Conclusion. La république absolue ou l’impossible alternance
p. 279-294
Texte intégral
11869-1889 : Vingt années d’histoire française, vingt années de controverses constitutionnelles pour chercher et ne pas réussir à établir ce régime à la fois libéral et pacifique dans lequel les Anglo-Saxons semblaient, eux, se mouvoir avec aisance depuis un siècle ou deux.
2Vingt années d’échecs dont la IIIe République ne se remettra pas même si elle réussit à durer plus longtemps qu’aucune de celles qui l’avaient précédée et – à ce jour – plus longtemps que celles destinées à lui succéder. Échecs qui ne peuvent pourtant être imputés ni à l’ignorance des mécanismes – puisque tenus à l’écart des responsabilités pendant les vingt années précédentes, la plupart des acteurs sortaient de longues années d’étude et de réflexion ; ni à la perversité de telle ou telle famille politique – puisque la caractéristique de ces vingt années est la rapide succession au pouvoir d’équipes gouvernementales de tendances opposées ; encore moins au caractère particulièrement belliqueux des citoyens français puisqu’à travers des manifestations divergentes, leur vote a toujours voulu peser dans le sens de l’apaisement.
3Avant de voir comment l’échec des premières années pèsera de façon décisive sur le sort des dernières, rappelons rapidement la succession des épisodes et des circonstances où les hommes durent jouer. Tout commence lorsque l’Empereur vieillissant décide d’élargir son régime en lançant son expérience « d’Empire libéral » : pour l’aider, il rencontre de bons esprits, des républicains authentiques tels Émile Ollivier1 ou A. Ribot, pour croire qu’ils pourraient devenir les Martignac ou les Thiers, d’un monarque devenu débonnaire ; et le succès du plébiscite accabla tant les républicains que Gambetta crut : « l’Empire fondé pour vingt ans » – Première illusion d’une époque qui en fut fertile.
4 L’Empire libéral échoua sur la guerre. Ce n’était pas le fait du hasard. La guerre avait été voulue, non seulement par Bismarck, mais encore par les nostalgiques de l’Empire autoritaire qui, dans la foulée du succès, espéraient réinstaller le régime dans la vérité de ses origines. Le désastre de Sedan entraîna partisans de l’Empire autoritaire et partisans de l’Empire libéral dans la même opprobre : désormais, associé à la guerre et à la défaite, l’évocation du bonapartisme qui s’était fait acclamer au nom de la Paix, suffira non seulement à refaire l’unité des Français contre lui, mais encore à jeter la suspicion sur toute majorité parlementaire englobant des bonapartistes.
5Premiers responsables, premiers exclus, les bonapartistes quittent la scène nationale, condamnés à ne plus remporter que des succès locaux, qui chaque fois se retourneront contre eux.
6Vient alors le tour des purs, des républicains demeurés irréconciliables dans le souvenir de 1848, de ceux qui d’emblée installent le régime dans la filiation de la légitimité révolutionnaire, dans la filiation d’une légitimité de gauche.
7Filiation ne dit pas capacité. Lancés dans l’aventure avec autant d’idéalisme que d’inexpérience, les élus de Paris, érigés en Gouvernement de la Défense Nationale ne renouvellent pas le miracle de l’an II : Gambetta possédait peut-être l’éloquence de Saint-Just, Charles de Freycinet ne serait jamais Lazare Carnot.
8Quatre mois après la défaite bonapartiste, la défaite des républicains de toujours, sans attenter au principe de la légitimité, obligeait cependant à passer la main aux habiles, aux partisans des compromis. Parmi ces derniers, au premier rang M. Thiers, élu sur vingt-six listes, dont nul ne sait au juste la tendance. Tirant la conclusion de ce succès populaire, le 17 février 1871, l’Assemblée nationale élit Thiers « chef du Pouvoir exécutif de la République française ».
9La République paraissait fondée. Ce n’était qu’apparence.
10Paris avait été oublié – Paris où la vigueur et la durée d’un siège effroyable avaient porté les esprits jusqu’à l’incandescence. Paris qui, ayant donné à la République le principe de sa légitimité, en ayant payé le prix, se trouvait en état de divorce avec les départements dont plus de la moitié n’avait vécu le 4 septembre et la guerre, qu’au travers des journaux.
11Paris et sa ferveur patriotique et révolutionnaire, Paris première ville industrielle et commerciale de France, avait toujours inquiété. Maintenant, ayant de son seul fait prolongé la guerre, l’ayant en quelque sorte portée dans les départements, Paris va être haï par tous les représentants élus en février 1871, pour faire la paix, c’est-à-dire pour désavouer le gouvernement des élus de Paris.
12Forte de cet esprit, la République du compromis va oser ce que toutes les monarchies avaient jusque là refusé : écraser dans le sang la révolte de la première commune de France, et remporter contre les troupes fédérées la victoire que la République des idéalistes n’avait pu enlever à Bismarck.
13 Après la guerre extérieure, qui avait discrédité le bonapartisme, la guerre civile créa une seconde catégorie de proscrits politiques : les radicaux de la capitale et de quelques autres grandes villes également tentés par le fédéralisme communal. Contre eux, Thiers va gagner les élections du 2 juillet 1871. Et contre eux encore, menés par le duc de Broglie, les monarchistes iront jusqu’à oublier leur traditionnelle prévention à l’égard des bonapartistes.
