Clôture féminine, violences, rapports de genre et crise de l’autorité
La congrégation des religieuses du Sacré-Cœur (Mont Liban, 1750-1786)
p. 87-102
Résumés
Des cas de dérive sectaire et de violence extrême dans un monastère féminin, comme la tragédie qui s’est déroulée dans le monastère du Sacré-Cœur de Jésus au Mont Liban (1750-1786), bien documentée, nous permettent de réfléchir sur le fonctionnement (et le dysfonctionnement) de la clôture féminine.
Un monastère féminin reste toujours en interaction avec l’extérieur, à travers les attaches familiales et la reproduction des hiérarchies sociales dans le cloître, à travers aussi le rôle attribué aux instances de contrôle masculines, l’évêque ordinaire et les confesseurs. Les conflits qui déchirent l’Église et la société hors du couvent ont alors des répercussions directes sur la vie de la communauté.
Un monastère féminin est une tentative de recréer une société à part, échappant aux liens, aux règles et aux querelles mondains. Mais cet idéal n’est pas toujours atteint. Lorsqu’il est sous la conduite d’une mystique visionnaire, dont la communication directe avec le Christ est reconnue par son entourage, les religieuses tombent sous la coupe du pouvoir absolu de cette dernière. Lorsque les hommes chargés de contrôler et d’encadrer la vie religieuse des femmes révèrent l’inspiration mystique de la « sainte », ils deviennent eux-mêmes dépendants de celle-ci et incapables d’exercer leur autorité. La confession devient alors un instrument de domination totale et de manipulation des consciences aux mains de la « sainte ». Celles qui s’opposent à elle sont diabolisées et deviennent les victimes d’une fuite en avant sectaire qui peut conduire jusqu’à l’assassinat, justifié par l’inspiration divine.
Cases of sectarian abuses and utter violence in a female monastery, as the well documented tragedy which happened in the monastery of the Holy Heart of Jesus in Mount Lebanon (1750-1786), can help to reflect on the functioning (and the possible disfunction) of the female closure.
A monastery of women stays always in interaction with the outside, through family ties and the reproduction of the social distinctions within the cloister, as well as through the role allocated to the male authorities, the bishop and the confessors, over the nuns. Conflicts which arise within the Church and the society could therefore have direct effects on the life of the cloistered community.
A female monastery is an attempt to create a society of exception, which escapes the wordly ties, rules and disputes. But this ideal is hard to join. When the monastery is under the leading of a mystic visionary, whose direct communication with Jesus Christ is admitted by people around her, the nuns fall under her thumb. If the men who are in charge of controlling and supervising the life of the nuns, believe into the mystic inspiration of the visionary, they become themselves dependent of her, and unable to exert their authority. Confession becomes an instrument in the hands of the “saint”, for domination and manipulation of the consciences of the nuns. These who contest her mystic union and her charismatic authority are demonized and have to undergo harassment and violences, justified by a divine inspiration.
Texte intégral
1Ce colloque me donne l’occasion de revenir sur la clôture et les rapports de genre, sujet affronté il y a plus de dix ans, lorsque j’ai travaillé sur ce qu’on peut appeler l’« affaire Hindiyya1 ». Le cas particulier étudié alors, dont le cadre était un monastère féminin du Mont Liban, présente de nombreuses analogies avec celui récemment analysé par Hubert Wolf, qui se déroule à Rome environ un siècle plus tard2. On retrouve dans les deux cas des violences contre des femmes, mais aussi une spiritualité très sensuelle, liée au culte du Sacré-Cœur de Jésus, et une similitude dans le fonctionnement ou le dysfonctionnement de l’autorité à l’intérieur comme à l’extérieur de la clôture. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’affaires à la fois extraordinaires et exemplaires qui, à cause de leur caractère excessif, fournissent une documentation abondante. Elles permettent ainsi de réfléchir sur la façon dont la clôture induit les rapports entre les femmes à l’intérieur du monastère, mais aussi entre l’extérieur et l’intérieur de la communauté, c’est-à-dire entre les hommes d’autorité et les femmes cloîtrées. Le cadre de ces « affaires » est celui du monachisme féminin cloîtré, tel qu’il a été défini après le concile de Trente. Un élément important dans leur compréhension est la réputation de sainteté de la supérieure ou d’une autre femme membre de la communauté, qui agit sur le dispositif du pouvoir et les rituels mis en œuvre. Dans ce contexte, les violences meurtrières relèvent elles-mêmes d’un rituel de possession et d’exorcisme tendant à légitimer les actes de la « sainte » dans une situation où son charisme se trouve contesté.
2Hindiyya est le prénom d’une femme : Hindiyya ‘Ujaymî, chrétienne maronite née à Alep en 1720, qui se forgea très jeune une réputation de sainteté sous la conduite des jésuites. Puis, rompant avec ces derniers, elle fonda en 1750 un ordre religieux du Sacré-Cœur de Jésus et un couvent dont elle devint la supérieure, dans la montagne libanaise au nord de Beyrouth, à Bkerké. Elle avait alors la réputation d’être unie corps et âme à son époux divin qui lui accordait toutes sortes de grâces. Elle bénéficiait du soutien des chrétiens du Liban et de la Syrie, mais aussi de celui des druzes. Ces musulmans « hétérodoxes » habitaient aux côtés des maronites dans la partie méridionale du Mont Liban et exerçaient le pouvoir politique sur la région par l’intermédiaire de dynasties d’émirs dont l’autonomie relative était limitée par leur allégeance au gouverneur ottoman de Saïda. Bien après la fondation de l’ordre du Sacré-Cœur, en 1777, son monastère fut pris d’assaut par la troupe de l’émir Yûsef Chihâb, et les religieuses furent dispersées. Hindiyya elle-même fut ensuite traînée de cloître en cloître et maltraitée, puis vécut encore longtemps ainsi, puisqu’elle ne mourut qu’en 1798. Ce qui lui valut cette triste fin, c’est qu’en 1777 une religieuse avait été assassinée dans le monastère, sous prétexte qu’elle était à la tête d’une secte satanique. On découvrit alors que coups de bâton, privation de soins, empoisonnements, mais aussi maltraitance psychologique avaient été monnaie courante depuis les débuts de l’ordre du Sacré-Cœur. Cependant, ce ne furent pas ces sévices, relevant d’une justice pénale, qui lui valurent déchéance et emprisonnement, mais une enquête inquisitoriale diligentée contre elle, qui la déclara « illusionnée », sainte fictive : c’est pour avoir été considérée comme telle qu’elle fut condamnée, non pour homicide ou actes de cruauté. Comme dans le cas du monastère romain de Sant’Ambrogio étudié par Hubert Wolf, c’est la « sainteté feinte » de la supérieure qui fut donnée pour cause de toute l’affaire par la justice ecclésiastique3.
