Introduction
p. 9-20
Texte intégral
128 juin 2008. Le festival international de danse contemporaine Montpellier Danse accueille le spectacle « Chez Rosette », dernière création de Kettly Noël1, chorégraphe haïtienne installée au Mali. La pièce est présentée aux Ursulines, l’un des sites les plus emblématiques du festival. C’est dans la cour de cet ancien couvent du XVIIe siècle – hébergeant aujourd’hui le Centre chorégraphique national (CCN) de Montpellier – qu’a lieu la première du spectacle dont la création a débuté, quelques mois plus tôt, à Bamako. À la tombée de la nuit, plusieurs centaines de spectateurs sont installés dans les gradins qui font face à l’impressionnante façade du monument. Pendant une heure et demie, ils vont assister aux pérégrinations des personnages qui animent les nuits du maquis2 « Chez Rosette » imaginé par Kettly Noël. La scénographie, signée par l’artiste malgache Joël Andrianomearisoa, est construite autour d’un dispositif figurant un échafaudage géant, conçu comme le symbole d’une Afrique en chantier perpétuel. Une dizaine de tubes métalliques quadrillent le fond de scène, derrière lesquels sont également apposées des échelles, et où une tour sur roulettes effectue des allers-retours, d’un bout à l’autre de la scène, charriée par les interprètes. À quelques reprises pendant le spectacle, des draps blancs seront suspendus à ces barreaux pour servir d’écrans à des projections vidéo de scènes de vie bamakoise, tournées par un réalisateur français dans la capitale malienne pendant la période de création du spectacle. Côté jardin3 est installé un mât chinois qui rappelle, en front de scène, la structure verticale du décor. Ce poteau, d’une hauteur de cinq mètres, constitue le support des numéros aériens que réalise pendant le spectacle Jacques, circassien français, spécialiste de cette discipline. Dix autres interprètes composent la distribution particulièrement éclectique de la pièce : des comédiens, chanteurs, danseurs, acrobates, Blancs et Noirs, artistes débutants et confirmés, valides et handicapés se partagent la scène. Le spectacle est à l’image de la distribution, bigarré. La pièce s’ouvre sur une longue marche des interprètes derrière l’échafaudage, effectuant des allers-retours de cour à jardin. Progressivement, ils se déshabillent pour finir entièrement nus, installés sur les barreaux des différents étages de la tour métallique devenue sotrama4. L’une des scènes du spectacle est un duo entre Bamba, comédien malien paraplégique et Ninon, une contorsionniste blanche. Sur la musique d’Astor Piazzola, les deux protagonistes entament un tango au ras du sol. À la souplesse de Ninon qui tournoie, en pleine possession de ses moyens corporels, autour de son partenaire, répond la mobilité hachée de l’handicapé qui se déplace lentement en traînant ses membres inférieurs paralysés. Plus tard, d’autres danseurs se lancent dans un numéro de coupé-décalé, danse populaire ivoirienne festive et lascive, en vogue dans les maquis africains. Les prouesses techniques des danseurs bamakois mises en avant dans cette performance contrastent, tout au long du spectacle, avec des chorégraphies beaucoup plus abstraites et minimalistes. Des scènes théâtrales ponctuent aussi le spectacle, comme celle au cours de laquelle Kouadio, comédien ivoirien, présente au public les protagonistes de « Chez Rosette ». Il déclame le texte, écrit pour l’occasion, par le dramaturge congolais Dieudonné Niangouna. Les talents de Sam, chanteur haïtien albinos, sont également mis à contribution tout au long de la pièce. Celui-ci reproduit aussi bien, dans une langue inventée, des airs empruntés aux chansons traditionnelles des griots maliens que les refrains de la variété française des années 1980.
2Ce soir-là, je suis installée aux premières loges avec les autres membres du staff de la pièce, au milieu d’un public composé d’amateurs de danse, de touristes, mais aussi – comme lors de toutes les premières de ce genre de festival – d’un nombre important de professionnels de la danse, dont les réactions se manifestent de façon ostentatoire pendant le spectacle. Si le tango de Ninon et Kouadio suscite, à ma grande surprise, les applaudissements de la salle (cette pratique est relativement rare pendant les spectacles de danse contemporaine où la retenue marque d’ordinaire les comportements du public), d’autres scènes déclenchent des réactions nettement plus hostiles. Certains spectateurs quittent la salle, d’autres manifestent leur mécontentement par des soupirs prononcés ou des commentaires formulés de façon plus ou moins audible. Ces derniers se font par exemple entendre pendant une scène au cours de laquelle Ninon, suspendue dans la tour, pousse, plusieurs minutes durant, des cris dont on ne sait s’ils simulent l’orgasme ou la douleur. Plus tard, c’est de façon nettement plus ostensible qu’un spectateur hurle un « Facile ! » après que Kouadio, monté au sommet de la tour en débitant des noms de maladies, a quitté son peignoir pour apparaître entièrement nu. L’arrivée de Sam, entonnant a cappella le tube de la chanteuse ghanéenne Bibie, Tout doucement, suscite quant à elle l’hilarité d’une spectatrice, laquelle contamine progressivement une partie du public.
