Comment une religieuse soigne-t-elle le corps d’un homme ?
Clôture religieuse et action hospitalière dans l’espace français aux xviie-xviiie siècles
p. 127-144
Résumés
La clôture des Hospitalières constitue une forme d’enfermement présente dans les hôpitaux d’Ancien Régime. Alors que la clôture masculine peut être contournée pour les hommes, en choisissant la voie du clergé séculier, l’Église impose, par la décrétale Periculoso en 1298, puis par le concile de Trente en 1563, la nécessité pour les femmes religieuses de vivre cloîtrées.
L’adaptation de cette clôture à l’activité hospitalière, à laquelle se consacrent de nombreuses femmes dans le courant de la Réforme catholique, est l’objet de cette contribution. À partir des écrits de Vincent de Paul et de sources issues d’hôpitaux parisiens, auvergnat et canadiens, il s’agit de montrer de quelles manières la clôture féminine s’adapte à l’action hospitalière et comment ces adaptations rendent possible, pour des femmes, de soigner des corps d’hommes malades.
The Hospitalières’s enclosure is a type of confinement extant in Ancien Régime hospitals. Religious men could circumvent enclosure by opting for secular orders. However, the Periculoso decretal of 1298 and the 1563 Council of Trent imposed full enclosure for religions women. This study examines how the principle of enclosure adapted to hospital activity to which, following the Catholic Reformation, many religions women dedicated their lives. It examines the writings of Vincent de Paul and sources from Parisian, Auvergnat, and Canadian hospitals and demonstrates how the principle of female enclosure adapted to hospital activity. It further shows how these adaptations made it possible for women to care for the bodies of sick men.
Texte intégral
1L’articulation entre la notion d’enfermement et les hôpitaux d’Ancien Régime fait l’objet de nombreux débats, transcrits dans une riche historiographie. Il est ainsi impossible, encore en 2015, d’aborder la relation entre les deux sans faire référence aux travaux de Michel Foucault1 et d’Erving Goffman2. Emblématiques de la critique de la psychiatrie des années 1970 et spécialistes de l’étude du pouvoir appliqué aux espaces clos, ces deux auteurs proposent une vision qui fait des hôpitaux des lieux d’enfermement, de contrainte des corps et de redressement des esprits, à l’initiative d’un pouvoir étatique, relayé au xixe siècle par l’essor de la médecine, notamment psychiatrique. Cette conception des hôpitaux est d’emblée contestée par les travaux produits en histoire religieuse et concernant l’Ancien Régime. En effet, en analysant la représentation de la figure du pauvre du xvie au xviiie siècle3 ainsi que l’organisation des systèmes d’assistance4, les historiens réfutent l’efficacité du « grand renfermement » des pauvres dans les hôpitaux généraux et mettent en évidence le rôle de l’Église qui, à travers les nombreuses communautés religieuses agissant dans les hôpitaux, persiste à donner à ces lieux une vocation plus charitable que répressive.
2Toutefois, la notion d’enfermement trouve matière à s’appliquer dans le contexte hospitalier d’Ancien Régime, et justement par la face religieuse de ces institutions. La réforme hospitalière encouragée par l’État, que l’on observe à partir du milieu du xviie siècle, rencontre en effet l’élan missionnaire de la Réforme catholique sous la forme de congrégations hospitalières féminines. À partir de la seconde moitié du xvie siècle et tout au long du xviie siècle, se développent dans l’espace français des regroupements de femmes dévotes, acquises aux idéaux du catholicisme tel que défini par le concile de Trente et qui s’attachent à les diffuser en agissant dans le monde. Cet « élan missionnaire féminin5 » prend principalement la forme de congrégations enseignantes et hospitalières. Or le concile de Trente réaffirme l’obligation de la clôture pour les femmes, et donc l’interdiction pour ces dernières d’agir comme séculières6. La notion d’enfermement nous semble opératoire pour étudier les hôpitaux d’Ancien Régime lorsqu’on considère la question de la clôture des Hospitalières et des adaptations de celle-ci à leur activité soignante. Car la clôture religieuse, si elle s’applique à la fois aux hommes et aux femmes, n’est un état obligatoire que pour les femmes. À ce titre, il s’agit d’un statut genré, puisqu’il signale une différence et une hiérarchie entre hommes et femmes au sein de l’Église.
3La dimension genrée de la clôture s’accentue d’une manière spécifique dans le contexte hospitalier. En effet, non seulement les religieuses côtoient le monde à travers les malades qu’elles soignent, mais elles soignent des hommes, et leur action soignante concerne au premier chef le corps malade, souffrant ou agonisant, qu’il faut toucher, nourrir et laver.
4Le catholicisme entretient avec le corps une relation ambivalente, entre adoration du corps du Christ souffrant7 et mépris pour le corps des hommes pécheurs8. À cela s’ajoutent l’obsession du christianisme, dès ses premiers temps, pour la virginité et sa méfiance envers la sexualité9, qui conduisent notamment à la prescription de chasteté, pour les religieux et les religieuses, et à une organisation des ordres religieux qui s’appuie sur la séparation des sexes. Or le dispositif hospitalier d’Ancien Régime met des religieuses en présence d’hommes et impose même le toucher de leurs corps, bouleversant les interdits dont découlent la séparation des sexes et la méfiance envers le corps. C’est pourquoi les hôpitaux d’Ancien Régime sont des lieux particulièrement intéressants pour saisir comment ces interdits s’imposent et quelles stratégies sont développées pour les contourner.
5Nous postulons que c’est à partir des outils développés pour adapter la clôture religieuse à l’activité hospitalière que le soin du corps des hommes par les religieuses est rendu possible. Pour cela, il est nécessaire d’examiner l’évolution de la spiritualité hospitalière de l’époque moderne, afin de déterminer les termes dans lesquels la clôture se pratique en contexte hospitalier. Enfin, après avoir déterminé les formes spirituelles et matérielles que prend cette clôture particulière, nous souhaitons éprouver sa capacité à rendre possible le soin des hommes par les Hospitalières.
6Cette contribution s’appuie sur des recherches doctorales qui portent sur trois parties de l’espace français – le centre parisien, le contexte provincial auvergnat et le contexte colonial canadien – afin de couvrir plusieurs situations dans lesquelles les établissement hospitaliers s’implantent10. Outre la documentation issue des hôpitaux de ces trois territoires, nous utiliserons abondamment les écrits de Vincent de Paul, fondateur des Filles de la Charité, ainsi que les constitutions des communautés soignantes et les règlements des hôpitaux, qui permettent de saisir comment les idéaux religieux se confrontent à l’organisation hospitalière.