Les interactions entre l’intérieur et l’extérieur
3Un monastère féminin, du moins dans les sociétés d’Ancien Régime, est certes strictement clôturé, mais il vit toujours en interrelation avec le monde et doit répondre aux attentes de celui-ci à son égard. Dans le cas du monastère de Bkerké, la visite diligentée depuis Rome en 1753 relève qu’il ne respectait pas la clôture stricte définie par le concile de Trente pour les monastères féminins : l’enceinte de pierre était trop basse, les sœurs sortaient pour se rendre dans une chapelle ou à la vigne. Par ailleurs, comme dans tout monastère féminin, la vicaire y assurait en grande partie la relation avec l’extérieur, à travers le parloir. À Bkerké, celle-ci était une religieuse nommée Catherine, amie intime, compagne fidèle de la supérieure pendant vingt-huit ans, grande manipulatrice aussi. C’est elle qui orchestrait la réputation de sainteté de Hindiyya vers l’extérieur, qui accueillait les mères venues demander des miracles pour leurs enfants, et qui recueillait aussi les dons4.
4Mais, au-delà de la disposition matérielle du cloître, une communauté de religieuses occupe toujours une place symbolique dans la vie de la société, qui en escompte quelque chose en retour. Dans ces conditions, les relations avec l’extérieur de la clôture sont toujours très importantes, d’autant plus dans un milieu confiné qui les réduit au strict minimum. La fondation d’un monastère ou d’un ordre religieux féminin répond d’abord à une attente, voire à un besoin de la société. Nous ne nous attarderons pas sur les circonstances de la fondation du monastère de Bkerké sous l’autorité de Hindiyya. Mais rappelons que ce projet fut porté initialement par des jésuites européens et missionnaires dans la région, auxquels il devait apporter reconnaissance et légitimité, alors même qu’ils étaient contestés par les autorités des Églises locales. Ce projet fut ensuite confisqué et soutenu par les autorités maronites, qui y virent une façon de renforcer l’homogénéité de leur communauté, son prestige et sa force par rapport aux missionnaires et aux autres communautés locales, chrétiennes ou non, et enfin sa place dans le catholicisme, à une échelle planétaire. Le conflit entre différents acteurs ecclésiastiques favorise le renforcement et l’autonomisation de l’autorité charismatique d’une femme mystique. Un premier conflit autour de la personne de Hindiyya et de sa fondation religieuse, occasionné par l’opposition entre jésuites et maronites, déboucha sur une première enquête diligentée par Rome en 1753, qui se conclut en faveur de la mystique et de son ordre religieux, à un moment où la Compagnie de Jésus commençait à être attaquée de toute part. Curieusement, dans ce conflit, les jésuites apparaissaient comme les défenseurs d’une religion de la raison et de l’institution face à une religion du cœur, incarnée par la mystique maronite5. Le monastère put ensuite continuer à se développer, jouissant de la réputation de sainteté de sa fondatrice et supérieure jusqu’à ce que les conflits internes alertent un autre délégué apostolique romain de passage dans la montagne libanaise : à partir de l’été 1775, ce dernier découvrit progressivement la réalité de la vie dans le monastère de Bkerké. C’est alors que, pour disculper la supérieure et ses adeptes, pour incriminer les religieuses dissidentes et pour faire croire à un complot diabolique contre Hindiyya, on mit en scène des rituels de possession et d’exorcisme qui aboutirent à tuer à coups de bâton une religieuse de la communauté, Nâsîma Badrân6.
5Alors que le cloître est un espace clôturé, qui tente de mettre à l’abri du « monde » celles qui y vivent, il arrive souvent qu’il y ait des liens familiaux entre les religieuses d’un même établissement (tantes et nièces, par exemple), et que des familles bienfaitrices ou protectrices d’un couvent ou d’un ordre donnés puissent exercer une sorte de patronage sur la communauté, assurant ainsi à leurs filles une place particulière7. Dans le monastère de Bkerké, plusieurs filles de la famille des cheikhs Khâzin, qui dominaient la région du Kisruwân où le monastère avait été fondé sous leur patronage, se trouvaient parmi les religieuses. Une des premières à rejoindre la nouvelle fondation, Thérèse Al-Khâzin, d’abord enthousiaste vis-à-vis de la mère Hindiyya, se mua en son opposante et fut bientôt persécutée. Craignant pour sa vie, elle s’enfuit avec la complicité d’hommes de sa famille, puis revint avec une troupe reprendre une partie de la récolte de la soie, qui, selon elle, lui revenait. Deux sœurs, Warda et Nâsîma Badrân, dont le père était un notable de Beyrouth, avaient été accueillies très jeunes dans le cloître contre une pension, tandis que leur père faisait fonction de procureur du monastère. Ce sont cependant ces deux filles qui, bien plus tard, apparurent comme les principales opposantes à la sainteté de Hindiyya et les principales cibles de la haine de celle-ci. Le monastère accueillait aussi des filles de familles maronites aisées d’Alep : tel était le cas de Marguerite Dyâb, une des seules moniales qui savaient écrire, dont l’oncle Ignatius allait devenir l’évêque résident, et le frère, Arsenius, l’un des moines admis au monastère. Plus tard, Hindiyya devait accueillir l’une de ses propres nièces à Bkerké8.
