il faut essayer de se communiquer avec les autres tu vois. Quelque chose comme ça quoi. […] Avant tout ça y avait une dame [qui s’occupait de l’alphabétisation], elle aussi elle nous a appris ça. Elle-même elle vient tous les jours avec les confitures, le pain, tout, elle vient avec et on apprend comment on mange ça, tu vois.
Altaïr Despres : Elle vous montre comment il faut faire les tartines...
Altaïr Despres : Voilà (ibid.).
59À plusieurs reprises, les danseurs ont donc suivi un enseignement relatif à la manière de manger « à l’occidentale ». Se servir d’un couteau et d’une fourchette en les tenant de la bonne main, couper ses aliments avec le couteau sans faire crisser l’assiette, etc. Cet enseignement a également constitué une initiation aux pratiques alimentaires occidentales : connaître les aliments typiques d’un petit-déjeuner et savoir de quelle manière les consommer, par exemple apprendre à faire une tartine. Les danseurs m’ont également rapporté avoir, au cours de ces séances, goûté et appris à cuisiner certains aliments, comme les crêpes, qu’ils ont découvertes à cette occasion. Ces cours sont aussi l’occasion d’apprendre à se « tenir correctement » à table en présence des « toubabs », c’est-à-dire par exemple ne pas dire de « gros mots », faire la conversation (c’est-à-dire aussi faire l’effort de parler dans la langue du pays pour ne pas exclure ceux qui partagent le repas).
60Plusieurs années après ces cours de « savoir-vivre », Kettly Noël et les formateurs restent attentifs au respect de ces bonnes manières lors des repas pris par les danseurs à L’Espace. Le comportement des danseurs pendant les repas collectifs pris à l’occasion de la création du spectacle « Chez Rosette » était par exemple étroitement surveillé :
Pendant le repas du midi, voyant un tas de riz sur la table, au bord du plat, un formateur demande aux danseurs sur le ton de la réprimande : « C’est qui là qui s’est servi dans le plat ? Qui c’est qui en a mis partout comme ça ? [S’adressant à Issa qui est visiblement le dernier à s’être servil On va vous amener en Europe et vous allez manger comme ça ? C’est pas possible. Vous allez avoir l’air de quoi !? (NE, Bamako, avril 2008).
61On voit bien à travers cette remarque et le témoignage de Mos, que l’enjeu du respect des « bonnes manières » à table est d’être capable de savoir se tenir en Europe et en présence des « Toubabs ». La carrière professionnelle étant vouée à conduire les danseurs en Europe, ceux-ci doivent avoir incorporé les codes de conduite qui leur permettront de ne pas perdre la face devant leurs interlocuteurs occidentaux.
62L’apprentissage des manières de table peut sembler de prime abord anecdotique (de fait, savoir manger avec un couteau et une fourchette n’a jamais suffit à faire carrière dans la danse). En réalité il s’agit d’un élément non négligeable dans la socialisation des danseurs africains. Non pas tant parce qu’il modifie leur rapport au repas (ce qu’il ne fait que partiellement), mais parce qu’il rappelle la place qu’ils occupent dans les rapports de pouvoirs qui structurent la pratique de la danse contemporaine.
Si toutes les sociétés, écrit Pierre Bourdieu, (et, chose significative, toutes les « institutions totalitaires », comme dit Goffman, qui entendent réaliser un travail de « déculturation » et de « reculturation ») attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que, traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel (Bourdieu, 2000 : p. 297-298).
63Ainsi, en apprenant à manger avec des couverts, les danseurs apprennent aussi – mais cette fois de façon inconsciente – que le pôle dominant de la danse se situe au Nord (et qu’ils appartiennent par là même au pôle dominé) et que celui-ci ne leur est accessible qu’au prix d’une réforme fondamentalement morale et politique. Le lien réel existant entre une pratique aussi triviale que l’usage de la fourchette, et un enjeu aussi important que le positionnement dans l’économie globale des relations de pouvoirs se donne du reste à voir dans certains questionnements éthiques dont la chorégraphe a pu me faire part :
Kettly Noël : Je me pose des questions par rapport à certains codes. Pas seulement pour la danse, hein. Pourquoi est-ce qu’on devrait suivre les codes des Blancs ? Pourquoi est-ce que les Africains ne mangeraient pas avec la main comme ils le font ici ? Mais je peux pas m’empêcher de leur dire : « Sachez manger avec un couteau et une fourchette et ensuite vous pourrez décider que oui, vous, vous voulez manger avec la main. Mais au moins ce sera votre choix. » C’est ça le problème, ils n’ont pas le choix, jamais (NE, Bamako, mai 2008).
