Préface
Le genre enfermé
p. 7-11
Texte intégral
1Entre le couvent et la prison, il existe des liens étroits, des points communs et des différences fondamentales. La clôture dessine une similitude spatiale externe par le mur et interne par la cellule, modèle et moyen de l’isolement régénérateur. Similitude d’autant plus forte que nombre de couvents sont devenus des prisons par la nationalisation des biens du clergé lors de la Révolution française. Clairvaux s’inscrit dans cette généalogie. Autre point commun : la hantise de la discipline des corps et des esprits, un réglementarisme obsessionnel qui, au moins dans les principes, entend prévoir normes et limites, organiser le temps et la gestuelle. Enfin, quoique différemment, le cloître et la prison poursuivent un même objectif : la rédemption, le rachat des fautes devant Dieu ou la société. Il s’agit de punir, mais aussi de sauver le pécheur ou le criminel, et les puritains de Philadelphie voyaient dans l’isolement cellulaire diurne et nocturne du pénitencier de Cherry Hill le moyen du retour sur soi qui permet le salut.
2Mais les différences sont tout aussi éclatantes. Elles tiennent d’abord à la chronologie. Le monachisme puise ses racines très loin, très profond dans l’érémitisme, le cénobitisme, la quête obstinée du désert. Beaucoup plus récente, la prison est une héritière qui se coule plus ou moins explicitement dans cette expérience multiséculaire. Le couvent et la prison diffèrent surtout par la situation des sujets, leur degré de consentement et de soumission. Le cloître est objet de désir, décision d’une volonté supposée libre (ce qui n’était pas toujours le cas, surtout pour les femmes). Répressive, la prison est d’abord une punition, la privation de liberté tenant la place centrale dans la nouvelle économie pénale issue des Lumières, qui y voit l’instrument majeur d’une « douceur des peines » visant à « moins punir pour mieux punir ». On se destine au cloître pour toujours, par des vœux perpétuels de chasteté, de pauvreté, d’obéissance, qui instaurent une servitude volontaire et excluent toute sortie. Alors que l’incarcération est temporaire, les peines perpétuelles constituent la pire des condamnations, et la « sortie », l’ambition et la récompense du bon détenu. L’entrée et la sortie se situent aux antipodes de ces trajectoires.
3 Depuis plusieurs années, l’équipe réunie autour d’Isabelle Heullant-Donat et de ses collègues de l’université de Reims, de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’École des hautes études en sciences sociales poursuit une recherche d’une ampleur considérable sur l’histoire des enfermements monastiques et carcéraux, dans une perspective comparative européenne, avec un épicentre, Clairvaux, exemple fascinant de continuité et de multiplicité des expériences. Colloques et publications jalonnent cette entreprise. Un premier volume (2011) esquissait les vues d’ensemble, explorait les liens subtils qui unissent le cloître et la prison. Un second volet (2015) s’attaquait à la question des règlements et à la manière dont on les applique ou les contourne. Ce volume III a pour axe le genre, devenu depuis quelques années un instrument utile de l’analyse historique1, et qui s’impose ici tant la différence des sexes apparaît comme une structure de longue durée. « Dans le contexte de ce que nous appelons les milieux clos [...], il s’agit de comprendre tant les effets que la clôture produit sur les conceptions du genre que, en sens inverse, les effets que le genre produit sur la clôture2. » Dans le monde de plus en plus mixte d’aujourd’hui, le couvent et la prison dessinent d’étranges îlots de non-mixité, insolites buttes-témoins d’un univers disparu, dont il importe de comprendre les hantises fondatrices, au vrai assez différentes dans les deux cas. Dans la catholicité occidentale (c’est moins vrai dans le monde oriental, on le voit dans le monastère du Mont Liban à Bkerké), la non-mixité est un principe fondamental. Les femmes, source du mal, doivent être éloignées des hommes, et leur corps rendu invisible par le mur et par le voile, son substitut. Protégées aussi des assauts de la virilité, qu’il s’agisse d’unions non désirées ou de l’ordinaire des jours, dont la violence et le viol les menacent toujours. Quelles que soient les contraintes, il y a dans la vie conventuelle une part de consentement, absente de la prison, un refoulement volontaire qui permet des formes de collaboration étroite, voire l’abolition de la différence sexuelle dans l’avènement d’un être androgyne. Pour Jérôme, la femme consacrée peut être appelée « homme ». Même si, nous dit justement Jacques Dalarun, la religion chrétienne est profondément sexuée3. Toujours est-il que, même si les fondateurs d’ordres sont majoritairement des hommes, qui dominent l’histoire régulière de leurs initiatives et de leur parole, les couvents sont peuplés de femmes dont certaines s’emparent du pouvoir, de la parole et même de la création (Xenia von Tippelskirch).
