Conclusions
La différence des sexes est-elle soluble dans un milieu clos ?
p. 193-202
Texte intégral
1« L’histoire comparée des enfermements monastiques et carcéraux » avait déjà abordé des questions relatives à l’histoire des femmes et du genre1 : d’une part, parce que l’histoire du monachisme féminin et, dans une moindre mesure, les études sur les prisonnières sont déjà des champs de recherche anciens ; et, d’autre part, parce que ce programme s’inscrit dans un paysage historiographique où le genre est devenu un outil disponible et efficace pour lire tous les phénomènes sociaux et culturels. Mais il faut saluer l’heureuse initiative des coordinateurs-trices de ce programme d’avoir spécifiquement consacré une rencontre, et donc ce volume, à cette problématique. L’ouvrage s’intéresse à la fois aux femmes enfermées pour raison pénales (quatre articles) et à celles cloîtrées « volontairement » (cinq articles) dans des couvents ou des monastères, en tentant parfois – mais pas toujours – de traiter en même temps de leurs homologues masculins. Il embrasse une longue période historique occidentale (hormis les maronites du Mont Liban), des monastères féminins des derniers siècles médiévaux aux prisons françaises actuelles, en passant par les couvents de l’époque moderne, la colonie pénitentiaire du Maroni en Guyane française, les jeunes délinquantes belges du xxe siècle et les hommes et femmes internés dans les camps nazis.
2Introduire le genre dans les « milieux clos », c’est non seulement prendre en compte, à parts égales, moniales et moines, prisonnières et prisonniers, mais c’est aussi chercher à comprendre pourquoi, dans les prisons, les monastères, les asiles ou les hôpitaux, hommes et femmes ne sont pas enfermés de la même manière, tenter de savoir comment y fonctionnent les différences des sexes et la sexualité, et prendre la mesure des modalités de construction des normes de genre dans ces milieux spécifiques.
Pourquoi les femmes s’enferment-elles ?
3La très grande majorité des contributions de ce volume portent sur l’enfermement des femmes. Contraint et subi dans les prisons, il est le plus souvent accepté dans les monastères, comme le montre Sylvie Duval, d’autant plus que les femmes ont souvent intégré l’idée que la vocation religieuse fait partie de leur possible destin. Cette claustration leur a peut-être permis aussi d’échapper à la violence des hommes et, paradoxalement, de mener une vie plus libre, moins soumise aux normes de genre, dans des lieux d’affranchissement où un accès privilégié à la culture leur était offert. Xenia von Tippelskirch souligne que les couvents féminins de l’époque moderne ont été producteurs de savoirs spécifiques (médicaux, musicaux ou théâtraux). Mais ces « enfermées » ont-elles toujours eu la vocation religieuse ? La claustration n’a-t-elle pas été aussi parfois imposée par les familles aux jeunes filles non « mariables » ? Cet enfermement, s’il est forcé, est-il plus acceptable que l’imposition du choix du mari ?
4Au sein des sociétés chrétiennes, Ève est toujours davantage responsable de la Faute qu’Adam. L’intensité avec laquelle les femmes doivent se repentir doit donc être plus forte. Il n’est pas anodin que, à la fin du Moyen Âge, les couvents aient pu servir de prisons pour les femmes et non pour les hommes. À Bologne, les magistrats locaux préfèrent envoyer le peu de femmes détenues dans les monastères : le 16 octobre 1283, Donna Tomasina, découverte dans la ville alors qu’elle en avait été bannie, est placée au couvent Santa Maria della Misericordia, sous la garde de la prieure. Trois ans plus tard, en 1286, dans les mêmes circonstances, Donna Sima est incarcérée à San Lorenzo2. D’autres femmes se voient offrir cette claustration pour pouvoir expier une vie dissolue : les prostituées repenties – absentes de ce volume – qui, suivant le modèle de Marie-Madeleine, terminent leur existence en faisant pénitence3.