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14La haine du radicalisme va aveugler les conservateurs, ou plutôt anesthésier chez eux ces quelques réflexes élémentaires qui permettent à une espèce de survivre. Obnubilés par le spectre de la guerre sociale, ils vont se lancer dans une politique désordonnée, faite de coups d’état légaux où chaque épisode les laisse un peu plus démunis devant le suffrage universel, devenu le seul juge.
15Premier coup d’État légal : le coup d’État parlementaire du 24 mai 1873 qui renverse un Président de la République responsable et populaire pour le remplacer par un soldat dont la force d’entraînement politique est nulle. Coup d’État légal car l’Assemblée nationale, souveraine, est toute puissante, mais coup d’État tout de même car l’action de Broglie et de ses amis ne tend à rien d’autre qu’à s’opposer aux manifestations répétées du suffrage universel.
16Premier exemple de volonté parlementaire opposée à la volonté du suffrage universel, ce « coup d’État parlementaire » aura une grande postérité : 26 janvier 1882 contre Gambetta, 30 mars 1885 et 2 décembre 1887 contre J. Ferry, et même pourrait-on dire 13 juillet 1889 contre un Boulanger qui n’avait pas encore été condamné par la Haute Cour.
17Mais rien n’eût été possible sans le 24 mai 1873. Opéré par une majorité constituante, le renversement de majorité du printemps 1873 aura pour résultat d’ériger en principe permanent, l’accident qui l’a porté au pouvoir.
18L’accident est la peur du radicalisme qui soude une majorité discutée et discréditée ; le principe est la substitution du gouvernement indirect au gouvernement direct.
19Sitôt consommé l’échec de la fusion monarchique à laquelle il n’avait jamais accordé un immense crédit, Broglie s’attaque à l’œuvre de sa vie : quitter les rivages de la République consulaire – autour de laquelle les Français s’étaient retrouvés presque d’instinct – pour aborder, à l’exemple de la Grande-Bretagne, ceux du gouvernement parlementaire. D’un côté un Exécutif qui, fort de la confiance du suffrage universel, a assez d’autorité et d’initiative pour entraîner l’adhésion des parlementaires ; de l’autre côté un Parlement qui, fort de son élection, directe ou indirecte, donne ou retire sa confiance à un Cabinet qu’il contrôle.
20Conception cohérente, libérale qui pourra même devenir démocratique lorsqu’elle rencontrera les partis de masse du xxe siècle. Mais conception qui, en raison même de son libéralisme, n’a de valeur qu’autant que l’on y adhère.
21Ainsi, le malheur de Broglie ne fut-il pas d’avoir été le promoteur du gouvernement parlementaire, mais d’avoir cru qu’il pourrait l’établir contre sa majorité, ou plutôt de ne pas avoir été capable de convaincre sa majorité du bien-fondé de ses thèses : les 254 voix de droite qui refusent les lois constitutionnelles s’opposent à la masse de la gauche qui les acceptent bien sûr, mais surtout elles enferment le régime dans sa filiation révolutionnaire, c’est-à-dire dans la légitimité de gauche.
22Fermeture détestable. Non seulement car elle justifie l’exclusivité que s’arrogera bientôt la légitimité de gauche mais aussi car elle contredit le postulat du régime parlementaire où toute parole, toute opinion devraient pouvoir être prononcées puisque c’est justement de leur libre confrontation que le compromis gouvernemental est supposé se dégager.
23De cet échec de Broglie, qui est celui de toute la droite, devait naître la difficulté d’être de la IIIe République. République de collèges électoraux superposés, écartelés entre des nécessités, certes hiérarchisées, mais tout de même contradictoires : d’une part l’obligation de la légitimité de gauche toujours reconfirmée lors de chaque consultation électorale, et d’autre part l’aspiration au gouvernement parlementaire, aspiration qui appelle la douceur des compromis centristes que précisément l’obligation de la légitimité de gauche rejette.
24Le 24 mai 1873 avait été un coup d’État parlementaire, le 16 mai 1877 est un coup d’État présidentiel. Coup d’État légal lui aussi, puisque Mac-Mahon avait la lettre des textes pour lui : mais coup d’État tout de même puisque l’esprit des textes avait déserté le maréchal pour Gambetta. Gambetta dont le génie avait été de comprendre que la longue discipline de ses troupes – discipline électorale aussi bien que parlementaire – permettrait à la jeune République de renouer, par-dessus le drame de la Commune, avec la légitimité fraîche et joyeuse du 4 septembre.
25Le stratège électoral fut plus heureux que ne l’avait été le stratège militaire. Grand ordonnateur de la victoire électorale d’octobre 1877, Gambetta achève d’imprimer la légitimité de gauche, d’une obligation quasi-religieuse. Et dans la mythologie républicaine, le 16 mai vient désormais rejoindre les dates honnies des 18 Brumaire et 2 décembre, pour constituer une espèce de trinité infernale destinée à faire définitivement reculer l’hydre de « la réaction ».
26Gambetta lui-même n’allait pas tarder à en souffrir : triomphant tant qu’il a fallu affirmer la suprématie de la légitimité de gauche, il tombe dès lors que, chef d’un gouvernement parlementaire, il veut tenter de faire avaliser par les trois forces en présence – la Chambre, la Présidence et le Sénat – sa propre conception du compromis gouvernemental.