4Le monde carcéral est, sous cet angle, totalement différent. Sa virilité n’a cessé de s’accentuer au cours du temps. Les femmes formaient environ un tiers des effectifs carcéraux au début du xixe siècle et un pourcentage non négligeable, quoique moindre, des condamnés à mort. Mais la tendance était de leur refuser la responsabilité, donc la peine. Une loi du début du xxe siècle avait même aboli la peine de mort pour les femmes (que Vichy avait rétablie). Et elles représentent aujourd’hui moins de 4 % des incarcérés. Quantité considérée comme négligeable, elle retient peu l’attention. Parce que les détenues posent moins de problèmes, on en parle moins, dans l’ordinaire et l’extraordinaire. Les grandes révoltes carcérales, notamment celles des années 1970, sont venues des prisons d’hommes, en particulier des maisons de justice et d’arrêt qui concentrent les souffrances les plus aiguës de promiscuité et de mépris. Au cœur de l’événement, les prisonniers ont fait la une des journaux. Oubliées de l’histoire, les prisonnières le sont plus encore que les autres femmes. Jusqu’à une date récente, la sociologie et l’histoire pénales s’en occupaient peu. D’où la nouveauté des études de Corinne Rostaing et de ses collègues.
5Cette division sexuelle de la pénalité, en grande partie produite par le fonctionnement de la justice qui réprime avant tout le trouble à l’ordre public, est un effet de genre dont l’analyse est d’une grande complexité. Il faut se garder d’établir une équivalence naturelle entre la violence et la masculinité. Si en général « les femmes résistent au crime », elles sont parfaitement capables de rébellion et de violence (comme le montre l’affaire Hindiyya, étudiée ici par Bernard Heyberger), mais on ne le leur demande pas, au contraire. Ce retrait des femmes de la scène du crime est partiellement un artefact. Les systèmes culturels ont de tout temps confié aux hommes les armes, l’exercice de la chasse, de la conquête, de la guerre, et enfoui les femmes dans la garde silencieuse de la terre et du foyer. L’exploit viril suppose compétition, lutte, bagarre. Le triomphe guerrier autorise, voire légitime la réquisition, le pillage, le viol. Le héros enfreint les lois, et le mauvais garçon a quelque chose d’héroïque et de séduisant, quand la réputation de « mauvaise vie » s’attache aux filles rebelles. Le « processus de civilisation », pour reprendre l’expression de Norbert Elias4, a renforcé cette dissymétrie sexuelle qui est une forme de hiérarchie et dont il a fait le principe de l’organisation sociale.
6La différence des sexes marque originairement ces deux univers de l’enfermement. Mais comment fonctionne-t-elle en leur sein ? C’est ce qu’explore ce livre au travers d’exemples concrets et contrastés. Cinq concernent les couvents, deux les prisons, quatre d’autres lieux clos : hôpital, centre pour jeunes délinquants, colonie pénitentiaire, camp de concentration. Rien d’étonnant à ce qu’il soit davantage question des femmes. L’introduction du genre a souvent cet effet compensatoire. Greffé sur l’histoire des femmes, il lui reste lié, comme si on avait du mal à discerner le propre de l’homme, tant il définit la norme. Ce sont les femmes – l’Autre – qui portent la différence, comme le disait Rousseau.