Sex-ratio et mixité
5De nombreux contributeurs ont interrogé une grande césure de l’histoire de l’enfermement : le passage d’une claustration monastique, dans laquelle les femmes sont très nombreuses, à une réclusion pénale, où les hommes sont largement majoritaires. En effet, le monachisme, phénomène à l’origine très masculin, s’est progressivement féminisé pour concerner de plus en plus de femmes à l’époque moderne, tandis que l’emprisonnement, phénomène relativement tardif – avant le xive siècle, il est essentiellement un lieu d’attente d’un jugement pour éviter que le prévenu ne s’échappe – mais relativement mixte au départ, s’est fortement masculinisé. En 1488-1489, d’après le registre des écrous du Châtelet, les femmes ne représentent que 15 % de la population carcérale. Ensuite, même si elles restent minoritaires, ce pourcentage augmente et elles demeurent nombreuses jusqu’à la fin du xixe siècle : en France, elles constituent 35 % de la population carcérale en 1800. Puis, de manière spectaculaire, leur nombre décroît : 23 % en 1864, 15 % en 1900, à peine 4 % en 2014 (Corinne Rostaing). Ces très faibles proportions se retrouvent aujourd’hui dans la majorité des pays occidentaux : 4,8 % en Italie, 3 % aux États-Unis et 2,4 % en Irlande4. En revanche, même si les vocations religieuses s’affaiblissent, les religieuses demeurent beaucoup plus nombreuses que leurs homologues masculins.
6Les contributeurs de ce volume ont aussi beaucoup interrogé la mixité ou la non-mixité des institutions carcérales (monastère, prison, bagne, camp de concentration). Au Moyen Âge, de nombreuses prisons sont mixtes et il existe des monastères doubles qui ont longtemps perduré : la plupart des monastères fondés au Kisruwân, la région de Bkerké, aux xviie et xviiie siècles le sont et subsistent sous cette forme jusqu’au xixe siècle (Bernard Heyberger). Lorsque les « Chartres » se développent à la fin de l’époque médiévale, et pour reprendre le terme utilisé alors dans les sources françaises afin de désigner la prison, le législateur a bien conscience qu’il faut séparer les sexes. En 1393- 1396, Jean Boutillier écrit ainsi : « Il est défendu par la loi que la femme soit mise en prison, en fers, avec un homme mais elle doit être mise en “convenable prison” telle une chambre sure et fermée et, avec elle une autre femme. Car frêle chose est de femme5. » Dans plusieurs villes normandes, est attestée une « chambre des femmes » : à Coutances, en 1321, on rebâtit « de neuf la maison ou l’en met les femmes » ; à Caen, en 1345, on refait la toiture de la « prison aux femmes ». Est attesté aussi un espace carcéral féminin à Falaise en 1350, à Évreux en 1426 et à Rouen en 1441. Une lettre de rémission rapporte qu’une femme emprisonnée en 1425 à Orbec a réussi à s’échapper « d’une chambre ou prison fermée à clé, séparée des hommes qui étaient prisonniers6 ». Mais, par manque d’argent, cette division reste souvent théorique. À la fin du Moyen Âge, le monde carcéral, au sein duquel les hommes sont très majoritaires, présente des formes d’organisation bien différentes de celles qu’on observe dans le « monde ouvert » : les femmes, même vierges, mariées ou veuves, ne sont plus protégées par les hommes de la famille ou les autorités communales, et deviennent des proies faciles. Dès lors, la partition des sexes peut apparaître comme une volonté des autorités communales ou étatiques de protéger les femmes de la violence masculine et de leur assurer sécurité et dignité. Malgré ce souci, les prisons représentent parfois des lieux à haut risque pour les détenues. À Bologne, en 1363, Luchetto, un employé de prison, viole Madalena, une prisonnière. Dénoncé et jugé, il est lui-même incarcéré. En 1366, encore à Bologne, un garde local, Niccolò Bertoluci, pénètre dans la prison des femmes avec des collègues pour demander des gratifications sexuelles. Il menace deux détenues, Garda et Constantia, de les déplacer dans une partie de la prison appelée lo forno (une salle de torture ?) si elles ne cèdent pas à ses avances7. Dans le procès intenté à l’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, en 1307, de nombreux témoins se plaignent auprès du pape que le prélat a emprisonné de nombreuses personnes, hommes et femmes, dans des conditions horribles et les a torturées de manière démesurée, se saisissant des détenues pour les amener dans son palais et pour les abuser sexuellement8.