3 À l’issue du spectacle, un cocktail est organisé dans un patio des Ursulines où se retrouvent à la fois les équipes des créations africaines programmées5, celles du festival et du CCN, et pléthore de professionnels de la culture venus des quatre coins du globe : programmateurs, tourneurs, directeurs de théâtre, journalistes, photographes, etc. Autour d’un buffet agrémenté de coupes de champagne, les uns se félicitent, d’autres commentent les spectacles qu’ils ont vus, d’autres, encore, mènent des interviews. Les danseurs africains de « Chez Rosette » se plient, avec plus ou moins d’aisance, à l’exercice que constituent ces discussions, mêmes informelles, avec les professionnels. Les plus téméraires – et ceux qui parlent le mieux le français – acceptent de répondre aux questions d’un critique de danse qui doit rédiger un article sur la pièce pour un journal local. Les autres préfèrent se joindre aux membres des compagnies africaines présentes pour l’occasion.
4Trois mois plus tôt, à Bamako, la chorégraphe Kettly Noël, installée depuis une dizaine d’années au Mali, réunissait autour d’elle les interprètes de son futur spectacle. Cinq d’entre eux sont des danseurs maliens qu’elle a formés au sein de L’Espace, le centre de formation à la danse contemporaine qu’elle dirige. Aux côtés de ces derniers (Salah, Baba, Ibou, Issa et Boly), deux jeunes artistes locaux participent à la pièce (Bamba et Kouadio). Kettly Noël a également fait venir de l’étranger trois autres interprètes : deux Français (les circassiens Jacques et Ninon) et un Haïtien (Sam). La création du spectacle bénéficie du concours décisif de la coopération culturelle française qui en est le bailleur de fonds principal. Les ateliers de création se déroulent entre L’Espace et la friche bamakoise des Quartiers Orange, ancienne usine de matériel agricole transformée pour l’occasion en lieu de répétition. Pendant trois mois, artistes, techniciens, administrateurs et agents de la coopération œuvreront à la réalisation du spectacle. Je fais quant à moi office d’« assistante » de la chorégraphe après que cette dernière m’en a offert l’opportunité peu de temps après mon arrivée au Mali.
5Quelques années auparavant, la situation des danseurs africains de « Chez Rosette » ne pouvait laisser présager qu’ils se produiraient un jour dans l’un des plus prestigieux festivals d’Europe. Au début des années 2000, aucun d’entre eux n’a jamais entendu parler de danse contemporaine. Salah, qui a fréquenté un temps l’école coranique en pensant devenir imam ou marabout, travaille finalement comme apprenti mécanicien dans un garage. Ibou, qui a lui aussi quitté précocement l’école, vend des vêtements sur le marché de Bamako. Pendant leur temps libre, ils écument, avec Baba, les concours de danses « modernes » et « traditionnelles6 » à Bamako, grâce auxquels ils parviendront localement à se bâtir une petite notoriété. Issa et Boly ne sont à cette époque que des enfants. Le premier, indiscipliné à l’école et dans sa famille, est confié par ses parents à un oncle chargé de l’éduquer et de lui apprendre le métier de soudeur. Le second a fui une famille maltraitante au village pour se rendre dans la capitale où il vit dans la rue en subsistant grâce à la mendicité ou de menus larcins.
6Comment expliquer la trajectoire improbable de ces artistes africains, des rues de Bamako aux mondanités de l’univers artistique mondialisé ? Comment expliquer la programmation à Montpellier d’une pièce chorégraphique comme « Chez Rosette », créée en Afrique avec une distribution internationale (des interprètes et des collaborateurs venus de différents pays du continent, mais aussi d’Haïti et de France) ? Comment comprendre le soutien et la participation d’institutions culturelles françaises à ce projet (celles qui ont pris part à sa production et à sa programmation) ? Comment expliquer la présence de nombreux spectateurs pour le voir ? de journalistes pour en parler ? En bref, comment ont pu exister historiquement et socialement, et se diffuser à l’échelle mondiale depuis une quinzaine d’années, un produit et des producteurs culturels aujourd’hui réunis sous le label « danse contemporaine africaine » ?
