Chapitre 1. Comment la danse contemporaine a gagné l’Afrique
p. 21-64
Texte intégral
1La présence constante d’agents français impliqués dans la pratique de la danse contemporaine en Afrique est frappante. Qu’il s’agisse de la formation, de la création ou de la diffusion, les opérateurs locaux (les chorégraphes ou les structures africaines) sont en effet presque toujours accompagnés, dans la mise en oeuvre de leurs projets chorégraphiques, par des professionnels de la culture, plus ou moins liés au Quai d’Orsay. Ces agents pourvoient principalement au financement de ces projets, mais interviennent aussi, plus largement, dans la vie artistique locale. Ainsi, les personnels des centres culturels français (CCF) implantés en Afrique, ceux de CuIturesFrance1 (opérateur culturel sous la tutelle des ministères des Affaires étrangères et de la Culture), loin de ne jouer qu’un rôle de bailleur de fonds, collaborent-ils de façon parfois étroite avec les artistes locaux – en initiant des projets, en conseillant les danseurs, en formulant des jugements esthétiques sur leur travail, etc. Cette constatation, qui ne s’est pas démentie tout au long des cinq années d’enquête sur le terrain africain, est d’autant plus remarquable qu’elle concerne aussi nombre de pays africains non francophones.
2Comment expliquer l’implication forte de ces nombreux Français dans les affaires artistiques africaines ? Et d’abord, comment expliquer leur présence en Afrique ? Pour comprendre ce que la situation actuelle doit à des relations institutionnelles bâties au cours de la période coloniale, ce chapitre retrace d’une part les grandes lignes d’une politique culturelle française à l’étranger dont les principaux agents et dispositifs qui encadrent aujourd’hui l’intervention culturelle extérieure de la France sont les héritiers directs. Il revient, d’autre part, sur les logiques propres aux évolutions du champ chorégraphique contemporain français dans les années 1990, qui ont conduit à ériger l’Afrique en opportunité esthétique légitime. C’est en effet au croisement de l’histoire longue des politiques culturelles françaises en direction de l’Afrique, et de l’histoire plus récente de l’ouverture du champ chorégraphique contemporain aux artistes du Sud, que s’amorce un mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation d’une pratique chorégraphique d’avant-garde sur le continent africain.
La France, un acteur culturel qui s’impose en Afrique
3Malgré les velléités de nombreux acteurs qui s’estiment qualifiés pour la conception et la mise en œuvre d’une action culturelle extérieure – au premier rang desquels le ministère de la Culture – le « rayonnement de la culture française » fait partie des prérogatives historiques du ministère des Affaires étrangères2. Depuis les interventions plus ou moins privées d’artistes et d’intellectuels français auprès des cours européennes au XVIIIe siècle (Diderot en Russie auprès de l’impératrice Catherine II, Voltaire à la cour de Prusse auprès du roi Frédéric II, etc.) jusqu’à la création au sein du Quai d’Orsay d’une Direction générale chargée des relations culturelles, la culture occupe une place prépondérante dans la diplomatie française3.
L’action culturelle extérieure de la France, du Nord au Sud
Avant 1870, résume Jean Baillou, [la politique culturelle du ministère des Affaires étrangères] se manifestait principalement par un soutien budgétaire aux congrégations et à leurs œuvres d’enseignement et de soins. Elle se manifestait aussi par un soutien politique et administratif aux œuvres missionnaires à l’étranger, notamment sur le fondement juridique des traités et accords relatifs à la reconnaissance du rôle de la France dans la protection des chrétiens, en Orient depuis longtemps, en Chine depuis le milieu du XIXe siècle. La politique culturelle du Quai d’Orsay consistait en fait surtout à reconnaître, accepter, suivre, appuyer et éventuellement encourager, plus rarement à susciter, des initiatives privées (Baillou, 1984 : p. 267-268).
4Mais le premier quart du XXe siècle signe le renforcement de l’action culturelle extérieure à travers le développement rapide d’un réseau d’établissements et de correspondants à l’étranger, plus à même d’assurer l’influence de la pensée française en dehors de ses frontières. Sur fond de rivalités entre les grandes puissances – rivalités politiques mais aussi culturelles avec l’expansion de la langue anglaise –, les premiers instituts culturels français voient le jour en Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale et deviennent les outils majeurs d’une politique extérieure largement propagandiste4. Les instituts de Barcelone et Naples sont créés en 1919, celui de Zagreb en 1924, d’Amsterdam en 1933, de Lisbonne et de Stockholm en 1937. Ces centres et instituts culturels français occupent une double fonction : une fonction principale d’enseignement de la langue française (en s’appuyant sur le vaste réseau de bibliothèques qu’ils abritent) et une fonction, plus marginale à cette époque, de promotion de l’art français à l’étranger.
5L’Association française d’action artistique (Afaa), placée sous la tutelle principale du ministère des Affaires étrangères, est justement chargée de l’organisation d’événements artistiques à l’étranger. Créée en 1922 sous le double patronage des ministères des Affaires étrangères et de l’instruction publique, l’Afaa (dont le nom jusqu’en 1934 est « Association française d’expansion et d’échanges artistiques » [Afeea]) est chargée d’assurer l’expansion et l’exportation de l’art français à l’étranger dans tous les domaines (musique, théâtre, arts plastiques) et de l’accueil des artistes étrangers en France. Alors que la musique occupe une place centrale dans les projets initiaux de l’Afaa, le théâtre devient à partir des années 1930 l’un des pivots du rayonnement culturel extérieur. L’intensification des tournées d’œuvres du répertoire classique – le plus souvent de la Comédie-Française – s’inscrit parfaitement dans les missions des instituts culturels avec lesquels l’Afaa collabore. En effet, sa programmation répond à la fois à l’objectif de porter à l’étranger le témoignage de la haute culture française, tout en suivant les priorités données par le ministère à l’enseignement du français. Les pièces, qui sont aussi des textes – ceux de Molière, Musset, Racine, Corneille, Marivaux ou Beaumarchais – sont les supports idéaux de cette double mission (Roche et Piniau, 1995).
6Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la géographie du rayonnement de la culture française est, à quelques rares exceptions près, exclusivement occidentalo-centrée. Les missions de l’Afaa portent de fait sur un territoire restreint qui exclut de son champ d’action l’Afrique, le Proche et le Moyen-Orient (à l’exception de l’Égypte), ainsi que l’Asie et l’Océanie, où l’Afaa prend toutefois part à certaines manifestations dans les grandes capitales ou dans les pays dits « développés », comme le Japon ou l’Australie (Piniau, 1998). Cette répartition géographique indique clairement que les pays du Sud ne constituent pas à cette époque un enjeu de l’action culturelle extérieure, ni au plan diplomatique, ni au plan artistique.
7Après 1945, l’action culturelle extérieure de la France, demeurée, comme le reste de l’appareil diplomatique, largement paralysée pendant la guerre, est remise au centre des préoccupations du Quai d’Orsay. La nécessité de restaurer l’image de la France à l’étranger se traduit le 13 avril 1945 par la création de la Direction générale des relations culturelles et des œuvres françaises à l’étranger.
Derrière cette décision, écrivent François Roche et Bernard Piniau, il y a plus qu’une réforme administrative : un dessein et une volonté politiques sont nés d’une réflexion sur l’effondrement de la France pendant ces années de guerre et sur les conditions de son redressement dans le monde bouleversé de l’après-guerre. Dans l’esprit du général de Gaulle, ce redressement passe par des institutions fortes, une monnaie, une économie, un Empire, mais aussi par le rayonnement d’un héritage artistique et intellectuel, celui d’une pensée et d’une langue qu’une intervention accrue de l’État doit aider à retrouver éclat et puissance attractive (Roche et Piniau, 1995 : p. 59).
8L’enseignement du français à l’étranger reste le secteur clé de la Direction générale qui, en dépit de ressources financières modestes, développe son réseau culturel : plusieurs établissements scolaires français (écoles et lycées) sont ouverts, et les instituts et centres culturels sont invités à se recentrer sur des missions d’enseignement de la langue (à travers les cours qu’ils dispensent et les conférences qu’ils organisent). La volonté de renforcer et de réorganiser la présence française à l’étranger se traduit également dans l’immédiat après-guerre par la création des premiers postes de conseillers culturels dans les ambassades. Placés sous l’autorité hiérarchique de l’ambassadeur, ces conseillers sont chargés de mettre en œuvre la politique culturelle de la Direction générale en coordonnant et en supervisant l’action du réseau culturel à l’étranger.
9De même, sur le plan de l’action artistique, la fin des années 1940 constitue un tournant majeur. L’Afaa (rattachée administrativement à la Direction générale en 1946), dont le budget connaît une augmentation sensible, multiplie les manifestations artistiques sur des territoires toujours plus étendus. Au cours de la décennie 1946-1956, l’accession à l’indépendance de plusieurs possessions coloniales de la France comme le Liban, la Syrie, le Maroc, la Tunisie et les États de l’ancienne Indochine, conduit l’Afaa à redéfinir ses missions en les adaptant à la situation de ces nouveaux partenaires. Le projet de rayonnement de la culture française s’estompe au profit d’une action centrée sur la notion d’« échanges culturels », plus consensuelle, et dont les fondements sont présentés par le général de Gaulle dans un discours prononcé à Alger dès 1943 :
La France a pu, de siècle en siècle et jusqu’au drame présent, maintenir à l’extérieur la présence de son génie. Cela lui eût été impossible si elle n’avait eu le goût et fait l’effort de se laisser pénétrer par les courants du dehors. En pareille matière, l’autarcie mènerait vite à l’abaissement. Sans doute dans l’ordre artistique, scientifique, philosophique, l’émulation internationale est-elle un ressort dont il ne faut pas que l’humanité soit privée, mais les hautes valeurs ne subsisteraient pas dans une psychologie outrée de nationalisme intellectuel. Nous avons, une fois pour toutes, tiré cette conclusion que c’est par de libres rapports intellectuels et moraux, établis entre nous-mêmes et les autres, que notre influence culturelle peut s’étendre à l’avantage de tous et qu’inversement peut s’accroître ce que nous valons (cité par Roche et Piniau, 1995 : p. 69).
10Au-delà du discours, la volonté exprimée d’abandonner la logique du rayonnement culturel unilatéral au profit d’un échange d’influences se traduit en fait dès 1946 par une multiplication des manifestations artistiques internationales sur le sol hexagonal. L’idée que « le rayonnement artistique d’un pays ne se joue pas seulement à l’extérieur de ses frontières », et qu’au contraire, « renforcer le centre devient ainsi le complément d’une présence accrue sur toutes les périphéries » (Piniau, 1998 : p. 103), conduit à l’organisation par l’Afaa d’importants événements artistiques en France. Le festival de Cannes est (finalement) relancé en 19465, le festival d’Avignon en 1947, celui d’Aix-en-Provence en 1948, etc. La relation d’échange culturel entre la France et les pays qui sont alors appelés le tiers-monde se concrétise quant à elle par l’organisation de grandes manifestations artistiques consacrées aux civilisations étrangères. Le patrimoine mexicain est par exemple mis à l’honneur dans une exposition en 1952 au musée national d’Art moderne, intitulée « l’Art mexicain » ; plus tard, c’est la civilisation égyptienne qui sera consacrée au Grand Palais (expositions « Toutankhamon » et « Ramsès le Grand » en 1976). La programmation de l’Afaa s’enrichit à la même époque de spectacles de musique, danse ou théâtre traditionnels venus d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique du Sud.
11À l’étranger, l’effort de l’Afaa se concentre essentiellement – suivant les priorités du ministère – sur l’action linguistique. L’association se contente, le plus souvent, d’intensifier les tournées théâtrales (qui représentent en 1960 la moitié de son budget). Ainsi, le président de l’Afaa de l’époque, Jacques Jaujard, appelle-t-il en 1961 à « ne pas relâcher l’effort entrepris et [à] développer les tournées dans tous les pays où la langue française est menacée, où elle a besoin d’être maintenue : Afrique, Afrique du Nord, Amérique du Sud6 ». Toutefois, certains infléchissements traduisent une volonté de rompre avec l’impérialisme culturel mis officiellement à l’index par Charles de Gaulle. D’abord, le répertoire se modernise (on joue Ionesco, Sartre, Cocteau, etc.). Ensuite, il s’ouvre aux auteurs étrangers (Shakespeare, Kafka, Pirandello, etc.). Enfin, le public visé par ces opérations s’élargit : outre le public français mondain expatrié à l’étranger, l’Afaa souhaite désormais s’adresser aux élites locales (aux étudiants en particulier), afin que « la vie artistique française ne soit pas absente de leurs références historiques et esthétiques » (Piniau, 1998 : p. 91).
12En 1956, la Direction générale devient Direction générale des relations culturelles et techniques (DGRCT). Ce changement d’appellation traduit un tournant d’importance dans la manière d’appréhender les relations extérieures, qui devient inévitable au moment où la France fait face à une seconde vague de décolonisation (Afrique subsaharienne en 1959, Algérie en 1962). Il s’agit d’inventer un type de relations qui tienne compte de la souveraineté nouvelle des anciens territoires français, tout en conservant les liens établis avec ces pays dans les domaines centraux de l’enseignement, de la santé, des travaux publics, etc. La « coopération technique internationale », qui constitue le nouveau grand service de la DGRCT, devient le modèle qui guide les rapports entre la France et ses anciennes colonies en matière culturelle. De façon significative, un ministère de la Coopération voit le jour en 1959 qui sera chargé des relations avec la plupart des pays d’Afrique – les pays dits du « Champ7 ».
13La rénovation du modèle d’action culturelle à l’étranger trouve par ailleurs à se réaliser dans les années 1980 sous l’impulsion de mouvements différents, dont les effets convergents conduisent à une intensification des relations culturelles avec les pays du Sud. Jacques Rigaud, consulté par Valéry Giscard d’Estaing à la fin des années 1970, remet un rapport qui fera date, promouvant avec vigueur le « dialogue des cultures » (Rigaud, 1979). Il s’agit de substituer « à une politique volontariste et univoque de diffusion culturelle et de coopération technique [...] une politique de dialogue et d’échanges culturels, soucieuse de réciprocité et respectueuse des finalités de développement » (Roche et Piniau, 1995 : p. 126). Reprenant les préconisations déjà formulées lors de la conférence de Venise organisée par l’Unesco en 1970, la DGRCST et ses partenaires entendent mettre en œuvre une politique fondée sur la reconnaissance et la promotion de la diversité des cultures locales. Le prestige de la culture française dans le monde ne peut plus s’en tenir à sa prétention à l’universalité, il doit nécessairement passer par une ouverture sur les cultures étrangères, et singulièrement celles des pays du Sud. Cette volonté de rénover l’image de la France figure clairement dans un rapport de la DGRCST daté de 1984 :
[Il faut faire un] effort vers les pays en voie de développement, surtout ceux de la Méditerranée et de l’Afrique, mais aussi de l’Amérique latine et de l’Extrême-Orient. Les concours à consentir sont importants mais indispensables : seuls ces échanges peuvent et doivent donner à l’image de la France dans le tiers-monde une vitalité nouvelle dégagée de toute rémanence coloniale ou néocoloniale, une jeunesse et une ouverture dont on sent bien qu’elle l’avait perdue dans la dernière décennie (MRE, 1984 : p. 57).
14L’éphémère rattachement du ministère de la Coopération au ministère des Relations extérieures, chargé de la Coopération et du Développement entre 1981 et 1986, favorise à n’en pas douter l’importante redirection des projets de l’AFAA vers les pays qui relevaient de la rue Monsieur8. À la faveur du rapprochement des deux ministères, l’Afaa – dont les crédits sont multipliés par trois entre 1983 et 19879 – absorbe en 1984 l’Association pour le développement des échanges artistiques et culturels (Adeac) qui se chargeait jusqu’alors des relations culturelles pour le compte de la Coopération.