7Bien loin de dissoudre cette différence, la non-mixité la renforce, comme le soulignent les études parallèles de Sylvie Duval et de Corinne Rostaing. La première montre comment l’enfermement conventuel consenti par les femmes sublime la clôture comme « une vertu attachée à leur sexe, [...] un moyen idéal de se faire respecter au sein d’une société profondément misogyne ». La cellule de la religieuse ressemble à la chambre de la Vierge de l’Annonciation, symbole de la vertu et la vocation féminines. La seconde étude, à partir d’une approche ethnographique de terrain au sein des prisons françaises, montre comment la non-mixité accentue les stéréotypes du genre. Non-mixité qui n’a cessé de s’affirmer au cours du temps : en 1840, tandis que des militaires étaient dévolus à la garde des prisons d’hommes, un ordre religieux spécifique fut institué pour les établissements de femmes où la morale familiale, gouvernée par l’idéal de la bonne mère, demeure la préoccupation première et les travaux de couture, une occupation privilégiée5. Le sport est totalement négligé, et l’apprentissage de nouveaux métiers, hors d’atteinte. Un « régime de féminité », pétri de l’obsession du sexe perverti par une « nature » vicieuse et au fond irrémédiable, régit les établissements correctionnels pour filles, qu’il s’agisse de la Belgique (Veerle Massin) ou des Bons Pasteurs de France6. Minoritaires, les détenues sont particulièrement isolées, délaissées par leurs familles, qui réprouvent leur délinquance souvent d’origine familiale, et par leurs hommes, qui les abandonnent totalement. Les visites de prisons sont sexuellement dissymétriques. Le délinquant est soutenu par les siens, visité par sa mère ou sa femme. Il suscite solidarité, voire admiration, quand les femmes s’attirent réprobation. Une mixité dosée atténuerait l’éternel féminin de la différence des sexes.
8Reste que les rapports de sexes sont pervertis ou compliqués par la clôture elle-même. Comment des religieuses peuvent-elles soigner le corps des hommes ? Il faut que leur féminité soit dissimulée, voire abolie, et Vincent de Paul fait exception qui libère les Filles de la Charité de toute contrainte autre que l’intériorisation de la clôture. Une religieuse est supposée ne plus être une femme. Pour pallier toute tentation, les monastères d’hommes avaient leurs infirmiers. Le péché de chair était durement puni, surtout pour les hommes (on songe à la castration d’Abélard). À Saint-Laurent-du-Maroni, bagne de Guyane, les autorités avaient pensé organiser une vie familiale en favorisant les mariages parmi les transportés. Mais les femmes étaient très peu nombreuses – entre 1859 et 1938, quelques centaines pour 55 000 transportés – et objets de violences. Ce fut un échec : « La moralisation par la famille laissa place aux vertus de la discipline » (Marine Coquet). Un grand silence enveloppe l’histoire du désir conventuel ou carcéral, comme la sexualité d’aujourd’hui, et plus encore la sexualité dans les camps de concentration, qu’évoque Régis Schlagdenhauffen. Il souligne la persistance de la différence des sexes, dans la répression comme dans les pratiques. L’homosexualité masculine était violemment réprimée, et le lesbianisme, négligé. Les « jeunots » étaient souvent substitués aux femmes hors d’atteinte et, comme elles, dominés sexuellement et domestiquement.
9La séparation des sexes n’abolit qu’exceptionnellement leur différence et, alors, par la négation de leur existence. Elle en renforce l’affirmation, libère parfois leur autonomie, voire leur puissance créatrice, mais le plus souvent maintient une hiérarchie que le contact sinon le mélange dissolvent plus aisément. Les expériences de l’enfermement disent les bienfaits de la liberté.
Notes de bas de page
1 Voir l’article pionnier de Joan Scott, rédigé en 1986 et traduit de l’anglais par Eleni Varikas en 1988 pour la revue dirigée par Françoise Collin, Joan Scott « Le genre, une catégorie utile de l’analyse historique », Cahiers du Grif, 37/1,1988, p. 125-153.
2 Voir l’introduction du volume.
3 Jacques Dalarun, « Dieu changea de sexe, pour ainsi dire ». La religion faite femme, xie-xve siècle, Paris, Fayard, 2008.
4 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Pierre Kamnitzer (trad.), Paris, Calmann-Lévy, 1973.
5 La congrégation des sœurs de Marie-Joseph est spécialisée dans la gestion des établissements pénitentiaires en France au xixe siècle.
6 Françoise Tétard et Claire Dumas, Filles de Justice. Du Bon-Pasteur à l’éducation surveillée (xixe-xxe siècle), Paris, Beauchesne-Enpjj, 200g.
Auteur
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