Penser les intérêts publics et privés à la mondialisation culturelle
7Poser ce type de questions implique de penser à nouveaux frais le phénomène de mondialisation culturelle7. Je me propose, dans cet ouvrage, de montrer comment l’étude circonscrite d’une pratique artistique comme la danse contemporaine africaine permet d’éclairer les relations concrètes entre culture et mondialisation, affranchies des thèses qui dominent d’ordinaire les débats sur cette question. Celles, d’une part, qui envisagent les transformations culturelles comme le résultat d’un phénomène d’imposition unilatérale du « centre » vers la « périphérie ». Celles, d’autre part, qui envisagent les dynamiques culturelles modernes dans le cadre d’une déterritorialisation de l’ordre mondial à travers le développement de flux transnationaux en tous genres. L’approche suivie dans ce livre s’inscrit en effet contre le « tout impérialisme » qui assigne un sens unique et irréversible à la mondialisation, et le « tout flux » qui tend à désincarner les reconfigurations culturelles nées de l’intensification des relations sociales à l’échelle du monde à force d’insister sur le travail de l’« imaginaire » et sur le caractère mouvant, disjoint, contingent ou irrégulier des différents « paysages » (scapes) qui constitueraient la globalisation culturelle (Appadurai, 2001). En partant du cas de la danse contemporaine africaine, il s’agit plutôt d’envisager la mondialisation culturelle comme un processus liant, dans une configuration historique particulière, des institutions, des groupes mais aussi des individus pratiquement engagés dans des formes de connexions culturelles transnationales. À cet égard, je serai attentif ici aux dynamiques historiques et sociales ayant structuré le contexte dans lequel a pu émerger la danse contemporaine africaine, ainsi que les rapports de pouvoirs à l’échelle globale, tels qu’ils informent les connexions entre le Sud et le Nord, l’Afrique et l’Europe, le Mali, et la France. Il s’intéresse en particulier aux dispositions et aux intérêts spécifiques, qu’ils soient individuels ou collectifs, à produire la mondialisation d’une activité culturelle : qui fait la mondialisation, de quoi, pourquoi et comment ? Mais il s’agit aussi de prendre en compte les effets pratiques, concrets, du processus de mondialisation sur les trajectoires de ceux qui y participent, seuls à même d’expliquer sa reproduction : comment la mondialisation culturelle en vient-elle à susciter des intérêts, à donner lieu à des engagements, voire à créer un type inédit de personnes, des danseurs africains mondialisés ?
8Poser la question des intérêts à mondialiser peut surprendre, a fortiori lorsque sont concernés des biens symboliques d’ordre artistique, c’est-à-dire typiquement considérés comme désintéressés et universalistes. Cette question est d’autant plus nécessaire que les logiques de concurrence, réelles, qui régissent l’univers artistique mondialisé sont justement dissimulées sous l’apparente exceptionnalité de l’objet. L’étude de la mondialisation d’une pratique artistique à vocation universelle n’est pas sans rappeler, de ce point de vue, celle des processus d’internationalisation des organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires, elles aussi marquées par la prégnance de valeurs universalistes et désintéressées (Siméant, 2005). De même que l’investissement des ONG dans des projets à l’étranger, dans la création de sections étrangères ou encore dans la mise en place de campagnes « globalisées » ne saurait être compris comme un pur signe de leur entrée dans l’« ère du global », mais doit au contraire être analysé en tenant compte de leurs intérêts, notamment matériels et financiers, à l’international, l’extension globale de la pratique de la danse contemporaine doit aussi être envisagée comme une opportunité, historiquement et socialement constituée – et non comme le produit obligé d’une irrépressible universalisation de l’art.