C’est que, expliquent François Roche et Bernard Piniau, depuis le 22 mai 1981, le ministère de la Coopération était devenu un ministère délégué auprès du ministère des Relations extérieures, chargé de la Coopération et du Développement. Le décret du 27 juillet 1982 tira les conséquences de cette réorganisation. En effet, les compétences culturelles de l’ancien ministère de la Coopération furent transférées à la DGRCST, tandis que les moyens concernant directement l’aide à l’ensemble des pays en développement relevaient désormais des services de la Coopération et du Développement […]. Ainsi les établissements culturels français à l’étranger ne relevèrent-ils plus que d’une seule sous-direction, ce qui donna, à l’évidence, une forme nouvelle à l’action culturelle extérieure, à la fois plus « mondialisée » et plus tournée vers le dialogue des cultures. Le service compétent portait alors le titre significatif de Direction des identités et échanges culturels (Roche et Piniau, 1995 : p. 129).
15Au début des années 1980 s’amorce ainsi une politique de collaboration entre professionnels issus de divers continents. Coproductions, coréalisations, l’Afaa impulse nombre de projets qui associent des artistes français et ceux issus des pays d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie ou encore du Moyen-Orient. Le « dialogue des cultures » s’incarne dans des projets communs, qui se déroulent dorénavant aussi bien en France qu’à l’étranger.
16Ce mouvement d’échanges et de collaborations entre artistes des deux hémisphères rencontre à la même époque les intérêts de la politique du nouveau ministre de la Culture, Jack Lang, tournée vers la réhabilitation des cultures minoritaires et le soutien à la création contemporaine (Dubois, 1999). À l’occasion d’un voyage en Afrique du président Mitterrand, une note du Service des Affaires internationales de la rue de Valois10 rappelle les grands thèmes de la politique culturelle voulue par le nouveau gouvernement socialiste en direction du continent africain :
Définies à l’occasion de la Conférence de Cancun et de la Conférence des pays les moins avancés (PMA) à Paris par le Président de la République, reprises par le Ministre de la Culture lors de la Conférence des Ministres de la Culture francophones à Cotonou, ces orientations sont celles d’un nécessaire rééquilibrage des relations culturelles Nord-Sud et de l’indispensable intégrale intégration de la dimension culturelle dans tout processus de développement. Le rétablissement des termes de l’échange culturel passe par l’établissement d’une authentique « voie retour » dans le dessein d’ouvrir largement notre pays à toutes les cultures du monde à travers une confrontation enrichissante pour tous11.
17En dépit de relations parfois conflictuelles entre les ministères12, les différents services et opérateurs culturels français – qu’il s’agisse de l’Afaa, de l’Adeac ou des services des ministères de la Coopération et des Affaires étrangères – s’accordent sur la nécessité de redonner tout son sens à une politique d’échanges culturels qui, en dépit des discours prononcés depuis 1945, consiste le plus souvent en une diffusion unilatérale de la culture française. « La volonté française de “rééquilibrer les termes de l’échange culturel13“ » s’incarne à partir des années 1980 dans de nombreuses initiatives visant à promouvoir, en France, l’art et les artistes des pays du Sud. L’Adeac crée par exemple à cet effet un Bureau d’artistes africains afin de soutenir les initiatives des artistes immigrés en France. Elle contribue également à la production et/ou à l’organisation de nombreuses tournées d’artistes africains en France. Le ministère de la Culture multiplie quant à lui les subventions en direction des manifestations artistiques africaines et, plus généralement, les instruments de diffusion des cultures du Sud, aux premiers rangs desquels l’Association Dialogue entre les cultures (Adec – opérateur international du ministère) et la Maison des cultures du monde, inaugurée à Paris en 1982. Dans le domaine des échanges culturels, plusieurs projets sont soutenus et/ou initiés par le service des Affaires internationales du ministère de la Culture : constitution d’un fonds africain à la Bibliothèque nationale, organisation du festival des Arts traditionnels consacré à l’Afrique en 1983, développement (avec la Direction de la Musique) des activités d’ethnomusicologie en Afrique, création (avec la Direction du Patrimoine) d’un Centre de recherche sur les cultures de tradition orale, organisation de « Rencontres culturelles Nord-Sud », etc.14. Si toutes ces initiatives ne voient pas le jour, elles témoignent néanmoins d’un intérêt marqué pour les propositions « mettant le public français en rapport avec les expressions culturelles du Sud15 ».
18Dans la décennie 1990, les collaborations Nord-Sud se renforcent de nouveau à la faveur d’une réforme de l’administration territoriale de la République. En témoigne cet extrait d’un rapport de l’Afaa, qui revient sur cette période :
[La réforme de l’administration territoriale] autorise les collectivités territoriales, régions, départements, communes, à mener une action extérieure avec leurs équivalents étrangers dans le cadre de la coopération décentralisée. C’est une révolution administrative dont l’Afaa tire profit en signant une première convention triennale avec la ville de Nantes en 1995, qui porte sur une coopération privilégiée avec l’Afrique […]. Les enjeux sont clairement exprimés par Jean Digne [directeur de l’Afaa de 1990 à 1999], qui souhaite rapprocher le réseau culturel des créateurs contemporains et des nouvelles structures ou festivals qui se mettent en place en région. Il s’agit de remplacer progressivement la logique de la tournée par la notion de coopération culturelle, ce qui nécessite une bonne identification des partenaires et l’implication des postes dans des séjours de longue durée, des résidences, où le temps de l’échange et des rencontres est préservé : l’Académie de Théâtre de Nairobi qui coproduit des spectacles avec Bruno Meyssat ou Jérôme Thomas, le Royal de Luxe en Afrique ou Georges Lavaudant au Mexique, qui en revient avec une nouvelle pièce : « Terra incognita » (Afaa, 2002 : p. 49).
19Enfin, la fusion – durable cette fois – du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Coopération en 1999 entérine la politique de coopération culturelle menée depuis plusieurs années par l’Afaa. Conséquence de cette nouvelle fusion, l’Afaa intègre à son organigramme l’association « Afrique en créations » – organisme qui, sous l’égide du ministère de la Coopération, était chargé des échanges artistiques avec l’Afrique après la disparition de l’Adeac – qui devient dans les années 2000 un de ses départements les plus actifs. Signalons pour clore ce bref historique de l’action culturelle extérieure de la France que l’Afaa, fusionnant avec l’Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF)16 en 2006, donne naissance à un nouvel opérateur, placé sous la double tutelle des ministères des Affaires étrangères et de la Culture, Cultures France.
Le rôle décisif des centres culturels français
20Malgré une volonté politique affichée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il faudra donc attendre les années 1990 pour que les pays du Sud soient réellement inscrits à la géographie de l’action culturelle extérieure de la France. S’agissant de l’Afrique en particulier, les centres culturels français seront les chevilles ouvrières de la mise en œuvre d’une politique de « coopération culturelle ». La section qui suit revient sur l’histoire des CCF en Afrique et le rôle qu’ils ont joué dans la légitimation du maintien de la présence française en Afrique après les indépendances.
21On sait, grâce à plusieurs travaux d’historiens portant sur la période coloniale, que les activités culturelles en Afrique ont bénéficié, selon diverses modalités, du soutien des colonisateurs. Dès le début du xxe siècle en particulier, le théâtre, la musique ou les arts plastiques sont largement encouragés par les colons européens installés en Afrique. S’agissant des activités théâtrales, les missionnaires mettent au point les premières animations en direction des populations africaines, le plus souvent à des fins d’évangélisation, mais aussi parfois d’alphabétisation (Yoka Lye Mudaba, 2007). En AOF, le théâtre scolaire ou « théâtre franco-africain », né dans les années 1930 à l’initiative d’un professeur français, Charles Béart, fait partie intégrante de la formation des futurs cadres africains de l’administration coloniale (Scherer, 1992 ; Jézéquel, 1999). Dans le domaine musical, de nombreux orchestres africains bénéficient de l’appui financier ou logistique de la tutelle coloniale (Thioub et Benga, 1999). En matière d’arts plastiques, plusieurs ateliers et écoles d’art sont créés par les missions, puis par des artistes européens installés en Afrique, qui initient les élites locales aux techniques académiques de la peinture et de la sculpture (Cornelis, 2008). Pour ce qui concerne la France, l’institutionnalisation de ce soutien trouve par exemple à se réaliser en AOF, après la Seconde Guerre mondiale, « dans une politique de développement des services sociaux et des activités culturelles et sportives dans le prolongement de la modernisation socio-économique du système colonial engagée avec le Fides17 » (Nedelec, 1997 p. 759). De fait la France essaime, jusque dans les régions les plus éloignées des capitales, des centres culturels élaborés sur le modèle des centres sociaux instaurés dans l’Hexagone, qui permettent notamment de subventionner le tissu associatif local. Les recherches citées s’accordent sur le fait que les initiatives des puissances coloniales dans le secteur culturel – quelle que soit leur envergure (en termes territorial ou financier) et leur degré d’institutionnalisation – ont d’abord pour objectif de servir la propagande coloniale. D’une part, elles constituent des outils de diffusion de la culture occidentale à plus ou moins grande échelle, d’autre part, ces initiatives culturelles en Afrique sont de puissants instruments de contrôle de la jeunesse et des élites locales. En définitive, affirment Ibrahima Thioub et Ndiouga Benga, « le pouvoir colonial aidait les créateurs parce que ceux-ci aidaient à la consolidation de son hégémonie par la théâtralisation des grandes actions accomplies par la métropole » (Thioub et Benga, 1999 p. 219).
22Paradoxalement, ni les dénonciations de l’hégémonie culturelle du pouvoir colonial formulées par certaines élites africaines, ni le processus de décolonisation qui s’enclenche à la fin des années 1950, n’entraînent une remise en cause radicale des initiatives culturelles de la France en Afrique. C’est que, comme pour d’autres secteurs d’intervention (sanitaire, agricole, etc.), la présence française dans le domaine culturel au lendemain des indépendances relève désormais d’une politique de « coopération ». Celle-ci apparaît, comme le souligne le travail de Julien Meimon, comme le registre légitime dans lequel peuvent s’inscrire des relations pacifiées entre la France et ses anciennes colonies (Meimon, 2007).
23Dès le début des années 1960, ces politiques de coopération culturelle sont élaborées au sein de plusieurs ministères, par différents opérateurs dont la collaboration n’est ni évidente ni systématique. Bien que les relations avec les territoires africains nouvellement indépendants soient confiées au ministère de la Coopération, la légitimité à concevoir et mettre en œuvre des projets d’échanges culturels entre la France et ces États est revendiquée par deux autres ministères, les Affaires étrangères et les Affaires culturelles. Chacune de ces administrations dispose, je l’ai dit, de ses outils propres. Le Quai d’Orsay s’appuie sur les services culturels de ses ambassades, la rue Monsieur sur les missions d’aide et de coopération (MAC)18, et l’Adeac. Mais c’est aux Affaires culturelles qu’une véritable réflexion sur l’action culturelle française en Afrique est menée. L’ancien administrateur de la France d’outre-mer, Émile Biasini, rejoint le cabinet de Malraux en 1959 avec le premier projet de « maison de la culture française », à Fort-Lamy19 (Rauch, 1995 ; Meimon, 2005). Dans un rapport qu’il remet à son ministre la même année, Émile Biasini note la nécessité de « dépolitiser tout ce qui est français », d’« enlever à toute action d’imprégnation culturelle un caractère de prosélytisme quelconque » et enfin, d’« enseigner ce que la pensée française peut avoir de plus universel, de plus libéral et de plus humain », afin de servir « à la fois le rayonnement de notre pays, la promotion du tiers-monde et le progrès d’une partie de l’humanité20 ». Les résistances du ministère de la Coopération, soucieux de maintenir ses prérogatives sur les pays dont il a la responsabilité, conduisent finalement à l’abandon des projets de « maisons de la culture française » en Afrique. Mais le modèle de l’action culturelle sur le continent est posé, et les centres culturels français en seront les outils principaux. Ainsi, à partir de 1959, le nombre de CCF en Afrique se multiplie rapidement. 1959 voit l’inauguration du premier CCF à Dakar. En août 1962, quatorze centres culturels français sont opérationnels sur le continent ; dix ans plus tard, vingt-six établissements sont ouverts au public dans dix-huit pays d’Afrique et de l’océan Indien. Leur fonctionnement pratique relève finalement de deux administrations. La Coopération a la mainmise budgétaire – le chef de mission exerce la tutelle financière sur les CCF –, mais ils sont administrativement rattachés aux ambassades, et placés sous l’autorité des conseillers culturels à qui revient la définition de la politique culturelle du centre (Bonnamour et al., 1991 : p. 178).
24L’examen des archives montre que la « promotion artistique africaine » (selon l’expression employée par les conseillers culturels et directeurs de CCF en 196521) fait partie des missions initiales du dispositif de coopération culturelle. De fait, plus qu’une des prérogatives des centres culturels français (et, de manière générale, des différents acteurs de la coopération), le soutien à la création africaine apparaît progressivement comme la condition sine qua non d’une relation pacifiée entre la France et ses anciennes colonies. Le principe de « réciprocité », qui doit guider l’action culturelle française en Afrique, est notamment rappelé lors d’une réunion présidée par la DGRCST en 1974 :
[Il s’agit de] faire connaître la France contemporaine et défendre sa langue ; [mais aussi de] contribuer à l’expression artistique africaine, francophone ou non. Nos apports culturels ne sont acceptés en Afrique que dans la mesure où ils n’apparaissent pas aux Africains comme un obstacle à cet échange véritable, signe objectif d’une décolonisation aboutie ou en voie d’aboutissement22.
25Entre les mois de mars et de mai 1974, les services de la Coopération relèvent du ministère des Affaires étrangères. Ce très bref rapprochement entre les services de la Coopération et ceux de la DGRCST permet sans doute de comprendre les inflexions de l’action culturelle française en Afrique à cette époque. Celle-ci s’harmonise davantage avec la politique menée par l’Afaa dans d’autres pays. Elle favorise notamment dans sa programmation la création contemporaine au détriment des « gloires immortelles », et surtout, elle met l’accent sur sa mission de coopération. Plusieurs registres d’intervention dans le sens de la « promotion artistique africaine » peuvent être distingués. Le soutien financier, technique et logistique aux initiatives culturelles locales constitue un premier aspect de cette mission. Il s’agit par exemple pour la France de participer à la mise en oeuvre de manifestations culturelles nationales, le plus souvent à l’initiative des acteurs locaux. Ainsi, les différentes éditions de la Biennale artistique et culturelle du Mali – au-delà du soutien financier direct qui peut leur être apporté – bénéficient-elles très largement de l’aide des techniciens du CCF pour l’aménagement des plateaux, la régie lumière ou encore l’enregistrement des spectacles23. De la même manière, l’équipement matériel du Théâtre national malien est en grande partie fourni, à la demande du ministère malien de la Jeunesse et des Sports, par l’ambassade de France24.
26Une autre manière de contribuer au soutien de la création locale consiste, pour les CCF, à faire appel à des spectacles africains dans le cadre de leur programmation. Le CCF de Bamako accueille ainsi du théâtre (notamment les pièces du Théâtre national), de la danse (Ensemble Babemba) ou de la musique malienne (Orchestre Super Biton de Ségou, Mory Kanté, etc.). Outre l’intérêt financier et symbolique que représente la diffusion de leurs créations artistiques par le CCF, cette programmation permet aussi aux artistes africains de bénéficier de locaux de travail aménagés selon les standards européens, et de profiter des conseils techniques donnés par les animateurs du centre.
27Réciproquement, dans le cadre de sa politique d’« échanges artistiques », l’Adeac participe également à la programmation, dans des théâtres français, d’artistes africains. Ainsi, le soutien de la France à la création locale passe par exemple par l’organisation de tournées, sur le sol hexagonal, de troupes de théâtre ou de ballets africains. Les archives mentionnent plusieurs tournées dès l’année 1964, qui se multiplient largement à partir des années 1970. Pour s’en tenir à l’exemple malien, l’Ensemble folklorique national se produit à Paris au Théâtre des nations en 1964, à la foire de Paris en 1965, et participe à une grande tournée européenne en 1975 : les dates s’enchaînent, au festival de Nancy et à Paris, mais aussi à Dijon, Nice, Tours, Meudon, Genève, Bruxelles, Angers, Milan, Rome, Carthage et Budapest. Une tournée en URSS est même envisagée la même année25. En 1979, outre l’organisation de la « Semaine des arts africains » au Théâtre Oblique à Paris, l’Adeac contribue à la programmation en France et en Belgique de plus d’une dizaine de troupes africaines, dans les domaines du théâtre, de la musique, ou de la danse26.