Le cas des rapports de genre et de la sexualité
64Il faut enfin préciser que la réforme des esprits, telle que j’ai pu l’observer à L’Espace, passe aussi par l’imposition de valeurs morales qu’on peut décrire comme plus générales, en comparaison avec des « mœurs » aussi quotidiennes que les manières de manger. Je me contenterai de développer ici un cas particulier : celui des rapports de genre et de la sexualité.
65La danse contemporaine, en rompant avec les représentations genrées propres à l’esthétique de la danse classique, a ouvert la voie à une redéfinition des rôles féminin et masculin. L’expression, sur scène mais aussi en dehors, d’identités sexuées et sexuelles socialement perçues comme déviantes, participe d’une esthétique de l’« avant-garde » qui veut subvertir les normes dominantes. Pierre-Emmanuel Sorignet a montré sur ce point le rôle de la socialisation professionnelle des danseurs contemporains dans la recomposition de leurs identités sexuées et sexuelles (Sorignet, 2006). De la même manière pour les danseurs de L’Espace, le processus de socialisation à la danse contemporaine est aussi un apprentissage de nouveaux rapports au genre et à la sexualité. Mais, à la différence des danseurs étudiés par Sorignet, ce processus repose moins sur la « réunification d’un “moi” » par la « progressive assimilation d’une identité professionnelle et sexuelle » ajustée à des dispositions antérieures (ibid. : p. 261), que sur l’imposition, on va le voir, de nouveaux comportements à l’égard des femmes et de la sexualité.
66Pour les danseurs de L’Espace qui sont, rappelons-le, pour une très large majorité des hommes, l’apprentissage de la danse contemporaine suppose d’abord l’acceptation de se soumettre à l’autorité d’une femme, en l’occurrence celle de la chorégraphe qui dirige le centre de formation. Maîtresse des lieux (au double sens qu’elle en est l’occupante attitrée et la directrice artistique), Kettly Noël possède en effet tous les pouvoirs concernant les décisions et les règles qui doivent s’appliquer à L’Espace. Baba revient, en entretien, sur les « efforts » que lui a dans un premier temps réclamé l’acceptation de ce rapport d’autorité nouveau :
Baba : Bon les règles sont faciles mais elles sont pas faciles quoi parce que elles sont trop strictes. Faut jamais les brûler tu vois, bon donc ça demande plus d’efforts que prévu, tu vois. Parce que nous en Afrique aussi les femmes ont pas trop [l’ascendant] sur les hommes tu vois. Mais c’est à L’Espace on a découvert que non c’est... ça c’est en Afrique mais pas en Europe quoi, tu vois. Parce que Kettly elle parle, elle te dit « non », elle t’insulte, elle t’agresse […] bon donc nous au début on prenait ça très très mal tu vois, on se comprenait pas du tout. Parce que même nos mamans ne nous parlaient pas comme ça quoi (Entretien avec Baba, Bamako, juin 2008).
67Pour Baba comme pour les autres danseurs de L’Espace, accepter d’être dirigé de manière particulièrement ferme et autoritaire par une femme ne va pas de soi. La remise en cause de l’autorité des hommes, perçue localement comme légitime, constitue alors la première étape de leur formation. Il est important de noter à cet égard que l’acceptation d’un renversement des rapports de pouvoir passe, au moins partiellement, par la découverte de l’arbitraire de la domination masculine. L’égalitarisme, supposé constituer la norme des rapports de genre en Europe, est progressivement érigé comme valeur légitime d’organisation des rapports sociaux. De fait, malgré les invectives parfois très violentes dont les danseurs peuvent faire l’objet de la part de la chorégraphe (j’ai assisté au cours de l’enquête à de nombreuses scènes d’insultes, de menaces et d’humiliation) force est de constater qu’ils y font face avec une sujétion absolue – non sans rapport, bien entendu, avec le fait que la potentielle domination de genre est ici d’emblée « compensée » par une domination économique et culturelle évidente pour tous.