9La comparaison avec la mondialisation des pratiques humanitaires est d’autant plus judicieuse qu’elle invite par ailleurs à réintroduire dans l’analyse de la mondialisation le rôle des États, tout aussi central dans le champ de l’aide internationale que dans le champ artistique. Les ONG et les entreprises culturelles et artistiques ont en commun que leur existence et leurs stratégies d’action – en l’occurrence celles tournées vers l’international – sont profondément liées aux rapports qu’elles parviennent à entretenir avec les pouvoirs publics, qu’ils soient nationaux ou intergouvernementaux. Alors que de nombreuses études sur la mondialisation ont conclu à l’affaiblissement des États-nations au bénéfice de flux transnationaux volatils et déterritorialisés8, le fonctionnement du champ artistique reste profondément marqué par des logiques de souveraineté nationale et de concurrences interétatiques à l’échelle mondiale. En France, où l’intervention publique dans le domaine culturel est à la fois très ancienne et très importante, le marché de l’art – celui du spectacle vivant en particulier – est largement structuré par l’État, qui en constitue le premier investisseur (Benhamou, 2004 ; Poirrier, 2009). Mais cet interventionnisme ne s’arrête pas aux frontières hexagonales. Au contraire, la tradition universaliste de la culture française a conduit, dès le début du XXe siècle, à la mise en œuvre de politiques publiques de la culture tournées vers l’étranger (Dubois, 1999). Tout particulièrement, dans le contexte de rivalités entre les nations qui a caractérisé la période coloniale, le « rayonnement culturel » de la France a constitué un enjeu diplomatique de premier ordre. Aujourd’hui encore – et malgré le (très) relatif recours au mécénat privé –, le vaste réseau culturel français à l’étranger, dont les prérogatives se sont progressivement étendues au subventionnement des cultures locales, reste financé et administré par l’État français. Les administrations de la coopération culturelle française, qui ont été renforcées, récemment, par celles des organismes intergouvernementaux (Union européenne, ONU), bénéficient de moyens financiers, matériels et logistiques jusqu’alors inégalés pour rendre effectives les connexions culturelles à l’échelle mondiale. La somme des projets, des institutions et des acteurs culturels dépendant de ces moyens suffit à montrer que la mondialisation culturelle est aussi – et peut-être d’abord – une affaire d’États. Il faut par ailleurs signaler que le rôle des États dans le phénomène de mondialisation culturelle se donne aussi à voir dans les politiques migratoires restrictives mises en œuvre par les États de l’Union Européenne. De fait, la circulation à l’échelle mondiale des produits culturels dans le domaine du spectacle vivant (les œuvres chorégraphiques par exemple), engage, dans le même temps, la circulation de personnes, au premier rang desquelles figurent les artistes. Or, ces circulations, lorsqu’elles concernent des artistes du Sud, peuvent être sensiblement entravées par les dispositions nationales ou supranationales prises au Nord en matière d’immigration. De ce point de vue, si l’autonomie relative des différentes institutions – ici, celles de la coopération culturelle et celles du contrôle des migrations – témoigne certes d’une vision contradictoire des échanges culturels internationaux (promotion de la circulation des personnes d’un côté, restriction de cette dernière de l’autre), reste qu’elle atteste bien d’un pouvoir proprement étatique sur la mondialisation culturelle.
10Insister sur le rôle des États, c’est-à-dire sur les intérêts publias à la mondialisation culturelle, n’exclut pas, au contraire, de s’intéresser dans le même temps aux intérêts privés et aux stratégies des différents groupes et individus particuliers qui demeurent nécessairement les acteurs concrets de sa mise en œuvre. En effet, si la mondialisation est bien une affaire d’États, elle est aussi inéluctablement une affaire d’agents institutionnels et d’« usagers » des institutions, en l’occurrence d’artistes effectivement engagés dans des connexions culturelles à l’échelle mondiale. Sans contradiction, notons que ces derniers peuvent agir de manière privée en dehors des institutions d’État (même s’il faut préciser que ceux qui disposent de moyens d’action substantiels en dehors de l’aide des États sont très peu nombreux), ou transiter par elles – en recourant par exemple à des dispositifs ou des financements publics – pour servir leurs intérêts propres. Dans le cas singulier de l’émergence d’une pratique artistique mondialisée comme la danse contemporaine africaine, la prise en compte des intérêts privés, particuliers, permet par exemple de rendre raison de l’action de certains précurseurs, autrement dit de pratiques qui se sont déroulées avant la mise en place d’institutions dédiées (ou en tout cas à une époque où l’institutionnalisation était encore inachevée). Ainsi, si la « découverte » de l’Afrique au début des années 1990 par Mathilde Monnier, chorégraphe