6Généralement, l’origine sociale des filles détermine plus ou moins la hiérarchie au sein du monastère. En particulier, le montant de leur dot a une influence sur la place qui leur est assignée ou qu’elles revendiquent dans la communauté9. À Bkerké, la règle de la congrégation du Sacré-Cœur précise que le montant de la dot exigée à l’entrée n’est pas fixé et qu’on « demande plus à celle qui a reçu plus de biens temporels de son Seigneur, et moins à celle qui en a reçu moins10 » ; il n’y a pas non plus de hiérarchie entre les religieuses de chœur, les coadjutrices et les domestiques, contrairement à l’organisation du monastère voisin et concurrent des Visitandines de l’Annonciation d’Antoura11 Un expert chargé de l’examen du dossier à Rome relève ce point comme un précepte malsain, peu propice à maintenir l’équité et l’unité entre les sœurs12. Notons que le montant de la dot apportée par Hindiyya ne la classait ni parmi les plus riches ni parmi les plus généreuses. En outre, elle était originaire d’Alep et se trouvait sur les terres des cheikhs maronites, propriétaires fonciers, collecteurs d’impôts pour la Porte, et exerçant une sorte de juridiction civile sur le territoire. Cela la plaçait plus ou moins à leur merci. Enfin, en tant que citadine, elle dut éprouver quelques difficultés à s’adapter au mode de vie de la montagne13. Toutes ces raisons peuvent expliquer que Hindiyya ait développé progressivement une peur de se faire prendre le monastère qu’elle avait fondé et qu’elle s’en soit prise aux mieux dotées. Elle a également tenté de compenser cette extraction sociale relativement modeste en invoquant sa généalogie biblique et en faisant remonter ses origines familiales au roi David. Très vite, le monastère se trouva divisé entre « Aleppines », partisanes de la mère supérieure, et « filles de la montagne », cible favorite des précédentes. Cette division à l’intérieur du monastère recoupait un clivage plus général dans l’Église maronite de cette époque, en particulier dans l’ordre masculin des Moines libanais, qui se déchiraient alors entre baladî (du pays) et Halabî (d’Alep).
7Enfin, l’interaction d’un monastère féminin avec l’extérieur se fait à travers un certain nombre de mécanismes de contrôle. Le concile de Trente a donné autorité à l’ordinaire sur les monastères féminins. Mais il se trouve que, dans l’Église maronite, les évêques résident dans des monastères, vivant principalement des ressources de ceux-ci et se faisant servir par des religieuses. Le monastère de Bkerké, bien que féminin, accueillait donc des hommes : l’évêque résident, les confesseurs, des bienfaiteurs et un certain nombre de moines admis dans l’ordre du Sacré-Cœur. Le fait que des hommes et des femmes aient pu vivre dans le même monastère n’avait alors rien de choquant : la plupart des monastères fondés au Kisruwân, la région de Bkerké, aux xviie et xviiie siècles, étaient doubles, accueillant à la fois hommes et femmes. Malgré les multiples injonctions de Rome de séparer les uns des autres, ces monastères doubles subsistèrent jusqu’au xixe siècle. Cette résistance de la société maronite atteste une certaine conception de la vie monastique : le couvent appartient au patrimoine d’une famille et demeure sous son patronage ; les femmes y vivent leur vie religieuse sous le contrôle et la protection des hommes appartenant à la même parentèle ou au même clan14. L’évêque chargé du contrôle de Bkerké et ayant autorité sur les religieuses vivait ainsi dans le monastère et des biens de celui-ci. Les deux évêques qui se succédèrent dans cette charge étaient originaires d’Alep, donc étrangers eux aussi dans la montagne libanaise. Le second, Ignatius (qui prit ensuite le nom de Germanus) Dyâb, d’abord moine à Bkerké, devenu évêque en 1768, se montra extrêmement dépendant envers la mère supérieure, à laquelle, pendant des années, il servit de scribe lors des séances où elle était gratifiée de révélations divines. La plupart des textes de Hindiyya ont été mis par écrit par lui ou par sa nièce, Marguerite15. Matériellement et spirituellement, les évêques de Bkerké, censés exercer une autorité de contrôle sur le monastère et sa supérieure, ne jouissaient en fait d’aucune autonomie par rapport à cette dernière. Ils étaient donc incapables d’imposer des limites aux dérives mystiques et sectaires dans la communauté.