Résistances à la clôture
7L’Église conçoit l’accès à la spiritualité par l’adhésion à la vie religieuse. Pour un religieux, celle-ci peut se vivre au contact du monde ou derrière les murs d’un cloître, pour une religieuse, en revanche, la vocation ne peut se traduire que par l’adhésion au modèle conventuel. La hiérarchie entre les sexes se traduit par l’unicité du modèle de vie religieuse proposé aux femmes. Or la clôture religieuse est une forme d’enfermement puisqu’elle présuppose l’isolement derrière des murs d’une communauté religieuse qui peut alors, détachée des réalités du siècle, se concentrer sur la poursuite de la perfection spirituelle. Elle est à ce titre constitutive de nombreux ordres masculins qui choisissent de se retirer du monde. La situation est sensiblement différente dans le cas des femmes, du fait de l’impossibilité de choisir un autre modèle d’expression de la vie religieuse. En 1298, la décrétale Periculoso affirme en effet que la vie religieuse au féminin se conçoit exclusivement à l’intérieur des murs d’un couvent. Considérées comme inférieures, mais surtout comme incarnant les dangers de la tentation, les femmes doivent être cloîtrées de manière à ne pas menacer la vertu masculine11. La décrétale distingue nettement la clôture masculine de la clôture féminine : alors que la première protège les moines du monde, la seconde protège le monde des moniales. De plus, l’interdiction d’administrer les sacrements place les communautés féminines sous la tutelle de communautés masculines, dans une position de dépendance vis-à-vis des hommes12.
8La Réforme protestante, en abolissant les monastères, ouvre la porte à une critique de l’enfermement monastique, notamment féminin. Le concile de Trente – qui avait pourtant pris en compte les critiques concernant la formation du clergé et encouragé la création de séminaires13 – réaffirme la définition de la décrétale Periculoso et l’importance de la clôture pour les communautés féminines. Les papes Pie V et Grégoire XIII, prenant appui sur ce décret, placent la clôture au cœur de la vie religieuse féminine14.
9Or, la Réforme catholique n’est pas un mouvement uniquement animé par des hommes. Les lendemains des guerres de Religion voient en effet fleurir des initiatives féminines ayant pour but de participer à l’évangélisation de la population et à la conversion au catholicisme. Ces entreprises prennent la forme d’associations féminines, hospitalières ou enseignantes, qui dirigent leurs actions vers le secours spirituel et physique des pauvres et l’éducation des enfants.
10Intimement liées à la notion d’action sur le monde, ces initiatives religieuses féminines rejettent la clôture. L’exemple le plus marquant est celui des English Ladies de Mary Ward, fondées en 1611, qui ont l’ambitieux objectif de ramener l’Angleterre dans le giron du catholicisme par la construction d’écoles. Prenant pour modèle la congrégation masculine emblématique de la Réforme catholique, les Jésuites, elles revendiquent le nom de « Jésuitesses ». Mary Ward souhaite former une congrégation séculière qui dispose de la même liberté d’action que celle des membres de la Compagnie de Jésus, allant jusqu’à adapter les règles de la Compagnie à son association féminine. Mal reçue par la majorité du clergé, cette communauté audacieuse est dissoute en 1631 par bulle pontificale15. D’autres initiatives s’opposent au modèle de la moniale que promeut l’Église post-tridentine. Originaires de Lombardie, les Ursulines s’étendent progressivement à partir de leur maison de Toulouse, fondée en 1604. Congrégées et dénuées de statut officiel, elles sont animées par la même vocation enseignante et missionnaire que celle des English Ladies et adoptent un mode de vie similaire. Elles ouvrent des écoles où internes et externes apprennent la lecture, l’écriture et les rudiments de la doctrine catholique. Au cours du xviie siècle, elles acceptent toutefois la clôture, sous la pression des autorités ecclésiastiques qui voient d’un mauvais œil ces femmes célibataires et laïques si libres de se déplacer16.
11Dans le cas des associations hospitalières, on assiste moins à la fondation d’ordres nouveaux qu’à l’émergence de groupes de femmes qui agissent directement en tant qu’hospitalières, soit dans les hôtels-Dieu ou autres hôpitaux, soit en aidant les pauvres dans les campagnes. La première catégorie cause peu de remous. Moins scandaleuses que leurs consœurs enseignantes quant à leurs objectifs apostoliques, ces femmes opèrent derrière les murs des hôpitaux et restent donc dissimulées aux yeux de leurs contemporains. Ainsi, la définition du monastère féminin idéal que donne au xvie siècle l’évêque de Milan Charles Borromée, à savoir un bâtiment visible de tous au sein duquel les religieuses sont invisibles17, est respectée. Les murs de l’hôpital peuvent alors être considérés comme un compromis, qui permet de maintenir l’apparence d’une clôture monastique tout en définissant pour les hospitalières un espace d’action sur le monde.
La fabrique de la clôture hospitalière
12C’est donc à l’intérieur de l’espace hospitalier que se pose la question de la clôture, dans les relations entretenues par les religieuses avec les pauvres et les malades. La lecture et l’analyse des Constitutions des hospitalières augustines ainsi que celles des écrits du fondateur des Filles de la Charité, Vincent de Paul, nous conduisent à explorer deux pistes parallèles. La première concerne la manière dont l’enfermement découlant du principe de clôture se déplace des murs aux corps des religieuses. La seconde consiste à observer comment une conception de la clôture intériorisée se développe dans le monde hospitalier.
La clôture portée sur le corps
13Adaptée à l’activité soignante, la clôture telle qu’elle est pratiquée dans les hôpitaux emprunte à celle du voyage. L’historienne Nicole Pellegrin, étudiant les épisodes de voyages des religieuses, met en lumière la manière paradoxale dont la clôture hors des murs du couvent se réduit à l’individu18. Dans le Coutumier des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal, les consignes de voyages sont les suivantes :
« [Les religieuses] se comporteront par les chemins avec tant de modestie que le prochain en soit édifié. Elles porteront un crucifix devant elles ou dans leur main ; et quand elles seront obligées d’aller à cheval, elles auront des gants, un masque et une coëffe, un habit de cheval par-dessus la robe, leur petit voile de nuit, un mouchoir et une coiffe du matin19. »
14La clôture est ainsi un dispositif matériel, constitué de la multiplication des couches de vêtements sur le corps et contraignant ses mouvements. L’habit permet aussi de rendre visible la séparation des religieuses d’avec le monde. C’est ainsi sous le nom de « filles qui sont habillées de blanc » que les Amérindiens reconnaissent les Hospitalières dès les débuts de leur présence à Québec20. Les vêtements remplacent les murs du couvent. Séparation symbolique d’avec le monde, qui va jusqu’à brider le corps dans les situations de voyage, l’habit de religieuse rend la clôture « portative ».