7L’objectif de séparer radicalement les sexes n’est jamais pleinement atteint, du fait même que, dans un monde où la femme est jugée faible et versatile, la nécessité d’une forte autorité, d’un encadrement rigide et d’une surveillance rigoureuse impose la présence d’un pouvoir masculin. Veerle Massin montre qu’en Belgique, au cours du premier xxe siècle, les jeunes délinquantes sont surveillées, encadrées et soignées étroitement, certes d’abord par d’autres femmes (sœurs surveillantes, sœurs infirmières, institutrices, accoucheuses, psychologues et assistantes sociales, etc.) mais aussi par des hommes, de plus en plus nombreux, auxquels on demande un avis d’expert (médecins, directeurs, psychiatres, membres du personnel administratif, hommes à tout faire, etc.). Corinne Rostaing souligne que, dans les prisons françaises contemporaines, la mixité des personnels est beaucoup plus forte dans les établissements pour hommes, en particulier à cause des nombreuses interventions de personnels sociaux, médicaux ou d’enseignants qui sont souvent des femmes.
Hiérarchies
8Dans ces milieux clos, fortement homosexués, plus ou moins mis à l’écart, comment se manifeste la très forte hiérarchie entre les sexes ? Cette dernière est-elle encore opérante et, dans l’affirmative, les codes et les règles de fonctionnement sont-ils si différents de ceux que l’on observe dans la société « libre » ? Dans des sociétés anciennes fortement structurées par le christianisme ou bien dans celles, plus contemporaines, où celui-ci a laissé des traces profondes, d’autres hiérarchies viennent compléter ou parfois se substituer à celles qui s’établissent entre hommes et femmes : le ou la détenu-e offre un même statut déprécié, une renommée abîmée par un délit, une accusation et une peine. L’enfermement doit le ou la punir, lui faire expier une faute. En revanche, la religieuse ou le religieux accède à un statut socialement reconnu comme positif. Sa claustration permet de racheter les péchés de tous les hommes et de toutes les femmes. Mais les deux types d’espace sont des lieux d’attente, ce qui force les analogies avec le Purgatoire. Lorsque Paolo da Certaldo tente d’expliquer le Purgatoire dans son Libre di buoni costumi (vers 1360), c’est presque « naturellement » qu’il le compare avec la prison :
« Imagine, écrit-il, que tu es en prison et que tu es abandonné de tes parents et amis et que personne ne vienne jamais te voir. Et quelqu’un qui ne te connaît pas vient te rendre visite et te tire de la prison. Comment tu l’interprètes ? Il en va de même concernant les âmes abandonnées [au Purgatoire] qui prient ou qui font prier pour eux9. »
9L’absence du sexe opposé introduit ou renforce des subordinations entre hommes ou entre femmes qui se mesurent à l’autorité de l’abbé, de l’abbesse ou du geôlier, ou par les fonctions, les offices, les grades occupés par les membres d’une même communauté. De même, l’origine sociale des filles détermine une certaine hiérarchie au sein d’un monastère et donc une inégalité de traitement entre les religieuses. Le montant de la dot offerte par la famille influence la place qui leur est assignée ou qu’elles revendiquent dans la communauté. Depuis des époques très reculées, et plus encore à l’époque moderne, les établissements sont intimement liés à certaines grandes familles qui les soutiennent et leur envoient régulièrement des postulantes. Dans les camps nazis, étudiés par Régis Schlagdenhauffen, une forte asymétrie s’affirme aussi au sein des relations homosexuelles entre les hommes virils (actifs) et les jeunots efféminés (passifs) ou entre les julots (des femmes qui jouent le rôle de l’homme), hautaines et hardies, et les autres détenues soumises.