28Le développement dans les années 1980 du secteur de la « voie-retour » conduit l’Adeac à devenir un acteur central de la création artistique africaine. D’abord, elle favorise la diffusion à grande échelle des artistes africains en France et développe pour ce faire un vaste réseau de « lieux ou organismes susceptibles d’être intéressés par des manifestations artistiques ou culturelles africaines27 ». Ce réseau de partenaires institutionnels comprend à la fois des institutions locales (maisons de la culture, MJC, Centres d’action culturelle [CAC], festivals, offices municipaux, comités d’entreprise, associations, etc.) et des organismes internationaux (Afaa, Office national de diffusion artistique [Onda], Alliance française, Unesco, Agence de coopération culturelle et technique [ACCT – qui deviendra en 1995 l’Organisation internationale de la francophonie (OIF)], Maison des cultures du monde, etc.). Ensuite, avec la création du Bureau d’artistes africains, l’Adeac propose son soutien aux artistes africains résidant en France. Enfin, elle s’engage dans la production de spectacles africains dont elle organise ensuite la programmation en France et en Europe.
29Au-delà du soutien logistique et financier apporté à la création locale, la formation artistique devient rapidement un domaine privilégié de la coopération culturelle. En 1965, à l’occasion d’une réunion rassemblant les conseillers culturels et les directeurs de centres culturels français en Afrique, l’action culturelle française est présentée en ces termes :
Si l’on se réfère au schéma exposé au début de la Conférence par le Directeur de la Coopération Culturelle et Technique [...] le rôle de notre action culturelle doit tendre à la consolidation et le développement de la langue et de la culture française [et] au développement des États africains […]. La promotion artistique africaine et malgache devra s’appuyer essentiellement sur l’enseignement artistique28.
30Quinze ans plus tard, dans un document portant réflexion sur sa politique culturelle, le ministre de la Coopération exprime des orientations très similaires :
Parallèlement, on ne saurait perdre de vue la mission de coopération qui nous incombe et qui doit se traduire par une aide pédagogique et technologique. Former des animateurs, des techniciens, des bibliothécaires, des cinéastes en les initiant à nos méthodes et à nos techniques en perfectionnant leur connaissance de notre langue et de notre culture29.
31Les accords de coopération signés dès 1962 entre la France et le Mali prévoient par exemple l’envoi de « personnel français qualifié nécessaire aux besoins de […] la culture30 » ainsi que « l’organisation de […] stages, échanges d’enseignants et de jeunes31 ». Sur le terrain africain, la politique de coopération dans le domaine de la formation artistique peut ainsi prendre la forme de l’envoi de coopérants au sein des structures de formation artistique comme les instituts nationaux des Arts (INA) où les cours réguliers sont le plus souvent confiés à des volontaires du service national. En 1965, l’Adeac prévoit, pour les pays qui en feraient la demande, la création de postes de professeurs de dessin et d’arts plastiques, de musique et de chant choral, d’art dramatique et d’animation culturelle32. L’enseignement artistique délivré dans des classes régulières devrait, dans l’esprit de l’Adeac, préfigurer la création de conservatoires nationaux. Le programme de formation artistique exposé par le Secrétaire général de l’Adeac est à la mesure de ces ambitions :
Quand [les enseignants] arriveront sur place, on leur demandera en dehors de l’enseignement qu’ils auront à assurer, d’aider à mettre sur pied les structures des troupes locales, d’animer ces troupes, et pour ceux d’entre eux qui seront compétents en matière musicale, d’animer les chorales locales, etc.
[L’organisation de stages d’art dramatique et d’éducation populaire] sera confiée à des animateurs formés aux techniques du théâtre : il s’agit en effet de former des Africains, dans leur pays, au cours de stages d’une quinzaine de jours précédés obligatoirement :
– d’une sélection stricte des candidats,
– de la préparation par des troupes locales d’un ou deux spectacles. Une troupe travaillera dans sa langue, une autre (de préférence scolaire), travaillera un classique français. Ces spectacles serviront de travaux pratiques, les stages comprenant des cours théoriques portant sur les techniques du théâtre et de l’animation populaire. Un triple résultat est escompté de cette entreprise :
– qualification professionnelle des stagiaires sélectionnés,
– 2 spectacles complètement mis au point au cours du stage,
– travail sur un répertoire de langue française33.
32De manière générale dans le domaine de la formation, l’appui français à la promotion artistique africaine se caractérise par l’envoi de coopérants au sein des structures africaines de formation culturelle (INA, centre régional d’action culturelle de Lomé [Crac], Théâtre-École de Yaoundé, Théâtre Sorano à Dakar, etc.) et, plus marginalement, par l’accueil de stagiaires africains dans les écoles d’art en France34. Les coopérants assurent, au sein de ces structures, des formations de longue durée auprès des animateurs ou des administrateurs de l’action culturelle et des artistes africains. L’examen des archives concernant l’enseignement artistique montre que l’intérêt de la France pour le développement de ce secteur rencontre rapidement celui des autorités africaines. Contrairement au mouvement de mise à distance de l’ancienne puissance coloniale qui caractérise la première décennie qui suit les indépendances35, l’aide française à partir des années 1970 ne semble plus perçue par les autorités africaines comme un obstacle à la construction des identités nationales. Ainsi, au cours des années 1970, plusieurs stages sont organisés à la demande des pouvoirs publics africains dans les centres culturels français, en vue de mettre sur pied ou de consolider les troupes nationales (1971 : stage de démarrage de la troupe nationale du Dahomey ; lancement du Théâtre national gabonais, du Théâtre national zaïrois ; 1974 : constitution du noyau de l’Ensemble national camerounais ; 1975 : constitution du noyau de l’Ensemble national du Togo36, 1974 : stage en direction de la « troupe de la jeunesse nigérienne », préfiguration d’un futur Ensemble national37). Au Mali, l’expertise de la France est largement sollicitée par l’inspection de la Jeunesse et des Sports pour favoriser « le fonctionnement et le développement des ensembles artistiques maliens38 ». Les demandes des autorités maliennes en ce sens sont nombreuses, auxquelles la coopération répond par l’envoi d’assistants techniques chargés de délivrer un enseignement artistique sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années au sein des structures locales39. Pour les autorités africaines, les objectifs visés par ces formations sont divers. Leurs demandes peuvent concerner la constitution de troupes permanentes comme les Ensembles nationaux, mais aussi la formation de cadres pouvant assumer des responsabilités dirigeantes au sein de l’administration culturelle, ou, plus modestement, la formation d’animateurs capables d’encadrer les activités de jeunesse. À l’occasion de la 2e Biennale artistique et culturelle, la direction des arts et de la culture malienne sollicite par exemple le service culturel de l’ambassade de France pour l’organisation d’un stage d’art dramatique à l’intention des meilleurs comédiens de chaque région, en vue de la création d’une troupe permanente et professionnelle. La direction du stage est confiée à deux Français, Guy Perrot (metteur en scène et comédien, attaché culturel à l’ambassade de France) et Claude Rollin (directeur du CCF), qui abordent des activités diversifiées : expression corporelle, diction, écriture d’une pièce qui sera présentée en clôture du stage, mise en scène, régie, décoration, etc.40. Outre l’envoi de coopérants, la coopération dans le secteur de la formation artistique s’incarne sous la forme de conférences, ou de stages de quelques semaines, animés par des artistes (à l’occasion par exemple de la programmation de leurs œuvres au CCF) ou par des professionnels directement envoyés par Paris (metteurs en scène, etc.).
33Le double objectif d’enseignement artistique et de développement de la langue et de la culture française fait dans un premier temps du théâtre l’outil privilégié de la coopération culturelle. La « promotion du théâtre africain francophone » fait ainsi partie des priorités du ministère. Le Bureau des échanges artistiques apporte par exemple dès 1977 un important soutien financier au concours interafricain de théâtre, notamment en favorisant la diffusion en Afrique de la pièce lauréate du concours41. La Coopération contribue également à l’organisation de nombreux stages et animations théâtrales sur le continent. Les participants à ces formations sont le plus souvent recrutés auprès des établissements scolaires, et lorsqu’il en existe, des instituts nationaux des arts. À l’appui des cours d’art dramatique sont également organisées des conférences et des expositions autour de « la Comédie-Française, l’histoire du Théâtre des Champs-Élysées, l’école parisienne d’art dramatique de la rue Blanche, le dixième anniversaire de la mort de Gérard Philipe, la carrière de Louis Jouvet, une célébration de Molière ou de “20 ans de théâtre en France” » (Dedieu, 2008 : p. 279).
34Comparée au nombre de projets initiés par la coopération dans le domaine du théâtre sur la période qui s’étend de 1965 à 1985, l’action culturelle en direction de la danse fait incontestablement figure de parent pauvre. Seules quelques rares initiatives sont à relever dans ce domaine, qui sont, du reste, le plus souvent des stages conjoints de théâtre et de danse, ou des stages d’expression corporelle visant à renforcer la formation de comédien. À l’exception d’un projet de grande envergure soumis au ministère en 1969, d’ouvrir une école à Abomey au Bénin, afin de « former des comédiens-danseurs42 » – projet dont on ignore s’il verra le jour – les initiatives de la coopération dans le domaine de la danse sont plus modestes : stage conjoint de théâtre et de danse et stage d’« expression corporelle de l’acteur et danse » avec Elsa Wolliaston au Cameroun en 1974, et au Sénégal en 197543 ; stage conjoint de théâtre et de danse avec Catherine Daste au Togo en 197544 ; stage de danse avec les « Ballets Modernes » de Paris au Mali en 1980- 198145 ; stage de danse avec l’Académie internationale de danse à l’Île Maurice en 198146 ; stage de danse avec Jacqueline Rayet au centre Mudra Afrique (école de danse créée par Maurice Béjart et Léopold Sédar Senghor) à Dakar en 198247 ; stages de danse avec M. Henrotay à Madagascar et avec Poumi Lescaut au Zaïre en 198348. S’agissant de la programmation en Afrique de troupes françaises de danse, la liste est, sur la même période, encore plus limitée. Outre les succès remportés par les Ballets Lazzini au Mali en 197049, et le « Ballet du XXe siècle » de Maurice Béjart à Dakar en 197350, on trouve seulement la trace d’une tournée effectuée à la même période par la compagnie de danse Jazz Art dans plusieurs villes africaines51.
Visibilité et légitimation de l’Afrique dans le champ de la danse contemporaine
35Il faut en fait attendre les années 1990 pour que la discipline chorégraphique – et singulièrement la danse contemporaine – soit mise à l’agenda des politiques de coopération culturelle en Afrique. À rebours de l’approche postcoloniale qui postule un pouvoir de fascination intemporel des corps noirs, et notamment des danses africaines dans l’imaginaire occidental, il faut connecter cet intérêt relativement nouveau à l’histoire récente du champ chorégraphique contemporain. Celle-ci permet de comprendre les conditions précises qui ont mené concomitamment à l’arrivée des danseurs africains sur les scènes françaises de la danse contemporaine, à l’intérêt des politiques de coopération culturelle pour cette discipline artistique d’avant-garde, et à son institutionnalisation progressive sur le continent.
L’Afrique, une double opportunité esthétique et économique
36L’autonomisation rapide d’un champ de la danse contemporaine en France dans les années 1970-1980 s’est appuyée sur un volontarisme politique qui a conduit, en quelques années, à l’institutionnalisation d’espaces de formation, de diffusion et de création d’une esthétique chorégraphique d’avant-garde, largement soutenue – à l’instar d’autres arts contemporains – par l’État et les collectivités territoriales (Faure, 2008 ; Sorignet, 2010). En partie héritière de la modern dance née entre l’Allemagne et les États-Unis dès la fin du XIXe siècle, la danse contemporaine en France (labellisée « Nouvelle danse française » dans les années 1980) a promu une gestuelle et une conception du corps et du mouvement radicalement différentes de celles, jusqu’alors hégémoniques, de la danse classique. La danse contemporaine se caractérise en effet par une idéologie de la singularité moins marquée par la spécificité d’une technique du corps que par l’effort perpétuel de distinction que suppose l’acte créatif (Faure, 2000). Sur le plan esthétique, la danse contemporaine ménage de fait une large place à l’abstraction et au minimalisme, privilégiant l’exploration de la périphérie relativement au centre (aussi bien dans l’utilisation de certains membres du corps que dans l’utilisation de l’espace scénique), l’opacité par rapport à la visibilité, la distorsion plutôt que l’harmonie, etc.52. La danse contemporaine a en somme incarné de manière exemplaire cette règle selon laquelle, dans le champ artistique, « exister c’est différer » (Bourdieu, 1992a). Dans la course à l’originalité et à la transgression des conventions tant esthétiques que sociales, certains chorégraphes ont, dès les années 1980, exploité des formes de radicalité corporelle, en mettant en scène des physicalités atypiques (des corps nus, mutilés, des personnes âgées, des handicapés, des corps déformés par les costumes, les postures, la gestuelle), en montrant de façon explicite des pratiques pornographiques ou scatologiques, en mettant en scène la violence, la folie, l’intimité, etc. D’autres ont exploré des techniques issues de disciplines corporelles différentes (en faisant appel à des sportifs ou à des artistes du cirque, du hip-hop, du mime, etc.).
37Après l’âge d’or des années 1980, les chorégraphes contemporains sont nombreux à faire le constat d’un essoufflement de leur créativité. La course à la radicalité (aussi bien du point de vue des principes de minimalisme que du côté des déviances mises en scène) rencontre rapidement ses limites, d’autant que le système de subventions publiques impose aux compagnies des rythmes de production soutenus (une création par an ou tous les deux ans) (Sorignet, 2001). Dans ce contexte, une des manières de continuer à produire l’originalité nécessaire au maintien d’une position dominante dans le champ de la danse contemporaine a consisté, pour un certain nombre de chorégraphes, à faire appel à des artistes jusqu’alors absents des scènes chorégraphiques occidentales : les artistes du Sud – et singulièrement les danseurs africains. En effet, dans le processus de transgression et de déconstruction des codes qui caractérise les arts contemporains en Occident, l’Afrique a constitué un terrain de jeu particulièrement riche53. Sur le plan symbolique, la « jungle urbaine africaine » – dont les townships de Johannesbourg, les rues surpeuplées de Lagos, les maquis de Bamako ou les enfants-soldats de Sierra Leone ne sont que quelques représentations – a servi à renouveler les formes de radicalité propres à la création contemporaine.
38Pourtant, jusqu’à une période récente dans l’histoire du champ chorégraphique, l’Afrique a occupé une place doublement marginale. D’une part, du point de vue de la production chorégraphique, l’Afrique n’existait qu’à travers les spectacles des Ballets nationaux ou les troupes folkloriques qui, investissant le marché de l’exotisme, ne bénéficiaient que d’un faible crédit symbolique dans le champ. De fait, l’entreprise de patrimonialisation des formes chorégraphiques africaines dans laquelle étaient objectivement engagés les Ballets nationaux des pays africains, les excluait d’un marché de l’art contemporain en Occident qui valorisait au contraire l’innovation. Les ensembles chorégraphiques et musicaux créés en France par les immigrés africains (les grands ballets d’Afrique noire54, les Ballets Kodia, etc.), bien que moins investis que leurs modèles africains dans la sauvegarde du patrimoine traditionnel, s’inséraient souvent dans les mêmes circuits et subsistaient en partie grâce aux animations qu’ils effectuaient en milieu scolaire ou auprès des comités d’entreprise (Coudert et Bebey, 1985). Par ailleurs, les danseurs africains installés en France étaient largement engagés dans un domaine périphérique du champ chorégraphique, celui des cours de danse55. Si les cours de danses traditionnelles africaines rencontraient un large succès en France56, reste que c’étaient d’abord les talents de pédagogues de ceux qui les animaient qui étaient mis en avant. Gardiens-interprètes de la tradition dans un cas, pédagogues dans l’autre, le rapport que ces danseurs africains entretenaient à la pratique chorégraphique faisait d’eux des exécutants plus que des créateurs et les reléguait au rang d’acteurs secondaires du champ chorégraphique.