8Il en allait de même avec les confesseurs. Le Jésuite Antonio Venturi, qui fut le directeur spirituel de la jeune femme à Alep pendant de longues années, qui orchestra sa réputation de sainteté et qui organisa ensuite son départ au Liban pour la faire entrer dans un monastère, était totalement dévoué à elle. Il lui resta d’ailleurs attaché bien après qu’il fut rappelé en Italie. En tant que jésuite, il ne dépendait pas matériellement des grâces de sa dirigée. Mais il en était devenu dépendant du fait qu’il misait sur elle pour le maintien ou le développement de la Compagnie de Jésus au Levant, dans une période où celle-ci commençait à être sérieusement menacée. Il faut ajouter de surcroît que, en tant qu’Italien, il était isolé au milieu de missionnaires jésuites français auxquels il allait être amené à s’opposer16. Celui qui reprit après lui la direction spirituelle de Hindiyya et l’aida à fonder son monastère et sa congrégation fut Germanus Saqr, un moine originaire d’Alep, élevé à l’épiscopat dans des conditions peu régulières : il vécut au monastère de Bkerké après sa fondation et jusqu’à sa mort en 1768. Il bénéficia lui-même d’une réputation de sainteté, et un début de culte se développa sur sa tombe après sa mort. Après l’enquête de 1753, le pape Benoît XIV, peu porté sur les femmes mystiques, au vu du « peu d’habileté et de l’excessive crédulité de ses directeurs précédents17 », interdit à Germanus Saqr d’exercer la charge ; il ordonna de trouver à la « femme trompée » un nouveau directeur, docte, prudent et expérimenté. On députa alors en 1755 un franciscain arabisant en poste à Alexandrie d’Égypte. Mais celui-ci, peu enthousiaste, fit preuve de scepticisme envers les signes de sainteté qu’on lui mettait en scène. Il suscita rapidement une hostilité générale à son égard, tant et si bien qu’il ne put jamais entendre Hindiyya en confession. Souffrant par ailleurs d’un manque de ressources pour vivre au Liban, il décida d’abandonner son poste et de repartir à Alexandrie18. Nous disposons de peu d’informations sur les confesseurs qui se succédèrent ensuite à Bkerké, mais plusieurs furent récusés par la supérieure et durent abandonner les fonctions. En 1769, sur les instances pressantes du patriarche et de l’évêque de Bkerké, Nicolas ‘Ujaymi, jésuite et frère cadet de Hindiyya, fut envoyé au Mont Liban et fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par sa sœur. Pour un jésuite qui avait été chargé des cas de conscience dans un diocèse italien, il fit preuve d’une grande faiblesse et d’un grand manque de discernement par rapport aux faits auxquels il fut exposé19. À cet égard, il n’est pas différent d’autres jésuites qui furent mêlés à des cas de sainteté féminine20. Comme pour beaucoup de jésuites de sa génération, la suppression de la Compagnie en 1773 dut être pour lui un véritable traumatisme. En outre, elle le rendait spirituellement plus dépendant de sa sœur, qui avait prophétisé depuis très longtemps les malheurs des jésuites à cause de leur orgueil. Elle le rendait matériellement aussi dépendant de Bkerké puisque, après des années passées en Italie, il n’avait d’autre lieu où s’établir ni ne disposait d’autres soutiens dans la société syro-libanaise. Néanmoins, en demandant à témoigner auprès du délégué apostolique en août 1775, c’est lui qui attira l’attention sur les dérives inadmissibles dont Bkerké était alors le champ clos. Il voulait en particulier décharger sa conscience en ce qui concernait la façon dont sa sœur le contraignait à exercer sa fonction de confesseur et de directeur spirituel des religieuses.
9Comme dans la Rome du xixe siècle, l’environnement hostile et la guerre des clans à l’intérieur de l’Église ont favorisé l’adhésion aveugle au message charismatique21. Au-dessus des évêques et des confesseurs, le patriarche maronite Yusuf Istifân, mal assuré dans son poste, était en butte à l’hostilité constante de clans menés par des évêques et par les moines du principal ordre maronite, divisés en deux partis, celui des « montagnards » et celui des « Aleppins ». Homme cultivé, éduqué dans les collèges romains, il vit dans la mystique de Bkerké et dans sa congrégation un soutien indéfectible à sa cause, à la fois par l’accès qu’il lui donnait à des ressources matérielles, car la réputation de sainteté faisait affluer les biens, et par la mobilisation des esprits qu’il permettait contre les « ennemis » intérieurs de la communauté. Il reconnut par exemple, après son élection au trône patriarcal en 1766, la constitution d’une confrérie du Sacré-Cœur pour les laïcs, qui s’engageait à soutenir Hindiyya et son œuvre, spirituellement et matériellement. Son principal adversaire, l’évêque de Beyrouth, créa une confrérie concurrente, sous le titre de l’Immaculée Conception, pour mobiliser ses propres partisans. Cette situation de conflit explique sans doute que les alarmes, parvenues à plusieurs reprises au patriarche Istifân au sujet de ce qui se passait dans le monastère, ne lui aient pas ouvert les yeux et ne l’aient pas amené à prendre des décisions rationnelles22.
10Rome enfin, qui diligenta deux enquêtes de type inquisitorial à la demande de protagonistes sur place, ne put imposer ses décisions en raison de ces divisions et conflits locaux, dans lesquels ses propres envoyés furent souvent compromis. Enfin, à la tête même de l’Église, on passait alors d’une défiance à l’égard de la dévotion du Sacré-Cœur et des femmes dévotes, au temps de la regolata devozione de Benoît XIV, à un catholicisme de combat, misant sur l’émotion, les manifestations physiques et la prophétie, après l’interdiction de la Compagnie de Jésus23.
11Voilà donc, à grands traits, comment extérieur et intérieur d’un monastère féminin interagirent dans ce cas précis. Il n’en est pas moins vrai que la clôture crée ses propres modes de fonctionnement et ses propres dérives. Les autorités ecclésiastiques catholiques, comme on peut le constater dans les enquêtes diligentées, ont établi un certain nombre de règles et de garde-fous, qui bien que marqués par une solide misogynie, n’en relèvent pas moins d’un certain bon sens et empêchent en tout cas, lorsqu’ils fonctionnent, le repli sectaire et la dérive mégalomaniaque qui prennent leur origine dans l’autorité charismatique de la supérieure et les contestations que cette autorité fait naître derrière les murs du cloître.
La vie derrière la clôture
12Dans le cas de Hindiyya et de son monastère de Bkerké, comme dans celui de Sant’Ambrogio à Rome, ces garde-fous n’ont pas fonctionné. La règle donnée au nouvel ordre était réputée avoir été dictée à Hindiyya par le « personnage » qui lui apparaissait et mise par écrit sous la plume de son directeur jésuite Antonio Venturi, puis de l’évêque maronite Germanos Saqr24. Examinée une première fois par une commission d’experts à Rome en 1754, elle ne devait jamais être validée par les autorités vaticanes. Encore en 1775, le patriarche Istifân tenta en vain d’en obtenir confirmation par l’intermédiaire de son envoyé dans la capitale catholique25. Elle se divise en qânûn (constitutions), rusûm (règles), farâ’id (préceptes), puis en une quatrième partie consacrée au détail des obligations de chaque fonction (supérieure, vicaire, maîtresse des novices, surveillantes, procuratrice, sacristaine, bibliothécaire, lingère, infirmière, économe, cuisinière, portière...).