Clôtures
10Que ce soit en prison pour purger une peine ou dans un monastère afin de se consacrer à Dieu, il a existé et existe toujours de flagrantes différences d’attitude à l’égard des enfermés et des enfermées qui nous renseignent sur les stéréotypes de genre des sociétés étudiées. Aujourd’hui encore, dans les prisons françaises, explique Corinne Rostaing, on surveille bien davantage les femmes que les hommes dans la manière de s’habiller, de parler ou de tenir leur cellule propre. Dans ces milieux clos, les activités proposées aux uns et aux autres renforcent les stéréotypes de genre : elles travaillent moins ou s’adonnent à la couture ou à la cuisine, étudient peu et font moins de sport, limitant ainsi leurs capacités futures de réinsertion. En prison, comme ailleurs, les garçons et les hommes sont éduqués (ex-ducere : « conduire en dehors de »), tandis que les filles sont toujours « gardées10 ». Même dans ce milieu carcéral, la maternité colle toujours davantage au corps des femmes que la paternité à celui des hommes : en France, une détenue peut garder son enfant jusqu’à l’âge de dix-huit mois.
11L’intensité et les formes de la clôture renseignent aussi sur les différences des sexes. Quels que soient la période considérée et le type d’enfermement pris en compte, toutes les contributions insistent sur une clôture féminine plus stricte11. Abélard l’explique tout « simplement » : « La solitude est plus nécessaire aux nonnes qu’aux moines parce qu’elles sont plus fragiles12. » La définition du monastère féminin idéal que donne au xvie siècle l’évêque de Milan Charles Borromée, à savoir un bâtiment visible de tous au sein duquel les religieuses sont invisibles, est pleinement respectée13. Comme l’écrit joliment Claire Garnier, la clôture masculine « protège les moines du monde », tandis que la clôture féminine « protège le monde des moniales14 ». Au cours de l’histoire, les formes les plus extrêmes d’enfermement ont été féminines, à l’image des recluses qui, entre les xiie et xive siècles, particulièrement dans les villes méditerranéennes, seules ou par petits groupes de trois ou quatre, tout ou partie de leur vie, se cloîtrent dans de minuscules cellules situées près d’un pont, d’une porte à l’entrée de la ville, par exemple. La variété de la terminologie italienne rend compte de l’ampleur du mouvement : monache di case, mantellate, pinzochere, bizoche, cellane, incarcerate, romite. Elles sont comme dans une prison. Le déclin et la disparition du phénomène au cours du xve siècle s’expliquent d’ailleurs en partie parce que la réclusion carcérale est devenue une véritable sanction pénale.
12Cette différence entre clôture masculine et clôture féminine ne cesse de se renforcer. En 1298, la fameuse décrétale Periculoso, fulminée par Boniface VIII, intime à toutes les religieuses de la chrétienté la stricte clôture sous peine d’excommunication. Le décret Qui de quibusdam mulieribus du concile de Vienne en 1312, dont les canons sont promulgués par Jean XXII en 1317, condamne les quelques mulieres religiosae qui tentent encore d’échapper à la clôture. Au début du xve siècle, les observantes, les Clarisses ou les Dominicaines, vivent strictement enfermées. Le concile de Trente renforce ces directives. C’est sans doute ce qui explique qu’il y ait davantage de ressemblances matérielles entre les monastères féminins et les prisons qui possèdent, les uns et les autres, des murs épais, de lourdes grilles et des dispositifs complexes d’ouverture-fermeture (abondance des loquets et des serrures). Dans ces conditions, les femmes sont bien davantage cloîtrées que leurs homologues masculins, s’adonnent assez peu à l’étude, ne possèdent que des livres liturgiques à des fins de prière. De même, elles quittent très rarement les bâtiments monastiques pour se livrer au travail agricole, limitant ainsi les contacts avec le monde laïc. Dès le xiiie siècle (en 1213, puis en 1218-1220, puis encore en 1225), le chapitre général des Cisterciens demande aux nonnes d’abandonner les travaux des champs pour les déléguer à des frères convers.