68Si l’attitude des danseurs face à la chorégraphe et leur engagement dans la longue durée dans la formation à la danse contemporaine témoignent de leur progressive adhésion – sinon morale, du moins comportementale – à l’autorité féminine au sein de l’espace professionnel, il n’en va pas de même dans la sphère privée, comme le montre cet événement survenu quelques semaines après mon arrivée à Bamako :
L’après-midi, après le repas, Sadio [la compagne de Salah avec qui il a un fils de deux ans] arrive à L’Espace accompagnée d’un policier. Elle est couverte d’ecchymoses et porte un pansement sur le menton. Devant mon inquiétude, l’administrateur me dit qu’elle a dû avoir un accident de moto, fréquents à Bamako. Mais je ne peux m’empêcher de penser que ses blessures lui ont été infligées par quelqu’un. Kettly arrive immédiatement pour parler à Sadio. Quelques minutes plus tard mes craintes sont confirmées : Salah se serait emporté la veille au soir, l’aurait frappée au visage et lui aurait ouvert le menton avec un tesson de bouteille de soda. Sadio dit à Kettly qu’elle est venue le chercher, en présence d’un policier, pour lui dire que tout était terminé entre eux et lui signifier qu’elle voulait aller jusqu’au bout, devant la justice. Mais Salah n’est pas à L’Espace aujourd’hui. Lorsque Sadio repart, Kettly prend alors son téléphone pour l’appeler et, me jetant un coup d’œil, me lance : « Salah est dans la merde... » :
Kettly Noël [au téléphone avec Salah] : Salah, c’est Kettly, tu es où ? Sadio est venue ici, elle te cherche. Tu sais très bien pourquoi. C’est pour ça que tu avais mal au ventre ce matin et que tu n’es pas venu... Ils sont partis chez toi te chercher. »
Après avoir raccroché, Kettly me dit que Salah lui a juré qu’ils ont eu un accident de moto, ce dont elle ne semble pas croire un mot. Kettly va ensuite suivre le cours de danse donné ce matin à L’Espace par un professeur cubain du Conservatoire. Juste avant de monter sur le plateau, je l’entends dire par-devers elle : « J’espère qu’on n’aura pas à aller devant la justice... » Je me souviens alors qu’elle m’avait dit au début de mon séjour, qu’elle se félicitait parce que ses danseurs « ne frappaient plus les femmes ». J’imagine sa déception aujourd’hui, d’autant que Salah est l’un des piliers de sa prochaine création. Après le cours, elle revient sur l’événement : Kettly Noël : Je suis tellement déçue de Salah... Je lui ai dit au téléphone : « Les sept ans que tu as passés avec moi, ça n’a servi à rien ? » Tout ça est tellement fragile. Le plus décourageant, le plus frustrant, c’est qu’il faut toujours recommencer. » Kettly décide alors d’organiser une réunion au bureau avec son mari, les deux administrateurs et moi, pour prendre une décision concernant Salah. Chacun propose des sanctions d’ordre différent. Kettly hésite entre l’exclure définitivement de L’Espace ou ne pas le payer ce mois-ci. Elle souligne le fait que tout cela s’est déroulé hors de L’Espace, que c’est donc de l’ordre de sa vie privée et qu’il lui semble compliqué d’intervenir directement. Mais en même temps, la sanction se légitime par le fait que Sadio soit venue se confier à elle. Le mari de Kettly Noël propose quant à lui de l’exclure du travail de création du spectacle pendant une semaine, tout en l’obligeant à être là pour observer le travail. Immédiatement Kettly répond : Kettly Noël : Tu rigoles là ? Les priver de travail, tu crois que c’est une punition pour eux ? Mais ils vont être trop contents si je fais ça ! Non, je peux pas l’exclure du travail, en plus il est déjà largué sur la pièce. Je pense que je ne vais pas le payer. Pendant un mois je le paye pas. Ça, il va comprendre.