13La partie consacrée aux règles (rusûm) détaille de façon méticuleuse, et sur le modèle tridentin, l’organisation et la discipline à l’intérieur du monastère. Une volonté d’organisation rationnelle s’y exprime très nettement, à travers la précision des horaires rythmés par la cloche, les prescriptions d’hygiène, qui imposent entre autres de changer de vêtement toutes les semaines, ou la formalisation de l’élection de la supérieure au scrutin secret. Les châtiments sont codifiés et proportionnés aux infractions. Un chapitre est consacré à la bibliothèque, confiée à une sœur à laquelle il est prescrit de tenir un catalogue des ouvrages et un registre de prêt. Même l’architecture du couvent est minutieusement précisée afin d’assurer une clôture rigoureuse26. Cette règle du Sacré-Cœur traduit donc une volonté de dépasser les systèmes traditionnels de relations, de solidarité familiale et clientéliste évoqués précédemment, pour fonder un groupe homogénéisé. Elle insiste sur l’obéissance, la pauvreté, l’humilité et l’amour confraternel, vertus attendues chez des religieuses. Les contacts avec l’extérieur sont strictement limités ou contrôlés. Le courrier est ouvert par la supérieure. La hiérarchie interne du couvent est déterminée par la fonction et l’ancienneté des vœux, tandis que des peines sont prévues pour les sœurs qui se vanteraient de leur origine sociale ou feraient des remarques déplaisantes à celle des autres27. Les biens de la congrégation sont gérés par la supérieure, mais un cahier des recettes et des dépenses doit en principe être tenu, et les comptes doivent être vérifiés une fois l’an par un conseil28.
14Lorsque ces règles furent examinées à Rome en 1753, les experts critiquèrent la titulature du Sacré-Cœur, dont la dévotion était loin d’être reconnue par Rome, ainsi que l’organisation de l’autorité à l’intérieur du monastère, qui faisait la part trop belle à la supérieure et ne respectait pas les règles tridentines en matière de contrôle extérieur du monastère. Comme dans les ordres féminins en général, mais avec moins d’insistance que chez François de Sales, les règles de Hindiyya appuient sur l’obéissance à la supérieure, tout en faisant obligation à celle-ci de se montrer mère tendre et juste. Cependant, l’expert romain souligne dans son rapport ce qui distingue le dispositif du pouvoir à l’intérieur de la nouvelle congrégation de ce qui se pratique généralement. Il rappelle les prérogatives de l’évêque ordinaire sur les couvents de femmes, alors qu’un article de la règle prétend imposer que tous les établissements de l’ordre ne puissent dépendre que d’un seul prélat, résidant obligatoirement à Bkerké. L’expert romain s’en prend surtout aux pouvoirs laissés à la supérieure, qu’il juge exorbitants. Ainsi conteste-t-il l’article de la règle qui prescrit que l’évêque doit choisir le confesseur avec le consentement de la supérieure, de la vicaire, de la maîtresse des novices et, autant que possible, de toutes les religieuses. Il rappelle que les prélats peuvent concéder le confesseur demandé par les sœurs, mais qu’ils ne peuvent nullement y être contraints. Il rejette la clause désignant la supérieure à vie et affirme que, chez les femmes, cette disposition peut générer « haines, injustices, abaissements, tyrannies ». De même n’admet-il pas que l’attribution des offices mineurs du monastère revienne exclusivement à la mère supérieure, ce qui risque d’attiser les conflits dans la communauté. L’expert romain conteste enfin la clause qui impose un vote des deux tiers pour la déposition d’une supérieure jugée indigne, estimant que cette proportion trop difficile à atteindre empêcherait d’appliquer le remède opportun29.
15Ces remarques de bon sens ne furent jamais suivies d’effet à Bkerké. D’ailleurs, la mère supérieure fut accusée de ne pas respecter elle-même les règles qu’elle avait dictées et les principes moraux qu’elle prétendait enseigner, puisque, selon ses opposantes, elle n’assistait jamais aux offices et aux repas au réfectoire, qu’elle recevait des hommes dans sa cellule, qu’elle s’habillait avec des vêtements précieux ou avec des pelisses pour résister au froid durant l’hiver. Surtout, elle avait introduit une distinction entre une petite clique d’adeptes, qui avaient accès à sa cellule et lui étaient entièrement dévouées, et le groupe de celles qui étaient tenues à l’écart et maltraitées. Des distinctions auraient par exemple été introduites, dans le régime alimentaire, entre les « montagnardes », condamnées aux fèves et aux lentilles, et les « Aleppines », qui avaient droit à des mets plus délicats. C’est pourquoi les adversaires de la mère supérieure se seraient mises à voler des poulets pour les rôtir et les manger en cachette avec d’autres plats préparés dans leurs cellules. Le monastère offre des possibilités de se réunir en petits groupe pour intriguer, près du four ou dans la chambre d’une religieuse, où les minuscules événements de la vie du cloître sont passés en revue et où les moindres paroles et gestes des unes et des autres sont analysés. Se demander ce qui se trame dans la chambre close à laquelle on n’a plus accès, épier dans les couloirs, écouter aux portes, regarder par le trou de la serrure sont sans doute des comportements fréquents de religieuses cloîtrées, surtout lorsque l’atmosphère communautaire se dégrade30.