13La clôture féminine doit être plus stricte car la femme est considérée comme ayant une propension plus grande que l’homme à la tentation des plaisirs mondains et de la chair. Considérée comme plus lubrique, elle doit être davantage surveillée, voire cloîtrée. Si l’épouse du Christ enfreint la clôture monastique et commet un adultère, c’est Jésus qui est cocu. Le bordel (publicum prostibulum) en ce sens peut aussi apparaître comme un bel exemple d’enfermement carcéral, conséquence d’une volonté des autorités de cloîtrer ces femmes offrant aux hommes un « mal nécessaire » pour préserver le reste de l’espace urbain ou villageois de la contagion vénale. Ainsi, au xve siècle, certains capitouls de Toulouse demandent qu’il comporte des murs élevés afin d’empêcher toute entrée ou sortie intempestive. Dans le Midi toulousain, la structure des lupanars (souvent de hautes murailles, beaucoup de serrures et de loquets) et les noms qu’on leur attribue (Château Vert, Grande Abbaye, Castel Blanc, etc.) signalent cette forte clôture. La plupart du temps, ces bordels, propriétés du consulat qui les a créés, sont affermés pour une année (parfois davantage) à un tenancier masculin et/ou féminin, souvent appelé abbé ou abbesse. Ce terme, lui aussi, fait écho au caractère clos du bordel et à la situation d’enfermement des prostituées publiques, mais peut aussi être interprété comme permettant de tourner en dérision la fonction du tenancier15.
14La différence des sexes vis-à-vis de la clôture souligne, bien entendu, une hiérarchie entre hommes et femmes au sein de l’Église, une hiérarchie intégrée et incorporée par tous et toutes, expliquant que l’enfermement ne commence pas aux murs du couvent. Il se situe aussi dans la tête des hommes et des femmes cloîtrés (une clôture spirituelle), et se prolonge par l’accumulation des couches de vêtements venant limiter les mouvements du corps (Claire Garnier évoque, pour les Filles de la Charité, une clôture « portative ») et par les rideaux qui, à la fin du Moyen Âge, cachent les observantes des interlocuteurs qui viennent les visiter. Le parloir demeure cependant un lieu de contacts avec l’extérieur, parfois la seule fenêtre sur le monde.
Perméabilités
15Pourtant, quelques contributions montrent également que cette clôture est, dans la réalité, poreuse16. D’abord, l’exclusion des femmes du sacerdoce nécessite la présence épisodique mais indispensable de prêtres pour administrer les sacrements. Dans la vie de saint Étienne d’Obazine (vers 1160- 1180), on peut lire que, « dans le mur qui sépare l’église en deux parties, il a été aménagé un guichet carré, garni de barreaux de fer et fermé d’un voile du côté des religieuses. Vers le bas, il a été laissé un espace libre pour permettre à la main du prêtre de distribuer la sainte Eucharistie17 ». L’évêque et son vicaire viennent également régulièrement en visite pastorale. Lorsque courent des rumeurs accusant les moniales de mœurs dévoyées, une enquête s’avère nécessaire, et la présence des prélats se maintient alors bien plus longtemps (Christian Knudsen). Le médecin, lui aussi, vient parfois pour prodiguer ses soins aux malades. La clôture et l’isolement sont aussi limités par la présence des directeurs spirituels qui jouent souvent un rôle crucial auprès des moniales. Les liens entre les cloîtrées et leur famille perdurent au parloir ou lorsque les femmes sont autorisées à sortir pour une visite extraordinaire. Dans le cas du monastère féminin de Bkerké du Mont Liban au xviiie siècle, étudié par Bernard Heyberger, les nonnes sortent pour se rendre dans une chapelle ou à la vigne sans trop de difficultés.