Plus tard, Kettly exprime tout de même son malaise à l’idée de ne pas le payer car Salah subvient aux besoins de sa famille, de Sadio et de son fils en particulier. Ce serait donc les punir une seconde fois (NE, Bamako, mars 2008).
69Finalement l’affaire n’ira pas devant la justice. Salah y échappera avec la promesse d’un mariage : Salah étant un « bon parti »– du fait notamment de l’importance de ses revenus et de sa notoriété acquise au fil de ses nombreux voyages en Europe –, la famille de Sadio lui a offert de ne pas le poursuivre à condition qu’il s’engage à épouser la jeune fille. Du point de vue des violences physiques envers les femmes, Salah ne constitue pas un cas isolé parmi les danseurs. Kettly Noël m’expliquera avoir dû faire face à ce genre d’incident à plusieurs reprises avec d’autres jeunes qui fréquentent L’Espace (des policiers sont par exemple venus interpeller Baba suite à la plainte déposée par une jeune fille contre lui ; lors de mon séjour en 2009, c’est Valentin qui se trouve inquiété après avoir frappé sa petite amie si violemment qu’elle a dû être conduite à l’hôpital).
70Comme le suggère la déception exprimée par Kettly Noël à l’égard de Salah, la formation des danseurs est indissociable d’une réforme des rapports de genre. Le comportement de Salah vient ainsi marquer, pour la chorégraphe, l’échec des « sept ans qu[’il a] passés avec [elle] », qui n’ont « servi à rien ». La nécessité d’inculquer aux danseurs les valeurs d’égalité entre les femmes et les hommes suppose donc que, comme pour d’autres comportements jugés déviants par la chorégraphe, les violences envers les femmes fassent l’objet de sanctions, y compris lorsqu’elles ont lieu en dehors du centre de formation. J’ignore si la privation du salaire de Salah aura été effective, reste que la menace de sa mise à exécution pèsera sur lui tout le temps que durera la création du spectacle. Quelque temps plus tard, alors que nous revenons sur cet épisode, Salah me confie : « Tu sais, moi, c’est fini. J’ai juré que je taperai plus les femmes. » Si cette déclaration ne préjuge en rien des pratiques concrètes du jeune danseur, elle vient néanmoins signaler l’intériorisation de nouvelles normes de masculinité, déconnectées de la violence physique à l’encontre des femmes.
71L’apprentissage de nouveaux rapports à la sexualité est également une composante de la formation à la danse contemporaine. En particulier, l’exposition de la nudité et de la sexualité sur scène constitue, dans le jeu sur la représentation des corps qui est au centre des principes de déconstruction de la danse contemporaine, une forme particulièrement fréquente. On ne compte plus les spectacles mettant en scène les situations les plus crues de l’intimité et où les danseurs évoluent nus sur le plateau. À cet égard, la socialisation professionnelle des danseurs repose pour partie sur l’apprentissage d’un rapport au corps détaché des conventions sociales qui régissent leur vie « ordinaire ». Il s’agit en effet d’être capable d’exposer son intimité aux regards extérieurs (en se mettant nu, en simulant des pratiques sexuelles), c’est-à-dire d’intérioriser des normes propres à un rapport professionnel à la mise en jeu du corps.
72Pour une scène du spectacle « Chez Rosette », Kettly Noël souhaite justement que les interprètes soient nus. Les premiers ateliers de création ont lieu avec l’équipe bamakoise sans que cet aspect soit dévoilé. La chorégraphe ne souhaite pas en faire un enjeu central, ni dans le propos de la pièce, ni pour les interprètes qui devront le gérer. À l’arrivée du reste de l’équipe à Bamako (les deux circassiens français et le chanteur haïtien qui font partie de la distribution du spectacle), la question est soulevée lors de la réunion de présentation de la pièce, en présence de toute l’équipe du spectacle.