39Plutôt qu’auprès des immigrés, c’est donc directement depuis l’Afrique que les chorégraphes contemporains français ont entrepris de renouveler leur contribution à l’esthétique contemporaine. Certains d’entre eux avaient certes fréquenté les cours de danse africaine donnés à Paris57 par quelques grandes figures emblématiques telles Germaine Acogny, Eisa Wolliaston, Koffi Kôkô ou Irène Tassembedo58, cependant, la plupart des collaborations qu’ils mettent en place à partir des années 1990 ont fait suite à des séjours de création sur le continent africain. Ainsi, l’initiative africaine de Mathilde Monnier en 1992 (voir infra) est-elle largement suivie par d’autres chorégraphes de sa génération. Ceux-ci s’expatrient le plus souvent quelques jours ou quelques mois en Afrique (parfois avec une équipe de collaborateurs ; scénographe, vidéastes, etc.) pour y préparer un nouveau spectacle. Trouver les futurs interprètes constitue la première étape de cette préparation. Pour ce faire, nombreux sont ceux qui ciblent les établissements de formation déjà bien connus des services de la coopération culturelle. Quelle que soit la forme choisie pour cette expédition, il s’agit pour les chorégraphes d’observer, in situ, le travail des danseurs (par exemple en allant assister aux répétitions de troupes de danses locales), puis d’animer des stages et ateliers dont certains constituent aussi des auditions. Ainsi, Jean-François Duroure, ancien partenaire de Mathilde Monnier, présente en France en 1994 un spectacle, « What are you doing here ? », avec des danseurs sud-africains. Un premier séjour à Johannesbourg est l’occasion pour le chorégraphe de découvrir certaines danses contestataires – comme les danses zouloues ou le « gumboot59 » – et leur importance dans les luttes sociales en Afrique du Sud. Pendant plusieurs mois il met ensuite en place avec son équipe des ateliers de travail avec les artistes des townships de Johannesbourg (en particulier à Soweto). Il résulte de cette expérience un spectacle politique, qui trouvera notamment sa place dans les programmations liées aux commémorations de l’abolition de l’esclavage.
40D’autres chorégraphes réalisent, dans d’autres pays, des expériences similaires. Claude Brumachon se rend à Lagos au Nigéria où il crée en 1996 la pièce « Les larmes des Dieux » qui réunit cinq danseurs du CCN de Nantes (qu’il codirige avec Benjamin Lamarche) ainsi que dix danseurs nigérians. Pour son projet « Black Spring » créé en 2000, Heddy Maalem, dont le souhait est de « réunir des danseurs africains d’Afrique et des danseurs africains de la diaspora », choisit lui aussi Lagos60. Sylvain Prunenec se rend en Éthiopie où, à la demande de l’Alliance française d’Addis-Abeba, il chorégraphie un spectacle pour la compagnie éthiopienne Adugna. Susan Linke travaille, elle, au Sénégal, où elle crée « Le coq est mort » en 1999 pour les danseurs de la compagnie Jant-Bi de Germaine Acogny. L’École des sables, que dirige cette dernière, est un point de chute important en Afrique de l’Ouest pour les chorégraphes à la recherche d’interprètes africains61. C’est ici, notamment, que se rendent Bernardo Montet et Jean-Claude Gallotta dans le cadre de la préparation de leurs spectacles respectifs. Le premier, en 2002, pour une pièce intitulée « O. More », inspirée de la tragédie shakespearienne Othello, pour laquelle il souhaite réunir une distribution cosmopolite. Le second, pour un spectacle qu’il crée en 2007 avec le metteur en scène Moïse Touré, « 2147, l’Afrique », pour lequel il sillonne l’Afrique à la recherche de danseurs, de comédiens et de musiciens. Jean-Claude Gallotta, qui se rend pour la première fois en Afrique en 2005 à l’occasion de la préparation de ce spectacle, me relate en entretien son expédition africaine :
Alors on est partis un peu à l’aventure avec Claude-Henri [Buffard], le producteur, pour chercher... parce qu’on savait pas encore où on allait faire les choses en fait. C’était d’abord une rencontre. [...] Moïse [Touré] avait des contacts avec CulturesFrance pour donner un peu des idées, des lieux qui étaient fiables en Afrique, parce qu’il y a des centres culturels qui marchent plus ou moins bien. Et donc Bamako est arrivé dans la tirelire [rires] parce que c’était un lieu vraiment qui pouvait accueillir, ils avaient déjà fait de la production. Parce qu’au départ pour Moïse c’était plutôt de faire vraiment un « Terre-Afrique », on savait pas même où on allait se poser et il voulait beaucoup de pays africains. Alors on est allés dans un lieu important qui était à Dakar, chez Germaine Acogny, l’École des sables, et là c’est vrai qu’elle, elle fait des stages où elle avait invité vingt ethnies différentes, donc là on a vu vraiment des représentants très divers de l’Afrique, et on les a vus danser aussi. Donc là y a eu déjà des premiers contacts, on a repéré un peu des interprètes (Entretien avec Jean-Claude Gallotta, Grenoble, janvier 2007).
41Comme le confie Jean-Claude Gallotta dans le court reportage qu’il filme à l’occasion de ce périple, « Carnets d’un toubab. Dakar-Bamako 200562 », le voyage en Afrique est l’occasion de rencontrer, outre de futurs interprètes, « différents organismes de production, des écrivains, différentes personnalités pour [l’]aider à réfléchir à ce projet, à ce rêve africain désormais intitulé “2147” ». À Dakar, l’équipe de Jean-Claude Gallotta s’entretient donc avec la directrice d’un festival, le rédacteur en chef du magazine culturel Dihy Chaussées, ou encore l’écrivain Boubacar Boris Diop. Leur voyage les conduit dans un second temps à Bamako, au Mali, où ils écument de la même manière les lieux culturels de la capitale. À l’institut National des Arts, ils rencontrent les étudiants de la section d’art dramatique, au Palais de la Culture, ils rendent visite au Ballet National. L’équipe se rend aussi au Musée national, au Santoro (galerie d’art et restaurant créés par l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traoré), chez la musicienne Rokia Traoré et à L’Espace, le centre de danse de la chorégraphe Kettly Noël, autre lieu de référence de la création chorégraphique contemporaine d’Afrique de l’Ouest.
42Comme le suggèrent les expériences de ces chorégraphes, ces séjours africains de création, vécus comme une aventure intime de ressourcement esthétique par ceux qui s’y engagent, doivent en fait beaucoup à l’encadrement fourni par le dispositif de coopération culturelle français en Afrique. C’est que, sur un plan institutionnel, ce type de collaborations est largement encouragé. On se souvient que la promotion à partir des années 1980 du « dialogue des cultures » s’était traduite par l’augmentation significative et durable des moyens alloués par le ministère des Affaires étrangères et de la Culture aux coproductions Nord-Sud. Ainsi, la coopération est-elle devenue pour les chorégraphes français en mal d’inspiration, non seulement une opportunité de financement nouvelle, mais aussi un soutien logistique majeur dans la réalisation concrète de leurs séjours artistiques en Afrique.
Une collaboration exemplaire : Mathilde Monnier-Salia nï Seydou
43Pour mieux comprendre les ressorts concrets et les conséquences, dans le champ chorégraphique, de cet intérêt inédit pour l’Afrique, on peut revenir dans le détail sur une collaboration emblématique, celle la chorégraphe Mathilde Monnier avec les danseurs de la compagnie africaine Salia nï Seydou63. L’aventure artistique qui a lié pendant presque dix ans la chorégraphe française aux danseurs burkinabè Salia Sanou et Seydou Boro, est bien connue des amateurs de danse (contemporaine et africaine) et des professionnels de la culture, au premier rang desquels ceux de la coopération culturelle. Et pour cause. La démarche, à cette époque isolée, initiée par la chorégraphe montpelliéraine et envisagée dans le cadre d’un projet unique – la création de la pièce « Pour Antigone » –, va, dans les années 1990, donner un nouveau visage aux relations franco-africaines dans le domaine chorégraphique.
44Mathilde Monnier est née à Mulhouse en 1959 d’un père négociant en textile (il fait du commerce de wax64 entre l’Afrique et l’Europe) et d’une mère directrice d’un foyer Sonacotra65. Elle vit toute son enfance au Maroc avant de rentrer en France, à 12 ans66. Après des études de psychologie, elle se forme à la danse contemporaine au Centre national de Danse contemporaine (CNDC) d’Angers auprès de Viola Farber, disciple de Merce Cunningham. Elle chorégraphie ses premières pièces à New York où elle réalise une partie de sa formation. En France, elle poursuit son travail de création avec d’autres chorégraphes de sa génération : François Verret, Joseph Nadj, Jean-François Duroure, entre autres. Elle remporte en 1985 le prix du ministère de la Culture lors du concours de Bagnolet67. En 1994 elle succède à Dominique Bagouet à la tête du Centre chorégraphique national (CCN) de Montpellier68.
45C’est une initiative originale que prend Mathilde Monnier lorsqu’elle décide en 1990 de créer la pièce « Pour Antigone », pour laquelle elle souhaite réunir une distribution « moitié occidentale et moitié africaine » (Monnier, 2001 : p. 191). À cette époque, elle est déjà l’auteure de plusieurs pièces remarquées et est une chorégraphe reconnue dans le milieu de la danse contemporaine. Lorsque je l’interroge sur la genèse du projet, elle évoque d’abord une influence artistique :
J’avais ce projet de faire une Antigone. En fait le projet est beaucoup venu des films de Pasolini, notamment le dernier film euh... il avait un projet avant sa mort Pasolini de faire un « Œdipe Roi » avec des acteurs africains. Donc il avait commencé à faire des repérages et j’avais lu pas mal de notes sur ce travail-là, qui m’avait beaucoup intriguée. Donc c’est plus venu sur des choses qui venaient pas du spectacle vivant, voilà sur des projets comme ça. […] J’avais vu des extraits parce qu’il avait fait des repérages au niveau documentaire donc il avait un peu été filmer des emplacements géographiques, je crois que j’avais eu l’occasion de les voir, je sais plus par quel biais. Est-ce que c’est à la cinémathèque ? Et ça je sais que ça m’avait marquée à l’époque, ça m’avait intéressée. […] Je pense que ça a pas mal déclenché la mise en lien du sujet d’Antigone avec l’histoire de l’Afrique. [...] Alors j’ai commencé à faire des recherches un peu autour de la figure d’Antigone, j’ai lu les Antigones de Steiner, les choses comme ça donc euh... ouais puis après j’ai fait un premier voyage (Entretien avec Mathilde Monnier, Montpellier, mai 2011).
46La nécessité de se tourner vers d’autres secteurs artistiques – ici, le cinéma – paraît d’autant plus urgente dans les années 1990, qu’après l’effervescence des années 1980, Mathilde Monnier constate, comme d’autres, un essoufflement de la création chorégraphique :
Moi j’étais une jeune chorégraphe, j’avais 27 ans, 28 ans et d’un coup... enfin je sentais que moi-même je tournais en rond et du coup j’avais l’impression que tout ce que je voyais… […] C’était la fin des années 1980, avant tout le mouvement conceptuel, donc c’est vrai que c’est arrivé à un moment aussi où y avait pas vraiment un renouveau. [...] Ça correspond aussi à une époque où, après la gloire des années 1980 où tous les chorégraphes sont sortis... jusqu’en 87-88, là y a eu une espèce de creux. […] On voyait pas de nouvelles formes arriver, y avait pas de nouveaux chorégraphes, y avait une espèce d’essoufflement. La danse américaine a pas produit d’autres choses à ce moment-là, y avait pas de courants mondiaux vraiment qui étaient intéressants (ibid.).
47C’est dans ce contexte que Mathilde Monnier décide de poursuivre sa recherche sur le mythe d’Antigone en organisant un voyage en Afrique où elle souhaite « voir des lieux et rencontrer des danseurs ». Pour ce premier voyage d’un mois entre le Burkina Faso et le Mali, la chorégraphe réunit une équipe avec laquelle elle a l’habitude de travailler. Scénographe, créateur lumière et vidéaste font aussi partie du voyage. Pour organiser son séjour, elle engage un professionnel de la culture burkinabè, Vincent Koala69, qui servira de guide à travers les deux pays. L’objectif est d’observer les danses d’Afrique, dans des contextes aussi variés que possible, des cérémonies dans les villages aux spectacles joués sur les scènes urbaines. Cette recherche la conduit notamment à assister aux danses des Trembleuses du village de Tageldougou, aux danses du Ballet national du Mali, à celles qui ont lieu à la Maison des jeunes de Ouagadougou ou dans d’autres maisons de quartier, dans les fêtes, les mariages, etc. Les troupes de danse qui se produisent devant l’équipe de Mathilde Monnier dans le cadre de ce premier repérage ne sont pas averties du projet de création. La chorégraphe veut éviter de « créer de fausses attentes », et les prestations auxquelles elle assiste font l’objet d’une petite rétribution financière. Un an plus tard la chorégraphe revient en Afrique, accompagnée d’un danseur de sa compagnie, dans l’objectif d’auditionner plus formellement les artistes africains. Néanmoins les auditions sont présentées aux participants comme des stages. Vincent Koala est chargé de diffuser l’information auprès des danseurs du pays, et on fait appel aux CCF de Ouagadougou et de Bamako pour accueillir les stages dans leurs locaux. À l’issue des stages, six danseurs et musiciens sont recrutés : les danseurs Seydou Boro, Salia Sanou, Blandine Yaméogo et Balkissa Zoungrana (qui est une jeune fille de douze ans) au Burkina Faso ; Hawa Kouyaté, danseuse, et Ziani Diabaté, percussionniste, tous deux issus du Ballet national, au Mali. En 3993, l’équipe dite « africaine » rejoint en France l’équipe « occidentale » déjà réunie, à Brest, pour le travail de création proprement dit. La pièce, considérée rétrospectivement par l’administrateur du CCN de Montpellier de l’époque, comme « le best-seller » de Mathilde Monnier70, rencontre un vif succès public. La critique est également enthousiaste et la tournée cumule près de quatre-vingts dates dans le monde entier.
48Après cette expérience concluante, Mathilde Monnier offre à Salia Sanou et Seydou Boro de devenir danseurs permanents du CCN de Montpellier dont elle a pris la direction au moment de la création de la pièce. Au-delà de l’événement artistique que constitue le spectacle, la création de « Pour Antigone » marque pour Salia Sanou et Seydou Boro l’entrée dans une nouvelle vie. L’examen rapide de leur biographie témoigne non seulement des infléchissements majeurs qu’a occasionnés cette expérience dans leur trajectoire professionnelle et, plus largement, sociale, mais il permet également de comprendre comment ils sont devenus les piliers de l’institutionnalisation de la danse contemporaine dans leur pays d’origine.
49Salia Sanou est né en 1969 à Légéma, un petit village situé à une dizaine de kilomètres de Bobo-Dioulasso où ses parents vivent assez confortablement des revenus de l’agriculture. En primaire, Salia Sanou fréquente l’école locale, mais dès le secondaire son père l’envoie à l’« École du Blanc » à Bobo-Dioulasso (Sanou et Tempé, 2008 : p. 48). Il adhère à la même période à l’ensemble artistique Koulédafrou où il diversifie le répertoire de danses traditionnelles auquel il s’était déjà largement initié au village. Il se rend ensuite à Ouagadougou pour poursuivre des études de droit, dans le but de tenter les concours de la fonction publique (nombreux en cette période de révolution sankariste). Il est reçu au concours de police et intègre alors l’école dont il sortira avec les galons d’inspecteur. Dans le même temps, il poursuit ses activités artistiques au sein de l’école de théâtre de l’Union des ensembles dramatiques de Ouagadougou (Unedo) – où il fait la connaissance de Seydou Boro – et de l’ensemble artistique Bonogo de la Maison des jeunes et de la culture de la capitale. Son goût pour la pratique de la danse le pousse à créer une section de danse au sein de son école. Lorsqu’il est choisi par Mathilde Monnier pour intégrer l’équipe de « Pour Antigone » il est encore étudiant à l’école de police et doit se mettre un an en disponibilité pour pouvoir se rendre à Brest le temps nécessaire à la création du spectacle.
