Clemenceau, le socialisme et le nationalisme
p. 113-117
Texte intégral
1Je voudrais examiner ici deux aspects de la carrière de Clemenceau ainsi que l’importance de celle-ci dans l’évolution de la vie politique française de 1870 à 1920. Le premier a trait à sa relation avec le socialisme, le second à ses rapports avec le nationalisme. Les deux sont liés car au cours de ce demi-siècle, les sentiments nationalistes se sont déplacés de la gauche vers la droite du champ politique, ce qui, en un sens explique l’opinion communément répandue soutenant que Clemenceau commença sa carrière politique dans les rangs de l’extrême gauche pour la finir à l’extrême droite. Il est clair que cette idée ne peut être soutenue par ceux qui examinent toute l’évidence. En tant qu’étranger, je suis tout à fait conscient de ce problème. Aux yeux des anglo-saxons Clemenceau est considéré comme le président du conseil d’une France en guerre et comme négociateur des traités de paix. Ses débuts dans les rangs de la Gauche ainsi que son rôle dans l’affaire Dreyfus sont méconnus du grand public. Mais le Clemenceau jusqu’au boutiste, l’homme qui a maintenu la France en guerre jusqu’à la victoire finale, celui qui imposa une paix dure et humiliante à une Allemagne vaincue, est connu de tous. Mais en dépit de la somme de discussions savantes sur les accords de paix de 1919, qui pour la majeure partie soutenaient le contraire, le stéréotype du traité injuste qui nous mena à Hitler et à la seconde guerre mondiale du fait de l’intransigeance réactionnaire de Clemenceau, demeure gravé dans l’esprit du public à la suite du célèbre pamphlet de Keynes intitulé Les conséquences économiques de la Paix. L’étonnement est grand de ce côté-ci de la Manche d’apprendre, que même en 1919, Clemenceau n’était pas à Droite mais au Centre et qu’en début de carrière il était à Gauche. En fait, même en France l’opinion générale considère que Clemenceau fit ses débuts à Gauche mais qu’il s’orienta soudainement et de manière spectaculaire vers la Droite lorsqu’il vint au pouvoir pour la première fois en 1906. Un Jacobin ministre n’est pas un ministre Jacobin. Cette idée est mise en relief dans le biographie de G. Michon, et a été répétée à maintes reprises. Mais on doit y apporter de sérieuses réserves. Tout d’abord Clemenceau ne fit jamais partie de l’extrême gauche. Malgré les campagnes de calomnies organisées par ses opposants, son rôle sous la Commune de Paris ne fut pas équivoque dans ce sens qu’il donna son soutien à l’autorité de Thiers et de l’Assemblée Nationale, bien qu’il fut en faveur de la conciliation et horrifié par la répression sans merci de la Semaine Sanglante. Mais, sans jamais adhérer au Socialisme Révolutionnaire, il commença sa carrière politique comme disciple de Louis Blanc, et se donna l’étiquette de socialiste, Au cours des années 1880, il était parmi les radicaux socialistes un de ceux qui mettaient le plus l’accent sur le second épithète, s’assurant que l’élément socialiste fut bien incorporé à la tendance Radicale. Son image politique était telle que pour un temps Blanqui vit en lui son héritier politique, tandis que Marx et Engels pensaient qu’il finirait par pencher vers leur forme plus extrême de socialisme. Il n’en fut jamais de la sorte bien sûr, et si Blanqui et Marx avaient vécu plus longtemps ils auraient, tel Engels, rapidement perdu leurs illusions. Clemenceau se distinguait des socialistes révolutionnaires pour ce qui touche à la fois aux fins et aux moyens. Cependant il joua un rôle majeur en ce qui concerne l’évolution d’un type de socialisme réformiste au sens large du terme. Clemenceau ne fut pas plus l’avocat d’une économie d’État planifiée et dirigiste que celui de la lutte des classes et de la révolution politique. Mais il contribua avec succès à la transformation du système de laissez-faire social et économique du milieu du 19e siècle en l’État Providence. Dans la longue évolution des pays d’Europe occidentale vers une plus grande égalité, un paupérisme moins écrasant, une sécurité accrue pour la population dans sa vie journalière, vers plus de dignité humaine dans les rapports entre différentes classes – le Centre Gauche a joué un rôle vital. Dans la Grande-Bretagne du 19e siècle ce rôle revient à l’aile gauche du parti Libéral, en France ce fut celui de l’aile gauche du parti Radical. Il n’est pas question ici de se lancer dans une comparaison détaillée, mais mutatis mutandis, on peut certainement établir des parallèles entre les réformes sociales des gouvernements libéraux britanniques de la période s’étendant entre 1906 et 1914 et le ministère Clemenceau de 1906 à 1909. Il existe évidemment de grandes différences inhérentes aux systèmes politiques et aux arrière-plans socio-économiques, mais au sens large le parallèle existe.