27Moïse de la Terre républicaine, son destin avait été de montrer le chemin mais non d’établir une République dont le Josué serait Jules Ferry, assurément plus légiste que prophète. A peine les premiers lauriers militaires de la République sont-ils cueillis, que Jules Ferry, fort de la signature de la Convention de Tien-Tsin, propose une Révision constitutionnelle. Révision qui dans son esprit, devait être définitive puisqu’elle ne visait rien d’autre qu’à mettre la « République au-dessus du suffrage universel. »
28« Au-dessus du suffrage universel » : la formule paraissait inattaquable. Devenue juridiquement impossible, la défunte monarchie se voyait obligée de céder la place à la République qui, selon le mot de Gambetta, allait enfin s’élargir aux dimensions du pays. Après un long chemin, la France toucherait le port pacifique et libéral où deux grands partis républicains – l’un conservateur et l’autre radical – constitueraient le fondement solide d’un gouvernement parlementaire.
29Las ! Ce fut le contraire qui arriva. Nul ne s’était avisé de voir qu’« au-dessus du suffrage universel » signifiait aussi « à la merci du suffrage parlementaire ». Et qu’une République « au-dessus du suffrage universel », c’est-à-dire inapte à traduire en formules gouvernementales, les impulsions venues de la masse des suffrages, s’exposerait aux pires révoltes.
30Trois ans après la chute de Gambetta – ce prince du suffrage universel – trois mois après le succès quasi-unanime des candidats ferrystes lors du renouvellement du Sénat de janvier 1885, Jules Ferry est à son tour appelé « le dictateur » ; l’expédition du Tonkin assimilée à celle du Mexique ; et le télégramme de Lang-Son identifié à ce Sedan qui doit permettre à Clemenceau, champion de la légitimité de gauche, de se poser en sauveur national.
31Dans une enceinte parlementaire, littéralement affolée par la perspective d’échéances électorales jouées au scrutin de liste – ce qui oblige chaque député à déclarer publiquement ses solidarités – la parole de Clemenceau a un effet d’électrolyse. Soudée depuis plus de deux ans au feu d’une série de combats républicains, la majorité se disloque : en 24 heures, 99 députés abandonnent un ministère foudroyé par le spectre de la guerre, alors qu’il possède en poche les préliminaires de paix.
32Condamné à assister muet à six mois de campagne électorale qui se joue entièrement pour ou contre lui, Jules Ferry, qui avait consacré sa vie à prouver la compatibilité de la légitimité de gauche et du gouvernement de compromis parlementaire, est impuissant à empêcher que le débat électoral ne s’engage entièrement autour du faux dilemme de la Guerre ou de la Paix.
33Pour un régime qui venait de se déclarer « au-dessus du suffrage universel » le coup était grave. Une problématique à fort coefficient émotionnel va se conjuguer à un scrutin qui remplace le combat de personnes par le débat d’idées, pour oblitérer le résultat de la consultation de 1885, et en pervertir si bien la signification qu’un pays qui voulait la paix, se verra représenté par une Chambre dominée par les extrêmes.
34 Cette mésaventure, résultat d’une illusion d’optique décrite sous le nom de paradoxe de Condorcet, ne sera évidemment pas reconnue par les heureux bénéficiaires : ni les radicaux, ni les conservateurs ne sont prêts à entendre qu’ils n’ont été élus qu’en raison du transfert massif – et à fins pacifiques – du centre gauche vers un centre droit que le suffrage universel voudrait libérer de ses attaches cléricales ou dynastiques, comme le montre la curieuse apparition d’un vote panaché – traduction de ce que nous avons appelé le « comportement politique mixte ».
35Au contraire, forts de leurs succès, les radicaux se disent et se veulent intransigeants : ils exigent des mesures immédiates et, à cet effet, inventent Boulanger, général républicain chargé de démocratiser l’Armée, accusée d’utiliser le prestige des guerres coloniales pour redorer le blason des vieilles familles militaires.
36De leur côté, les conservateurs ne seront guère plus réalistes : à peine sont-ils engagés à la suite de Rouvier, dans la politique d’apaisement qu’ils l’abandonnent d’abord pour pêcher dans les eaux troubles de la crise présidentielle de décembre 1887, et bientôt pour négocier avec Boulanger les termes d’un hypothétique coup d’État.
37Mais ce dernier, peu disposé à jouer les Monk, va se tenir résolument au plan de l’action électorale. Doué d’une intelligence politique qui doit beaucoup à Naquet, fort d’une machine électorale mise en œuvre par le bonapartiste Thiébaud, riche des millions de la duchesse d’Uzès, et animé par une ambition qui n’appartenait qu’à lui seul, Boulanger va réussir à être, le temps de quelques mois, l’âme d’une nouvelle « synthèse républicaine »2, orientée vers la conquête, par le suffrage universel, de sa suprématie politique.
38Tel est le sens profond du succès foudroyant de la fameuse formule : Dissolution, Révision, Constituante.
39Contre cette attaque qui ne tirait sa force que de la révolte du suffrage universel devant les mœurs d’un personnel politique incapable de mettre en œuvre son désir d’apaisement, la République parlementaire va se défendre en élevant un triple barrage.
40Barrage policier – menaces personnelles contre Boulanger – barrage judiciaire – le procès en Haute Cour – barrage législatif en abandonnant le scrutin de liste et en interdisant les candidatures multiples. Trois barrages qui convergent vers le même but : dépouiller Boulanger et ses lieutenants d’une capacité électorale qui n’existait que tant qu’elle s’exerçait à l’intérieur de la légitimité républicaine et qui, justement, n’est dangereuse que dans la mesure où il a réussi à créer le premier mouvement susceptible d’engendrer la possibilité d’une alternance politique à l’intérieur du cadre républicain.
