Démocratie et liberté
p. 123-158
Texte intégral
Sans la démocratie, la liberté n’est qu’un privilège pour quelques-uns. Sans la liberté, la démocratie n’est qu’une oppression pour tous.
(Démocratie et Liberté, p. 90.)
I.A la conquête de la démocratie
1Le 16 octobre 1852, le Prince-Président Louis Napoléon, président de la république française, est pleinement satisfait. Il rentre à Paris d’une ultime tournée en province, les étapes ont été Orléans, Bourges, Nevers, Lyon, Marseille, Bordeaux, Angoulême, Rochefort, La Rochelle, Tours, Amboise où il a rendu sa liberté à Abd el-Kader. Partout les mêmes acclamations, le même enthousiasme des foules. « Ave Cesar imperator ! » Et aujourd’hui sur les grands boulevards de la capitale, il retrouve les mêmes arcs de triomphe, mais avec cette fois, les inscriptions : « A Napoléon III Empereur. » But officiel de toutes ces tournées : asseoir la république, celle du coup d’Etat. But réel : tâter le pouls de l’opinion publique en vue de la restauration d’un second empire.
2Le fils d’Hortense a toutes les raisons d’être satisfait et totalement rasséréné. La France est acquise à une restauration impériale, pour peu qu’on la lui propose. Si le coup d’Etat du 2 décembre 1851 fut un coup de poker, gagné parce que magistralement préparé, « le rétablissement de la dignité impériale dans sa personne avec hérédité dans sa descendance directe et légitime » sera de toute évidence une pure formalité. Quelle magnifique revanche pour l’infortuné et misérable prisonnier de Ham qu’il était il n’y a pas encore si longtemps ! Quel cinglant démenti à ceux qui comme Ledru-Rollin le traitaient d’« imbécile », comme Thiers de « crétin », ou encore comme de Broglie, « d’incapable » !
3Louis-Napoléon peut aller de l’avant en toute quiétude. Le 7 novembre, le Sénat par quatre-vingt-six voix contre une, celle de Vieillard, irréductible, décide de soumettre au suffrage universel le rétablissement de l’Empire. Le 21 novembre par plus de 7 800 000 voix, le pays le plébiscite. Il y a eu 2 000 000 d’abstentions, mais elles viennent des provinces légitimistes, et là n’est plus le danger. Ridiculisés les opposants républicains ! Ils étaient en décembre 1851, près de 600 000 à protester dans l’urne contre le coup d’état. Ils ne sont plus cette fois que quelques 250 000 à protester contre le rétablissement de l’Empire. Billault peut déclarer le soir du 1er décembre : « Sire, la France se livre à vous tout entière. » Louis-Napoléon devient à cet instant Napoléon III.
4La France s’est livrée pieds et mains liés. Par avance, elle a accepté que la constitution impériale soit celle de la république césarienne et décennale, celle du 14 janvier 1852, celle qu’ont bâclée en toute hâte Troplong, Flahaut et Rouher et qui donne tous les pouvoirs au chef de l’Etat. Un sénatus-consulte du 25 décembre en accentuera encore la pesanteur. Il est le maître absolu. Non seulement, il est le chef de l’exécutif, mais il exerce aussi le pouvoir législatif avec un sénat qui est sa création et un corps législatif, certes élu au suffrage universel, mais qui n’a pas l’initiative des lois, dont le compte rendu détaillé des séances est interdit, dont le président et les vice-présidents sont nommés par lui. « Cave sans air et sans jour, dira de lui Montalembert, où j’ai passé six ans à lutter contre des reptiles1. » C’est le Conseil d’Etat qui rédige les projets de lois et les soutient devant l’Assemblée ; il est entièrement dans sa dépendance, c’est lui qui le préside, c’est lui qui nomme les conseillers.