16Mais la vie communautaire n’est pas seulement menacée par le non-respect des règles, l’inégalité de traitement entre les religieuses ou encore la convoitise des biens du couvent. Du point de vue psychologique, une communauté féminine repose sur des dispositifs d’émulation entre religieuses très difficiles à supporter, qui peuvent dégénérer en envie destructrice, d’autant plus qu’ils touchent véritablement à l’image qu’on a de soi-même, donc au narcissisme31. Le jeu se développe dans une quête obstinée et égocentrique du perfectionnement intérieur qui doit mener à une relation individuelle forte avec l’époux divin. Ce jeu est d’autant plus cruel et pervers que c’est la plus mortifiée, la plus humble qui aura la meilleure place, et que son comportement sera donné en exemple à suivre aux autres. De plus, malgré les efforts pour atteindre cet idéal, il se peut que Dieu, pour des raisons qui échappent, accorde finalement ses faveurs à une autre religieuse, sans que ce choix semble objectivement justifié. On trouve des cas analogues rapportés dans les vies de Thérèse d’Avila et de Marguerite-Marie Alacoque, qui ont servi d’exemple à Hindiyya32. La situation devient plus difficile encore lorsque, au nom de ses mérites, la religieuse gratifiée par Dieu prétend imposer une discipline aux autres religieuses, voire pratiquer sur elles le discernement des âmes, leur imposer une contrainte sur leur conscience. La biographie de Marguerite-Marie Alacoque en livre des illustrations33. Les religieuses mises en difficulté par ces contraintes psychologiques ne peuvent se défendre qu’en attentant à l’image de la sainte, en contestant ses vertus et ses grâces spirituelles, et en l’accusant d’avoir commerce avec le diable. Ces situations extrêmement tendues ne s’évitent ou ne se résolvent que par l’appel à la charité, à l’humilité et à l’obéissance, sous le contrôle extérieur, l’arbitrage raisonnable de l’évêque ordinaire, qui a en principe juridiction sur les communautés de femmes, ou du directeur spirituel, désigné par l’évêque. On a vu que, dans le cas de Bkerké, ces mécanismes de régulation n’ont pas fonctionné.
17La principale raison des dissensions dans la communauté de Bkerké et la principale source des violences qui s’exercèrent sur des religieuses viennent de l’affirmation du charisme de sainteté de la supérieure, qui lui permet de s’affranchir de la règle et qui finit par lui donner un pouvoir absolu sur le monastère. Ce charisme est spécifiquement féminin parce qu’il repose sur l’union spirituelle et physique d’une femme avec le Christ, qui lui apparaît. Évidemment, l’union physique est condamnée par l’Église, mais on sait que la mystique explore souvent des expériences limites mal tolérées par l’orthodoxie, dans lesquelles la participation du corps est fréquente, en particulier chez les femmes. Chez celles-ci plus que chez les hommes, la preuve de la sainteté de leur inspiration est donnée par l’expression de leurs sentiments et de leurs sensations, qui se manifeste essentiellement par des signes physiques : bague au doigt, extases, souffrances, saignements, fragrances divines, stigmates... C’est une forme de langage rituel, reconnu et attendu par l’entourage. Lorsqu’elles donnent des preuves de leur contact avec la divinité à travers des textes qu’elles dictent suivant des modalités souvent semblables, ces femmes le font avec des discours théologiques qui inspirent l’admiration des auditeurs, en particulier masculins, envers l’image stéréotypée de l’« ignorante savante34 ». Tous ces éléments se retrouvent dans l’histoire de la sainteté de Hindiyya comme dans celle de Sant’Ambrogio.
18La dépendance matérielle de l’évêque de Bkerké et des confesseurs envers le monastère a été évoquée précédemment. À celle-ci s’ajoute une dépendance spirituelle et psychologique : les femmes parviennent à un niveau de correspondance avec le divin que les hommes, surtout les plus savants, ne peuvent atteindre. Ces derniers reçoivent alors les messages délivrés par la sainte comme des oracles, d’autant plus lorsqu’ils ont eux-mêmes été bénéficiaires d’un miracle par son intercession. Parfois (c’est le cas, par exemple, au monastère de Sant’Ambrogio), un directeur spirituel révèle sa propre conscience à sa dirigée, qui bénéficie alors d’un solide instrument de chantage à son égard, résidant dans la menace de révéler les secrets partagés. Ayant reconnu ce type d’autorité charismatique et ayant donné des preuves de leur soumission à son égard, les confesseurs sont entraînés dans une spirale de renoncements et de compromissions les amenant à abandonner tout discernement, vertu la plus exigeante et la plus indispensable pour un directeur spirituel.
19Cette question de l’inversion de l’autorité se joue beaucoup autour de la pratique de la confession et de la direction de conscience. Car c’est sur ces pratiques que repose pour l’essentiel le pouvoir tyrannique absolu de la « sainte » sur les religieuses. La supérieure obtient du confesseur qu’il lui révèle les secrets de la confession des religieuses. Inversement, elle est amenée à dicter au confesseur les péchés que les religieuses doivent lui révéler35. La pression exercée sur la conscience des sœurs devient alors insupportable, au point que, à Bkerké, l’une d’entre elles au moins avoue avoir pensé au suicide. Car comment faire lorsque le seul espace de liberté où il est possible de parler à l’abri des autres, c’est-à-dire la confession, est violé ? A qui peut-on alors adresser les troubles de sa conscience ? Et comment avouer un péché dont on se sait manifestement innocente, mais que la supérieure a dicté au confesseur ? Enfin, comment sortir des situations très difficiles que les psychologues appellent de double contrainte, lorsqu’un ordre dicté par Dieu à la sainte contredit manifestement la conscience chrétienne de la religieuse ? Ainsi, à Bkerké comme à Sant’Ambrogio, comment peut-on accepter un ordre divin qui affirme qu’empoisonner une compagne de cloître est une bonne chose, nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre de Dieu ? ou qu’un parjure est conforme à la volonté divine dictée à la sainte charismatique36 ?