15Pourtant, toutes les séculières n’ont pas d’habit distinctif, car tous les regroupements d’hospitalières ne disposent pas des moyens d’investir dans un habit neuf. Les tenues sont l’objet de prescriptions dans les règlements, de manière à ce qu’elles conviennent à l’activité religieuse. Ainsi, le règlement des Soeurs Grises, responsables de l’Hôpital général de Montréal, dans la colonie canadienne, précise ceci :
« Les habits n’auront rien de particulier ni d’uniforme quant à présent et on pourra se servir et porter ceux que l’on fait dans le monde, à la réserve néanmoins de ceux d’étoffe de soie qui ne conviendraient point à des personnes qui font profession de vivre dans la pauvreté et qui ont renoncé à tous les vains ornements du monde ; ainsi on veillera exactement pour entretenir cet esprit de pauvreté, que les habits soient très simples, d’étoffe commune, de couleur modeste et sans aucun ajustement ni façon mondaine et avec une ceinture21. »
16On le voit, dans cette congrégation séculière montréalaise, le vêtement indique une attitude de modestie et de dévotion, mais de manière plus subtile que dans le cas des Hospitalières augustines de Québec. Comme les Sœurs Grises de Montréal sont fondées en 1737, soit près d’un siècle après l’arrivée des Augustines de Québec, la différence entre les deux modèles nous semble trouver son origine dans le développement d’une congrégation bien connue, celle des Filles de la Charité de Vincent de Paul, fondée en France dans l’intervalle.
Vincent de Paul et la clôture spirituelle
17Les Filles de la Charité, fondées par Vincent de Paul et Louise de Marillac en 163322, sont initialement pensées comme une congrégation qui rend visite aux pauvres hors des hôpitaux. Bien qu’elles soient fréquemment employées dans les hôpitaux aux xviie et xviiie siècles, les nombreux écrits de leur fondateur montrent une vaste réflexion sur l’adaptation de la clôture à leur action et indiquent la nécessité d’aborder les évolutions spirituelles des communautés hospitalières pour comprendre comment la clôture est négociée dans le contexte soignant.
18La clôture ne se limite pas à sa forme matérielle – murs ou vêtements –, mais elle trouve, selon Vincent de Paul, son origine dans une disposition de l’esprit. Ainsi, dans ses nombreuses conférences adressées aux Filles de la Charité, le fondateur insiste longuement sur la différence entre religieuses et Filles de la Charité, enjoignant ces dernières à ne pas chercher la fréquentation des religieuses, car « comment pourriez-vous recevoir conseil d’une personne religieuse, dont la vie est toute différente de la vôtre et qui ne peut conseiller pour l’ordinaire que selon ses maximes et son esprit !23 ». Vincent de Paul prend en effet de nombreuses précautions pour que sa confrérie de filles ne soit pas confondue avec un ordre de religieuses : elles se trouveraient immédiatement soumises à l’obligation de la clôture et recluses derrière les murs d’un couvent, à l’instar des communautés enseignantes évoquées précédemment. Soucieux d’entretenir l’efficacité de l’entreprise d’aide aux pauvres hors de l’hôpital, tout en maintenant des exigences spirituelles élevées, il définit, lors d’une conférence en 1645, les règles de circulation des membres de la confrérie :
« Vous avez encore la coutume de ne sortir jamais sans permission. Quand vous êtes dehors, gardez-vous bien d’aller autre part qu’au lieu où il vous est permis d’aller. Dès que vous êtes de retour, ne manquez pas de vous présenter à la directrice, ou à celle qui la représente, pour lui rendre compte de ce que vous avez fait dehors. Ô mes filles, tant que vous resterez dans l’obéissance, qui est votre cloître, vous serez en sûreté ; si vous en sortez, craignez dès lors et croyez que vous êtes en danger24. »
19Dans cette perspective, l’obéissance figure le cloître des Filles de la Charité, ce qui leur permet alors de se déplacer dans le monde sans rompre la clôture. Celle-ci n’est plus une disposition matérielle qui se manifeste par des murs, des vêtements, mais elle devient un état d’esprit, une contrainte intériorisée et personnalisée. Gaston de Renty, laïc mystique du xviie siècle, qui fut supérieur de la Compagnie du Saint Sacrement25, formule une idée similaire. Tout en entretenant une abondante correspondance avec des monastères féminins, il rejette l’enfermement monastique comme idéal de vie. Ainsi, en 1642, Renty tente-t-il de dissuader une femme qui envisage de prendre le voile : « Tout autant que nous sommes baptisez, nous avons revestus Jesus-Christ et les lieux ny les vœux n’augmentent rien à la perfection chrestienne, mais sont moyens faciles pour y arriver26. » Le monastère n’est pas le seul lieu de perfection possible, Renty le condamne même comme une voie trop aisée et encourage plutôt chacun à porter en lui-même son monastère.
20L’intériorisation des principes religieux promue par Vincent de Paul et Gaston de Renty, qui reflète les préoccupations de l’École française de spiritualité27, fait écho à ce que Norbert Elias identifie comme le « processus de civilisation ». Celui-ci se caractérise notamment par une intolérance croissante envers la violence individuelle28 et par un contrôle progressif des comportements. Le corps est l’objet par lequel le processus de civilisation s’exprime. En effet, les « bonnes manières » consistent avant tout en un contrôle des fonctions naturelles, fonctionnelles, c’est-à-dire proprement corporelles. Il s’agit donc d’encadrer les expressions physiques du corps, de manière à ce que les contraintes ne soient plus imposées par l’extérieur, mais intériorisées par chacun29. Les publications de traités de civilité, outils privilégiés de diffusion de ces normes de comportement corporel, ponctuent l’époque moderne. De La civilité puérile d’Érasme en 1530, jusqu’aux Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne de Jean-Baptiste de La Salle en 170330, ces ouvrages abordent les différents aspects de la vie quotidienne : le maintien, les comportements sociaux, le coucher, etc.31. Leurs auteurs s’inscrivent dans une tradition socratique qui postule que le corps traduit l’homme profond. Ainsi, puisque l’on peut voir tous les traits du caractère d’un individu par son corps, il suffit d’apprendre à chacun à modifier son comportement corporel pour changer son identité intérieure32.