50Seydou Boro est quant à lui né en 1968 à Ouagadougou dans une famille aisée de la noblesse traditionnelle. Son père est officier de l’armée et occupe des fonctions de préfet. Contrairement à Salia Sanou, Seydou Boro n’entretient pas de proximité avec la danse traditionnelle. Ses activités corporelles le poussent plutôt du côté du football dont il ambitionne un temps de faire sa carrière professionnelle. Son père souhaite pour lui une carrière militaire mais se satisfait de l’emploi que son fils trouve, au sortir du lycée, dans une banque de la capitale. C’est le « grand frère71 » de Seydou Boro, Amadou Bourou, qui lui ouvre les portes du monde artistique. Amadou Bourou, après des études en France à la Sorbonne, crée au Burkina Faso une troupe de théâtre qui deviendra célèbre, la compagnie Feeren. Pour la préparation d’un spectacle dont le thème tourne autour de la superstition chez les joueurs de football, Amadou Bourou fait appel à Seydou Boro, qui intègre la troupe en 1991 pour le spectacle « Marafootage ». Cette expérience le séduit au point de se consacrer exclusivement aux activités de la troupe, ancrées dans la pluridisciplinarité (outre le théâtre, la compagnie Feeren développe des projets dans le domaine de la danse, de la musique et du conte, entre autres). Seydou Boro devient un comédien reconnu en participant aussi bien à des pièces de théâtre (« Œdipe-Roi » de Sophocle, mis en scène par Eric Podor) qu’à des productions cinématographiques d’envergure (il incarne le rôle-titre de Soundyata Keita dans le long-métrage « Keita l’héritage du griot » du réalisateur burkinabè Dani Kouyaté). Il jouit déjà d’une notoriété certaine au Burkina Faso lorsqu’il participe à l’audition de Mathilde Monnier. « Au moment de partir pour Brest, écrit le journaliste Gérard Mayen, il est convaincu d’être de retour au pays dès qu’il en aura terminé avec l’expérience de Pour Antigone » (Mayen, 2006 : p. 80).
51Bien qu’ayant des origines et des trajectoires sociales différentes, Salia Sanou comme Seydou Boro ont en commun de s’être engagés professionnellement dans leur pays. Le premier en choisissant une carrière dans la fonction publique (l’inscription au concours de police n’est du reste qu’un seul des quatre concours qu’il tente au sortir de ses études), le second, bien que déjà engagé dans une carrière artistique qui favorise la mobilité, est aussi très investi dans un travail d’éducation populaire auprès de jeunes issus des milieux les plus défavorisés de la capitale burkinabè.
52La proposition de Mathilde Monnier d’intégrer sa compagnie en tant que danseurs permanents représente dans leurs carrières respectives un bouleversement. L’accès à ce statut conduit de fait les deux Burkinabè à se sédentariser à Montpellier où ils participeront pendant sept ans aux créations de la chorégraphe. Cette position au CCN leur offre, outre l’avantage du salariat – privilège rare chez les danseurs contemporains – une inscription durable dans un réseau professionnel pour le moins sélect. De fait, la consécration artistique que signale ce statut – il témoigne des qualités reconnues aux deux danseurs par une chorégraphe possédant un capital symbolique élevé dans le champ de la danse – hisse Salia Sanou et Seydou Boro au rang d’interlocuteurs légitimes auprès des institutions qui encadrent la création artistique en France. Ainsi, lorsque les deux Burkinabè décident, au milieu des années 1990, parallèlement à leur travail avec la compagnie de Mathilde Monnier, de se lancer dans la création d’un duo, ils connaissent déjà bien les arcanes de la production artistique française et trouvent directement un appui auprès du CCN. À la demande de Salia Sanou et Seydou Boro, et avec l’accord de Mathilde Monnier, Michel Chialvo, alors administrateur du CCN, décide de « prendre leur destinée en main72 ». D’un point de vue purement matériel, les deux Burkinabè trouvent au CCN les moyens de bénéficier de locaux et d’équipements particulièrement adaptés à la création chorégraphique. Ils jouissent en effet de la possibilité de travailler leurs propres créations dans les studios du CCN, où ils ont par ailleurs du personnel technique à leur disposition. Surtout, l’investissement de Michel Chialvo dans la gestion de la jeune compagnie baptisée Salia nï Seydou, leur permet de construire rapidement une solide carrière de chorégraphes contemporains. Comme il l’explique en entretien, le vaste réseau professionnel d’ordinaire mobilisé pour les activités de la compagnie de Mathilde Monnier, est largement activé par Michel Chialvo pour la compagnie Salia nï Seydou :
Tu vois quand j’ai fait tourner Salia et Seydou je me suis posé la question. À qui je vais m’adresser ? Comment je vais m’adresser à eux et comment je vais promouvoir ce travail-là ? Je me suis dit : « est-ce que je parle d’une compagnie de danse sans dire qu’ils sont Africains, ou Noirs, ou est-ce que je joue avec ça ? Et en même temps si je joue avec ce côté-là, ça va forcément induire un imaginaire et donc ça peut me desservir, ou en tout cas desservir la compagnie. Ou au contraire bien la servir ». Je savais pas trop sur quel pied danser. Finalement j’ai trouvé une espèce de compromis qui est : travailler sur la question de la création, mais en ne négligeant pas d’où ils viennent. [...] C’est pas parce qu’ils sont noirs qu’il faut les programmer, c’est parce qu’ils sont bons, c’est parce qu’ils font un travail intéressant, qu’ils viennent d’Afrique, et donc qu’il y a une couleur qui est donnée au projet qui est particulière. [...] Ce travail est formidable et il faut le programmer, voilà. C’est tout. Donc j’ai travaillé assez simplement là-dessus. [...] Et puis après j’ai utilisé mon réseau normal, Scènes nationales et tout ça. [...] Donc j’ai utilisé tout à fait le réseau normal que j’utilise pour Mathilde […] et c’est marrant parce que ça a très bien marché comme ça (Entretien avec Michel Chialvo, Paris, décembre 2006).
53À l’exception de quelques festivals dédiés à la création africaine dont le champ artistique reconnaît la qualité – festival Africolor à Saint-Denis, les Francophonies de Limoges, etc. –, Michel Chialvo cherche donc à se « démarquer » (ce sont ses termes) du marché des danses exotiques et se tourne vers ses interlocuteurs habituels, ceux avec lesquels il traite d’ordinaire des spectacles de Mathilde Monnier. La stratégie s’avère payante pour les deux chorégraphes burkinabè qui, depuis la création de leur première pièce en 1994, accumulent les distinctions73.
54Du point de vue de leur vie personnelle, l’engagement auprès de la compagnie Mathilde Monnier marque aussi une rupture importante. Leur trajectoire résidentielle et familiale en est significativement bouleversée. Pendant la durée de leur travail auprès de la compagnie de Mathilde Monnier, Salia Sanou et Seydou Boro résident à Montpellier74. Aussitôt que son statut administratif le lui permet, Salia Sanou y fait venir sa femme et ses enfants. Seydou Boro, lui, rencontre sa femme en Europe et habite aujourd’hui avec elle et leur fille à Paris. Leur statut de permanent favorise l’obtention relativement rapide d’une carte de résident, laquelle leur ouvre les droits au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle au terme de leur contrat avec le CCN. Les profits liés à cette situation sont manifestes, aussi bien en France qu’au Burkina Faso. Ils connaissent en effet une stabilité économique et un niveau de vie confortable relativement à ceux de la plupart des autres danseurs en France d’une part, et jouissent au pays d’un statut privilégié d’autre part. Les deux chorégraphes, qui partagent leur temps entre la France et le Burkina Faso, incarnent la figure de l’immigré qui a réussi. Les moyens financiers dont ils disposent font l’objet de dépenses, souvent ostentatoires, qui contribuent à asseoir leur position symbolique au Burkina Faso : Salia Sanou se déplace en 4 x 4, Seydou Boro a investi dans l’immobilier en faisant construire plusieurs bâtiments dans les quartiers chics de la capitale.
55Il faut à cet égard insister sur le fait que la légitimité qu’ils acquièrent au sein du champ chorégraphique contemporain en France va de pair avec un engagement marqué dans des projets d’envergure dans leur pays d’origine, au premier rang desquels la fondation en 1996 de leur propre compagnie de danse, Salia nï Seydou. L’administration de la compagnie est confiée à Ousmane Boundaoné, qui occupe à la même époque des fonctions d’animateur culturel, chargé des relations publiques au CCF de Ouagadougou. Le développement, au niveau local, des projets de création de la compagnie, tient autant à l’accompagnement du CCF dont elle bénéficie par le truchement de son administrateur, qu’aux efforts fournis en direction des artistes burkinabè avec lesquels Salia nï Seydou collabore. Ousmane Boundaoné insiste sur ce point en entretien, en précisant que l’un des enjeux principaux pour la jeune compagnie était de fournir aux artistes locaux des conditions de travail et de rémunération en adéquation avec les principes de professionnalisation du métier d’artiste que Salia Sanou et Seydou Boro défendent dans leur pays : « Comment faire en sorte que les artistes d’ici, même s’il n’y a pas un statut officiel, puissent avoir des contrats, être payés normalement, puissent payer des charges sociales » (Entretien avec Ousmane Boundaoné, Ouagadougou, 4 novembre 2014). Cette double légitimité qu’acquièrent Salia Sanou et Seydou Boro en France et au Burkina Faso leur permet également de mettre en place un Centre de développement chorégraphique (CDC) à Ouagadougou, baptisé La Termitière, dont ils assurent la direction artistique depuis son inauguration en 2006. Là encore, Michel Chialvo et l’ensemble de l’équipe du CCN de Montpellier ont apporté leur aide à ce projet d’envergure. Les techniciens du CCN ont travaillé sur les futurs plans du CDC, d’autres se sont impliqués dans la rédaction du projet, la recherche de financements et de partenariats avec les structures institutionnelles aussi bien en France qu’au Burkina Faso. Le CDC ainsi que le festival de danse contemporaine Dialogues de corps qu’ils ont créé en 2000 à Ouagadougou, ont permis de créer plusieurs dizaines d’emplois dans la capitale burkinabè, faisant de la compagnie Salia nï Seydou à la fois une entreprise importante du paysage culturel local et un partenaire décisif de la coopération culturelle française en Afrique dans le secteur de la danse contemporaine.
Vers l’institutionnalisation : les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien
56Le cas de Salia Sanou et Seydou Boro n’est pas isolé. On l’a vu, d’autres chorégraphes français se sont tournés, dans le sillage de Mathilde Monnier, vers les danseurs africains. Ces collaborations ont été encadrées, plus ou moins fortement, par les institutions de la coopération culturelle, au premier rang desquelles les CCF en Afrique qui ont apporté leur expertise dans la réalisation de ces projets. Mais au-delà de l’investissement ponctuel des CCF dans le projet spécifique d’un chorégraphe particulier, il faut insister sur le rôle fondamental de la coopération culturelle dans l’institutionnalisation de la danse contemporaine sur le territoire africain. L’émergence d’une « danse contemporaine africaine » ne saurait être le produit d’une somme de « rencontres » dispersées entre chorégraphes français et danseurs africains. Elle est aussi le fruit d’efforts plus réguliers et plus soutenus de la part de la coopération française visant à institutionnaliser la pratique de la danse contemporaine sur le continent africain. Le lancement par la coopération culturelle, en 1995, d’un festival de danse contemporaine à l’échelle du continent africain – les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien – a joué un rôle de premier ordre dans ce processus d’institutionnalisation.
Genèse d’une institution chorégraphique franco-africaine
57On l’a vu précédemment, jusqu’à une période récente, l’effort déployé par la coopération française dans le domaine de la formation artistique s’est principalement concentré sur le théâtre. L’organisation régulière de stages de théâtre dans les CCF, l’accueil de stagiaires africains dans les écoles de théâtre en France et l’envoi de coopérants au sein des structures africaines de formation dramatique (INA, Crac, Théâtre-École de Yaoundé, Théâtre Sorano à Dakar, etc.) sont à l’origine sans commune mesure avec les initiatives, très ponctuelles, menées dans le domaine de la danse. La pratique chorégraphique, sans doute trop marquée par les fonctions sociales ou politiques qu’elle occupe (cérémonies, Ballets nationaux, etc.), ne semble pas devoir être investie du même effort de modernisation dont bénéficie le théâtre à la même époque. Pourtant, sur le continent africain, les Africains eux-mêmes lancent des initiatives visant à produire une danse africaine de création. L’école Mudra Afrique à Dakar, le Village Ki Yi Mbock ou l’Ensemble Kotéba d’Abidjan en Côte d’ivoire constituent de ce point de vue des pionniers75.
58C’est cela dit à partir d’une initiative lancée de France, par un immigré, que la perspective de modernisation de la danse en Afrique va attirer l’attention des agents de la coopération. On doit en effet à Alphonse Tiérou le lancement en 1992, avec l’association Afrique en créations alors sous la tutelle du ministère de la Coopération, d’un programme inédit en direction de la danse en Afrique : « Pour une danse africaine contemporaine ». L’ambition du programme est claire, il s’agit de « passer du cliché des Africains qui ont la danse dans le sang à la reconnaissance de ceux qui ont appris à danser », de sortir les formes chorégraphiques africaines de leur « “ghetto” folklorique traditionnel » afin de les rendre visibles sur la scène internationale76. Dans une lettre de la fondation Afrique en créations, on peut ainsi lire :
Véhiculée par les grands Ballets nationaux, l’idée d’une danse africaine figée dans l’image intemporelle de la culture ancestrale a longtemps freiné et étouffé l’évolution d’une discipline artistique créative et dynamique. Pour que ce mouvement se développe et participe à la création contemporaine du monde, les potentialités réelles qui existent doivent être reconnues, identifiées et favorisées. La fondation Afrique en Créations s’inscrit dans ce courant novateur et développe depuis 1992 une vaste opération de sensibilisation, de mobilisations et d’actions77.
59Pour lancer son projet, Alphonse Tiérou fait appel à Mathilde Monnier. Suite au succès de la pièce « Pour Antigone » et aux positions défendues par Mathilde Monnier (notamment par voie de presse) contre le « métissage », qu’elle considère comme dangereux pour l’émergence d’une expression proprement africaine de la création chorégraphique, la chorégraphe française attire en effet l’attention d’Alphonse Tiérou, qui lui propose de s’associer au programme. Mathilde Monnier se souvient de cette proposition :
[Alphonse Tiérou] m’avait beaucoup écrit au moment du projet [ « Pour Antigone »] parce que il trouvait que c’était le projet qui rassemblait toutes ses idées. Parce que lui il s’est trouvé complètement en adéquation avec ce projet-là. Parce que lui il disait [...] : « Mais de toutes façons il faut que les danseurs africains ils copient pas la danse française ou européenne, il faut qu’ils inventent tous seuls leur propre danse » […]. Et donc il trouvait qu’avec ce projet c’était possible comme point de départ. […] Et donc il m’a beaucoup appelée, il m’a beaucoup soutenue, on a commencé à discuter, on a commencé à penser ce concours. On est allés voir les institutions et on l’a complètement organisé au début (Entretien avec Mathilde Monnier, Montpellier, juin 2011).