20Dans ce système, aucune contradiction n’est tolérée. Une de ses forces repose sur la foi en l’existence d’ennemis et de complots. La dévotion au Sacré-Cœur, qui est alors une nouveauté contestée dans le catholicisme, est particulièrement adaptée à ce type de mentalité puisque, dès l’origine, elle repose sur l’idée qu’une infime minorité de justes doivent se gagner l’amour du Christ, en réparation des péchés de tous les autres, responsables de la souffrance du cœur de Jésus37. Au Liban, il n’y avait pas à instrumentaliser la nouvelle dévotion dans le combat contre le jansénisme et le gallicanisme, comme ce fut le cas en France à partir de 173038. En revanche, cette vision belliqueuse du monde correspondait à l’image que les maronites se faisaient d’eux-mêmes, image d’un petit peuple environné d’ennemis infidèles, résistant victorieusement à partir de ses bastions montagnards. De plus, ce discours s’appliquait bien aux divisions entre « montagnards » et « Aleppins », qui scindaient alors les maronites. Enfin, il répondait à la situation particulière de la fondatrice, de plus en plus en butte à la contestation, y compris à l’intérieur de son propre couvent. Dans une de ses visions de la Passion de Jésus-Christ, par exemple, elle évoquait les « images et les figures des soldats et des ennemis de NSJC [...], ceux qui le haïssaient et l’enviaient », et l’« angoissant esseulement » de celui qui se sent abandonné par ses amis39.
21L’affirmation de l’union avec le Christ, qui assure le pouvoir charismatique absolu, ne tolère aucune contestation. Si le pouvoir de la mère supérieure était de Dieu, les adversaires ne pouvaient qu’incarner le diable. Les accusations tournées contre la « sainte » par ses « ennemies » étaient retournées contre celles-ci, contraintes par la force de s’accuser des crimes dont la supérieure elle-même était soupçonnée. La liquidation physique des opposantes finit par s’imposer pour sauver le pouvoir de la mère supérieure et étouffer tous les risques de scandale, face à toutes les transgressions qui avaient été tolérées. Le poison semble avoir été l’arme la plus adaptée à un monastère féminin. Qui contrôlait l’infirmerie et la pharmacie avait un pouvoir de vie et de mort sur les religieuses. À Bkerké, la vicaire, fidèle compagne de Hindiyya, en était la maîtresse. À Sant’Ambrogio, la sainte charismatique elle-même, qui exerçait en même temps les fonctions de vicaire, était l’empoisonneuse. Ces crimes visaient à préserver le secret, mais aussi à exercer un pouvoir absolu et terrifiant sur les adeptes qui se rebellaient. On assistait ainsi à une fuite en avant dans la mégalomanie de la sainte charismatique.
22Dans le cas de Bkerké comme dans celui de Sant’Ambrogio, ce qui se tramait dans le couvent finit par être révélé à travers une enquête de type inquisitorial. Les faits furent alors traités comme une affaire de discipline ecclésiastique et non comme relevant du droit pénal. On ne jugeait donc pas les assassinats et autres actes de violence, mais la fausse sainteté, considérée comme responsable de tout le reste. Le résultat est que les protagonistes échappèrent à la peine capitale. La responsabilité pleine et entière de tous les faits graves était attribuée à la sainte illusionnée, ce qui exemptait tous les autres, en particulier les porteurs masculins de l’autorité ecclésiastique, confesseurs, évêques et patriarche.
23Et surtout, le scandale restait ainsi cantonné. L’intervention du pouvoir séculier était évitée, et le crime euphémisé. Les documents attestant les faits furent gardés dans le secret des archives de la Propaganda Fide dans le cas de Hindiyya, dans celles du Saint-Office dans le cas de Sant’Ambrogio. L’histoire telle qu’elle fut rapportée, lorsqu’elle le fut, ne permet pas véritablement de comprendre les événements, mais elle évite de porter atteinte à l’Église et à ses principaux dignitaires. Dans le cas de l’affaire Hindiyya, l’accès aux archives de la Propaganda Fide, à partir du début du xxe siècle, a surtout servi à réhabiliter Hindiyya, en la présentant comme un défenseur de l’identité maronite face à l’autoritarisme normalisateur romain. Dans des travaux plus récents, c’est l’aspect genré de l’affaire qui a été mis en avant, Hindiyya apparaissant alors comme une sorte de victime du pouvoir masculin40. Il nous semble au contraire que, comme souvent dans les affaires de mystiques, l’ordre des genres a été ici perturbé et remis en cause par une femme cloîtrée qui, par sa volonté inflexible et son intelligence à jouer avec les normes et les rituels sociaux, a réussi à se placer au centre non seulement de la communauté monastique dont elle avait la tête, mais d’un réseau social qui allait bien au-delà.
Notes de bas de page
1 Bernard Heyberger, Hindiyya (1720-1798), mystique et criminelle, Paris, Aubier, 2001.
2 Hubert Wolf, Le vice et la grâce. L’affaire des religieuses de Sant’Ambrogio, Paris, Seuil, 2013, version française (simplifiée) de Die Nonnen von Sant’Ambrogio. Eine wahre Geschichte, Munich, Beck, 2013 ; Id. (dir.), « Wahre » und « falsche » Heiligkeit. Mystik, Macht und Geschlechterrollen im Katholizismus des 19. Jahrhunderts, Munich, Oldenbourg, 2013.
3 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 294-324 ; Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 344.
4 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 123,138, 215-219.
5 Ibid., p. 69-82, 99-121 ; Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., passim.
6 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 252-268.
7 Mario Rosa, « La religiosa », dans Roberto Villari (dir.), L’uotno barocco, Rome/Bari, Laterza, 1998, p. 229-232 ; Stefano Andretta, La venerabile superbia. Ortodossia e trasyressione nelle vita di Suor Francesco Farnese (1593-1651), Turin, Rosenberg & Sellier, 1994 ; Sara Cabibbo et Marilena Modica, La santa dei Tomasi. Storia di suor Maria Crocifissa (1645-1699), Turin, Einaudi, 1989 ; Judith C. Brown, Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne. Toscane, xviie siècle, Paris, Gallimard, 1987 (trad. franç.). Mme Guyon, bien qu’elle ne soit pas religieuse cloîtrée, atteste dans ses écrits biographiques d’une vie passée à tenter d’échapper à la pression de la famille et de la manière dont les femmes, y compris au couvent, sont constamment soumises à la pression du milieu : J.-M. Guyon, La vie par elle-même et autres écrits biographiques, Paris, Champion, 2001.
8 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 121-132 et passim.