majeure de la danse contemporaine française, a largement emprunté les réseaux institutionnels de la coopération culturelle, celle-ci doit également être mise en relation avec la trajectoire de la chorégraphe et les intérêts artistiques auxquels cette découverte a, à un moment donné, correspondu. Seul un regard attentif à sa trajectoire sociale et professionnelle permet en effet de comprendre les raisons pour lesquelles les « hasards » de l’inspiration artistique l’ont conduite en Afrique. Sans entrer ici dans le détail, on peut signaler que le continent noir a constitué une opportunité à saisir pour procéder au renouvellement jugé nécessaire des codes de l’esthétique chorégraphique contemporaine. Les raisons qui ont motivé l’engagement de Mathilde Monnier en Afrique et le développement qui s’en est suivi de la pratique de la danse contemporaine sur le continent ont certes rencontré les intérêts de la coopération culturelle mais ne s’y sont donc pas résumés. De la même manière, il importe aussi de considérer les trajectoires et les intérêts de certains des agents des institutions publiques de la culture dans le développement de cette pratique sur le territoire africain. L’autonomie relative dont bénéficient par exemple les directeurs et directrices de centres culturels français (CCF) en Afrique les autorise de fait à mettre en œuvre des projets qui correspondent à leurs intérêts propres (leurs goûts culturels, les réseaux artistiques particuliers dans lesquels ils sont insérés, etc.) et ainsi à imprimer leur marque au processus de mondialisation culturelle considéré. Les raisons qui expliquent la mise à disposition de moyens publics français importants dans le secteur de la danse contemporaine à Bamako ou à Ouagadougou sont ainsi moins à chercher du côté des logiques de concurrence interétatique que de celui des intérêts privés de directeurs et de directrices de CCF particulièrement disposé-e-s à encourager le développement de la danse.
11En outre, l’attention aux intérêts privés à la mondialisation invite à se demander pourquoi et comment la pratique de la danse contemporaine en Afrique peut continuer d’exister après que des chorégraphes comme Mathilde Monnier ont cessé d’y mener des projets chorégraphiques, que les directeurs et directrices de CCF un temps en poste à Bamako et à Ouagadougou ont quitté le continent, ou quand les politiques françaises de coopération culturelle s’orienteront vers d’autres zones plus stratégiques du point de vue de leurs intérêts diplomatiques. Une manière de répondre à ces questions consiste à envisager la mondialisation culturelle comme incluant de façon décisive un processus de socialisation à la rnondialisation. Cela permet avant tout de penser les intérêts émergents des danseurs et des chorégraphes africains qui se sont engagés dans la pratique de la danse contemporaine. Les connexions culturelles amorcées entre la France et de nombreux pays d’Afrique par l’État français ou par le biais d’initiatives privées impliquent en effet, pour s’avérer socialement consistantes et durables, que des Africains s’en saisissent, se les approprient. Or, ce phénomène d’appropriation correspond au développement d’intérêts et de dispositions spécifiques favorables à la mondialisation culturelle. Pour résumer cette proposition, on peut dire que si la danse contemporaine a été importée en Afrique, celle-ci n’a pu prendre localement consistance que parce que les Africains eux-mêmes y ont trouvé un intérêt. Il faut donc être attentif aux trajectoires des danseurs contemporains africains, à la manière dont ils sont en quelque sorte « produits » comme des vecteurs de la mondialisation culturelle, c’est-à-dire de plus en plus désireux de prendre part à ces connexions artistiques entre la France et l’Afrique. Notons que cette manière d’envisager la mondialisation culturelle comme processus générateur d’intérêts et de dispositions tournées vers le transnational suppose, contre la vision uniformisante du phénomène, de restituer les manières différenciées de s’en saisir – mais aussi de ne pas parvenir, de ne pas vouloir s’en saisir, voire, dans certains cas, de la subir. Il est essentiel de préciser que l’attention aux intérêts particuliers à la mondialisation culturelle révèle notamment des cas où elle est clairement subie. En effet, analyser la mondialisation en tenant ensemble les intérêts publics et les intérêts privés qui l’informent ne signifie absolument pas que ces intérêts soient toujours convergents et, plus généralement, que leur articulation ne prend jamais la forme d’une domination radicale. Au contraire, la diffusion internationale d’intérêts pour certaines pratiques artistiques et culturelles peut aussi fonctionner comme une actualisation des rapports de force inégaux, en l’occurrence entre Occidentaux et Africains, entre Blancs et Noirs, entre riches et pauvres, entre élites internationales, créatrices, cultivées, et main-d’œuvre artistique exécutante, dont la mobilité demeure contrainte, et dont les pratiques culturelles s’avèrent contrôlées.