5Maître absolu du pays, le chef de l’Etat « commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce ». Il nomme à tous les emplois, fait les règlements et décrets nécessaires à l’exécution des lois. Aucune liberté politique, aucune liberté civile. Aucune liberté possible d’expression, tout un système de cautionnements prohibitifs, d’autorisations préalables, de censure, de poursuites en cas d’infraction devant les tribunaux correctionnels, musèle la presse d’opposition. Aucune possibilité pratique de se réunir, liberté d’association et droit de coalition sont supprimés. Si le 2 Décembre rappelle étrangement le 18 Brumaire, la constitution de 1852 rappelle celle de l’An VIII, une des plus dictatoriales que la France ait connue.
6Dix-sept ans plus tard, presque jour pour jour, le 27 décembre 1869, le même Napoléon III, certes diminué par la maladie, vieilli avant l’âge, usé par les revers, charge Emile Ollivier, leader de l’opposition « légale et constitutionnelle » de former le nouveau gouvernement. « Je vous prie, dit la lettre, de me désigner les personnes qui peuvent former avec vous un cabinet homogène représentant fidèlement la majorité du Corps législatif et résolues à appliquer dans sa lettre comme dans son esprit le sénatus-consulte du 8 septembre. » Le 8 septembre, l’Empereur vient d’accorder aux députés l’initiative des lois, et aux sénateurs certains droits de veto, de supprimer le ministère d’Etat et de consacrer la responsabilité des ministres devant les Chambres.
7Ainsi en dix-huit ans, par étapes successives, dans la légalité, sous la pression de l’opposition et des événements extérieurs, le régime dictatorial se transforme en un régime à peu de choses près parlementaire et constitutionnel. Il y a peu d’exemples dans l’histoire des nations, il n’y en a pratiquement pas dans l’histoire de France, de pareille évolution, dans la légalité, d’un régime de dictature à un régime de liberté. L’artisan en est, avant tout autre, Emile Ollivier. L’Empereur y a contribué pour sa part, aidé de Morny et de Walewski, mais chaque fois, il a subi l’événement, Emile Ollivier chaque fois l’a créé. A ce titre, il fut un de nos grands hommes d’Etat, le temps lui a manqué d’être un homme de gouvernement.
8Dans les premiers mois de 1857, au domicile parisien de l’avocat Desmarets, ce ne sont que, certains soirs, cris et disputes. C’est qu’on y discute ferme : les républicains devaient-ils présenter des candidats et si oui quels seraient-ils, entre les vieux « quarante-huitards » du type Cavaignac, Bethmont, Carnot, Goudchaux, Garnier-Pagès et les « jeunes turcs », Ollivier, Picard, Nefftzer ? Conflit de génération mais aussi abîme entre deux conceptions de la vie politique, deux stratégies.
9Finalement les jeunes imposent leur loi aux vieux. Les républicains seront présents. L’abstention prônée par Carnot, c’est la mort du parti au profit des orléanistes. Quant à la prestation du serment, elle n’implique nullement la reconnaissance de l’acceptation du coup d’Etat, elle n’est que « la reconnaissance de la souveraineté du peuple en la personne du chef de l’Etat légitimé par le plébiscite populaire »2. Il y aurait un autre danger, disent les vieux, à présenter des candidats, celui de les voir réaliser un score ridicule qui prouverait ce qu’il faut éviter de dévoiler, la disparition de l’électorat républicain. Sont-ils seulement assurés de retrouver leurs électeurs de février 1852, voire même les quelque 250 000 voix qui ont voté contre le plébiscite du 21 novembre suivant ? L’Empire est à l’apogée de sa gloire. Argument tout juste bon pour la poubelle, rétorquent les jeunes qui entendent opposer la résistance par le mouvement.
10Parmi les jeunes, se montre le plus virulent, Emile Ollivier. Il sera candidat dans la quatrième circonscription de Paris. Et puis il a des titres, fils de proscrit du 2 décembre, lui-même commissaire de la République à Marseille puis préfet à Chaumont en 1848, destitué le 14 janvier 1849, victime du parti de l’ordre, depuis inscrit au barreau de Paris où deux procès retentissants l’ont mis sur orbite. En 1857 Emile Ollivier fait figure d’étoile montante du parti républicain.