41L’analyse des élections de 1889 confirmera, si besoin en était, ce que tous les parlementaires avaient senti d’instinct : le terrain de force du boulangisme n’est pas la France conservatrice de l’Ouest où nombre de députés sont finalement attachés au monopole de la représentation parlementaire, mais l’électorat conservateur de la France de l’Est, de la capitale, ou du Midi, régions où l’appartenance à la République n’étant plus en question depuis de longues années, les conservateurs étaient à la recherche d’une « identité »3 républicaine que Boulanger sembla miraculeusement leur apporter en leur faisant espérer grâce à la République nationale une réintégration dans la vie politique normale.
42Mais le boulangisme échoua. Entreprise d’apaisement républicain, la République nationale et ouverte échoua comme avaient échoué la République conservatrice de Thiers, la Démocratie républicaine de Gambetta ou la République constitutionnelle de Jules Ferry : la seule originalité du boulangisme aura finalement été d’avoir échoué avant même d’avoir essuyé l’épreuve du pouvoir.
43Que dire si ce n’est que cet échec renvoie au cas particulier de la France, pays exportateur de constitutions mais longtemps inapte à résoudre son propre problème constitutionnel ? Pays libéral qui dut pourtant attendre fort longtemps avant de réussir à organiser l’alternance pacifique et régulière de gouvernements républicains à l’intérieur d’un même cadre constitutionnel.
44Au terme de cette étude analytique, quantitative, et volontairement située au ras du réel, est-il possible d’émettre une hypothèse qui, répétons-le, n’a plus en 1981 qu’une valeur historique ? Essayons en prenant les risques inhérents à pareille tentative.
45Longtemps après Tite-Live ou Tacite, le caractère gaulois – orgueil, goût pour la dispute, abstraction – a paru la meilleure explication. Nous pensons avoir fait justice à cette accusation : la circulation entre les deux centres qui, à l’étranger, crée les majorités alternatives, existe en France exactement de la même façon. L’originalité de la France ne résidait pas dans une sorte de stabilité géologique des masses électorales, mais dans le fait que les impulsions électorales ne remontaient pas du corps électoral vers le corps parlementaire.
46Pourquoi ? Puisque l’explication par une « nature » spéciale n’est pas recevable, il faut se tourner vers l’Histoire, vers cet héritage particulier à la France qui l’obligea, seule du monde occidental, à assumer le double héritage de la plus longue continuité étatique et de la plus grande rupture politique.
47Continuité d’un État dont les racines remontent à la première renaissance médiévale menée sous l’égide des Capétiens4. Rupture de la Révolution qui, plus métaphysique que politique, aura créé autant de problèmes qu’elle n’en aura résolus. Rupture où, en dernière analyse, il faut voir la raison vraie de la longue hésitation des libéraux partisans du compromis parlementaire devant le risque de l’appel direct au suffrage universel. Tel est l’héritage historique, l’héritage qui définit l’originalité française.
48Dans la mesure où la tentative n’est pas absurde en quelques lignes, faisons la contre-épreuve en comparant la France aux deux autres pays dont les révolutions permirent elles, d’établir des gouvernements libéraux et pacifiques.
49Dans une Angleterre qui n’était pas encore la Grande-Bretagne, la première révolution avait été agricole et commerciale. Dès le xvie siècle, un pays, encore fort peu peuplé, commença à vider ses campagnes au profit des premières manufactures lainières. Leur essor engendrera, au siècle suivant, une seconde révolution, cette fois industrielle et financière, révolution dont le symbole pourrait être la fondation de la Banque d’Angleterre en 16705.
50La fin du siècle en tire les conséquences avec une troisième révolution, politique cette fois qui n’est d’ailleurs que le deuxième épisode d’un processus entrepris quarante ans plus tôt. Plus civilisée que la première, la deuxième révolution politique résoud le problème de la légitimité en installant une royauté qui, héritière du passé, accepte de façon définitive la prépondérance du Parlement comme gardien des intérêts économiques d’une nation marchande. Et désormais, Outre-Manche, il n’y aura plus de problème institutionnel.
51Au siècle suivant, l’aventure recommence de l’autre côté de l’Atlantique. Avec l’aide matérielle de la France des Bourbons et l’aide spirituelle de la France des Lumières, les treize colonies d’Amérique du Nord refusent de payer l’impôt d’allégeance à la Couronne britannique. En 1776, le succès militaire de Yorktown leur ouvre la voie triomphale de la première révolution d’émancipation nationale du monde moderne. Inscrivant la séparation de l’Église et de l’État dans sa nouvelle Constitution, la jeune République fédérale, fondée par une pléiade de non-conformistes du vieux monde, autorise toutes les croyances, toutes les entreprises6 et, mise à part la Guerre de Sécession sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, ne connaîtra plus que des conflits d’intérêts.
52Treize ans plus tard, la Révolution française aura un tout autre caractère. Bien sûr, à l’origine, il y a les difficultés d’argent de la Monarchie, mais très vite ces dernières sont laissées de côté et, ce qui n’aurait pu n’être qu’une réforme financière, se voudra comme la plus grande réforme politique des Temps Modernes7.
53Transformés en Assemblée Constituante, les élus des États Généraux commencent à légiférer non seulement pour la France, mais aussi pour l’Humanité entière. Droits de l’Homme, Égalité de tous les citoyens devant le suffrage, l’emploi et l’éducation, Souveraineté nationale remplaçant la Souveraineté royale : il ne s’agit pas d’assurer la prospérité des Français mais de faire le bonheur du genre humain8.
54Ainsi naissait l’universalisme français immortalisé au siècle suivant par la plume de Michelet. Universalisme où la France verra longtemps son meilleur titre de gloire tandis que les Anglo-Saxons n’y trouveront que messianisme. Messianisme inquiétant quand il se transforme en contagion révolutionnaire9, ou plus simplement paralysant quand il vient se mettre en travers du mouvement naturel des affaires qui ne peut procéder que de patients compromis.