21La clôture intériorisée, telle que définie par Vincent de Paul, s’apparente ainsi à une forme très aboutie du processus de civilisation. Dépourvues d’un monastère ou même de vêtements distinctifs qui les éloigneraient symboliquement du monde, il ne reste aux Filles de la Charité que leur corps pour afficher leur séparation d’avec le monde : baisser les yeux, marcher sans s’arrêter pour parler, et entretenir, de manière générale, une attitude de modestie.
Une clôture et une spiritualité’ ajustées aux nécessites du soin
22La réflexion de Vincent de Paul sur la clôture répond à des impératifs concrets : permettre aux hospitalières d’agir dans le monde en se déplaçant librement. Toutefois, la congrégation des Filles de la Charité est pensée comme une entreprise religieuse, aux exigences spirituelles élevées. Les membres de cette congrégation sont majoritairement recrutés dans des milieux pauvres. Il s’agit donc de construire un catholicisme accessible à toutes, sans pour autant le dévaluer33. Dans ses conférences adressées aux Filles de la Charité, Vincent de Paul souligne la particularité de leur spiritualité. Ainsi, plutôt qu’un quotidien religieux fondé sur la mortification du corps, il met en avant, comme outil de sanctification, le travail attaché à la condition d’hospitalière. Il recourt pour cela à l’image des « filles de village » qu’évoque Marguerite Naseau, l’une des figures fondatrices des Filles de la Charité34.
« Il n’y a pas plus grande obéissance que celle des vraies filles des villages. Reviennent-elles de leur travail à la maison pour prendre un maigre repas, lassées et fatiguées, toutes mouillées et crottées, à peine y sont-elles, si le temps est propre au travail, ou si leur père et mère leur commandent de retourner, aussitôt elles s’en retournent, sans s’arrêter à leur lassitude, ni à leurs crottes, et sans regarder comme elles sont agencées.
C’est ainsi que doivent faire les vraies Filles de la Charité. Reviennent-elles à midi du service des malades pour prendre leur repas, si le médecin ou l’autre sœur dit : “Il faut aller porter ce remède à un malade”, elles ne doivent point regarder en quel état elles sont, mais s’oublier pour obéir, et préférer la commodité des malades à la leur. C’est en cela, mes très chères sœurs, que vous connaîtrez que vous serez vraies Filles de la Charité35. »
23Le fondateur va même jusqu’à faire prévaloir le travail sur le respect de la règle elle-même :
« Comme votre obligation principale est le service des pauvres malades, vous ne devez point craindre de laisser quelques règles dans les besoins pressants des malades, pourvu que ce soit par vraie nécessité et non par un sentiment de la nature, ou par paresse36. »
24Le travail hospitalier est donc intrinsèquement lié à l’activité religieuse des Filles de la Charité. Il se substitue aux mortifications corporelles, en tant que pratiques servant à la poursuite de la perfection spirituelle. Physiquement rigoureux, il doit coexister avec une exigence d’austérité du corps. Vincent de Paul souligne ainsi à maintes reprises la nécessité de contrôler, dresser et perfectionner le corps : « Mes chères sœurs, faites-vous un peu violence, et puis vous y trouverez une grande facilité, car nos corps sont des ânes : accoutumés à un chemin, ils y vont toujours37. » Il conseille notamment la mortification des sens :
« Nous avons cinq sens extérieurs [qui] sont la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût et le toucher. Ce sont autant de fenêtres par lesquelles le diable, le monde et la chair peuvent entrer en nos cœurs.
C’est pourquoi commencez par la vue ; accoutumez-vous à tenir votre vue basse modérément, car, comme vous êtes pour le service des personnes séculières, il ne faut pas que l’excès de votre modestie les effraie [...] Mais seulement abstenez-vous de ces regards à prunelles longtemps ouvertes pour regarder homme ou femme fixement entre deux yeux [...].
Notre odorat a encore besoin d’être mortifié, soit en sentant volontiers les mauvaises odeurs, quand elles se présentent, sans faire les délicates, et particulièrement avec vos pauvres malades, et aussi en vous abstenant des bonnes [...]. Nous pouvons aussi fort souvent mortifier notre goût, quand ce ne serait que prendre le morceau de pain qui nous agrée le moins [...] nous abstenir de manger hors les repas, laisser ce qui est le plus agréable à notre goût [...].
Le sens de l’ouïe est encore une dangereuse fenêtre par laquelle ce que l’on nous dit entre quelquefois si fortement dans nos cœurs qu’il s’ensuit mille et mille désordres. [...] N’écoutez pas volontiers, mais détournez-vous accortementdes médisances, paroles mauvaises et de tout ce qui pourrait blesser votre cœur ou même vos sens sans nécessité.
Le toucher est le cinquième de nos sens. Nous le mortifions en nous abstenant de toucher le prochain et ne permettant pas aux autres de toucher, par délectation sensuelle, non seulement nos mains, mais toute autre partie de notre corps. La pratique de cette mortification, mes filles, vous aidera beaucoup à vous perfectionner et à accomplir le dessein de Dieu en votre établissement38. »
25Traitées ainsi, les mortifications corporelles s’inscrivent dans l’activité hospitalière, permettant l’exercice simultané des dévotions et du soin. Cette perspective permet au fondateur d’élever le soin des malades à la hauteur d’activité purement spirituelle. Il précise ainsi que, lorsqu’une sœur doit quitter l’oraison pour prendre soin d’un malade, « alors c’est quitter Dieu pour Dieu39 ».
26La technique de l’oraison, qui consiste, pour le croyant, à se mettre en présence de Dieu par la prière méditative et qui se répand parmi les cercles dévots modernes au cours du xviie siècle40, est d’ailleurs adaptée à la spiritualité des Filles de la Charité, ce qui montre une nouvelle fois que c’est la clôture exigée des religieuses qui est transformée par les nécessités du soin. Manifestation d’une spiritualité intérieure, elle se pratique généralement à partir d’un livre de piété et concerne plutôt les élites aux connaissances théologiques avancées. Une telle méthode ne pouvant correspondre aux Filles de la Charité, Vincent de Paul leur propose une méthode d’oraison dirigée. Les thèmes sont déterminés à l’avance et reposent sur des supports plus accessibles, qui font directement appel aux sens, comme les livres d’images pieuses ou le chapelet41.