12Ce livre est l’aboutissement d’une recherche doctorale menée entre 2007 et 2012 au cours de laquelle j’ai réalisé un travail ethnographique sur plusieurs terrains, en Afrique et en France : au Mali, où j’ai mené trois enquêtes d’une durée totale de huit mois (en 2008, 2009 et 2010) ; au Burkina Faso, où j’ai séjourné un mois en 2009 ; en Tunisie, où je me suis rendue dix jours à l’occasion d’un festival de danse contemporaine en 2008 ; en France enfin, où j’ai conduit, ponctuellement mais régulièrement pendant les cinq années d’enquête, des observations directes auprès des enquêtés qui y séjournaient dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ce travail de terrain a donné lieu à un journal constitué de notes prises au quotidien, qui incluent à la fois les observations directes – notamment de situations de formation et de création qui ont constitué le cœur du travail ethnographique –, ainsi qu’un certain nombre d’entretiens informels. L’enquête a par ailleurs donné lieu à une soixantaine d’entretiens formels enregistrés, menés auprès de danseurs africains originaires des différents pays du continent, suivant (ou ayant suivi) une formation à la danse contemporaine, et engagés, pour certains, dans des activités de création chorégraphique, et auprès de professionnels français de la culture impliqués dans la promotion de la danse contemporaine africaine. Enfin, cette enquête ethnographique a pu bénéficier d’un travail complémentaire de contextualisation sociohistorique grâce à l’exploitation de diverses archives : celles du ministère de la Coopération et du ministère de la Culture relatives à l’action culturelle française menée au Mali ; celles de la Mission de coopération et d’action culturelle au Mali, ainsi que celles du centre culturel français de Bamako ; celles de Cultures France (opérateur délégué des ministères des Affaires étrangères et de la Culture pour la mise en œuvre des projets culturels à l’étranger) relatives à l’organisation des huit premières éditions des Rencontres chorégraphiques de l’Afrique de l’océan Indien (festival de danse contemporaine en Afrique)9.
13Le premier chapitre retrace les grandes lignes de l’instauration d’une politique culturelle française en Afrique dont les principaux agents et dispositifs qui encadrent aujourd’hui l’intervention culturelle extérieure de la France sont les héritiers directs. Il insiste, à cet égard, sur la manière dont les enjeux politiques propres aux vagues successives de décolonisation qu’a connues la France après la Seconde Guerre mondiale se sont traduits dans les orientations de son action extérieure. Mais il rend également compte des intérêts plus privés d’agents particuliers qui ont initié, au cours de l’histoire récente cette fois, des échanges spécifiquement chorégraphiques avec le continent africain. Se démarquant des analyses d’inspiration postcoloniale qui résument l’apparition des corps noirs sur les scènes occidentales à l’hypothétique et intemporel pouvoir de fascination qu’ils posséderaient en propre10, ce chapitre propose au contraire de resituer l’intérêt des politiques publiques et des chorégraphes et professionnels français de la culture pour les danseurs africains dans des enjeux historiquement et socialement constitués. Une série d’entretiens approfondis avec les agents « historiques » qui ont conduit les premiers projets de danse contemporaine à cheval entre la France et l’Afrique et qui ont contribué à institutionnaliser cette pratique sur le continent permet de comprendre comment l’Afrique est apparue, à un moment donné, comme une opportunité professionnelle à la fois visible, disponible et intéressante.
14Je présente dans le chapitre 2 le terrain bamakois où j’ai réalisé une observation participante de longue durée au sein de la compagnie de Kettly Noël, à l’occasion de la création du spectacle « Chez Rosette ». Sans insister sur la dimension méthodologique de cette enquête, signalons tout de même que mon identité de genre, mon appartenance ethnique et de classe comme mes compétences culturelles, ont largement favorisé l’immersion prolongée à L’Espace. Les affinités concrètes entre le travail de recherche universitaire et le travail de création artistique d’une part, les intérêts, d’autre part, que pouvait trouver Kettly Noël à s’attacher mes services (en termes de publicité et de légitimation de son travail) ont facilité mon insertion sur le terrain en me façonnant une place dans la création du spectacle. Concrètement, j’ai occupé la fonction d’assistante de la chorégraphe, en participant aussi bien aux tâches administratives, techniques et logistiques qu’au travail plus intellectuel de recherche documentaire ou de consignation écrite des étapes de la création. C’est sans doute davantage mon identité de Blanche – c’est-à-dire de femme occidentale instruite et bénéficiant de ressources économiques substantielles – qui a travaillé mes relations avec les danseurs africains sur le terrain. Les sollicitations financières et sexuelles dont j’ai pu faire l’objet en témoignent. La relation d’enquête s’est de ce point de vue en partie structurée par les attentes que cette identité de Blanche suscitait parmi les danseurs. Ils ont de fait cherché (et parfois trouvé) auprès de moi un soutien pour la gestion de leur carrière chorégraphique11.