60Le programme imaginé par Afrique en créations s’organise autour de deux axes : des actions de sensibilisation d’une part (ateliers de pratique chorégraphique, conférences, exposition photographique), le lancement d’autre part du premier concours de danse interafricain alors baptisé Rencontres de la création chorégraphique africaine. À cette époque, les seuls événements chorégraphiques d’envergure en Afrique – lorsqu’il en existe – sont les grands concours nationaux (comme les Semaines nationales de la culture au Burkina Faso, ou la Biennale artistique et culturelle au Mali) qui, en tant qu’instruments de valorisation du patrimoine culturel national, n’encouragent que très marginalement la danse de création. Il s’agit donc, pour les organisateurs des Rencontres de la création chorégraphique africaine, de repérer des danseurs d’une part, et de leur apprendre les nouvelles « règles du jeu » du concours chorégraphique d’autre part. Tous les danseurs-chorégraphes majeurs, vivant et travaillant en Afrique peuvent s’inscrire auprès du CCF de leur pays en présentant une œuvre chorégraphique d’une durée de 10 à 15 minutes, à laquelle participent trois à cinq interprètes maximum (musiciens compris). L’enregistrement vidéo de la pièce (éventuellement réalisé par le CCF) est envoyé aux organisateurs du concours, lesquels sélectionnent les dix compagnies finalistes qui se produiront lors des Rencontres de la création chorégraphique africaine. S’agissant des gains, les lauréats seront récompensés par une aide à la création et l’organisation d’une tournée (1er prix) ; la possibilité de travailler l’année suivante avec un « artiste africain confirmé » (2e prix) ; un accueil en résidence au Centre chorégraphique national de Montpellier (3e prix). Sur le fond, les recommandations aux candidats concernant le travail chorégraphique sont les suivantes :
Les critères de sélection des jurés porteront prioritairement sur l’innovation et l’originalité du travail, l’élaboration d’un langage chorégraphique, plutôt que sur les performances physiques. Indissociable de la précédente recommandation, appel est lancé à l’imagination créative en matière musicale : s’efforcer de sortir des rythmes habituels des danses de village, souvent limités aux seules percussions, en faisant intervenir d’autres instruments traditionnels ou modernes78.
61En amont de la tenue du concours, plusieurs actions de sensibilisation sont alors menées dans différents pays d’Afrique, afin, notamment, d’informer les compagnies de danse susceptibles de participer au concours et d’alerter les médias locaux de l’événement à venir. L’exposition itinérante « Doo-Plé, La Grande Danse Africaine » mise en œuvre par Alphonse Tiérou, est l’un des instruments de cette « campagne d’information », autour de laquelle sont dispensés des stages d’initiation à la création chorégraphique. Au cours de cette période de préparation, les Alliances françaises et les CCF sont amplement mis à contribution afin d’assurer la promotion des différentes actions de sensibilisation auprès des partenaires locaux, associations culturelles, médias, institutions publiques et, bien sûr, danseurs.
62Selon les orientations politiques de la coopération au moment de l’organisation du concours, la première édition se déroule à Luanda, en Angola, en 1995 sous la direction artistique d’Alphonse Tiérou79. Un jury composé de personnalités africaines et européennes est réuni afin de désigner les trois lauréats. Bien que l’événement soit d’ampleur modeste – les financements sont limités et les festivités se déroulent sur seulement quatre jours (dans deux lieux de Luanda, le Musée national d’anthropologie et le Théâtre Avenida) – il bénéficie d’un fort retentissement auprès des professionnels français de la culture. Mathilde Monnier se souvient de l’engouement que ces premières Rencontres chorégraphiques ont suscité chez les partenaires institutionnels qu’elle avait personnellement mobilisés pour assister à l’événement :
Mathilde Monnier : On est partis à presque un avion entier, j’avais emmené des journalistes et on a fait cette première édition improbable là-bas. [...] J’avais emmené Libé, Le Monde, enfin on avait emmené tout le monde. À l’époque tout le monde voulait y aller et du coup ça a fait un tabac.
Altaïr Despres : Tout le monde voulait y aller ?
Mathilde Monnier : Ah ouais, ah ben oui. Bon d’abord Marie-Christine Vernay [journaliste-critique de danse à Libération] elle adore l’Afrique donc elle s’est pas fait prier [rires]. Et puis on a eu énormément de papiers, enfin ça a fait un truc énorme quoi (Entretien avec Mathilde Monnier, Montpellier, juin 2011).
63L’écho que rencontre le concours ne se limite pas aux seuls journalistes. Au vu de l’intérêt que suscite la manifestation auprès des danseurs africains (de plus en plus nombreux à déposer leur candidature au concours) et des institutions françaises (en particulier l’Afaa qui absorbe en 2000 l’association Afrique en créations qui en devient un programme phare), l’expérience des Rencontres chorégraphiques se pérennise avec des moyens chaque fois plus conséquents. Si le principe du concours est conservé pour toutes les éditions, ses modalités évoluent sensiblement. Les compagnies sélectionnées reçoivent un budget anticipé de production de leur pièce afin de présenter leur chorégraphie dans les meilleures conditions au moment du festival ; les prix deviennent des aides à la création et l’organisation d’une tournée internationale pour les lauréats ; en plus des pièces collectives déjà admises à concourir, une catégorie « solo » est ouverte au concours en 2008 ; de nouveaux prix sont instaurés par des partenaires de l’événement (prix RFI-Danse, prix Puma Creative), etc. Certains changements interviennent aussi dans l’organisation des Rencontres chorégraphiques. Ainsi, la direction artistique de la deuxième édition qui se déroule de nouveau à Luanda en 1998 (malgré une situation politique difficile, l’Angola traversant alors une période de guerre civile), est confiée à Germaine Acogny80. Le festival – rebaptisé Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien – s’installe pour la troisième édition en 1999 à Antananarivo à Madagascar où se dérouleront aussi les éditions de 2001 et 2003. Salia Sanou, succédant à Germaine Acogny, prend la direction artistique des Rencontres chorégraphiques en 2001 et renforce, parallèlement au concours, la place de la plateforme professionnelle initiée en 1999 (ateliers de formation à l’administration de compagnies, à la critique de danse ou encore à la photographie de spectacles). Cultures France devient l’opérateur culturel du ministère des Affaires étrangères qui est chargé du financement et de l’organisation des éditions suivantes. Les 6e Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien se tiennent exceptionnellement à Paris en 2006. Devenu itinérant, le festival organise son édition 2008 à Tunis, sous la direction artistique de la chorégraphe tunisienne Syhem Belkhodja ; celle de 2010 à Bamako sous la direction artistique de Kettly Noël ; celle de 2012 à Johannesbourg dans le cadre de la Saison de la France en Afrique du Sud81.
64La distance à l’événement que manifestent de leur côté les gouvernements africains n’a d’égale que l’intensité de l’engagement des agents du champ chorégraphique français dans ces Rencontres chorégraphiques. De fait, alors qu’Afrique en créations éprouve les plus grandes difficultés à impliquer les autorités politiques africaines dans la tenue du festival82, nombreux sont les partenaires français à s’y associer (danseurs, chorégraphes, institutions culturelles, etc.). Bien que Mathilde Monnier n’ait plus assumé de responsabilités dans l’organisation de l’événement après la première édition, elle continue de s’y impliquer personnellement. Elle fait par exemple partie du comité de présélection des candidats de l’édition suivante. En marge de la tournée africaine de « Pour Antigone » en 1998, elle anime aussi un stage de plusieurs jours à Windhoek en Namibie, auquel participent, outre les danseurs namibiens, des représentants de chaque compagnie retenue pour concourir lors de la deuxième édition des Rencontres chorégraphiques83. Surtout, Mathilde Monnier continue de mobiliser son réseau. Ainsi, c’est toute l’équipe technique et administrative de « Pour Antigone » qui assure des ateliers en direction des compagnies finalistes (Annie Tolleter à la scénographie, Thierry Cabrera à l’éclairage, Marc Coudrais à la régie sonore et Michel Chialvo à l’administration). En outre, il est raisonnable de penser que Mathilde Monnier ait pu jouer un rôle dans la participation de Jean-Paul Montanari (alors directeur du festival Montpellier Danse) au jury de la deuxième édition des Rencontres chorégraphiques – lequel a par la suite invité les lauréats à se produire dans le cadre de son festival.
65Au-delà du réseau de Mathilde Monnier, l’Afaa, qui pilote presque entièrement l’organisation du festival depuis la 4e édition, déploie des moyens importants pour impliquer des partenaires toujours plus nombreux, mais aussi plus diversifiés84. L’arrivée en 2001 de Sophie Renaud à l’Afaa (elle est alors responsable du pôle Danse), marque de ce point de vue un tournant d’importance. Ancienne secrétaire générale du CCN de Caen Basse-Normandie, Sophie Renaud ambitionne d’emblée d’inscrire les Rencontres chorégraphiques dans une logique structurante et professionnalisante :
Prenant en l’état une manifestation qui était ces rencontres professionnelles telles quelles avaient été organisées à Luanda, et cette première ébauche à Madagascar, j’ai réfléchi à la suite et à comment redynamiser cette manifestation qui venait de démarrer. [...] [Pendant les trois premières éditions] il y avait une présence professionnelle qui était plutôt autour des gens qui tournaient déjà autour de l’Afrique. Mais y avait pas forcément une volonté d’en faire une plateforme internationale. Donc moi mon boulot, et la mission pour laquelle j’avais rejoint l’Afaa, c’était effectivement la connaissance que j’avais des secteurs internationaux, des professionnels à l’international. [...] Donc j’ai développé cette dimension-là des Rencontres, en cherchant effectivement à la fois à inscrire les artistes dans une logique davantage de relation avec le marché, et de faire que le prix ne soit pas simplement un prix qui a un moment donné tombe, une somme d’argent – on sait comment c’est assez vite utilisé, hein...– mais que ce soit quelque chose qui les aide à rentrer dans une relation avec les milieux professionnels, et les aide à rentrer dans les marchés de la diffusion du spectacle vivant (Entretien avec Sophie Renaud, Paris, juin 2014).
66Dans une note de l’Afaa relative à 1 organisation des Rencontres chorégraphiques de 2001, Sophie Renaud souligne ainsi l’importance de communiquer largement sur l’événement afin d’offrir aux artistes présentés « une réelle rencontre avec des professionnels venant d’horizons très larges85 ». Il est par exemple prévu un envoi par télégramme diplomatique aux postes « pour leur faire transmettre l’information auprès des professionnels afin de les inciter à venir à Tana[Antananarivo] », ainsi qu’un « communiqué de presse en France pour information large auprès des professionnels français ». Une proposition spécifique est également faite en ce sens concernant la composition du jury, que Sophie Renaud souhaite plus diversifié que les années précédentes. Il s’agit notamment de ne pas « donner une couleur trop africano-africaine à ces comités » :
J’ai proposé qu’à la place de Mathilde [Monnier] et Bernardo [Montet] qui ont déjà suivi l’histoire et la connaissent, soit choisi un autre chorégraphe à l’esprit ouvert. Nous avons donc parlé de Montalvo, notamment et Salia [Sanou, directeur artistique des Rencontres chorégraphiques] a également proposé Boris Charmatz. J’ai proposé de profiter absolument de ce jury pour intégrer des personnalités internationales (programmateurs) qui seront également des relais d’information auprès des professionnels, un Australien (lien avec la culture aborigène), un japonais (Maimi Sato), un artiste plasticien ou une personnalité du milieu de l’art contemporain (Chantal Pontbriand)86.
67Fruit de cet effort de diversification et d’ouverture, on compte parmi les membres du jury des éditions successives d’éminentes figures de la danse contemporaine française – Benjamin Lamarche en 1999 (chorégraphe, codirecteur avec Claude Brumachon du CCN de Nantes), Anita Mathieu en 2001 (directrice des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis), Hervé Robbe en 2001 (chorégraphe, directeur du CCN du Havre Haute-Normandie), Angelin Preljocaj en 2010 (chorégraphe, directeur du Pavillon Noir/CCN d’Aix-en-Provence), etc. –, mais aussi des personnalités recrutées, à l’échelle internationale et/ou dans d’autres domaines artistiques – le sculpteur Ousmane Sow en 2001, le cinéaste Abderhamane Sissako en 2003, Marjorie Neset (programmatrice aux États-Unis) en 2001, Antonio Pinto Ribeiro (programmateur au Portugal) en 2003, Gordanna Vnuck (programmatrice du festival de Zagreb en Croatie) en 2006, etc.
68Dès 2001, Sophie Renaud franchit un pas supplémentaire dans l’effort de promotion des Rencontres chorégraphiques auprès des institutions françaises, en proposant à l’office national de diffusion artistique (Onda), de s’associer à la manifestation. Ce partenariat avec un organisme rattaché au ministère de la Culture représente une étape importante de l’institutionnalisation de la danse contemporaine en Afrique dans la mesure où, contrairement aux invitations jusque-là lancées aux divers professionnels cités plus haut, la participation de l’Onda va contribuer à systématiser et à pérenniser les relations entre les artistes africains et les institutionnels français. Hormis les quelques « abonné-es » du festival, qui participent aux Rencontres chorégraphiques au moins autant par goût personnel pour l’Afrique que pour des raisons professionnelles (comme Marie-Christine Vernay du journal Libération ou Jean-Paul Montanari du festival Montpellier Danse), l’implication des professionnels est de manière générale plutôt sporadique. L’Onda, en participant à la tournée des lauréats d’une part, en organisant des « voyages de repérage » au moment des Rencontres chorégraphiques d’autre part, va achever de structurer un réseau professionnel franco-africain autour de la création chorégraphique contemporaine en Afrique. L’Onda, dont l’une des missions est de favoriser la diffusion des œuvres chorégraphiques – notamment en intervenant financièrement auprès des lieux de programmation –, est ainsi chargé d’aider à la circulation en France des « plateaux africains », nom qui est alors donné à l’entité composée des pièces des trois lauréats. « La première année, me confie en entretien Solange Dondi, alors conseillère danse à l’Onda, ça a été un très grand succès parce que je sais plus, on a dû avoir 80 dates à peu près sur la France » (Entretien avec Solange Dondi, Paris, septembre 2010). Le succès de la tournée des lauréats a permis de toucher, aux dires de Solange Dondi, un très vaste réseau de professionnels qui a par la suite constitué un « socle » important de visibilité des artistes africains sur les scènes françaises. Dans le même temps, l’Onda prolonge à l’occasion des Rencontres chorégraphiques, les premiers « voyages de repérage » qu’il commence à organiser en Afrique. Ces « voyages de repérages »– sorte de « voyages organisés » au cours desquels les conseillers de l’Onda emmènent à l’étranger des programmateurs français pour leur faire découvrir la création contemporaine telle qu’elle existe en dehors des frontières de l’Hexagone –, qui se déroulaient jusque-là principalement en Europe du Nord, se délocalisent aussi en Afrique. Une délégation de professionnels emmenés par l’Onda assiste donc aux Rencontres chorégraphiques. Cette délégation, d’une quinzaine de personnes, est soigneusement sélectionnée par Solange Dondi parmi les programmateurs français susceptibles de s’intéresser aux formes chorégraphiques africaines, mais surtout, dont le projet artistique à long terme doit « pouvoir permettre d’accompagner ce mouvement ». Autrement dit, la stratégie de l’Onda consiste à mobiliser un nombre certes restreint de professionnels, mais un noyau disposé à s’investir durablement auprès des artistes africains (soit en programmant des compagnies africaines, soit en organisant des résidences en France, soit en participant à la production de spectacles africains, etc.).
Une danse contemporaine africaine à la française
69L’investissement financier de la coopération, autant que l’implication des multiples partenaires institutionnels en France, contribuent à tisser autour des Rencontres chorégraphiques les mailles d’un véritable réseau professionnel de la danse, à cheval entre la France et l’Afrique. L’espace franco-africain de la danse contemporaine tel qu’il s’organise dans les années 1990 n’est cependant pas qu’une structure abstraite ou qu’un vivier de partenaires « disponibles » pour s’engager dans la création chorégraphique en Afrique. Il est également tout entier le produit d’un modèle institutionnel qui impose aux danseurs africains de se conformer aux normes françaises de production artistique. De fait, même si un certain nombre d’ajustements d’ordre matériel sont rendus inévitables par l’organisation, en Afrique, d’un événement comme les Rencontres chorégraphiques, celui-ci reste pensé et mis en œuvre dans et par les catégories institutionnelles françaises. Pour le dire autrement, bien que la biennale ait lieu sur le territoire africain, les participants se doivent d’épouser les codes imposés par le modèle français. Je me contenterai ici d’évoquer les normes formelles auxquelles sont soumis les danseurs qui souhaitent participer à la biennale – les processus de normalisation des contenus chorégraphiques feront quant à eux l’objet de développements spécifiques dans le chapitre 4.