27En attribuant au travail hospitalier une valeur sanctifiante et en rendant la pratique de l’oraison accessible à des femmes qui exercent un dur travail physique, Vincent de Paul légitime sa congrégation comme actrice essentielle du monde hospitalier. Néanmoins, les Filles de la Charité, qui essaiment sur le territoire français au cours des xviie et xviiie siècles, ne sont pas le seul type d’hospitalières.
La persistance de modèles plus stricts
28Les Augustines, c’est-à-dire l’ensemble des communautés suivant la règle de saint Augustin, représentent le second modèle dominant du monde hospitalier42. Elles se distinguent des Filles de la Charité par l’adoption d’un mode de vie religieux. Les Augustines prononcent en effet des vœux solennels de pauvreté, chasteté et obéissance, ainsi qu’un quatrième vœu de soin des malades. Elles agissent exclusivement entre les murs des hôpitaux et y exigent l’établissement d’un monastère qui leur permette de maintenir une vie spirituelle. Ainsi, à Québec, la construction de l’Hôtel-Dieu commence par l’érection du monastère des religieuses en 1644, dont les bâtiments sont agrandis à partir de 1695 alors que le nombre de religieuses augmente43. À Clermont-Ferrand, les Augustines sont responsables de l’Hôtel-Dieu de la ville à partir de 1642, puis le quittent en 1670, car les administrateurs ne leur permettent pas d’y établir un couvent44. Elles sont alors remplacées par des Filles de la Charité, plus flexibles. Le respect d’une clôture traditionnelle, figurée par des murs, demeure donc une réalité pour de nombreuses communautés hospitalières.
29Or ce respect des règles religieuses et de la clôture semble compromettre l’action soignante, comme le montre la lecture du coutumier des Augustines de Clermont. Les deux premiers tiers du volume sont entièrement consacrés aux pratiques spirituelles individuelles et collectives. Le soin des malades n’est mentionné directement que dans deux chapitres. Le détail des pratiques spirituelles – offices, matines, compiles, oraison mentale, confession – est pensé sans aucun lien avec la pratique soignante. Ainsi, un chapitre promeut l’oraison mentale et affiche sans ambages sa différence par rapport aux congrégations relevant du modèle des Filles de la Charité :
« On conseille aux sœurs de se remplir l’âme peu à peu de cette excellente idée de l’oraison mentale, sans néanmoins prétendre condamner une méthode commune qui a été nettement expliquée de nos jours par Saint François de Sales, & par d’autres directeurs modernes de la vie spirituelle ; celles qui s’en trouveront bien, pourront s’y tenir, le Saint Esprit se servant des moyens qu’il lui plaît pour conduire des âmes humbles ; mais il doit y avoir du péril de vouloir y engager tous les autres45. »
30Dans les communautés respectant une clôture plus traditionnelle que celle des Filles de la Charité, soigner les malades sans rompre ladite clôture demande de développer d’autres stratégies. À Québec, le cloître, qui permet l’isolement des religieuses, communique avec les salles des malades par des portes qui sont ouvertes à certaines heures de la journée46. L’habit distinctif, évoqué précédemment, sert de frontière symbolique et physique entre le corps des malades et celui des religieuses. Enfin, ces communautés se divisent entre sœurs professes et sœurs converses, le soin des corps des malades étant plutôt confié à ces dernières, tandis que le secours spirituel revient aux premières. C’est du moins l’hypothèse que nous émettons à la lecture des sources, car déterminer le statut de ces femmes n’est pas aisé. Les règlements des hôpitaux font état de fonctions occupées par des femmes chargée du soin du corps et mentionnées sous les noms de « veilleuses », « semainières » ou encore « sœurs domestiques47 ». Les sources ne précisent toutefois pas si ces femmes sont des religieuses professes, qui soigneraient donc sans déroger à leur état, des religieuses converses, dont les exigences spirituelles sont moins élevées, ou encore des laïques, embauchées pour suppléer les Hospitalières. Néanmoins, dans le cas des communautés hospitalières relevant de la mouvance augustine, le soin aux malades semble être plus souvent délégué à des tierces personnes que dispensé par les Augustines elles-mêmes, tant le respect de la condition de religieuse, notamment le respect de la clôture, demeure une exigence essentielle.
31Ainsi, le paysage hospitalier d’Ancien Régime est marqué par deux modèles principaux. Celui des Filles de la Charité insiste sur l’importance de l’intériorisation de la clôture et rend le soin des malades possible, en faisant même une action qui participe à la spiritualité de la communauté. Le modèle des Augustines, quant à lui, conserve les exigences particulières de la clôture matérielle qui, si elle demeure assez légère au regard d’ordres contemplatifs stricts48, n’est pas sans poser problème au moment de soigner les corps des malades. Le développement de stratégies palliant cette situation – instauration d’une clôture portative grâce au vêtement, délégation des tâches soignantes à un personnel particulier – permet néanmoins à ces communautés de soigner. Ajoutons que ces deux modèles ne sont pas forcément strictement opposés. En effet, de nombreuses communautés soignantes adhèrent par exemple à la règle de saint Augustin au cours des xviie et xviiie siècles, dans un mouvement de régularisation de congrégations hospitalières, et adaptent ces règlements. De plus, le mouvement d’intériorisation de la clôture prôné par Vincent de Paul est, comme on l’a souligné, porté par la diffusion des normes de civilité et par l’École française de spiritualité, ce qui rend possible son adoption implicite. Ainsi, lorsqu’en 1739 les Sœurs Grises de l’Hôpital général de Montréal abandonnent leur habit religieux, on peut y voir une forme de clôture qui n’a plus besoin de se matérialiser par un habit, sans que ces femmes se réclament pour autant des Filles de la Charité.
32Les adaptations de la clôture féminine, pour laquelle il nous a fallu passer par l’analyse des spiritualités hospitalières, ont donc pour objectif de permettre à ces femmes religieuses de maintenir une forme de clôture religieuse tout en rendant le soin possible. Porté à même le corps, cet enfermement permet aux hospitalières de soigner les corps des hommes à différents degrés.
Pouvoir soigner des hommes ?
33À Paris, en Auvergne comme au Canada, les hôpitaux sur lesquels il nous a été donné de travailler accueillent un public mixte. Ainsi, malgré des constitutions qui interdisent aux Augustines de l’Hôtel-Dieu de Paris de recevoir des hommes49, les registres d’entrée, l’organisation de l’espace hospitalier et l’embauche d’un personnel soignant laïque des deux sexes témoignent de l’accueil d’hommes malades, comme c’est aussi le cas dans les hôtels-Dieu de Clermont-Ferrand, du Puy-en-Velay, de Québec et de Montréal.