11Distancé au premier tour par le candidat officiel, Emile Ollivier est élu de justesse au second tour par 11 000 voix contre 10 000 à son adversaire. Il a 32 ans. Avec lui triomphent à Paris, Carnot, Cavaignac, Goudchaux et Darimon. Cinq élus républicains à Paris sur dix, plus Hénon réélu à Lyon. Dans l’ensemble du pays, les républicains totalisent 660 000 voix, au-delà des espérances. La participation a été payante. La mort de Cavaignac le 28 octobre et l’invalidation, pour refus du serment de Carnot et de Goudchaux, entraîneront des élections complémentaires ; elles verront le succès de Jules Favre, tout auréolé par le prestige de sa récente plaidoirie pour Orsini, et d’Ernest Picard. Le groupe des « Cinq » est constitué : Ollivier, Darimon, Hénon, Favre, Picard.
12« Cinq » c’est peu et c’est considérable car la résistance ne pourra venir que de « ce petit groupe qui constitué au départ pour être cette pierre d’attente, de tous ceux qui, républicains ou non ont déjà déserté l’Empire autoritaire, saura attirer à lui la sympathie par la rudesse de ses coups et la vigueur de ses interventions », entraînant dans son sillage tous ceux qui demeurent démocrates, se méfiant par essence doctrinale de tout ce qui représente les forces conservatrices et cléricales, mais qui, dans la nostalgie de la liberté politique, auraient pu apporter leur soutien à l’Empire, dans la mesure où il la leur garantirait et aussi dans la mesure où il n’y aurait rien d’autre qui les aurait polarisés, autre que l’attentat et la bombe3. »
13L’autre habileté d’Emile Ollivier, promu au rang de leader du groupe des « Cinq » est précisément de ne pas faire peur – depuis trop longtemps la république est synonyme de désordre et d’anarchie – mais, au contraire, de se placer sur le seul terrain de la défense des libertés et dans le cadre constitutionnel. Convaincre et apaiser à la différence des révolutionnaires à la Blanqui. « Tout établissement politique doit s’appuyer sur la démocratie... Mais il est deux sortes de démocraties... Il en est une large, sympathique, qui s’élance vers l’avenir. Cette démocratie sait qu’on grandit par l’assimilation et non par l’exclusion, qu’en présence d’une situation nouvelle, il faut se transformer et non pas se répéter... L’amélioration morale et matérielle du sort de ceux qui souffrent, des travailleurs, le développement du commerce, de l’industrie, du crédit, voilà son but. La liberté, voilà son moyen4. » Les électeurs démocrates ont été sensibles à cette profession de foi ; cette démocratie est bien celle dont ils rêvaient et rêvent toujours, c’est celle de la jeunesse, « celle du présent et de l’avenir et non plus celle du passé », d’un passé qui faisait et fait toujours peur. Emile de Girardin dans le Courrier de Paris salue l’arrivée d’Ollivier à la Chambre comme « le point de départ d’une politique nouvelle qui peut se résumer ainsi : liberté par la constitution, liberté par les élections, liberté par l’opposition constitutionnelle »5.