55Quoi qu’il en soit de la valeur positive ou négative de l’universalisme français, une chose est certaine : la France hexagonale a chèrement payé le fait d’avoir inventé le langage politique où devaient s’alimenter tant de mouvements de libération nationale. En formulant pour, la première fois « le nouvel évangile des droits de l’homme », la France s’est moins ouverte un champ nouveau d’expansion, qu’enfermée dans une orthodoxie qui, à l’usage, se révélera de plus en plus contraignante.
56Prenons un exemple : si le droit de propriété – auquel tant d’acquéreurs de biens nationaux allaient bientôt être si attachés – est proclamé par la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est moins comme instrument de travail que comme signe distinctif de l’homme libre. De la même façon, ne sera nulle part proclamé le droit des hommes de s’associer pour entreprendre, défendre leur travail, créer de la prospérité ou engendrer de la solidarité.
57Dès lors, comment s’étonner que les Parlements français se soient longtemps sentis moins responsables de la santé matérielle du pays que de ses droits moraux ou politiques ? Et cela d’autant plus que les régimes de gouvernements indirects ont presque toujours prévalu ?
58 Liberté d’opinion et d’expression, droits du suffrage, organisation constitutionnelle, instruction publique, séparation de l’Église et de l’État, défense de la souveraineté nationale ou parlementaire : tels auront été les vrais champs de bataille des Chambres françaises. Leurs débats y ont gagné en prestige, éclat et éloquence tout ce qu’ils perdaient sur le terrain pratique du compromis autour duquel avait grandi le gouvernement parlementaire de la Grande-Bretagne qui là fut, dès l’origine, celui des intérêts.
59Les choses apparaissent de façon si différente de part et d’autre de la Manche qu’il ne faut pas hésiter à se demander si les mots ont le même sens, si les organes dotés des mêmes noms assurent ou non la même fonction politique. En d’autres termes, si la fonction de compromis sans laquelle aucune vie sociale n’est possible est, en France, assurée ou non par le Parlement.
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60Essayons donc de jeter un regard d’ensemble sur les années 1869-1889, ces vingt années d’apprentissage du régime parlementaire par un pays qui espérait y trouver l’apaisement et tâchons de saisir ce que les Français en attendaient.
61Tout ce que nous avons appris en auscultant débats parlementaires, extraits de presse, mémoire d’hommes politiques ou mouvement des voix lors des consultations partielles ou nationales, permet d’avancer, au moins à titre d’hypothèse, qu’hormis le cas très particulier de la rédaction des lois constitutionnelles, nul n’attendait du Parlement qu’il fasse d’abord œuvre de compromis entre les intérêts des différents segments de la population française. Pour tout le monde, le débat fondamental demeurait celui de la légitimité qu’il s’agit toujours de confirmer ou d’infirmer. Et la fonction de compromis ne vient qu’après, en second lieu.
62Dès lors, deux questions se posent : où s’exerce la fonction de compromis sans laquelle aucune société n’est viable ? Et que devient la fonction première du Parlement ?
63Pour la fonction de compromis, on peut dire – que ce soit pour l’admirer ou le déplorer – qu’elle s’exerçait dans le secret de l’Administration10 où, loin des querelles du prétoire, les fonctionnaires ont toujours su – et quel que soit le favoritisme qui avait pu présider à leur recrutement – dissocier au nom des nécessités propres au « service public », action quotidienne et convictions politiques. A preuve, cette simple constatation statistique : dans les dossiers électoraux, où la question des fonctionnaires est amplement traitée, la complainte porte beaucoup plus sur les modalités de recrutement que sur le détail d’une action quotidienne, rarement mise en cause.
64 Alors, quelle est la fonction du Parlement ? L’analyse des élections comme celle des principaux vote de confiance ne laisse aucun doute : sa fonction principale est celle de la légitimation d’un gouvernement toujours inquiet à ce sujet depuis la grande rupture de 1789. De Napoléon III à Jules Ferry, tous attendaient du Parlement le même service. Et André Siegfried sera le premier à le formuler nettement quand il cherchera à recenser les « scrutins typiques » capables de déterminer avec certitude l’attitude politique des députés11.
65De 1876 à 1889, il en compte quinze : tous scrutins « de principe », c’est-à-dire ne traitant ni de questions économiques ni de questions sociales12.
66Inapte au compromis, le Parlement français excellait à dire le Droit, à définir l’orthodoxie du régime, à se porter garant de la légitimité des ministères successifs. Ainsi s’expliquent les nombreuses locutions relevées et tournant autour de la définition de la République : majorité « exclusivement républicaine » ou majorité « comptant une majorité de républicains ». Autant de périphrases qui, loin d’être des tautologies, exprimaient une réalité aussi profonde que contraignante, à savoir qu’il existait au Parlement une ligne non écrite de partage des voix au-delà de laquelle nul ministère ne saurait trop longtemps s’aventurer, sans signer son acte de décès.
67Voilà pourquoi ce qui était réalité au niveau de la masse du suffrage universel – la circulation entre les centres, la fluidité du Marais, le désir d’apaisement républicain – n’arrivait pas à remonter vers le Parlement. Composés d’élus sûrs d’aller au terme de leur mandat, le Parlement se sentait investi d’une fonction quasi-religieuse tandis que les parlementaires ne voyaient qu’avantage à une stabilité inhérente à la majesté de la fonction.