34Dans les établissements pris en charge par des Augustines, la question du soin des hommes est contournée par l’embauche d’un personnel masculin laïque qui remplit les missions interdites aux Hospitalières, comme le précisent les constitutions des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec :
« Les Sœurs ne rendront néanmoins aucun service aux hommes qui soit messéant à des vierges, comme serait de les laver, de les revêtir, de les ensevelir après leur décès, et autres exercices semblables. C’est pourquoi il y aura des serviteurs ou infirmiers en nombre compétent ; et l’un d’eux demeurera toujours dans la salle ou dans le département50. »
35Les Relations des Jésuites nous apprennent ainsi que les Augustines en Nouvelle-France travaillent dès les premiers temps avec « ce jeune homme qui s’est donné à nostre hospital pour secourir les pauvres malades51 ». Quelques années plus tard, un Jésuite, Florent Bonnemer, y travaille comme infirmier52. Lorsque les Hospitalières quittent en 1644 la réduction de Sillery pour l’Hôtel-Dieu de la ville, trois à quatre domestiques masculins sont employés à l’Hôtel-Dieu. En 1750, l’établissement fonctionne avec treize domestiques : quatre d’entre eux sont des infirmiers53. D’après l’extrait des constitutions cité ci-dessus, ces hommes ont vraisemblablement pour fonction de soigner le corps dès qu’il s’agit de toucher la peau dissimulée sous les vêtements. En effet, le rituel d’entrée à l’Hôtel-Dieu, qui prévoit de dévêtir le malade puis de le revêtir des vêtements de l’hôpital, est une activité que les religieuses peuvent effectuer pour les femmes, mais qu’elles doivent déléguer à un valet pour les hommes. L’interdit posé par le genre semble donc se situer au niveau de cette limite entre corps visible et invisible, touchable et intouchable. Le vêtement sert alors à nouveau de frontière, puisque l’habit des religieuses les distingue des patients, et celui des malades indique la limite à ne pas franchir.
36Une part de l’activité soignante demeure néanmoins accessible aux femmes : il s’agit de la distribution des repas, forme de soin qui ne demande pas de toucher le corps. Comme le souligne Pehr Kalm, voyageur suédois qui visite l’Hôtel-Dieu de Québec en 1749, la répartition des tâches selon les sexes y est ainsi respectée : « Les religieuses subviennent aux besoins des malades des deux sexes, avec cette différence, néanmoins, qu’elles ne font que préparer la nourriture des hommes, apporter leurs mets, enlever la nappe après le repas et leur donner des remèdes, laissant le reste du service aux domestiques ; mais dans l’appartement des femmes, elles font tout le service elles-mêmes54. »
37À Clermont-Ferrand, où l’Hôtel-Dieu est desservi par des Filles de la Charité après le départ des Augustines en 1760, le règlement de 1749 précise que « la pudeur ne permet pas que lesdites sœurs couchent et président aux salles des hommes et garçons pendant la nuit55 ». L’interdiction couvre ici un territoire moins vaste que dans le cas des Augustines de Québec, puisqu’il se limite à la nuit : la clôture manifestant la différence des genres devient ainsi temporelle. Le règlement demande ainsi à ces femmes de « tenir bien propres les malades qui ne peuvent se lever pour aller au bassin ou siège couvert » et précise qu’« elles ne les laisseront pas croupir dans l’ordure, mais tâcheront de les visiter souvent pour changer les linges piqués qu’elles auront fait couler sous eux & en remettrons de nouveaux pour tenir les lits bien propres hors d’infection & de pourriture56 ». Pour ces tâches soignantes, prescrites par le règlement, qui ne peuvent se concevoir sans contact avec le corps, aucune distinction n’est faite selon le sexe du malade. Ainsi, si le règlement rappelle l’importance de la distance à conserver envers les malades – « elles ne s’assoiront point auprès des lits des malades pour parler, lire, ni se reposer »–, ce sont leurs obligations soignantes qu’il met en avant. Dans ce même établissement, on note la présence d’un personnel masculin de « serviteurs » ou « valets » qui sont chargés de l’entretien des salles des hommes. Toutefois, contrairement aux femmes, le règlement ne leur enjoint pas de changer les linges des malades. Leur rôle ne semble donc pas se substituer à celui des soignantes, qui peuvent librement accéder aux salles des hommes durant le jour, les visites nocturnes revenant en revanche probablement aux soignants masculins.
38La stricte interdiction de fréquenter des hommes laïques adressée aux religieuses contemplatives est donc nuancée pour les hospitalières. La forme sous laquelle la clôture est adaptée à la pratique soignante – intériorisée, mobile ou intermittente – permet ou non de toucher les corps des hommes, voire de soigner les patients sans établir de distinction tranchée entre les sexes. Néanmoins, entre le modèle contemplatif et le modèle des Filles de la Charité, de nombreuses nuances existent. Ainsi les Soeurs Grises de Montréal, malgré une clôture moins stricte que celle des Augustines, embauchent dès les débuts de leur présence à l’Hôpital général un infirmier pour les hommes57. À l’Hôtel-Dieu du Puy-en-Velay, en revanche, le soin des corps des hommes relève de la responsabilité des hospitalières, qui ne sont dans cet hôpital ni augustines ni Filles de la Charité58.
Conclusion
39L’analyse de textes prescriptifs ne renseigne que partiellement sur les pratiques. Toutefois, un témoignage rare comme celui de Pehr Kalm, qui visite l’Hôtel-Dieu de Québec en 1749, permet de voir que, lorsque l’hôpital fonctionne normalement, la séparation des sexes est respectée et que cette règle est donc prise au sérieux par la communauté des Augustines de Québec. Notons que la question du genre se pose également dans les hôpitaux entre les malades eux-mêmes, que le dispositif hospitalier sépare selon les sexes, et dans les relations entre soignants masculins et patientes, comme le travail de Wendy Churchill l’approfondit pour le contexte britannique59.
40À travers ces exemples, il apparaît que la manière dont la clôture est adaptée à l’action soignante est un des éléments qui contribuent à rendre possible le soin des hommes par les femmes. Ainsi, en Nouvelle-France, alors que l’on pourrait supposer que le contexte colonial oblige à des aménagements de la règle60, le soin des hommes est délégué à des hommes soignants. La clôture portative des Augustines leur permet aisément de soigner les femmes, mais n’est pas suffisante pour garantir leur pudeur dans des situations de soin des hommes. En revanche, les Filles de la Charité clermontoises, qui disposent elles aussi d’un personnel laïque pour les seconder, ne se voient pas interdire de telles actions. Au contraire, le règlement de l’hôpital détaille les contacts avec les corps des malades sans même signaler le sexe de ceux-ci. Intériorisée, la clôture ne s’oppose alors plus au soin. On voit ainsi comment la clôture imposée aux femmes entrées en religion est adaptée et transformée pour que la différence des genres soit maintenue en situation de soin.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 ; Id., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
2 Erving Goffman, Asile, op. cit.
3 Jean-Pierre Gutton, La société des pauvres en Europe. L’exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, Les Belles Lettres, 1970.