14Le 18 mars 1858, Ollivier intervient dans la discussion sur le projet de loi de sûreté générale au lendemain de l’attentat d’Orsini. A Morny qui tente de justifier le projet « il n’a pour but que d’intimider et de disperser les seuls ennemis implacables de la société, ceux qui détestent tous les régimes, ceux qui entendent signer par l’anarchie et la bombe », Emile Ollivier réplique « ... en défenseur de la liberté et de la seule liberté. En vous demandant le rejet de la loi qui vous est proposée, je ne fais pas acte de parti, mais un acte d’honnête homme ; je ne veux pas servir des passions d’un jour, mais la passion éternelle du juste ; je me propose de n’attaquer personne, je veux simplement rendre hommage au seul souverain légitime du monde, le Droit ». « L’avenir, ajoute-t-il, n’appartient pas à ceux qui marchent dans la vieille ornière des lois de proscriptions, de violences, des iniquités d’Etat. Il appartient aux hommes désintéressés qui, animés d’idées progressives, mais sachant concilier leur foi avec le respect du passé, écarteront à la fois les réactionnaires de l’ordre et ceux du progrès. » Certes s’il faut protéger la société contre l’anarchie, il ne faut pas pour autant « pousser l’autorité à l’arbitraire, car les nations échappent promptement à l’anarchie, tandis qu’elles peuvent rester longtemps sous l’arbitraire et en mourir »6. C’est un langage qui plait parce que tout à la fois d’autorité et d’indépendance. Il fait mouche. En plus des Cinq, dix-neuf députés de la majorité reconnaissent que pareil projet est « une faute politique », et votent contre. Parmi eux Plichon, d’Andelarre, Jouvenel, Pierreu, dont aucun ne peut être suspecté de pactiser avec les ennemis du régime. Avec eux, grâce au sens politique d’Ollivier, écrira Léon Bérard, « ressuscite la France de Barnave, de Mirabeau, et de Lamartine, c’est elle qui va batailler au milieu de cette poignée de braves dans le bel effort que la religion de la liberté politique ait jamais inspiré à ses croyants »7.
15Peu à peu le sillon se creuse, « ni opposition systématique, ni approbation systématique, ... ». Si les « anciens » parfois se rebiffent car pour eux la restauration de la république prime tout le reste, les jeunes applaudissent, Jules Ferry, Floquet, Hérold, Liouville, Clamageran, même Gambetta. Le sillon se creuse, la dictature se dessère. Les décrets du 24 novembre 1860 sont une première brêche dans la conception césarienne du pouvoir. Le rétablissement de l’adresse en réponse au discours du Trône, la désignation de ministres sans portefeuille chargés de défendre les projets de lois devant l’Assemblée, la reproduction in extenso des débats de l’Assemblée, sont un premier pas, certes bien timide encore, vers un régime de liberté politique et de démocratie et « ceux qui n’apprécient pas, écrit Prévost-Paradol, proche il est vrai d’Ollivier, ce progrès à sa juste valeur lui rendront bientôt plus de justice ». Justice à Emile Ollivier car désormais grâce à sa ténacité et à son réalisme politique, tout peut changer.
16Et comme tout peut changer, le 14 mars 1861, Emile Ollivier lance à l’Empereur un appel solennel d’une possible collaboration : « Quand on est le chef d’une nation de trente six millions d’habitants, quand on est acclamé par elle, quand on est le plus puissant parmi les souverains, quand la destinée a épuisé pour vous toutes ses faveurs... il reste encore une joie à goûter qui dépasserait toutes les autres, c’est d’être l’initiateur courageux et volontaire d’un grand peuple à la liberté, c’est de repousser les conseils pusillanimes et sans foi, de se mettre directement en présence de la nation... et quant à moi qui suis républicain, j’admirerais et j’appuierais8. »
17Bien sûr, pareils propos déchaînent chez les républicains avant tout, les abstentionnistes, les radicaux, les irriconciliables, un flot d’invectives. C’est ni plus ni moins une trahison s’écrie Carnot9. Pour les autres, ceux pour qui la liberté s’arrache par morceaux, pour qui la question du régime est somme toute secondaire, il est l’homme des réalités, celui du bon sens. « Pensez-vous répond Girardin à Carnot, renverser l’Empire avec le millier qui reste de républicains ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, pour avoir la liberté, comme Ollivier je m’entends avec Morny qui seul peut arracher cette liberté à l’Empereur. »
18Républicain avant tout, Emile Ollivier ne l’est plus tout à fait. Le 3 février 1863, il entend mettre les choses au point. « Je ne veux ni consolider, ni détruire le gouvernement impérial, plébiscité par le suffrage universel, pas plus que je ne voudrais consolider ou détruire tout autre gouvernement qui pourrait lui succéder. Je veux fonder la liberté. Si le gouvernement impérial ne peut pas la supporter, tant mieux pour la république, s’il y trouve des forces, je m’y résigne. Je suis républicain uniquement parce que la république est le maximum de liberté possible. De plus en plus seulement, je suis convaincu qu’elle n’arrivera pas par une révolution. Elle se fondera par voie d’économie. » A la conquête de la liberté, il est prêt à sacrifier « la forme extérieure du gouvernement ». Voilà qui est parfaitement clair. Chez les jeunes du parti, à aucun moment son républicanisme ne sera pour autant mis en doute. Le sillon se creuse encore un peu plus.