70Les Rencontres chorégraphiques fonctionnent selon le modèle assez classique des concours chorégraphiques tels qu’ils peuvent exister en France : diffusion d’un appel à candidature précisant les conditions de participation (limite d’âge, durée des pièces, etc.) et les modalités de dépôt des candidatures (date limite de dépôt du dossier, pièces à verser au dossier, etc.) ; première sélection des candidats sur dossier ; compétition entre les finalistes ; désignation des lauréats par un jury compétent. Si ces modalités peuvent sembler purement formelles à l’observateur occidental, elles témoignent d’une forme particulière de normalisation qui mobilise des compétences qui excèdent largement les aptitudes chorégraphiques des candidats. Elles leur demandent en particulier un effort de formalisation de leur carrière artistique d’une part, de restitution écrite et orale de leur travail chorégraphique d’autre part.
71Parallèlement au développement des moyens consacrés à l’événement et à la recrudescence des compagnies candidates (leur nombre a été multiplié par trois entre 1995 et 2010), les exigences relatives à la constitution du dossier de candidature aux Rencontres chorégraphiques ont certes sensiblement évolué. On observe néanmoins une certaine continuité dans les prérequis. Le règlement du concours de la 4e édition énumère dans son article 2 les pièces à joindre au dossier87 :
- La fiche d’inscription au concours jointe au présent règlement88,
- une lettre manuscrite de candidature portant explicitement acceptation des termes du présent règlement,
- une courte biographie de l’auteur-chorégraphe et un historique de la compagnie,
- une note d’intention sur le spectacle s’il s’agit d’une création inédite ou d’une fiche technique détaillée s’il s’agit d’une reprise,
- trois photographies (noir et blanc ou couleurs) portant au dos la mention « Libres de droit pour l’Afaa », destinées à la presse internationale (les photocopies ne sont pas acceptées),
- un enregistrement vidéo qui permette au comité artistique d’apprécier le travail réalisé par la compagnie.
72La lecture de ce seul article du règlement suffit à constater que le « coût d’entrée » que représente le dossier de candidature aux Rencontres chorégraphiques est déjà, en soi, une forme de normalisation de l’activité chorégraphique. On mesure tout particulièrement la place qu’occupe l’écriture et, in fine, les compétences scolaires dans la participation au festival. Il faut d’abord savoir lire et écrire, il faut ensuite savoir restituer son parcours biographique – c’est-à-dire aussi discriminer les événements de sa trajectoire professionnelle qui sont pertinents pour l’institution –, il faut enfin être capable de traduire le fruit d’un travail qui est bien souvent d’abord de nature corporelle dans un format écrit. Face à ces consignes formelles, les danseurs africains sont très inégaux. Certains, parmi les plus dotés scolairement peuvent remplir leur dossier de manière autonome. La grande majorité des autres doit faire appel à des tiers – le plus souvent les agents de la coopération culturelle en Afrique. De fait, c’est bien souvent le personnel du CCF ou d’autres coopérants qui, sur place, aident les danseurs à se conformer à ces normes institutionnelles. S’agissant des notes d’intention des spectacles, la grande disparité dans la qualité des textes produits par les compagnies, et les velléités de l’Afaa quant au rayonnement des Rencontres chorégraphiques sur la scène internationale, ont conduit les organisateurs à faire appel à des professionnels. En l’occurrence, depuis au moins l’édition de 2001, la rédaction de ces textes, reproduits dans les différents outils de communication de la biennale (plaquette de présentation, etc.) est confiée à des journalistes, critiques de danse français.
73Cette sous-traitance ne dispense pourtant pas les danseurs d’un autre effort de verbalisation de leur travail, celui qui leur est demandé tout au long de la durée du festival à travers les différentes interventions orales auxquelles les danseurs doivent se soumettre. Au fil des éditions, les plateformes de présentation et/ou de discussion autour des pièces présentées au concours se sont multipliées. Les candidats doivent par exemple s’exprimer lors de la conférence de presse qui ouvre la biennale, où chacun dispose d’une dizaine de minutes pour se présenter et présenter sa pièce aux membres du jury ainsi qu’à un parterre d’invités (autorités politiques et culturelles locales, ambassadeurs, journalistes, etc.). En outre, lors de l’édition de 2010 à Bamako, les candidats du concours étaient invités, par groupes de trois ou quatre compagnies, à s’exprimer plus en détail sur le travail présenté la veille. Pour animer ces débats, nommés « Cartes sur table », la directrice artistique du festival a fait appel à Gérard Mayen, journaliste et critique de danse spécialiste de la création africaine contemporaine. Les danseurs peuvent aussi être sollicités pour participer à d’autres types de forums, souvent baptisés « rencontres professionnelles », concernant non plus seulement leur travail mais des questions plus générales relatives à la création chorégraphique en Afrique. Ainsi, par exemple en 2001, il s’agissait de débattre de l’« État des lieux des espaces de création en Afrique », des « Aides à la création en Afrique » ou encore d’« Interpénétration des disciplines artistiques et des recherches scénographiques » ; en 2006, il s’agissait de susciter une réflexion autour de deux grandes questions : « Identité d’artiste, identité culturelle – l’impossible choix ? » et « Quels artistes formons-nous ? » ; en 2010, c’est à la question de la « Circulation des artistes en Afrique » que le débat devait permettre d’apporter des réponses. En marge de ces espaces d’expression qui font partie intégrante du programme des Rencontres chorégraphiques, les danseurs sont aussi sollicités par les journalistes locaux et internationaux de presse, de radio ou de télévision.
74Ainsi, la normalisation de la pratique chorégraphique induite par les Rencontres chorégraphiques passe par l’imposition aux danseurs de certains critères formels de participation au concours. Mais elle passe aussi par la professionnalisation des activités annexes à la pratique de la danse. Chaque édition du festival est alors l’occasion d’organiser des ateliers professionnels ouverts pour certains aux danseurs eux-mêmes, mais plus largement à ceux qui, à terme, doivent accompagner l’institutionnalisation de la danse contemporaine en Afrique : techniciens, administrateurs, journalistes, etc. Dans le prolongement des ateliers menés par l’équipe technique et administrative de Mathilde Monnier en 1998, le festival a multiplié les efforts en ce sens. En 2001, les ateliers d’« administration de compagnie » proposaient « d’apporter une méthodologie de travail en matière de structuration et de gestion d’une compagnie, de production d’œuvre et de diffusion sur le marché international ». Un « Atelier du regard/Écritures sur la danse », était, « destiné aux journalistes de huit pays du continent africain » pour « apporter des clefs de lecture pour une œuvre chorégraphique et travailler l’écriture du regard que l’on porte sur la danse89 ». D’autres ateliers de formation sont créés au fur et à mesure des éditions : pratique de la photographie de spectacle, régie technique, scénographie, etc. Il s’agit véritablement de faire exister le champ chorégraphique dans son ensemble.
75Pour les professionnels français de la culture intéressés à la danse contemporaine, les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien sont devenues, en quelques années, une institution incontournable, « valablement significatives de l’état de la danse contemporaine en Afrique au moment où elles se produisent » (Mayen, 2006 : p. 48). Mais dans la production de cette « photographie de la création africaine90 », les institutions françaises ont significativement imprimé leur marque. Les stratégies mises en œuvre pour encadrer et pérenniser les échanges entre les professionnels occidentaux et les artistes africains, ainsi que les normes formelles propres aux Rencontres chorégraphiques qui s’imposent à chaque étape de l’événement (du dossier de candidature aux activités organisées pendant la durée du festival), participent d’un modèle institutionnel qui est celui de la danse contemporaine telle qu’elle s’est structurée en France. La participation des danseurs africains aux Rencontres chorégraphiques repose dès lors inévitablement sur une mise en conformité de leurs pratiques avec les normes imposées par ce modèle institutionnel français. J’aurai l’occasion de montrer dans la suite de cet ouvrage le travail de socialisation prolongé sur lequel repose l’incorporation par les danseurs africains de ces normes occidentales.
76L’histoire brièvement retracée dans ce chapitre montre que l’émergence d’une pratique comme la danse contemporaine sur le continent africain s’inscrit dans un mouvement complexe et historiquement situé d’appropriation de l’Afrique par les institutions de la Coopération et les chorégraphes et professionnels français de la danse. Le fonctionnement propre aux arts contemporains en général et à la danse contemporaine en France en particulier a rendu dans les années 1990 l’Afrique à la fois visible, intéressante et disponible. La nécessité de produire l’originalité par la rupture et le « trash » a fait de l’Afrique un terrain de jeu particulièrement fécond pour les artistes contemporains occidentaux. Mais l’utilisation de ces ressources africaines ne s’est pas faite dans la seule interaction entre artistes français et africains. Elle s’est au contraire appuyée sur la médiation des institutions françaises de la coopération – notamment les CCF et l’Afaa, puis Cultures France –, grâce à l’expertise desquelles la « rencontre » a pu se produire. Pour qu’émerge et se structure durablement cette discipline, il aura aussi fallu qu’aux actions ponctuelles menées en direction de l’Afrique par les agents du champ chorégraphique corresponde un mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation de la danse contemporaine sur le territoire africain. La création des Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien a constitué à cet égard un effort particulièrement efficient. De fait, elles ont accompagné, en quelques années, la création d’une centaine de compagnies, et l’émergence, dans la plupart des capitales africaines, de centres de formation et de plateformes de diffusion de la danse contemporaine dirigés par des chorégraphes africains (le plus souvent au retour d’une expérience professionnelle en France), et fréquenté par une nouvelle génération de danseurs locaux.
77Si les crédits substantiels accordés par la France à la création africaine via ses dispositifs de coopération, associés à la durabilité des liens établis entre les artistes africains et les professionnels français de la culture (en particulier tissés autour des Rencontres chorégraphiques) ont bien créé un nouvel espace transnational, franco-africain, de la danse contemporaine, celui-ci est loin de n’être qu’un cadre formel d’interactions professionnelles. Il est aussi le produit de ce que l’on pourrait appeler une extension africaine du champ chorégraphique contemporain, c’est-à-dire une structure à la fois matérielle et symbolique qui impose aux nouveaux agents que sont les danseurs et chorégraphes africains, de se conformer aux règles du jeu chorégraphique telles quelles ont été écrites en Occident.
Notes de bas de page
1 Dans le cadre de la réforme du dispositif de coopération du 1er janvier 2011, Cultures France est devenu un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) et a été rebaptisé Institut français. Les CCF sont désormais des instituts français (de Bamako, de Ouagadougou, etc.). L’enquête de terrain sur laquelle repose cet ouvrage s’étant principalement déroulée avant cette réforme, je conserve dans les chapitres suivants les références – utilisées par les enquêtés – à Cultures France et au CCF.
2 Dès le début du xxe siècle, et donc bien avant la création du ministère des Affaires culturelles d’André Malraux en 1959, la culture occupe en effet une place importante dans une des sphères d’action majeure de l’État français : au sein du dispositif diplomatique. Dans un contexte politique de rivalités entre les nations propre à la période qui s’étend de la Première Guerre mondiale à la fin de la colonisation, le « rayonnement culturel extérieur » de la France constitue une priorité. Comme le précise Vincent Dubois, « C’est au sein du ministère de la Guerre qu’est créé […] un “Service d’études et d’action artistique à l’étranger” qui servira de base à la création de l’Association française d’action artistique en 1920, et au ministère des Affaires étrangères qu’est constitué la même année un “Service des œuvres [françaises à l’étranger (Sofe)]” devenu “Direction générale des relations culturelles” à la Libération » (Dubois, 1999 : p. 138-139).
3 Sur le terrain africain, il semble que la distinction effectuée par Alain Dubosclard entre « diplomatie culturelle » – expression qui désigne « l’ensemble des opérations décidées et mises en place par ou sous l’impulsion du ministère des Affaires étrangères, par l’intermédiaire de l’un de ses agents directs hors initiatives locales ou privées et dans le cadre strict de son réseau diplomatique traditionnel »– et « action culturelle extérieure » – renvoyant à l’action « menée sous l’égide de l’État par une pléiade d’acteurs français ou étrangers (associations, églises, artistes-écrivains-intellectuels, organismes publics, parapublics et privés...) » (Dubosclard et al., 2002 : p. 25) – soit inopérante. En effet, les pays africains appartenant tous à la zone de solidarité prioritaire (ZSP), l’action diplomatique de l’État français en matière culturelle s’inscrit dans une perspective de développement et s’appuie presque systématiquement sur un partenariat avec d’autres opérateurs, locaux ou internationaux.
4 La distinction, qui n’a plus cours aujourd’hui, entre centres et instituts culturels, reposait à l’origine sur le rattachement des instituts à une université française, ce qui leur permettait par exemple de délivrer des diplômes sous un sceau universitaire (Baillou, 1984 : p. 940).
5 La première édition du festival de Cannes (initié entre autres par l’Afaa), prévue pour septembre 1939, n’avait pu être inaugurée en raison de la déclaration de guerre à l’Allemagne.
6 Discours prononcé par Jacques Jaujard à l’Assemblée générale du 28 juin 1961 (cité par Piniau, 1998 : p. 113).
7 La zone géographique d’intervention de la France s’est progressivement élargie. Comprenant d’abord les douze États des ex-AOF et AEF ainsi que Madagascar (ce sont les États de la « Communauté »), elle s’étend par la suite à de nombreux autres pays d’Afrique et des DOM-TOM devenus indépendants : ce sont les pays du « Champ ». La création de la zone de solidarité prioritaire (ZSP) intègre aujourd’hui plus de soixante pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient.
8 On désigne ainsi le ministère de la Coopération, dont les locaux étaient situés au 20 rue Monsieur dans le 7e arrondissement de Paris.
9 Catherine Clément (à la tête de l’Afaa entre 1982 et 1987) m’explique en entretien que l’augmentation significative du budget de l’Afaa sous son mandat est le résultat d’une manœuvre visant selon ses propres termes, teintés de plaisanterie, à « truqu[er] les budgets de l’État » : « Le budget était pas bon, et j’ai dit comment on peut faire pour l’augmenter ? Et puis en réfléchissant à tous les obstacles, je sais pas comment je suis arrivée à cette conclusion, mais j’ai dit bon, somme toute il faut arriver à trouver le budget au moment où il est sur le bureau du ministre, et là il faut trafiquer le texte. J’ai dû mettre un mois ou deux à comprendre comment ça fonctionnait […], et donc j’ai tricoté avec [un conseiller du premier ministre Pierre Mauroy], qui s’est renseigné sur le moment où le Bleu – ce qu’on appelle le Bleu, c’est-à-dire tout le budget – est sur le bureau du premier ministre […]. Il me dit : “Tu rentres à ce moment-là, y a 60 millions, tu mets 120”. Et fut dit fut fait. Fut dit, fut fait. Et avec une ponctualité et une réussite absolument formidable. Après je me suis fait engueuler par tout ce qu’il y avait de... ils étaient pas encore à Bercy, le ministère des finances, de jeunes énarques au ministère des finances. Ils étaient absolument furieux parce que ça déséquilibrait... bon ça déséquilibrait pas de beaucoup quand même, hein. Mais du coup j’ai eu les sous ! […] [Question : Donc toute ce qu’on lit de l’augmentation du budget de l’Afaa à ce moment-là c’est né de...?] C’est né d’un complot parfaitement illégal pour ruser avec l’administration. C’est une des choses dont je suis extrêmement fière, une des grandes victoires dans ma vie [rires] ! (Entretien avec Catherine Clément, Paris, mai 2014).