16Que dire encore lorsque les nonnes doivent se consacrer à des œuvres charitables à l’extérieur du couvent ? Comment concilier la ferme clôture avec une vocation d’œuvres hospitalières ou enseignantes comme celle des Filles de la Charité au début du xviie siècle (Claire Garnier) ? Ces dernières ont prononcé des vœux de pauvreté, chasteté et obéissance mais aussi de soins aux malades. Elles doivent donc respecter la clôture tout en étant obligées de sortir pour s’occuper des pauvres (qui sont parfois des hommes) et instruire les enfants. Radicales, certaines demandent des libertés de mouvement semblables à celles octroyées aux hommes de la même congrégation, comme les English Ladies de Mary Ward, fondées en 1611, qui revendiquent un statut équivalent à celui des Jésuites. Mais, jugée trop audacieuse, cette communauté des Jésuitesses (c’était le nom qu’elles se donnaient) est dissoute par le pape en 1631. D’autres cherchent des compromis, comme les Augustines qui tentent de s’adapter à ces injonctions contradictoires. Respectant davantage la clôture, elles sont contraintes de déléguer le soin aux malades à de tierces personnes. Mais, quelles que soient les stratégies de compromission adoptées, les unes comme les autres ne s’autorisent pas à toucher le corps masculin.
Sexualités
17La sexualité, directement ou indirectement, est souvent à l’origine de l’enfermement : des hommes sont incarcérés pour crimes sexuels, des prostituées, pour se repentir, des filles, pour résister à la tentation de la chair et se préparer à une vie confortable dans l’Au-delà. Veerle Massin montre que la littérature à visée scientifique de la première moitié du xxe siècle présente l’enfermement des filles délinquantes belges comme une nécessité face à leur sexualité jugée débridée.
18Dans les écrits satiriques ou dans les registres de visite épiscopale anglais de la fin du Moyen Âge, on découvre des figures emblématiques récurrentes, telle la « moniale vicieuse » ou tel le « moine dépravé », religieux souvent accusés d’« inceste spirituel ». Cependant, comme le remarque Christian Knudsen, même si leur crime appartient aux maiora crimina, ils subissent de maigres condamnations dans la réalité, et les pénitences imposées aux religieux, qu’ils soient hommes ou femmes, sont tout à fait comparables. La préoccupation première des évêques est la crainte du scandale. Le couvent féminin a également été souvent un lieu de fantasme masculin. La littérature érotique libertine des xviie et xviiie siècles a souvent mis en scène des nonnes lubriques, à l’image de Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise, écrit en 1683, texte satirique et misogyne destiné à un lectorat essentiellement masculin (Xenia von Tippelskirch). Dans les maisons de redressement belges du xxe siècle, le personnel scrute attentivement les comportements sexuels des jeunes filles délinquantes. Le psychiatre, en particulier, y use de son autorité de médecin pour obtenir des jeunes filles qu’elles décrivent parfois avec force détails leurs expériences sentimentales et sexuelles (Veerle Massin). Dans certains contextes carcéraux, la sexualité devient licite. Marine Coquet montre que les agriculteurs, les artisans ou les commerçants, une fois installés dans le cadre de la colonie pénitentiaire de Maroni, sont autorisés et même encouragés à mener une vie conjugale. Enfin, dans des milieux fortement homosexués, il y a place pour des relations homosexuelles, que ce soit aujourd’hui en milieu carcéral ou hier dans les camps de concentration nazis pour lesquels Régis Schlagdenhauffen oppose une sexualité prédatrice des hommes (sur les jeunots) à une sexualité affective des femmes.