1931 mai 1863, renouvellement du Corps législatif. Malgré la mise en branle de la formidable machine administrative les oppositions – car cette fois, il y en a deux – obtiennent près de 2 00 000 de voix. Il y a en effet, d’un côté l’opposition républicaine, de l’autre l’union libérale composée d’orléanistes, d’indépendants, de catholiques déçus par la politique italienne de l’Empire. Les candidats gouvernementaux emportent soixante-trois pour cent des votants, les opposants trente-sept pour cent. Sur les deux cent quatre-vingt députés élus, trente-deux sont des opposants, dont dix-huit sont des républicains, la plupart des républicains modérés, quatorze des libéraux. Emile Ollivier est réélu triomphalement et cette fois dès le premier tour et avec 9 000 voix d’avance. Succès d’ensemble et triomphe personnel qui prouvent la justesse de ses vues politiques, ce sont elles que le pays a approuvées. « L’alliance de la démocratie et de la liberté, dans et par la justice... Sans la démocratie, la liberté n’est que privilège pour quelques-uns ; sans la liberté, la démocratie n’est que l’oppression pour tous... Admirer toujours est servile, blâmer quand même est injuste10. »
20A l’Empire sanctionné par le suffrage universel mais non rejeté, constate Jules Favre non sans amertune, de comprendre qu’il peut durer s’il se transforme. Ce qu’il va faire, mais trop visiblement à contre-cœur et trop mollement pour qu’il en tire le moindre bénéfice. Durant ces six années qui vont de 1863 à 1869, ce sera une lutte sans merci entre Rouher qui freinera de toutes ses forces et Ollivier qui n’arrivera à transformer l’essai ultime qu’au lendemain des élections de 1869. Les grands perdants seront la démocratie et l’Empire.
21Le 23 juin, l’Empereur décide « d’organiser plus solidement la représentation de la pensée gouvernementale devant les chambres ». Finie la combinaison des ministres sans portefeuille ! Désormais ce seront un ministre d’Etat et un ministre présidant le Conseil d’Etat qui assureront les rapports du gouvernement avec les assemblées. Ollivier applaudit à cette décision, il y voit la volonté impériale de desserrer l’étreinte. Du fait même qu’il contresignera tous les projets de loi, le nouveau ministre d’Etat sera en quelque sorte un premier ministre sans le nom. Ce n’est pas encore la présidence du conseil des ministres, c’est néanmoins un acheminement vers la création d’un premier ministre « générateur du cabinet ». Toutes les lois du monde, écrit-il, auront beau répéter qu’il n’est pas responsable, toutes les lois du monde ne l’empêcheront pas d’être forcé à se retirer s’il a mal réussi auprès des chambres. Or c’est là, la responsabilité.
22Hélas, Rouher veillait et la mort subite de Billault lui permet de s’accaparer le ministère d’Etat. Dès lors, il n’est plus question d’un quelconque changement d’orientation de la politique impériale. A Persigny, à Walewski, à Delangle, à Rouland succèdent La Valette, Baroche, Duruy, Béhic. « Les changements opérés ne sont pas un mal, ils écartent quelques-uns des conseillers les plus néfastes de l’Empereur mais c’est encore un moyen terme, un replâtrage » constate, amer, Ollivier11. Et pourtant écrit-il encore « la sommation est impérieuse. Ce que veut la nation, il ne faut pas s’y méprendre, elle réclame le droit de diriger elle-même ses propres affaires ». Elle réclame la liberté. Thiers, le 11 janvier 1864 ne voit qu’une seule solution au conflit entre la France et son souverain, « la liberté individuelle », « la liberté de la presse », « la liberté électorale », « la liberté de la représentation nationale », « la liberté politique ». Rouher les refuse toutes en bloc « l’Empereur n’a pas relevé le trône pour livrer le pouvoir aux manœuvres du régime parlementaire ». Le résultat est qu’aux élections complémentaires du 21 mars 1864, Paris préfère Garnier-Pagès et Carnot, deux républicains de 1848 à Laboulaye et Paradol, deux libéraux.