4 Jacques Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au xviie siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1999-
5 Élisabeth Rapley, Les dévotes, les femmes et l’Église en France au xviiie siècle, Montréal, Bellarmin, 1995.
6 Gabriella Zarri, « La clôture des religieuses et les rapports de genre dans les couvent italiens (fin xvie-début xviie siècle) », art. cité, p. 37 [http://clio.revues.org/5492, consulté le 25 février 2015].
7 Jacques Gélis, « Le corps, l’Église et le sacré », dans Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, t. 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 76.
8 Sara F. Matthews-Grico, « Corps et sexualité dans l’Europe d’Ancien Régime », dans ibid., p. 167.
9 Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995.
10 L’ajout des établissements auvergnats et canadiens aux institutions parisiennes permet de parler de la situation de l’ensemble de l’espace français et de déterminer quelles sont les adaptations et résistances locales au modèle diffusé depuis Paris. Alors que l’Auvergne est une province que le pouvoir royal tente de reprendre en main à l’époque moderne, la Nouvelle-France est envisagée comme une page blanche sur laquelle les idéaux religieux et politiques peuvent s’inscrire aisément. La province et la colonie sont de plus le théâtre d’une importante activité missionnaire au xviiie siècle, qui se prolonge notamment avec la fondation des hôpitaux. Voir Claire Garnier, Soin des corps, soin des âmes. Genre et pouvoir dans les hôpitaux de France et de Nouvelle-France aux xviie et xviiie siècles, thèse de doctorat dirigée par Bernard Dompnier et Dominique Deslandres, université Blaise-Pascal, Clermont 2, et université de Montréal, soutenue le 9 juin 2015 à l’université de Montréal.
11 James A. Brundage et Elizabeth M. Makowski, « Enclosure of the Nuns : The Decretal Periculoso and its Commentators », Journal of Medieval History, 2,1994, p. 147 : It was inappropriate for nuns to gad about in worldly society or to associate in any way with men, even religious men, within their monasteries, not only because of the dangers to themselves but also because of the threat that women in general posed to the fragile sexual virtue of men.
12 Marcel Bernos, Femmes et gens d’Église dans la France classique : xviie-xviiie siècle, Paris, Le Cerf, 2003, p. 211.
13 Bernard Dompnier, « Continuité de la Réforme catholique », dans Jean-Marie Mayer, Charles, Luce Pietri et André Vauchez (dir.), Histoire du christianisme, t. 9, L’âge de raison (1620- 1750), Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 265-268.
14 Ibid., p. 283.
15 Les English Ladies souffrent à la fois de leur attachement au modèle de la Compagnie de Jésus et de leur statut de femmes, qui leur vaut d’être accusées de prostitution et de débauche. Le processus de destruction de la Compagnie passe par l’emprisonnement de Mary Ward par l’Inquisition à Munich en 1631. L’institut survit en Bavière avec des enseignantes cloîtrées. Le 7 juin 2003, l’Église autorise pour la première fois la congrégation à exister sous la forme conçue par sa fondatrice, voir Laurence Lux-Sterritt, « Mary Ward et sa Compagnie de Jésus au féminin dans l’Angleterre de la Contre-Réforme », Revue de l’histoire des religions, 3, 2008, p. 393-414.
16 Id., « Les religieuses en mouvement. Ursulines françaises et Dames anglaises à l’aube du xviie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52/4, 2005, p. 7-23 ; Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au xviie siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 381- 386 ; Bernard Dompnier, « Continuité de la Réforme catholique... », art. cité, p. 283-290.
17 Gabriella Zarri, « La clôture des religieuses... », art. cité, p. 41.
18 Nicole Pellegrin, « La clôture en voyage (fin xvie-début xviiie siècle) », Clio. Femmes, genre, histoire, 28, 2008 [http://clio.revues.org/index7942.html, consulté le 25 février 2015].
19 Coutumier et petites règles des religieuses hospitalières de la congrégation de saint joseph, La Flèche, 1850 [1664], p. 9.
20 Lucien Campeau, Monumenta Novae Franciae, t. 6, Recherche de la paix (1644-1646), Montréal, Bellarmin, 1992, p. 19.
21 Maison de Mère d’Youville, Archives des Sœur Grises de Montréal : Feuilles volantes, dispositions avec lesquelles on doit se comporter, art. 14,1755.
22 Matthieu Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité, Paris, Fayard, 2011, p. 149.
23 Vincent de Paul, « Conférence du 2 février 1653 sur l’esprit de la compagnie », Pierre Coste (éd. J, Correspondance. Entretiens. Documents, Paris, Librairie Lecoffre, t. 9,1923, p. 581.
24 Vincent de Paul, « Continuation de la conférence du 22 janvier 1645 sur la pratique du règlement », dans Correspondance, op. cit, p. 224.
25 Alain Talion, La Compagnie du Saint-Sacrement (1629-1667). Spiritualité et société, Paris, Le Cerf, 1990.
26 Gaston de Renty, Correspondance, Raymond Triboulet (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 186-187.
27 L’École française de spiritualité est le terme sous lequel est regroupé le courant français issu de la Réforme catholique, voir Yves Krumenacker, L’École française de spiritualité’. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, Le Cerf, 1998.
28 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 98-106.
29 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, op. cit.
30 Jean-Baptiste de La Salle, Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, divisées en deux parties à l’usage des écoles chrétiennes, Paris, François Rivière, 1708.
31 Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions, xvie-début xixe siècle, Paris, Rivages, 1994, p. 215
32 Jacques Revel, « Les usages de la civilité », dans Philippe Ariès et Georges Duby (dir. J, Histoire de la vie privée, t. 3, Roger Chartier (dir. J, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 169-209.
33 Claudie Variasse, Les saintes cruautés. La mortification corporelle dans le catholicisme français moderne (xvie-xviie siècle), thèse de doctorat dirigée par Bernard Dompnier et Dominique Deslandres, université Clermont 2, université de Montréal, 2005, p. 304.