Après le repas de midi, nous gardons place à table. Kettly et un de ses collaborateurs sur la pièce, présentent « Chez Rosette » aux interprètes. Ils leur exposent le sujet de la pièce, leur décrivent la psychologie des personnages qu’ils devront interpréter, etc. Au milieu de cette présentation, Kettly dit aux interprètes : « À un moment donné dans le spectacle vous pourrez être nus. » J’observe alors leur réaction. Personne ne fait aucune remarque à ce sujet mais je vois que Salah semble sous le choc. Il manifeste sa surprise en ouvrant grand les yeux et en effectuant un discret mouvement de recul de la tête. Apparemment, il ne s’y attendait pas. Comme Kettly ne s’éternise pas sur le sujet et poursuit sa présentation par d’autres considérations, personne ne l’interroge sur cet aspect spécifique du travail (NE, Bamako, mars 2008).
73Le travail sur la nudité s’effectue très progressivement au cours des ateliers de création. Les scènes qui devront être jouées nu sont pendant une longue période de la création répétées en sous-vêtements. C’est Kettly Noël elle-même (elle est aussi une interprète de la pièce) qui, la première, se plie à l’exercice de la nudité intégrale devant les danseurs. Lors du tournage de la scène dite « du bain », qui s’effectue, de nuit, dans la cour de L’Espace (le travail de création de la pièce comprend le tournage en vidéo de plusieurs séquences dans lesquelles les danseurs interprètent leurs personnages), Kettly Noël se dénude entièrement. Sous les lumières très faibles des néons qui éclairent la cour, elle joue une scène dans laquelle son personnage prend une douche sous le jet d’un tuyau d’arrosage situé au pied d’un manguier. Pour la séquence suivante, Kouadio, Salah, Ibou, Baba, Issa et Boly, sont alignés, de dos, contre un mur au fond de la cour. Dans une semi-pénombre, ils se déshabillent aussi entièrement. Pendant plusieurs minutes ils sont filmés en train de se laver à l’aide d’un seau rempli d’eau qui se trouve à leurs pieds. Pour le tournage de ces scènes, le nombre des spectateurs est volontairement réduit : seuls le réalisateur, la chorégraphe, le scénographe et moi (qui suis perchiste pour l’occasion) assistons à la scène.
74Le même soir, Salah, Issa et Boly doivent tourner une autre séquence avec Kettly Noël. Les personnages ne sont pas nus pour cette scène dite « du taxi », mais ils doivent cette fois jouer la séduction. Dans un premier temps, le personnage interprété par Salah (un « frimeur », « dragueur ») doit séduire le personnage joué par la chorégraphe. Il doit l’aborder alors qu’elle fume lascivement une cigarette, appuyée contre le capot d’un taxi. Dans une autre séquence, les personnages de Boly et Issa sont installés sur la banquette arrière du taxi, de part et d’autre de Kettly Noël. Alors que celle-ci fume une cigarette en se regardant dans un miroir de poche, les deux jeunes hommes doivent chercher, malgré l’obstacle qui se trouve entre eux, à se lancer discrètement des regards équivoques. À l’issue de cette soirée de tournage, Salah, visiblement mal à l’aise, me confiera de façon laconique et sans y revenir à aucun moment de la création : « J’aime pas faire ça. J’ai l’impression de tourner un porno. »
75Le malaise ressenti par les danseurs au cours de ces exercices d’expression de l’intimité sexuelle par la nudité et le jeu de séduction, indique que leur réalisation repose sur l’acquisition de dispositions à leur mise en jeu publique. Ainsi, rappelle Sorignet, « la mise en jeu de la libido dans l’espace-temps de la scène repose sur une convention entre les danseurs. La capacité à mettre en scène ce qui apparaît dans le monde social comme une des dimensions les plus personnelles de l’individu, la sexualité, repose sur une socialisation particulière qui, en objectivant le corps, tout au long de l’apprentissage de la danse, autorise à mettre à distance ce qui lui est intimement lié, à en faire un outil de travail » (Sorignet, 2010 : p. 267).
76L’apprentissage de la tolérance à la nudité n’est d’ailleurs pas qu’un enjeu pour les interprètes qui auront éventuellement à s’y livrer dans le cadre du travail chorégraphique. Il concerne plus généralement tous les agents du champ chorégraphique, professionnels de la danse ou public qui, d’une certaine manière, doivent aussi accepter cette norme de mise en jeu du corps (en produisant ou programmant des spectacles dans lesquels les interprètes sont nus, en assistant à ce type de représentation, etc.). De ce point de vue, le travail de normalisation de la nudité fait également partie de la socialisation du personnel administratif de L’Espace.