2On ne saurait mieux exprimer la nature même de la position de Clemenceau dans le contexte de l’histoire française qu’en l’appelant le dernier des jacobins. Tout comme ces jacobins de la Révolution, pour lesquels il avait une immense admiration, il alliait à la fois des aspirations à la liberté individuelle et à la justice sociale, à une ferveur toute patriotique. Cette combinaison s’avérait possible car la cause de la France semblait juste, plus juste d’ailleurs à l’époque de Clemenceau qu’à celle de Robespierre. La France ne manifestait aucune aggressivité, elle défendait son droit à l’existence en tant que nation indépendante ayant un rôle à jouer sur la scène internationale.
3Ceci est bien différent du point de vue anglo-saxon où Clemenceau apparaît comme le Français nationaliste et réactionnaire, vision tout à fait incompatible avec le rôle qu’il a pu jouer dans l’affaire Dreyfus. Keynes semble ignorer le passé de Clemenceau. Le portrait qu’il fait de lui, comme toute caricature à succès, atteint la vraisemblance en saisissant des traits réels, exagérant ces derniers pour laisser le reste dans l’ombre. Il arrange une description physique et psychologique du personnage de manière à la transformer en un portrait brillant mais trompeur qui nous le décrit alors qu’il préside une des sessions plénières à la conférence de paix.
« ... trônant, avec ses gants gris, sur une chaise de brocart, l’âme sèche, le cœur vide d’espoir, vieux et fatigué, mais surveillant la scène d’un air cynique et presque malicieux... Il ressentait pour la France ce que Périclès ressentait pour Athènes. Tout pour elle, le reste étant sans importance ; sa théorie de la politique était celle de Bismarck. Les nations sont des choses tangibles, on en aime une seule et on ne ressent qu’indifférence, ou haine pour le reste. La gloire pour la nation que l’on aime est en soi une fin séduisante, mais que l’on obtient généralement aux dépens de son voisin. La politique du pouvoir est inévitable et il n’y a rien de très nouveau à apprendre en ce qui concerne cette guerre ou le but dans lequel elle a été faite. »1
4Ce portrait est mêlé de discernement et aussi d’erreurs graves sur la position de Clemenceau. Il est vrai qu’il croyait en l’inévitabilité de la politique du pouvoir et qu’il était sceptique sur toutes « ces écoles de pensée représentées par la Société des Nations ». Mais à présent que nous avons observé les événements des vingt années suivantes, on peut se demander quelle était la vision la plus réaliste, celle de Keynes plaçant tous ses espoirs dans un monde nouveau et plus policé ou celle de Clemenceau qui pensait que la nature humaine ne change pas du jour au lendemain, tout spécialement dans les circonstances de 1919. Ce n’était pas Clemenceau qui était cynique mais plutôt Keynes qui était naïf.