68Exercé au nom de la liberté, ce sacerdoce n’en finira pas moins par poser la question du libéralisme du régime, de ce libéralisme qui en était la justification philosophique13. En particulier, comment concilier la fonction d’orthodoxie avec l’alternance régulière au pouvoir de forces politiques acceptées comme légitimes ? Ne faut-il pas plutôt voir dans cette République interdisant l’alternance, une République « absolue » plus héritière de l’Ancien Régime que praticienne du libéralisme ?
69République une et indivisible comme le monarque avait été un et souverain, la République absolue est celle qui s’enferme dans la citadelle du gouvernement indirect pour refuser que le peuple soit appelé à trancher de questions vitales. Ce faisant, elle exclut du jeu normal de la compétition politique nombre de non-conformistes qui cherchent alors d’autres issues. Nouant des alliances contre nature ou réapparaissant sous des formes politiques plus frustres, ces forces marginales donnent une importance démesurée aux « affaires » ou aux « scandales » qui, au moins autant que les élections, vont scander la vie politique de la IIIe République. Dévaluant les uns, assurant la la promotion des autres, ces « fièvres », comme dit le langage de l’époque, dévaluent le personnel politique en place, et apparaissent comme le moyen d’assurer la succession des générations politiques.
70Loin d’être un accident, le boulangisme ne serait alors que la première de ces « crises », toujours nécessaires à l’émergence d’une nouvelle couche de responsables. Mouvement d’alternative républicaine, il avait cru pouvoir utiliser la confiance d’un suffrage universel pacifique, pour créer une possibilité d’alternance gouvernementale, à l’intérieur d’un cadre républicain que, répétons-le, rien n’autorise à dire qu’il l’eût brisé14. En fait, ce fut le contraire qui arriva.
71Déconsidéré par la faiblesse de caractère de son chef, le boulangisme dont les fins sinon les procédures, étaient tout à fait légitimes, aura finalement bien servi la République. Du moins à courte échéance.
72Non content de dévaluer pour dix ans l’opposition conservatrice – qui avait successivement abandonné la République en 1887, la Monarchie en 1888 et Boulanger lui-même en 1889 – le boulangisme s’était livré à une si formidable œuvre « d’acculturation » républicaine que, par la suite, nulle opposition conséquente n’osera plus se dire autre chose que républicaine.
73A plus longue échéance, le bilan est moins sûr.
74En consolidant le mythe fondateur – l’obligation et l’exclusivité de la légitimité de gauche – la victoire de 1889 va enfermer encore un peu plus la définition républicaine à l’intérieur d’elle-même. A l’image de Jacob, condamné à lutter seul contre l’Archange, la IIIe République va désormais vivre toute son histoire comme un combat pour le triomphe de l’orthodoxie, comme la lutte du Bien contre le Mal, lutte qui, dès le temps de l’affaire Dreyfus, se travestira sous le vocable ambigu de « Défense de la Tradition républicaine »15.
75Au risque de déborder du sujet, survolons rapidement les années postérieures, ces années où, sous le succès toujours reconfirmé, de la République absolue, grandit l’incapacité de plus en plus redoutable, à aborder et à résoudre les problèmes pratiques – problèmes sociaux, problèmes économiques, problèmes militaires enfin.
76 A peine finie l’aventure boulangiste, c’est au tour de la hiérarchie catholique de reprendre à son compte un projet de nature analogue : connue sous le nom de Ralliement, l’opération ne cherchait rien d’autre qu’à susciter une certaine forme d’alternance républicaine. Mais là encore ce fut l’échec, la perversion d’une entreprise qui, ayant été voulue comme un renouveau, ne servira finalement qu’à conforter et à réinstaller les ayants-droit de la République16.
77De toute façon, espoirs candides et habiletés politiciennes étaient destinés à voler en éclat au choc de cette formidable crise de la légitimité de gauche qu’aura été l’affaire Dreyfus17. Un moment, on put croire que le spectre de la trahison militaire allait faire basculer l’assise du régime, renverser l’obligation de la légitimité, substituer le national à l’universel. Mais bientôt, menée par Waldeck-Rousseau, resurgissait la France patriote, la France des Droits de l’Homme, et l’issue victorieuse du combat allait assurer un triomphe éclatant à la légitimité de gauche. Triomphe à la faveur duquel la République allait bénéficier de ce qu’elle n’avait jamais connu, à savoir dix ans de quasi-stabilité ministérielle autour de trois ministères de gauche.
78Mais vers 1909, avec la fin du ministère Clemenceau, l’effet de salubrité est épuisé et le problème se repose à l’identique : comment élargir l’assise du gouvernement, problème dont l’urgence s’accroît avec « la montée des périls » qui nécessite un resserrement de l’unité nationale ? Puisque la révision est tabou depuis l’aventure boulangiste, les républicains orthodoxes s’intéressent à une réforme électorale qui permettrait un « reclassement des partis » dont chacun ressent la nécessité.
79Vingt ans après avoir fait des débuts opposés – l’un contre, l’autre pour Boulanger – Poincaré et A. Briand se retrouvent pour penser que la représentation proportionnelle, en assouplissant les relations entre les partis, permettrait d’aérer un régime qui étouffe sous les règles trop contraignantes de l’obligation de la légitimité de gauche.
80L’un parle du « miroir brisé » de la France, l’autre du droit des « minorités » à être représentées. Avec des mots nouveaux, avec des procédures plus sophistiquées, il s’agit une fois encore de la très ancienne recherche de l’apaisement républicain, but indéfiniment poursuivi, toujours hors d’atteinte puisqu’il aurait précisément signifié la fin de l’exclusivité de la légitimité de gauche dont le Parlement – au premier rang duquel se situe le Sénat – se sent toujours obligé d’être le garant.