9 Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 96 et 226-229. Voir aussi le cas de Crescence de Kaufbeuren, qui fut non seulement imposée à la supérieure du couvent franciscain du Maierhof, alors que sa famille n’avait pas les moyens d’acquitter la dot, mais qui, de plus, se montrait trop parfaite, François Boespflug, Dieu dans l’art, Paris, Le Cerf, 1984, p. 75.
10 Michel Al-Hâ’ik (Hayek), « Al-râhiba Hindiyya. Amâlîhâ wa rahbanatahâ », Al-Mashriq, 1965, p. 608-609 (publication de la règle du Sacré-Cœur de Jésus).
11 Sur l’organisation d’Antoura, voir le rapport du visiteur Frère mineur Desiderio di Casabasciana, Rome, Archives de la congrégation De Propagande Fide, SC, Maroniti, vol. 6, f. 586rv. Au couvent de Hrâsh, il note que les religieuses sont toutes choristes, et que la dot n’y est plus fixée, quoique auparavant elle ait été de 50 piastres : ibid., f. 587rv. Voir aussi sa visite d’Antoura, SC, Maroniti, vol. 7, f. 413r-428r.
12 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 152-154 ; Rome, Archives de la congrégation De Propaganda Fide, SC, Maroniti, vol. 6, f. 578r-582r. rapport d’Isidoro Mancini.
13 À comparer avec les difficultés d’adaptation d’une princesse allemande dans un monastère de filles italiennes d’origine plus modeste, voir Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 23.
14 Sabine Mohasseb Saliba, Les monastères maronites doubles du Liban. Entre Rome et l’Empire ottoman (xviie-xixe siècles), Paris/Kaslik, Geuthner/PUSEK, 2008.
15 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 148-151, 230-235 et passim.
16 Ibid., p. 69-82.
17 Ibid., p. 172. Rome, Archives de la congrégation De Propaganda Fide, CP, Maroniti, vol. 118, f. 590r-591rv.
18 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 103-107 et p. 172-183.
19 Ibid., p. 226-236.
20 Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 269-341. Voir particulièrement la figure du P. Giuseppe Peters, alias Joseph Wilhelm Carl Kleutgen, p. 291 et sq. Voir un autre cas dans Marina Caffiero, « Le profetesse di Valentano », dans Gabriella Zarri (dir. J, Finzione e santità tra medioevo ed età moderna, Turin, Rosenberg & Sellier, 1991, p. 493-517.
21 Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., emploie également à plusieurs reprises le terme d’« aveuglement » pour évoquer l’attitude des confesseurs et des supérieurs ecclésiastiques par rapport aux dérives du monastère de Sant’Ambrogio.
22 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 185-201.
23 Mario Rosa, « Prospera Lambertini tra “regolata devozione” e mistica visionaria », Settecento religioso. Politica della Ragione e religione del cuore, Venise, Marsilio, 1999, p. 47-73.
24 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. rit., p. 146-148.
25 Ibid., p. 170, p. 241.
26 Michel Al-Hâ’ik (Hayek), « Al-râhiba Hindiyya », art. cité, p. 573-574, 582, 596-597 et 601-625.
27 Ibid., p. 572-573, 574-576, 577-578. 597-599. 620, 629-630 et 632.
28 Ibid., p. 609, 622 et 624-625.
29 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. rit., p. 153-154.
30 Ibid., p. 202-219 ; Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 168. On retrouve une atmosphère semblable dans La religieuse de Diderot qui est à peu près contemporaine des événements de Bkerké.
31 Bernard Heyberger, « L’envie au couvent », dans Fabrice Wilhelm (dir.), L’envie et ses figurations littéraires, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005, p. 71-83.
32 Voir à ce sujet des exemples tirés des vies de Thérèse d’Avila et de Marguerite-Marie Alacoque, qui ont servi de modèles à Hindiyya : Thérèse d’Avila, Vie écrite par elle-même, Paris, Stock, 1993, p. 213-214, 238, 357, 389, 417 et 424 ; Jean-Jacques Languet de Gergy, La vie de la Vénérable Mère Marguerite Marie religieuse de la Visitation Sainte Marie du monastère de Paray-le-Monial en Charolois morte en odeur de sainteté en 1690, Paris, 1729, p. 103 et 120.
33 Ibid., p. 136-139 et 203-204.
34 Bernard Heyberger, « L’écriture prophétique au service du charisme : Hindiyya ‘Ujaymî, mystique maronite », dans Louis Châtellier et Philippe Martin (dir.), L’écriture du croyant, Turnhout, Brepols, 2005, p. 151-162.
35 Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 241 ; Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 220-234.
36 Hubert Wolf, Le vice et la grâce, op. cit., p. 193-196 ; Bernard Heyberger, Hindiyya, op. rit., p. 214-216.
37 Jacques Le Brun, « Politique et spiritualité : la dévotion au Sacré-Cœur à l’époque moderne », Concilium, 68,1971, p. 25-36.
38 Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, « Aspects et diffusion de la dévotion du Sacré-Cœur au xviiie siècle », Mélangés de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, 112, 2000, p. 779. Toutefois, les évêques melkites d’Alep, à la fin du xviiie siècle, et dans les premières décennies du xixe, furent suspectés de sympathies jansénistes. Ils eurent contre eux les adeptes de la dévotion du Sacré-Cœur, sous la houlette des lazaristes : Bernard Heyberger, « Entre Orient et Occident, la religion des dévotes d’Alep », dans Louis Châtellier (dir.), Religions en transition dans la seconde moitié du xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 182-184.
39 Bernard Heyberger, Hindiyya, op. cit., p. 165 ; « Sirr al-ittihâd » (trad. franç.) dans Youkim Moubarac, Pentaloyie antiochienne/Domaine maronite, Beyrouth, Le Cénacle libanais, t. 1, vol. 1, 1984, p. 400, 406 61415.
40 Akram Fouad Khater, Embracing the Divine. Passion and Politics in the Christian Middle East, Syracuse/New York, Syracuse University Press, 2011.
Auteur
Directeur d’études, EHESS et EPHE
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