15Centré sur la trajectoire des jeunes danseurs en formation à Bamako, ce chapitre questionne l’engagement a priori improbable de jeunes citadins africains issus des classes populaires dans la pratique de la danse contemporaine. Comment comprendre l’engagement artistique de ces jeunes dans le contexte malien où l’absence d’un champ de la danse contemporaine autonome empêche de le penser comme un investissement vocationnel ? En mobilisant les entretiens avec les danseurs maliens ainsi que les observations réalisées sur le terrain, je montre que l’intérêt pour la danse contemporaine – c’est-à-dire aussi la mise à distance de la stigmatisation qu’occasionne bien souvent l’entrée dans la carrière chorégraphique en Afrique – n’a pu se constituer localement qu’en relation étroite avec des rétributions à la fois économiques et symboliques, entre autres liées à la perspective du « voyage » en Europe.
16Si l’engagement dans la danse contemporaine est ainsi à relier à des « stratégies d’extraversion » (Bayart, 1999), le chapitre 3 montre qu’il repose dans le même temps sur un processus de socialisation, qui tend à prendre la forme d’une véritable réforme des corps et des esprits. De fait, l’apprentissage de la danse contemporaine tel qu’il est mis en œuvre à L’Espace ne consiste pas seulement en une transmission d’une « technique du corps » singulière (la plupart des danseurs possédant souvent au préalable des compétences chorégraphiques certaines, via la pratique des danses modernes ou traditionnelles). Cet apprentissage repose ainsi plus centralement sur l’inculcation de compétences culturelles de divers ordres, qui suppose une transformation parfois radicale des dispositions initiales des danseurs. Il apparaît ainsi que la formation chorégraphique est d’abord une formation à la discipline (qui concerne aussi bien la régularité que la concentration), à une série de savoir-faire typiquement occidentaux (en termes de soin du corps, de pratiques vestimentaires, de manières de table, etc.), ou encore aux valeurs morales jugées compatibles avec une carrière de danseur à l’international (modestie devant le succès, sensibilité à l’égalité femmes/hommes, etc.).
17Le chapitre 4 insiste sur les enjeux proprement esthétiques de la pratique de la danse contemporaine africaine. En même temps qu’il offre une vue sur l’étape complémentaire de socialisation artistique que représente le travail de création, ce chapitre constitue un essai de sociologie des œuvres chorégraphiques contemporaines africaines. À partir de l’observation de sessions de formation à l’« écriture chorégraphique », d’entretiens réalisés avec des chorégraphes, et en mobilisant les observations réalisées à l’occasion de la création du spectacle « Chez Rosette », je m’emploie à mettre en regard certaines des propriétés formelles des œuvres produites avec leurs conditions symboliques de production, ainsi qu’avec les dispositions des danseurs et chorégraphes présentées tout au long du livre. Ce faisant, on s’aperçoit que les œuvres qui émergent sont le produit de « branchements » (Amselle, 2011) entre les principes esthético-éthiques qu’impose le champ de la danse contemporaine tel qu’il s’est structuré au Nord (abstraction, minimalisme, rapport au corps, etc.), et des marqueurs identitaires supposés propres à l’Afrique. Dans ce jeu de branchements, les symboles culturels évoquant une Afrique « underground » et « un peu glauque » (pour reprendre des termes employés dans sa création par Kettly Noël) apparaissent comme des ressorts particulièrement efficaces de l’inscription distinctive d’une pièce chorégraphique africaine dans le champ de l’art contemporain.