5De plus il est faux de dire que les théories politiques de Clemenceau étaient celles de Bismarck. Il croyait fermement en l’auto-détermination nationale, non pas uniquement en tant que formule ingénieuse pour redresser l’équilibre des pouvoirs en faveur de soi-même. En ce qui concerne la question principale, c’est-à-dire la perpétuation d’un État national allemand, aussi dangereuse que cette menace puisse être pour la France, Clemenceau reconnaissait que le nationalisme était trop puissant pour être ignoré. Par opposition aux extrémistes nationalistes français, Clemenceau ne niait pas à l’Allemagne le droit d’exister en tant que nation. Keynes ne semble pas avoir conscience de la force que représentaient en France les partisans des doctrines qu’il attribue à Clemenceau, et combien il fut difficile à ce dernier de maintenir son autorité sur eux. Si les idées de Keynes étaient justes, Clemenceau aurait dû se situer à l’extrême droite de la scène politique française, au lieu du centre gauche. C’est aussi une erreur de penser que Clemenceau considérait la gloire de la France comme l’unique raison de cette guerre, ou qu’il estimait que la victoire militaire représentait la fin suprême de l’action politique. Il expliqua ses propres vues sur ce problème à plusieurs reprises, et elles s’avérèrent être fort éloignées du chauvinisme hystérique de Déroulède, de Maurras, ou de Daudet et de l’Action Française. Pour lui la France n’était pas la seule à compter, et il estimait que toute autre nation avait un droit à l’existence et à l’exercice de son rôle légitime. Il rejetait cet héritage de gloire impérialiste qu’était celui de la France et avait autant de mépris pour Napoléon Premier que pour Napoléon III2.
6Mais bien que pour lui la force ne primât pas le droit, il estimait que « tout pacte qui n’est pas appuyé par l’épée n’est que belles paroles » et que l’on doit faire appel à la force pour défendre le droit. Il avait été forcé de réfléchir sérieusement à ses vues sur ce problème afin de justifier sa position en tant que défenseur de Dreyfus, car Clemenceau, lui, n’était pas pacifiste. A l’époque il avait déclaré :
« Je hais la guerre tout autant que Jaurès, mais je ne crois pas qu’il soit en notre pouvoir de décréter une paix universelle. »
7Dans son discours prononcé au procès de Zola il avait expliqué que l’armée nationale avec tout le sacrifice et la discipline qu’elle exigeait, ne trouvait sa justification que dans la défense des valeurs d’une société libre et civilisée. Clemenceau était un libéral et ses valeurs suprêmes étaient individuelles. Il n’était pas de ces nationalistes qui ne voient que la gloire nationale et l’accroissement comme une fin en soi. Il avait déclaré avec beaucoup d’éloquence, en 1903, que toute sa philosophie politique reposait sur les droits de l’individu contre toute forme d’oppression y compris celle de l’État. Mais il y avait des circonstances dans lesquelles l’individu devait faire le sacrifice de sa vie afin de préserver la nation dont il était partie intégrante, et qui en elle-même fournissait le cadre dans lequel il pouvait s’épanouir en tant qu’être libre.
8Il est évident que sa ferveur patriotique ne découlait pas d’un processus intellectuel bien qu’elle puisse être rationalisée en ces termes. Il s’agissait là d’une réaction instinctive venue du plus profond de lui-même. Elle trouvait sa forme d’expression la plus lyrique dans l’hommage qu’il rendait à sa terre natale, la Vendée, « terre ingrate de notre bocage », à ces paysans qui y peinaient pour assurer leur maigre subsistance. Son désir de voir les générations suivantes assurer la continuité de la patrie puisait tout son élan émotionnel dans le respect et l’amour profond qu’il éprouvait pour ses parents. Ce qu’il y a d’ironique dans le seul essai d’interprétation psychanalitique du caractère de Clemenceau, c’est qu’il est entièrement gâté par cette vision erronée qui veut que les relations entre Clemenceau et son père eussent été mauvaises3. Il existe cependant bon nombre de preuves du contraire, à la fois dans les lettres qu’il écrivit à son ami Scheurer-Kestner peu après ses vingt ans, et dans ses souvenirs de jeunesse rapportés par Martet.
9Keynes se trompait sur les critères de valeur fondamentaux de Clemenceau quand il écrivit :
« On ne pouvait avoir ni mépris ni aversion pour Clemenceau, mais seulement une opinion différente quant à la nature de l’homme, ou du moins se laisser tenter par un espoir différent. »
10Clemenceau lui-même se « laissait tenter par l’espoir », à la différence que son échelle temporelle était autre. Il avait la conviction que l’humanité progressait vers une forme d’organisation sociale plus libre, plus juste, plus humaine, mais de manière lente, et que chaque pas en avant devait être l’objet d’un nouveau combat. D’où son mépris pour Jaurès ou Wilson, ces théoriciens de l’Utopie qui semblaient croire que l’on pouvait faire table rase de ces chapitres tragiques et sombres de l’histoire de l’humanité en signant tout simplement un pacte ou en proclamant la révolution socialiste. Quoi qu’il ait pu penser dans l’ardeur de sa jeunesse, l’âge mûr lui donna la conviction qu’il y avait encore un long chemin à parcourir pour atteindre à cet idéal de liberté, d’égalité et de fraternité né en 1 789.