34 Matthieu Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité, op. cit., p. 106. Voir aussi la « Conférence sur l’imitation des filles des champs » de Vincent de Paul : « Jusques à présent les filles appelées au service de Dieu étaient toutes filles de maison et riches. Que savez-vous, dis-je, mes filles, si, Dieu vous appelant pour sa gloire au service des pauvres, sa bonté ne veut point faire un essai de votre fidélité pour montrer cette vérité, que Dieu a choisi les pauvres pour les rendre riches en foi ? », Vincent de Paul, « Conférence du 25 janvier 1643 sur l’imitation des filles des champs », dans Correspondance, op. cit., p. 79.
35 Ibid., p. 92.
36 Vincent de Paul, « Conférence du 31 juillet 1634 – explication du règlement », dans ibid., p. 3.
37 Id., « Conférence du 2 août 1640, sur la Fidélité au lever et à l’oraison », dans ibid., p. 29.
38 Id., « Conférence du 19 juillet 1640 sur la vocation de Fille de la Charité », dans ibid., p. 25.
39 Id., « Conférence du 14 juillet 1658 : Humilité, charité, obéissance, patience », dans ibid., t. 10, p. 542.
40 Jean Calvet (dir.), Histoire de la littérature française, t. 5, La littérature religieuse de François de Sales à Fénelon, Paris, Les Éditions mondiales, 1956, p. 46.
41 Mathieu Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité, op. cit., p. 175.
42 Marie-Claude Dinet-Lecomte, Les sœurs hospitalières en France aux xviie et xviiie siècles. La charité en action, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 103.
43 François Rousseau, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines et de l’Hôtel-Dieu de Québec (1639- 1989), t. 1,1638-1892, Sillery, Septentrion, 1989, p. 61.
44 Jean-Luc Fray, « Des origines hospitalières à la fondation de l’Hôtel-Dieu », dans Bernard Dompnier (dir.), L’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand. Histoire d’un établissement hospitalier, Clermont-Ferrand, Presses de l’université Blaise-Pascal, 2014, p. 51-52.
45 Bibliothèque universitaire du patrimoine, Clermont-Ferrand : « De l’oraison mentale », Coutumier des religieuses hospitalières de l’ordre de saint Augustin établies dans le diocèse de Clermont, 1692, P. 43-
46 François Rousseau, La croix et le scalpel, op. cit., p. 78.
47 Par exemple le Règlement général pour la direction et économie du Grand Hôtel-Dieu de cette ville de Clermont-Ferrand, Que les chapelains, Officiers, Servantes & Valets de cette Maison doivent observer chacun suivant leur charge ou emploi, Clermont-Ferrand, Pierre Boutaudon, 174g [http://tinyurl.com/nxaatlt, consulté le 10 mars 2015] et le Coutumier et petites règles des religieuses hospitalières de la congrégation de saint Joseph, La Flèche, Jourdain, 1850 [1688].
48 Sylvie Duval, dans sa thèse sur les Dominicaines italiennes, énumère ainsi les divers éléments qui composent la clôture des religieuses : épaisseur des murs, serrures complexes, parloirs dotés de grilles lourdes et recouverts d’un voile épais. Rien de tel n’apparaît dans les constitutions des hospitalières. Voir Sylvie Duval, L’observance au féminin. Les moniales dominicaines entre réforme religieuse et transformations sociales, 1385-1461, thèse de doctorat dirigée par Nicole Bériou et Gabriella Zarri, université Lyon 2, Università degli Studi di Firenze, 2012, p. 68-71.
49 Les Augustines de l’Hôtel-Dieu « sont entièrement vouées et consacrées à Dieu et au service des pauvres filles et femmes malades », refusant du même mouvement le soin des hommes. Constitutions des religieuses hospitalières de la Charité Notre Dame, de l’Ordre de Saint Augustin, establies à Paris, Paris, 1635, p. 2.
50 « De la diversité des salles et du service des hommes », Constitutions de la congrégation des religieuses Hospitalières de la Miséricorde de Jésus, Québec, archidiocèse de Québec, 1936 [1664], p. 121.
51 Lucien Campeau, Monumentae Novae Franciae, t. 4, Les grandes épreuves (1638-1640), Montréal, Bellarmin, 1989, p. 631.
52 Ibid., p. 835.
53 François Rousseau, La croix et le scalpel, op. cit., p. 92.
54 Pehr Kalm, Voyages dans l’Amérique du Nord, L.W. Marchand (trad.), Montréal, Mémoires de la Société historique de Montréal, 1880 [1749], p. 113.
55 Règlement général pour la direction et économie du Grand Hôtel-Dieu de cette ville de Clermont-Ferrand, op. cit., p. 42 [http://tinyurl.com/nxaatlt, consulté le 12 mars 2015].
56 Bibliothèque universitaire du patrimoine, Clermont-Ferrand (A 107-104, s. d.), Extrait du règlement de l’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand.
57 Maison de Mère d’Youville, Archives des Sœurs Grises de Montréal, Ancien Journal, vol. 1, 1688-1857, P. 41.
58 AD de Haute-Loire, HSUP, 2E10, s. d. : Règlement de l’Hôtel-Dieu : « Elles auront soin de les laver ou de faire laver leur linge et de les tenir propres et nets ne les laissant pas croupir dans leur pourriture et dans le fumier ; ny manger tous vivant par les poux et la vermine. »
59 Wendy Churchill, Female Patients in Early Moderne Britain : Gender, Diaynosis, and Treatment, Farnham, Ashgate, 2012.
60 La population canadienne est exclusivement masculine jusqu’au milieu du xviie siècle. Si le déséquilibre démographique est rattrapé dans les premières décennies du xviiie siècle, la colonie continue d’héberger un fort contingent militaire, auquel il faut ajouter les matelots, nombreux dans ces villes portuaires. À partir de 1757, l’intensification des conflits conduit les hôpitaux de Québec à héberger exclusivement des militaires. Dans ce contexte, les Hospitalières canadiennes sont probablement plus souvent placées en situation de soigner des hommes que leurs homologues de métropole. Voir Allan Greer et Nicole Daignault, Brève histoire des peuples de la Nouvelle-France, Montréal, Boréal, 1998 ; Robert Larin, Brève histoire du peuplement européen en Nouvelle-France, Sillery, Septentrion, 2000 ; Louise Dechêne, Le peuple, l’État et la guerre au Canada sous le régime français, Sylvie Dépathie, Catherine Desbarat et Thomas Wine (éd.), Montréal, Boréal, 2008.
Auteur
Université Clermont 2 – Université de Montréal
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