18Le chapitre 5, enfin, est consacré aux enjeux proprement migratoires de la danse contemporaine. La carrière de danseur étant intrinsèquement liée à la mobilité, il s’agit d’examiner, d’un côté, les conditions sociales de l’entrée des danseurs africains sur le marché chorégraphique international. Ils connaissent des modalités d’insertion sur ce marché fortement différenciées en fonction des ressources dont ils disposent en propre, mais aussi des liens qu’ils sont parvenus à établir avec les différents gatekeepers à même d’en faciliter ou d’en entraver l’accès (principalement les chorégraphes africains implantés sur le continent et les agents de la coopération culturelle française). Il s’agit, d’un autre côté, de réinscrire ces mobilités artistiques dans le cadre contraignant des politiques migratoires européennes imposées aux Africains, et au-delà, dans l’expérience que les danseurs font, en se déplaçant vers l’Europe, du racisme et des discriminations. Dans ce contexte, on comprend qu’en dépit de l’apparente exceptionnalité sociale liée au statut d’artiste, les conditions objectives et subjectives de mobilité internationale des danseurs contemporains maliens, burkinabès, nigériens, sénégalais, etc., ont une forte tendance à ressembler à celles qu’on observe pour des travailleurs migrants africains plus « ordinaires ».
19Au final, le livre s’organise comme une succession de regards, connectant les pratiques de l’art les plus générales, les plus immédiatement politiques, les plus institutionnelles, à des pratiques apparemment beaucoup plus personnelles et plus singulières. À la reconstitution de configurations institutionnelles transnationales succède en effet l’analyse détaillée des trajectoires quelles rendent possible (engagement dans la danse, types d’apprentissages, modes de valorisation, de circulation), puis du genre de production symbolique quelles tendent à susciter spécifiquement. Sous ce jour, l’émergence d’une danse contemporaine africaine n’est plus la conséquence d’une mondialisation culturelle aussi abstraite qu’irrépressible : elle devient, tour à tour, un objectif diplomatique et politique, une opportunité professionnelle inespérée, une niche artistique à explorer, une ressource migratoire.
Notes de bas de page
1 Un tableau présentant les enquêtés est reporté en annexe. Il restitue succinctement les propriétés sociales générales des danseurs et des professionnels de la culture concernés par cette enquête. De manière générale les noms des enquêtés ont été anonymisés, à l’exception des agents « historiques » dont le nom figurant dans le tableau est suivi d’un astérisque (Kettly Noël*).
2 Établissement plus ou moins informel faisant office de bar-restaurant ou de boîte de nuit, caractéristique des villes d’Afrique de l’Ouest.
3 Dans le vocabulaire du théâtre, le côté « jardin » désigne (par opposition au côté « cour »), la gauche de la scène, vue de la salle.
4 Le sotrama (abréviation de « Société de transport malien ») est le nom donné aux minibus de transport collectif au Mali.
5 Outre « Chez Rosette », cette édition du festival accueille la pièce « Poussières de sang » des chorégraphes burkinabè Salia Sanou et Seydou Boro, ainsi que trois spectacles de compagnies lauréates du concours international des Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’océan Indien.
6 Sont qualifiées de « modernes » les danses africaines de variétés inspirées du répertoire chorégraphique issu des danses urbaines (qu’elles soient nées aux États-Unis ou dans les grandes capitales africaines), dont le « coupé-décalé » constitue un exemple emblématique. Les danses dites « traditionnelles » sont quant à elles issues du folklore africain, bien quelles aient subi de nombreuses transformations, notamment en raison de leur transposition scénique.
7 Pour une présentation des différentes conceptions des rapports qui articulent mondialisation/globalisation et culture, voir par exemple Crane, 2002 ; Kearney, 1995. Voir aussi les commentaires et les critiques adressées aux « global studies » dans Amselle, 2000 ; Assayag, 1998 ; Bayart, 2004 ; Friedman, 2000.
8 C’est notamment la thèse défendue par exemple par Appadurai (Appadurai, 2001), Césari (Césari, 1997) ou Badie (Badie, 1994). Le point de vue contraire est défendu par Frederick Cooper (Cooper, 2001) ou Jean-François Bayart, qui écrit : « Non seulement la mondialisation ne menace ni n’érode l’État, mais elle l’engendre, et le fait transnational en est le levain. » (Bayart, 2004, p. 118).
9 Le détail des sources archivistiques consultées est disponible en annexe.
10 C’est notamment la perspective – radicale bien que très relayée dans l’espace médiatique français – adoptée par Pascal Blanchard. Voir par exemple Blanchard, 2004.
11 Pour une présentation détaillée des enjeux méthodologiques propres à cette enquête de terrain, voir le chapitre 3 de la thèse dont est issu cet ouvrage (Despres, 2012). Sur le rôle des femmes occidentales dans la construction des carrières des danseurs africains, voir Despres, 2015.
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