81Comme Gambetta, son lointain prédécesseur, Poincaré gagna la première manche devant la Chambre mais perdit la seconde devant le Sénat, sanctuaire du suffrage indirect. Président du Conseil, il avait réussi, pour faire voter la réforme électorale, à trouver une majorité allant de la droite aux socialistes18. Président de la République, il devait assister, impuissant, à son échec deux fois répété, devant la Haute Assemblée où il se heurta à la coalition de l’abstention républicaine maintenant regroupée sous le nom de défense de la « tradition républicaine ».
82Il est vrai qu’entre temps, Poincaré avait commis le péché majeur : premier Président de la République à avoir été élu avec les voix de droite, il avait franchi la ligne invisible19, celle dont le Sénat s’était justement fait une mission de préserver l’étanchéité.
83Tolérable pour une élection anonyme, cette transgression de la règle non écrite du régime ne devait pas être transposée dans la pratique quotidienne : et de l’avoir dit avec talent et sobriété assoiera durablement la réputation de Jules Jeanneney, avocat de renom, entré dix ans auparavant dans la vie politique sur le conseil de Waldeck-Rousseau dont il se pose comme l’exécuteur testamentaire20.
84Jules Jeanneney a si bien su défendre l’intégrité de la « tradition républicaine » qu’au terme de sa vie il finira par l’incarner à lui tout seul. Ayant, sauf deux brèves exceptions21, toujours refusé les postes ministériels, il est peut-être un des plus remarquables et en tout cas le dernier représentant de la famille de l’abstention républicaine dont Jules Grévy avait créé le modèle. Venu comme son prédécesseur de Franche-Comté, il est comme lui, cet excellent juriste capable de traduire tout problème politique en consultation juridique, et cela fait, d’en déduire souverainement une conclusion à la séduction de laquelle, cinquante ans plus tard, il est encore difficile de s’arracher.
85Mais le droit ignore le temps : ce qui avait été conçu par Gambetta comme une formule conquérante, puis rajeuni par Waldeck-Rousseau pour défendre cette part d’acquis que menaçait l’irruption du nationalisme, devenait avec Jeanneney une sorte d’intégrisme que la guerre de 1914-1918 allait rendre d’autant plus caduc que la Révolution russe – en se voulant aussi universelle et exemplaire qu’autrefois la Révolution française – suscitera en France un double mouvement d’attraction et de répulsion qui va modifier la règle – impérative mais somme toute transparente – de l’obligation de la légitimité de gauche.
86Désormais tiraillée et emprisonnée dans un double et contradictoire réseau d’obligations et d’interdictions, l’orthodoxie est condamnée à se rétrécir, à devenir centriste, position fort inconfortable quand le centre doit se trouver et s’exprimer lors d’un scrutin majoritaire ! Le résultat, qui n’est paradoxal que si l’on se cantonne à une vue superficielle des choses, sera que, toujours souveraine devant le suffrage universel, la République de gauche devient paralytique au Parlement, incapable d’élaborer des compromis gouvernementaux acceptables par la majorité qui l’a élue.
87Évidente en 1924 – Cartel des gauches – 1932 – défense de la tradition républicaine – et 1936 – Front populaire, la victoire de la République de gauche connaît deux exceptions – 1919 et 1928 – dont on tire habituellement la conclusion que, pendant l’entre-deux guerres, l’alternance au pouvoir de forces politiques également légitimes a pu exister. Mais là encore, il s’agit d’une illusion d’optique. Illusion qui occulte tout à fait le poids des circonstances dans ces deux pseudo-succès de la Droite. Succès entièrement dus aux présences tutélaires de Clemenceau d’une part et de Poincaré d’autre part, deux vétérans de la République militante, devant qui la critique, pour défaut d’orthodoxie, perdait beaucoup de son efficacité. Mais, faute de nobles vieillards, les exploits de ce genre deviendront de plus en plus difficiles à renouveler.
88Pour légitimer l’évolution de l’orthodoxie, de la gauche vers le centre, Ed. Herriot et J. Jeanneney, bientôt suivis par Ed. Daladier, aussi intransigeants sur le dogme que tolérants pour sa mise en œuvre, vont proposer une autre issue : pour être centriste en régime de scrutin majoritaire, il fait d’abord être élu à gauche, ce qui, par la suite, autorise à se tourner vers la droite pour gouverner.
89De cette hérésie démocratique, le Sénat de la « République absolue » va se faire le gardien vigilant : en 1932, Laval est renversé pour avoir montré trop de complaisance à l’égard d’un projet de loi électorale qui devait permettre à la majorité de droite d’espérer, pour la première fois, un succès qui lui soit propre. Six ans plus tard, ce sera au tour de L. Blum de rencontrer la même défiance lorsqu’il s’avisa qu’élu à gauche, il pourrait peut-être présenter un programme de redressement économique de gauche.
90Être élu à gauche, gouverner à droite : cette procédure en boomerang, garante de l’orthodoxie, assure la pérennité des situations acquises comme des problèmes. Faut-il dévaluer ou faire une politique de déflation ? Faut-il moderniser l’armée de terre avec des chars ou faire confiance à l’aviation ? Faut-il lutter contre le chômage par une relance de la consommation ou par une relance du profit ? Faut-il apaiser ou résister à Hitler ? Nul ne sait puisque les lignes de division passent, non pas entre les partis, mais à l’intérieur de chaque parti, et que, tiraillé entre des solidarités et des répulsions contradictoires, biaisé par des problématiques volontairement ambiguës, le suffrage universel n’est plus à même d’exercer sa fonction qui est de simplification.