10 On désigne ainsi le ministère de la Culture, sis rue de Valois dans le 1er arrondissement de Paris.
11 CAC, versement 19870713, art. 41, 1982, Note du service des Affaires internationales.
12 En contradiction avec certaines archives du service des relations internationales, qui indiquent que les projets de l’Afaa sont, à partir des années 1980, menés en étroite collaboration avec la politique culturelle intérieure, le témoignage d’un chargé de missions à l’Afaa fait état de tensions notables entre les deux ministères : « C’était quand même souvent très conflictuel. Oui, parce que le ministère de la Culture […] n’a jamais accepté – sachant que vraiment on avait du succès –, n’a jamais accepté que l’action culturelle extérieure ne dépende pas de lui. […] Et c’est toujours pas résolu. Donc après ils ont créé un département artistique international qui a priori s’occupait de l’import [d’œuvres étrangères !, en se disant : “Ben vous, vous vous occupez de l’export, nous on va s’occuper de l’import (au moment où se mettaient en place des saisons étrangères en France)”. […] Non, c’était insupportable pour le ministère de la Culture. Non, je n’ai pas peur de mettre les pieds dans le plat : c’était conflictuel. » (Entretien avec un ancien chargé de missions à l’Afaa, Paris, juin 2014).
13 CAC, versement 19870713, art. 41, 11 août 1982, Note à Monsieur le ministre de la Culture.
14 CAC, versement 19870713, art. 41, 1982, Note du service des Affaires internationales à l’attention de Monsieur le directeur des Affaires africaines et malgaches.
15 CAC, versement 19870713, art. 41, 1982, Note du service des Affaires internationales à l’attention de Monsieur le ministre.
16 L’ADPF est le second opérateur culturel (avec l’Afaa) du ministère des Affaires étrangères. Elle assure la promotion de la langue française à travers l’édition et la diffusion d’ouvrages.
17 Fonds d’investissement pour le développement économique et social.
18 Situées dans les pays d’Afrique francophone, ces missions – services déconcentrés du ministère – sont chargées de coordonner l’activité des coopérants en poste dans ces États et de distribuer les crédits du Fonds d’Aide et de Coopération (FAC). Avec la fusion du ministère de la Coopération et des Affaires étrangères, ces missions sont transformées en 1999 en Services de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) intégrés aux ambassades et dirigés par des « conseillers de coopération et d’action culturelle ».
19 Actuelle N’Djaména, au Tchad.
20 Émile Biasini, « L’Action culturelle. Rapport à André Malraux », octobre 1959, p. 9.
21 CADN, H2, 24-29 mai 1965. Compte rendu de la réunion des conseillers culturels et directeurs de CCF à Cotonou.
22 CAC, versement 20000138, art. 1, 18 mars 1974, Compte rendu de la réunion de la DGRCST.
23 CAC, versement 19840227, art. 2, juillet-août 1972, Rapport d’activité du Centre français de documentation de Bamako.
24 CAC, versement 19840227, art. 2, 2 février 1973, Courrier de Mani Djenepo, inspecteur général de la jeunesse et des sports, au conseiller culturel de l’ambassade de France.
25 CAC, versement 19840227, art. 2, 4 juin 1975, Note de présentation des Ballets maliens.
26 CADN, H70, 10 avril 1979, Assemblée générale du CA de l’Adeac.
27 CAC, versement 19870713, art. 41, « Note sur les activités de l’Adeac concernant la “voie-retour” », non daté.
28 CADN, H2, 27 mai 1965. Compte rendu de la réunion des conseillers culturels et directeurs de centres culturels.
29 CADN, H2, 26 décembre 1980. Réflexion sur la politique culturelle du ministère de la Coopération au Mali.
30 Décret n° 64-694 du 17 juin 1964 portant publication des accords entre la France et le Mali des 2 février et 9 mars 1962, article 2, p. 433.
31 Ibid., article 7, p. 435.
32 CADN, H2, 27 mai 1965. Exposé de M. Guillaud, Secrétaire général de l’Adeac.
33 CADN, H2,27 mai 1965. Compte rendu de la réunion des conseillers culturels et directeurs de centres culturels.
34 Un courrier de la sous-direction de la délégation à la création, aux métiers artistiques et aux Manufactures du ministère de la Culture français indique que « l’École des Beaux-Arts de Dakar a été créée et dirigée par un artiste français, l’actuel directeur de l’École d’Art de Toulon, avant d’être sous la responsabilité du Sénégal ». CAC, versement 19870713, art. 41, 12 mai 1982.
35 On trouve dans les archives du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération quelques documents faisant mention de l’hostilité de certains gouvernements ou artistes africains à l’égard de la présence française sur le continent. Au Mali par exemple, l’installation du CCF rencontre des résistances importantes de la part des autorités maliennes qui décident de sa fermeture quelques jours après son inauguration. Néanmoins cette interdiction sera rapidement levée et, d’une manière générale, les formes radicales de censure à l’égard de la présence française disparaîtront après la chute du régime socialiste de Modibo Keïta en 1968.
36 CAC, versement 19810010, art. 65, Exemples de stages de formation théâtrale organisés dans les centres culturels français ou avec leur concours.
37 CAC, versement 20000138, art. 1, Contribution des centres culturels français au développement du théâtre en Afrique.
38 CAC, versement 19840227, art. 2, Courrier du ministère de la Coopération à la direction des affaires culturelles et techniques.
39 M. Dreyfus, professeur d’art dramatique affecté à l’institut national des arts de Bamako en 1975, rapporte ainsi l’enthousiasme provoqué par son arrivée : « Me voici […] attendu, accueilli chaleureusement comme le spécialiste qui manquait à l’INA... ». CAC, versement 19840227, art. 2, décembre 1975, Rapport de la section d’art dramatique.
40 CAC, versement 19840227, art. 2, juillet-août 1972, Rapport d’activités du centre français de documentation de Bamako.
41 CAC, versement 20020264, art. 2, Document du Bureau des échanges artistiques, non daté.
42 CAC, versement 19810010, art. 65, 10 septembre 1969, Projet pour l’enseignement de l’expression corporelle et la formation de danseurs-comédiens au Dahomey.
43 CAC, versement 19810010, art. 65, avril 1969, Bulletin inter-centres, et CAC, versement 20001038, art. 1, 1975, Contribution des centres culturels français au développement du théâtre en Afrique.
44 CAC, versement 19810010, art. 65, avril 1969, Bulletin intercentres.
45 CADN, H2, 1980-1981, La coopération culturelle en 1980-1981 – Le Mali.
46 CAC, versement 19870713, art. 41, 1981, Adeac, Manifestations artistiques et culturelles françaises en Afrique.
47 CAC, versement 19870713, art. 41, 1982, Adeac, Manifestations artistiques et culturelles françaises en Afrique.
48 CAC, versement 19870713, art. 41, 1983, Adeac, Programme des manifestations artistiques en Afrique.
49 CADN, H70, 5 février 1970, Courrier de l’ambassadeur de France au Mali au ministère des Affaires étrangères.
50 CAC, versement 19810010, art. 6, 26 septembre 1973, Courrier de l’ambassadeur de France au Sénégal au ministère des Affaires étrangères.
51 CADN, H5, 1985, Programmation du Bureau de la musique, de l’art lyrique et de la danse en Afrique de l’Ouest.
52 Pour une analyse des codes corporels de la danse contemporaine, voir Bernard, 1990 ; Crémézi, 2002 ; Guigou, 2004.
53 Sur la place de l’Afrique dans la création plastique contemporaine, voir Jean-Loup Amselle, 2005.
54 Créés en 1976, ils sont dirigés par le Guinéen Ahmed Tidjani Cissé venu à Paris pour ses études de droit.
55 Sur l’enseignement des danses africaines en France, voir Lefevre-Mercier, 1987.
56 Au début des années 1980, devant l’ouverture massive de cours de danse africaine d’inégale qualité par les immigrés africains, la fédération française de danse étudie la création d’un certificat d’aptitude à l’enseignement des danses d’expression africaine. (Coudert, Bebey, 1985).
57 Se croisent par exemple dans les cours de danse africaine que donne Eisa Wolliaston à l’American Center de Paris ou au Centre du Marais quelques-uns de ceux qui deviendront les figures de proue de la « Nouvelle danse française » (Mark Tompkins, Karine Saporta, ou encore Anne-Marie Reynaud).
58 Il faut noter ici que ceux qui sont aujourd’hui considérés comme les « précurseurs » de la danse contemporaine africaine et auprès desquels un certain nombre de chorégraphes français se sont formés (ou avec lesquels ils ont travaillé), ont certes été initiés aux danses traditionnelles (marquées par un rapport spirituel au corps), mais ont également été formés à la danse moderne aux États-Unis. Leur double trajectoire en fait donc des interlocuteurs particulièrement ajustés aux chorégraphes français, lesquels trouvent auprès d’eux d’autant plus facilement les moyens de s’approprier la culture chorégraphique africaine qu’ils y sont initiés par des « passeurs » qui reconnaissent aussi les enjeux propres aux formes de modernité en danse.
59 Le « gumboot » (qui signifie « bottes de caoutchouc » en anglais) est une danse inventée pendant l’apartheid par les mineurs noirs en Afrique du Sud.
60 Entretien avec Heddy Maalem, Toulouse, juin 2011.
61 Sur l’École des sables, voir Bourdié, 2013.
62 « Carnets d’un toubab. Dakar-Bamako 2005 », réalisé par Jean-Claude Gallotta, Grenoble, Centre chorégraphique national de Grenoble, 2005.
63 Sur cette collaboration, voir aussi Mayen, 2006.
64 Textiles imprimés aux motifs colorés, caractéristiques des tenues vestimentaires africaines.
65 Cette information concernant la profession de sa mère est mentionnée dans Mayen, 2006.
66 Le fait que les deux parents de la chorégraphe aient eu, du fait de leur profession, des contacts avec l’Afrique, et par ailleurs le fait que Mathilde Monnier elle-même ait passé une partie de son enfance en Afrique (du Nord), ont pu contribuer à constituer chez elle un intérêt pour l’Afrique relativement autonome de celui qu’ont pu faire émerger les structures du champ chorégraphique. Sur l’importance de ne pas négliger les propriétés individuelles incorporées (habitus) dans l’explication des intérêts culturels prenant en compte les logiques de champ, voir par exemple le travail mené par Marc Joly sur Norbert Elias (Joly, 2012).
67 Il s’agit d’un concours célèbre créé en 1968 par un ancien danseur, Jaque Chaurand, avec l’appui de la municipalité de Bagnolet. D’après Marcelle Michel et Isabelle Ginot, il a servi de « tremplin et de baromètre durant vingt ans à cet art [la danse contemporaine] en pleine expansion » (Michel et Ginot, 2002 : p. 184).
68 Au moment de la publication de cet ouvrage, Mathilde Monnier, après vingt ans à la tête du CCN de Montpelier, a été nommée à la direction du Centre national de la danse (CND).
69 Il est directeur de l’agence de développement ODAS-Africa.
70 Entretien avec Michel Chialvo, Paris, décembre 2006.
71 II faut entendre ce terme dans le sens qu’il a en Afrique ; dans la généalogie occidentale, il s’agit de son cousin germain.
72 Entretien avec Michel Chialvo, Paris, décembre 2006.
73 En 1997, leur pièce « Fignintô, l’œil troué » est récompensée par les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien par le prix Découverte R.F.I. Danse ; en 2003 le duo est élu « Artistes de l’année » par l’Organisation internationale de la francophonie, en 2007 ils reçoivent le trophée Cultures France des créateurs, en 2008 ils sont nommés officiers des arts et lettres par le ministère de la Culture français. En 2005 la compagnie Salia nï Seydou est la première compagnie africaine à s’associer en résidence avec une scène nationale française, la Passerelle à Saint-Brieuc. En 2008 c’est le prestigieux Centre national de la danse à Pantin qui les accueille pour une nouvelle résidence de recherche, de création et d’actions artistiques. Leurs pièces sont diffusées internationalement sur les scènes des plus hauts lieux de la danse contemporaine, aussi bien en France (Théâtre de la ville à Paris, Biennale de la danse de Lyon) qu’à l’étranger (BAM Harvey de New York, Festival de Melbourne, New National Theater de Tokyo, Tanzwochen de Vienne en Autriche, festival Dance Inversion du Théâtre musical Stanislavski de Moscou, etc.).
74 Si Seydou Boro a déjà eu l’occasion de se rendre en Europe dans un cadre professionnel, Salia Sanou, lui, a quitté le Burkina Faso pour la première fois à l’occasion de la résidence de création à Brest.
75 Le Village Ki Yi est un centre de formation artistique fondé à Abidjan par Werewere Liking Gnepo en 1985. L’Ensemble Kotéba d’Abidjan est une compagnie de théâtre fondée par Souleymane Koly en Côte d’ivoire en 1974.
76 Archives de CulturesFrance. « 1res Rencontres de la création chorégraphique africaine », 17-20 novembre 1995. Non classé. Sauf mention contraire, les informations relatives à la première édition de ces Rencontres sont tirées de ce document.
77 Lettre de la fondation Afrique en créations, septembre, octobre, novembre, 1994, cité dans Collectif, 1994 : p. 99.
78 Recommandations reproduites dans Collectif, 1994 : p. 100.
79 Dans un entretien mené par Élise Fau pour son mémoire de DESS, un responsable d’Afrique en Créations confie à propos de cette orientation : « Lorsqu’on a commencé Afrique en Créations, les seuls pays concernés étaient dits “du champ”. Cette donnée a évolué pour les Rencontres chorégraphiques, c’était même la seule fois où on m’a imposé quelque chose, on m’a dit : “oui, mais ce sera en Angola”. […] En dehors de l’image que la France pouvait tirer de l’ouverture de sa politique culturelle africaine en dehors du champ, le choix de Luanda n’avait pas grand sens » (cité par Fau, 2003 : p. 61).
80 Suite à des désaccords avec les organisateurs des Rencontres chorégraphiques, Alphonse Tiérou ne participera plus aux éditions suivantes. Sur ce point, voir par exemple l’article « Divergence à propos du concours panafricain de Luanda », Le Monde, 21-22 juin 1998, p. 30.
81 À partir de cette édition à Johannesbourg, le festival cesse d’être un concours et se centre sur la diffusion chorégraphique.
82 C’est en tout cas un discours récurrent chez tous les enquêtés français et africains que j’ai rencontrés. Ceux qui mettent en place des événements chorégraphiques en Afrique se heurtent le plus souvent à des interlocuteurs institutionnels africains au mieux circonspects, au pire ouvertement hostiles à la danse contemporaine. Ce que confirme par exemple Sophie Renaud à propos de l’organisation des Rencontres chorégraphiques à Madagascar : « Et en fait au bout de trois éditions à Madagascar, le pays ne s’appropriait absolument pas la manifestation, il n’y mettait pas un centime […]. C’était totalement entre nos mains, et ça voulait dire faire, à des milliers de kilomètres de distance, à la place de, en laissant croire qu’on faisait avec » (Entretien avec Sophie Renaud, Paris, juin 2014).
83 Archives de CulturesFrance. « 2èmes Rencontres de la création chorégraphique africaine, 20-24 avril 1998, Luanda, Angola. Non classé. Sauf mention contraire, les informations relatives à la deuxième édition des Rencontres chorégraphiques sont tirées de ce document.
84 De fait, en devenant un département de l’Afaa, Afrique en créations bénéficie d’un réseau professionnel élargi aux partenaires du ministère des Affaires étrangères.
85 Archives de CulturesFrance. « Service des arts de la scène, pôle danse. Note sur Tananarive », non daté, non classé.
86 Ibid.
87 Archives de Cultures France. « 4èmes Rencontres de la création chorégraphique africaine et de l’océan Indien. Règlement du concours ». Non daté. Non classé.
88 Il s’agit d’une courte fiche signalétique spécifiant l’état civil et les coordonnées du chorégraphe, le titre et la date de création de la pièce présentée, et, le cas échéant, le titre et la date de création des trois dernières pièces de la compagnie ainsi que les lieux de programmation les ayant accueillies.
89 Archives de Cultures France. « Danse en création/Sanga II, 4èmes Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien, Antananarivo, 5-11 novembre 2001 ». Non classé.
90 Entretien avec Michel Chialvo, Paris, décembre 2006.
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