Anouska [Brodacz, chorégraphe italienne qui travaille de longue date avec les danseurs de L’Espace] arrive dans la journée pour travailler sur un projet sur les femmes, avec Kettly Noël et deux danseuses, Dior et Binta. En traversant la cour, j’aperçois Binta danser seins nus sur le plateau. Binta est concentrée et ne manifeste pas particulièrement de gêne par rapport à la circulation des uns et des autres dans la cour (le personnel de L’Espace et certains danseurs traversent de temps à autre la cour pendant ce travail). L’administrateur, quant à lui, arrive au bureau l’air préoccupé et me demande pourquoi les filles ont les seins nus dehors dans la cour. Il semble très irrité et veut savoir en quoi consiste le projet auquel elles participent. Il ne conçoit pas que l’on puisse se dénuder comme ça en public. Je me dis que, pour être choqué de la sorte, il n’a probablement pas dû voir beaucoup de spectacles de danse contemporaine. Kettly me raconte le soir venu que, alors qu’elle visionnait au bureau les photos faites cet après-midi-là (elle-même a tourné une séquence seins nus), l’autre administratrice a également détourné le regard de l’écran.
Kettly Noël : Je lui ai dit : « Mais tu peux regarder ! », mais elle ne voulait pas, elle tournait la tête. Elle refusait de regarder des photos où l’on voit ma poitrine. Je lui ai dit : « Ma vieille, je ne sais pas si tu es faite pour ce métier-là ! » (NE, Bamako, février 2008).
77L’apprentissage de la danse contemporaine pousse ainsi les danseurs comme le personnel de L’Espace dans le sens d’un changement de leurs conceptions personnelles des rapports de genre et de la sexualité. En acceptant de se soumettre à l’autorité absolue de la chorégraphe (dans les pratiques de L’Espace mais aussi dans certains domaines de leur vie privée), les danseurs sont amenés à reconstruire leur rapport aux femmes (et à modifier dans une certaine mesure leurs pratiques à leur égard, sous peine d’être sanctionnés) et par là même à redéfinir une identité masculine compatible avec des rapports de genre fondés en principe sur l’égalité entre les hommes et les femmes. La socialisation à la danse contemporaine repose aussi sur un travail de modification du rapport au corps dans ses dimensions les plus intimes. Il s’agit d’être capable de construire un rapport professionnel à sa sexualité (nudité, séduction, etc.), c’est-à-dire un rapport émancipé des contraintes normatives qui pèsent d’ordinaire dans sa mise en jeu (publique en particulier).
78La réforme des valeurs engagée à travers cette moralisation des rapports au genre et à la sexualité est exemplaire car elle concerne à la fois les conditions présentes de l’éducation des danseurs et les conditions futures de leur activité professionnelle dans la danse contemporaine. De fait, la soumission à l’autorité de la chorégraphe est une condition sine qua non de leur socialisation (les danseurs qui refusent ce rapport de domination sont exclus de L’Espace), mais plus généralement, l’intériorisation de nouvelles normes de masculinité et de mise en jeu de l’intimité constitue aussi une condition essentielle de leur professionnalisation dans le champ de la danse contemporaine. En effet, dans un univers artistique qui promeut les valeurs féministes et défend la libération des corps, les danseurs qui ne partagent pas ces valeurs s’exposent au risque de marginalisation12.
79« Lorsqu’il est arrivé à L’Espace, Yacou c’était un gorille » me dit un jour un formateur, en se félicitant des progrès réalisés par le jeune danseur en quelques mois de formation. Cette remarque résume, à elle seule, l’entreprise de réforme des corps et des esprits que constitue la socialisation à la danse contemporaine dans un établissement comme L’Espace. Il s’agit d’une part d’inculquer aux danseurs une discipline de travail nécessaire à l’incorporation de dispositions ajustées à la rigueur que nécessite la pratique de la danse contemporaine et, plus encore, sa professionnalisation. Régularité, ponctualité, ascèse, honnêteté, humilité, sens des responsabilités, tempérance, hygiène corporelle, etc., sont autant de valeurs travaillées et transmises à travers la pédagogie de L’Espace. D’autre part, l’effort socialisateur porte sur la transmission de codes culturels largement eurocentrés : l’apprentissage des « bonnes manières » (savoir se tenir à table en Europe ou en compagnie des « toubabs »), l’inculcation de normes morales ajustées à l’investissement dans le champ chorégraphique contemporain tel qu’il s’est structuré en Occident (apprentissage d’un nouveau rapport au genre et à la mise en jeu de l’intimité).