11Son nationalisme demeura celui d’un libéral du dix-neuvième siècle qui considérait la communauté nationale comme le seul cadre propre à l’exercice des libertés individuelles. Son action au gouvernement à l’époque de la guerre démontra la mise en pratique de ces principes. Quant à l’accuser d’avoir été un dictateur, il suffit de jeter un coup d’œil sur la presse de gauche de 1918 pour s’apercevoir que la censure n’utilisait pas ses pouvoirs dans le but de museler les critiques et l’opposition. Dans un article plein de perspicacité, R. Girardet écrit que sous cette transposition bien connue du sentiment national de la gauche, où il se tient au cours de la première moitié du XIXe siècle, jusqu’à la droite où il apparaît comme évident au cours du vingtième siècle, il existe d’importants contrecourants et éléments de continuité4. Il mentionne aussi Barrès qui commença sa carrière politique à gauche avant de devenir l’un des chefs de file du nationalisme de droite. L’exemple de Clemenceau dont la longue carrière politique dans les rangs de la gauche est la personnification d’un courant de continuité dans le nationalisme français est encore plus frappant.
12La tradition du nationalisme jacobin telle que la voyait Michelet l’entraîna naturellement dans sa jeunesse vers les confins de l’extrême gauche où il sympathisa avec ceux dont le rejet d’une paix humiliante s’exprimait à travers la rébellion de la Commune. A la fin de sa vie, bien qu’il n’eut pas changé d’idée, son soutien inébranlable à cette idéologie nationaliste lui aliéna la majeure partie de la gauche tout en lui apportant l’appui de l’extrême droite. Mais il était loin de partager toutes les conceptions de l’extrême droite. Le fait même que Clemenceau représentât le style de nationalisme républicain d’antan lui permit d’être le symbole de l’unité nationale en 1918.
13Venu de la gauche et se trouvant toujours au centre de l’arène politique, il était la garantie même que la France demeurait une société démocratique et libérale. Mais l’assujettissement de la France à l’existence d’un seul homme incarnant cet élément vital de l’héritage national devait mener à la chute de la Troisième République lorsqu’elle eût à faire face au défi de 1940.
Notes de bas de page
1 J.M. Keynes, The Economie Conséquences of the Peace (1919), pp. 28-33.
2 J.J.H. Mordacq, « Clemenceau Au Soir de la Vie », (1933), I, p. 84. Cf. B. Bastoul, Clemenceau, vu par un passant inconnu (1938), p. 86. « Son patriotisme n’eut rien de cocardier... Il ignora ce qu’on appelait alors le chauvinisme, et qu’on désigne de nos jours sous le nom de nationalisme... Cet homme, que ne déforma aucun mysticisme, ne croit pas que son peuple soit le peuple élu. »
3 P. Lacombe, ’The enigma of Clemenceau’, The Psychanalytic Review, (1946), pp. 165-76, and a French version in Revue Française de Psychanalyse (1947).
4 R. Girardet, ’Pour une introduction à l’histoire du nationalisme français’. Revue Française de Science Politique, VIII (1958), pp. 505-28, voir p. 515. Cf. aussi R. Girardet, Le Nationalisme Français 1870-1940 (1966), Z. Sternhel, ’Barres et la Gauche’, Le Mouvement Social, 75 (1971), pp. 77-130, et D.R. Watson, ’The Nationalist Movement in Paris, 1900-1906’, St. Antony’s Papers XIII, pour une transposition du nationalisme de la gauche vers la droite. A. Thibaudet, Les Idées Politiques de la France (1932), pp. 131-5, étudie l’importance de Clemenceau en tant que chef de file du nationalisme radical.
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