19Après la lecture de l’ensemble de ce riche dossier, que peut-on retenir de l’utile confrontation entre genre et enfermement ? D’abord, que l’intensité de la clôture, qu’elle soit matérielle (les hautes murailles) ou intériorisée, fait césure entre le monde des femmes et celui des hommes enfermés. Ensuite, que le degré de mixité est une variable essentielle pour analyser les sociétés carcérales. Enfin, que la sexualité appartient au système punitif lui-même puisqu’il s’agit aussi, dans les prisons comme dans les monastères, de priver l’homme et la femme des plaisirs de la chair. Que l’enfermement soit pénitentiel ou punitif, strictement clos ou perméable, fortement homosexué ou mixte, la différence des sexes persiste donc. Même si elle est fluide et en constante adaptation en fonction des contextes historique, documentaire et relationnel, elle semble indissoluble dans les milieux carcéraux.
Notes de bas de page
1 Voir, en particulier, les contributions d’Elizabeth Makowski, Sylvie Joye, Anna Benvenuti et Marie-Élisabeth Henneau, dans Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre et Élisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle), op. cit.
2 Exemples cités par Guy Geltner, The Medieval Prison. A Social History, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2008, p. 141, n. 95.
3 Jacques Rossiaud, Amours vénales. La prostitution en Occident, xiie-xvie siècle, Paris, Aubier, 2010, p. 211-215, qui dresse une liste des couvents de repenties en Occident.
4 Guy Geltner, The Médiéval Prison, op. cit., p. 154, n. 51.
5 Jean Boutillier, Somme rural ou le grand coutumier général de pratique civil et canon, revu et corrigé sur l’exemplaire manuscrit, illustré de commentaires et annotations par Louys Charondas Le Caron, Paris, Macé, 1603, livre II, section 6, p. 711.
6 Jean-Claude Capelle, « Quelques aspects des prisons civiles en Normandie aux xive et xve siècles », Archéologie médiévale, 5,1975, p. 161-206.
7 Guy Geltner, The Medieval Prison, op. cit, p. 65.
8 Megan Cassidy-Welch, « Testimonies from a fourteenth-century prison : rumour, evidence and truth in the Midi », French History, 16/1, 2002, p. 3-27.
9 Paolo da Certaldo, Libre di buoni costumi, Alfredo Schiaffini (éd.), Florence, Le Monnier, 1945, p. 100-101.
10 Cette distinction est essentielle pour comprendre la différence des sexes en matière éducative, voir Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre xiie-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 79-80.
11 Voir La femme dans la ville : clôtures choisies, clôtures imposées, Anne Bonzon et Philippe Guignet (dir.), Histoire, économie et société, 24, 2005 ; et « Clôtures », art. cité.
12 Cité par Alcuin Blamires, The Case for Women in Medieval Culture, Oxford, Clarendon Press, 1997, P. 135.
13 Cité par Gabriella Zarri, « La clôture des religieuses et les rapports de genre dans les couvent italiens (fin xvie-début xviie siècle) », op. cit, p. 37 [http://clio.revues.org/5492].
14 Claire Garnier, « Comment une religieuse soigne-t-elle le corps d’un homme ? », art. cité, p. xxx.
15 Agathe Roby-Sapin, La prostitution en Midi toulousain à la fin du Moyen Âge (xiiie-xvie siècle), thèse de doctorat soutenue le 10 juin 2016, sous la direction de Sophie Brouquet-Cassagnes, université Toulouse II-Le Mirail, chapitre vii, p. 311-343.
16 Sur la notion de perméabilité, voir Elisabeth A. Lehfeldt, Religious Women in Golden Age Spain. The Permeable Cloister (Women and Gender in the Early Modem Word), Aldershot, Hants, England, Burlington VT, Ashgate, 2005.
17 Cité dans Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 103.
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