80Deux remarques méritent néanmoins d’être formulées en conclusion de ce chapitre, concernant l’efficacité et le degré de généralité de cette entreprise de socialisation. La première concerne les défections et les renoncements des danseurs auxquels L’Espace est périodiquement confronté depuis la création du centre de formation. L’insistance sur le fonctionnement du dispositif éducatif ne doit pas laisser croire à une efficacité mécanique du travail d’inculcation des normes et des valeurs engagé par la formation. De fait, tous les danseurs qui entrent à L’Espace ne parviennent pas à intérioriser les règles qu’exige la discipline chorégraphique et, pour le dire simplement, tous ne deviennent pas danseurs. Leur socialisation se heurte parfois à des dispositions incorporées trop décalées par rapport aux normes promues à L’Espace et qui peuvent conduire à leur (auto) exclusion. Il faut rappeler sur ce point que l’apprentissage de la danse contemporaine, comme la réussite scolaire, reposent sur des « dispositions au désintéressement et à la déréalisation scolastique » (Millet et Thin, 2005 : p. 38). En particulier, comme le précisent Mathias Millet et Daniel Thin, l’incorporation de ces dispositions ne peut être envisagée en dehors d’une stabilité financière et matérielle minimale. De la même manière, la socialisation des danseurs est constamment entravée par la précarité et l’instabilité de leurs conditions concrète d’existence. Nombreux sont sans revenus, d’autres n’ont pas de logement pérenne, et pour certains d’entre eux, la nécessité de se procurer rapidement de l’argent – pour se nourrir, se vêtir ou rembourser une dette – constitue une priorité. Les conditions sont donc loin d’être réunies d’un engagement « corps et âme » dans un champ artistique qui, à l’inverse, « se présente comme un monde économique renversé [où] ceux qui y entrent ont intérêt au désintéressement » (Bourdieu, 1992a : p. 300). Kettly Noël elle-même est bien consciente de cet enjeu et m’a rappelé, à plusieurs reprises pendant l’enquête, la fragilité de cette socialisation : « Ici, me dit-elle, personne n’est fiable. Personne. Tu ne peux compter sur personne. C’est ça la réalité des conditions de travail en Afrique. Tu ne peux pas savoir quel est l’état de la danse contemporaine ici. C’est la merde. C’est la merde parce que tout le monde a faim » (NE, Bamako, février 2008).
81Le constat fait par Kettly Noël sur la situation générale de la danse contemporaine en Afrique invite à formuler une deuxième remarque. Les observations réalisées à L’Espace pendant mon enquête sont situées. De fait, la radicalité du dispositif de formation décrit dans ce chapitre doit être mis en perspective avec un contexte local bien spécifique : le recrutement des danseurs de L’Espace s’effectue auprès des couches les plus populaires (et souvent les moins scolarisées) de la jeunesse malienne (le recrutement d’enfants de la rue en constituant le cas extrême), le taux de chômage qui frappe la capitale est particulièrement élevé, le système scolaire malien connaît d’importantes difficultés, etc. De ce point de vue, la situation malienne ne peut constituer qu’un cas limite de l’apprentissage chorégraphique contemporain sur le continent. Elle rend néanmoins visible un ensemble de logiques socialisatrices qui s’exercent de manière similaire dans d’autres contextes africains, comme l’ont confirmé les différents entretiens réalisés tout au long de l’enquête avec des danseurs issus des quatre coins du continent. Ainsi, si le profil social des enquêtés maliens et le dispositif éducatif à travers lequel s’effectue leur socialisation à la danse contemporaine sont spécifiques à la situation bamakoise (et, on pourrait ajouter, à la personnalité de la chorégraphe), l’ensemble des danseurs africains contemporains, par-delà l’inégalité de leurs ressources (degré de scolarisation notamment) partagent un processus de socialisation professionnelle marqué par la domination culturelle du Nord sur le Sud. Ailleurs aussi, il faut donc changer ou du moins retravailler ses manières de table, son regard sur les femmes ou encore son rapport au succès.