91En assurant le succès électoral de la légitimité de gauche, tout en concédant à la droite, le droit de gouverner, les gardiens de l’orthodoxie ont certainement cru éviter le pire. Une fois de plus, ce fut le contraire qui arriva : en acceptant que la droite gouverne sans mandat électoral, les héritiers de la « République absolue » permettront simplement à la droite d’échapper au poids de ses responsabilités, c’est-à-dire aux conséquences de ses actes.
92On le comprendra tout à fait lorsqu’une défaite militaire sera utilisée pour accabler la légitimité de gauche alors qu’en fait la droite avait gouverné quinze des vingt et une années de l’entre-deux-guerres. Mais puisqu’elle avait gouverné sans mandat électoral elle ne fut pas tenue pour responsable. Mieux encore elle apparut comme une force neuve. Dès lors comment s’étonner qu’elle ait même parlé de « divine surprise » ?
Notes de bas de page
1 Sur les vraies raisons du ralliement à l’Empire du républicain authentique qu’était Emile Ollivier, voir Ch. Du Rémusat, op. cit., t. V, p. 240 et ss.
2 Expression empruntée à Stanley Hoffmann, A la recherche de la France, Paris, Le Seuil, 1963.
3 Sur le concept d’identité, voir Erik Eriksson, Éthique et Psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
4 Sur la première renaissance médiévale, voir les analyses de P. Chaunu sur le « monde plein » du xiiie dans le « Temps des réformes » : la crise de la chrétienté, l’éclatement, 1250-1550, Fayard, 1975.
5 Sur les conceptions juridiques et politiques de la Grande-Bretagne sur les conditions économiques qui ont présidé aux « origines de la démocratie moderne », voir l’excellent livre de Jean Beauté, Un grand juriste anglais : Sir Edwad Coke, 1552-1634, P.U.F., 1975, 230 p. Bibliogr.
6 Sur les conditions sociales qui ont fait le succès de la révolution américaine, voir Talcot Parsons, Le système des sociétés modernes, Dunod, 1973, 170 p.
7 Car contrairement aux allégations du marxisme classique ou de la nouvelle gauche américaine, la caractéristique de la France est de donner le pas au politique sur l’économique. La dernière illustration de cette tentative économiste est le livre de Sanford Elwitt, The making of the Illrd Republic, class and politics in France 1868-1884 (Louisiana State University Press, 1975), qui explique toute cette période (chemin de fer, enseignement public et expansion coloniale) par le désir de la bourgeoisie de province d’accéder à un marché national privilégié.
8 Rappelons pour mémoire que c’est en réponse à la Déclaration des Droits de l’Homme que Ed. Burke définira le droit des « Anglais » dans ses réflexions sur la Révolution française de 1790.
9 Sur le « messianisme » de la politique française post-révolutionnaire et sur la nécessité de le contenir, voir l’analyse très caractéristique d’Henry Kissinger à propos de la politique de Mettemich dont il essaiera plus tard de s’inspirer dans sa négociation avec les nouveaux pouvoirs révolutionnaires. Les chemins de la Paix, Denoël, 1972, 443 p. Bibliogr.
10 Un exemple parmi mille : Pierre Birnbaum, « La conception durkeimienne de l’État : l’apolitisme des fonctionnaires », in Revue Française de Sociologie, avril-juin 1976, p. 247 à 266.
11 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, éd. 1962, Appendice B., p. 521.
12 De 1889 à 1914, ils seront au nombre de 51 : 39 « scrutins de principe », 8 scrutins économiques (protectionnisme, chemins de fer de l’Ouest, impôt sur le revenu) et 3 scrutins sociaux (syndicalisme des fonctionnaires, grève des chemins de fer).
13 Cf. J.-P. Machelon, La République contre les libertés, op. cit.
14 Boulanger eut-il réussi à gagner les élections, ses nombreuses déclarations permettent de penser qu’il aurait utilisé le référendum pour trancher de la question de la République (à laquelle il croyait) ou de la monarchie (à laquelle le liait des promesses secrètes). Cf. le discours de Tours cité plus haut où la question est posée à l’envers : « Si les républicains admettaient que le pays librement consulté dût répondre royauté ou empire, etc. »
15 Voir notre rapport : La notion de Tradition républicaine dans les années 38-39, rédigé à l’occasion du colloque Ed. Daladier de F.N.S.P., 1975.
16 Cf. F. Gogubl, op. cit., p. 76 et ss.
17 Cf. R. Rémond qui, dans son histoire de l’Anticléricalisme en France (Fayard, 1976, p. 197 et ss.), en parle comme d’un « véritable contre-ralliement ».
18 Les débats durèrent tout le premier semestre de l’année 1912 et durent affronter « l’union des républicains » menée par Painlevé, mathématicien qui en d’autres temps avait été partisan de la R.P. (J.O., 10 juillet, p. 2196).
19 Pratiquée jusqu’alors seulement pour l’élection du président de la Chambre.
20 Sur Jules Jeanneney, voir la biographie écrite par son petit-fils, J.-Noël Jeanneney, en annexe de la publication du Journal politique (39-40), Armand Colin, 1972. Voir aussi la réédition de ses principaux Discours parlementaires, 1902-1926 (Paris, 1926).
21 Clemenceau en 1917, de Gaulle en 1945.
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