Notes de bas de page
1 La biennale Danses Caraïbes, dont la première édition s’est tenue à La Havane à Cuba en 2008, est une manifestation artistique organisée, sur le modèle de la biennale africaine Danse l’Afrique danse !, par le nouveau département Afrique et Caraïbes en créations de CulturesFrance.
2 L’expression est utilisée par Wacquant pour désigner la déontologie propre à la pratique de la boxe (Wacquant, 2002 : p. 149), mais elle convient tout à fait à décrire les valeurs ascétiques promues par l’activité physique de haut niveau comme la danse classique, la danse contemporaine, la gymnastique etc. (Sur ce point, voir par exemple Faure, 2000a ; Sorignet, 2004b, 2006 ; Papin, 2008 ; Wulff, 1998).
3 Ainsi, sur les photographies officielles du spectacle, prises pendant une représentation, il a le genou bandé.
4 Ce qui ne veut pas nécessairement dire que la réflexivité est absente de l’apprentissage des danses traditionnelles ou modernes. Mais elle fait en tout cas l’objet d’une formalisation moins importante que dans l’apprentissage de la danse contemporaine.
5 Issa fait partie du groupe des « enfants de la rue » à L’Espace, bien qu’il n’en soit pas un à proprement parler (au sens où il n’a pas rompu avec sa famille qu’il continue de voir très régulièrement). Cependant, il a arrêté très tôt l’école et est le plus jeune danseur du centre de formation (il a 18 ans en 2008 et fréquente L’Espace depuis déjà six ans). Il a noué des liens d’amitié forts avec les autres « enfants de la rue » avec qui il vit en cohabitation dans la maison que Kettly Noël loue pour eux à l’année.
6 Audrey Lehont, « De la rue à la danse », Blonba, MJC Ris-Orangis, 2008, montage provisoire.
7 Ibid.
8 C’est bien ce que précise Elias par exemple lorsqu’il écrit : « Lorsqu’on parle de processus de civilisation, on fait référence aux changements dans le type d’autorégulation et plus particulièrement dans le type de contrôle pulsionnel acquis à travers l’expérience ou, en d’autres mots, à travers l’apprentissage » (Elias, 2010 : p. 166, je souligne).
9 Salah rentre de Tunis où se sont déroulées les 7e Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien. On voit bien ici, une nouvelle fois, comment le voyage a des conséquences symboliques, sensibles jusque dans les relations avec la chorégraphe (voir chapitre précédent).
10 Le développement des festivals sur le territoire africain a joué un rôle de premier plan dans l’accès des danseurs africains à la programmation chorégraphique internationale. De fait la période des festivals concentre souvent une vaste programmation. Par ailleurs, la notoriété acquise par certains de ces festivals a permis la venue de compagnies reconnues sur le plan international.
11 L’Espace a dispensé aux danseurs, pendant quelques années, des cours d’alphabétisation visant en particulier à l’amélioration de leurs compétences en matière de lecture et d’écriture du français, mais aussi de culture générale.
12 Il faut également ajouter que, dans le contexte bamakois où l’homosexualité soit fait l’objet d’une dénégation sociale collective (la catégorie homosexuelle est considérée comme ne renvoyant à aucune réalité locale), soit, lorsqu’elle est établie, constitue un stigmate (Broqua, 2010), la socialisation à la danse contemporaine engage un nouveau rapport à l’homosexualité masculine. De fait, dans un univers artistique où l’homosexualité n’est pas considérée comme déviante et où les pratiques homosexuelles sont souvent manifestes et notoires, la socialisation des danseurs africains passe aussi par l’intériorisation de nouvelles normes sexuelles. Ils peuvent par exemple être amenés à côtoyer de nombreux homosexuels dans le cadre de leur parcours professionnel et, pour certains d’entre eux, à faire l’expérience de pratiques homosexuelles. Ce type de sociabilité et de pratiques travaille progressivement leurs identités sexuées et sexuelles.
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