23L’Empereur attendra-t-il donc qu’il soit trop tard ? Ollivier fait pression sur Morny pour que le changement de cap ne se fasse plus attendre. Le 2 janvier 1865, il croit la partie gagnée ; le demi-frère de Napoléon lui propose un programme minimum de gouvernement libéral et d’entrer avec lui dans le ministère : changement libéral, loi sur la liberté de la presse, envoi des ministres à la Chambre, rétablissement du droit d’interpellation. Ollivier accepte. Le 10 mars 1865, Morny meurt, sans avoir pu réaliser son dernier vœu de conduire le régime « vers l’allée du refuge où il aurait pu se calfater, se reprendre et vivre longtemps. Avec Morny, l’Empire perd le seul homme politique qui aurait pu faire la transmission. Le caractère viager de l’Empire apparaît maintenant à tout le monde » écrit Allain-Targé12.
24Tout est à reprendre à son point de départ. Tâche d’autant plus difficile qu’à Morny succède Walewski et que Walewski ne fait pas le poids. Le 27 mars, Ollivier, une première fois s’en prend publiquement à Rouher qu’il somme de sortir de son immobilisme. Toute l’histoire est là qui prouve que « céder ne suffit pas, il faut céder à propos... et pour l’Empire, c’est le moment ». « On me dit, ajoute-t-il : si le gouvernement se rendait aux conseils que vous donnez, il s’engagerait dans une voie fatale ; résister, voilà le principe de l’art de gouverner. Je réponds : je crois exactement le contraire et je me suis assuré que gouverner c’est l’art de céder, l’art de céder sans paraître obéir, l’art de céder, à propos, aux légitimes aspirations d’un peuple... » Rouher ne bronche pas.
25Toute l’histoire est pourtant là, de Louis XVI à Louis Philippe en passant par Napoléon Ier et Charles X. « ... Si Charles X..., au lieu de suivre Polignac avait écouté Chateaubriand, Royer-Collard, ou Guizot, il n’aurait pas appris une deuxième fois combien est amer le pain de l’étranger... Si Louis Philippe ne s’était pas refusé à l’adjonction des capacités, à la réforme électorale, à l’abaissement du cens... tout le mouvement de 1847 et de 1848 se serait terminé par un ministère Odilon-Barrot et Thiers et non par une révolution »13.
26Rouher reste de marbre et c’est le 13 septembre, la note laconique du Moniteur : « Les journaux s’évertuent depuis quelque temps à prédire un changement dans les hommes et dans les choses du gouvernement. Nous sommes autorisés à déclarer que ces bruits sont sans fondement et inventés par la malveillance. » La ténacité de Rouher a eu raison de la versalité de l’Empereur dont ce n’était plus un secret pour personne qu’il avait rencontré à plusieurs reprises Ollivier et Walewski. Rouher a sorti le grand jeu et a eu gain de cause.
27L’Empire libéral est remis à plus tard, le despotisme reprend racines. Mais Ollivier n’est plus seul et Thiers s’est trompé lorsqu’on 1864, il affirmait à son entourage qu’il « avait brûlé tous ses vaissaux ». Autour de lui spontanément se constitue à partir du début 1866, un petit groupe charnière qui entend se placer résolument au centre de l’échiquier politique, face aux partis bonapartiste et conservateur à droite, républicain et radical à gauche, libéral de sensibilité. Refusant à la fois les thèses révolutionnaires du parti républicain et le conservatisme arbitraire du ministre d’Etat, il se fait le défenseur des libertés dans la légalité constitutionnelle. Au départ une quarantaine de députés seulement, mais Allain-Targé ne s’y trompe pas, « événement considérable, écrit-il, que la réunion de quarante députés, début 1866, sous la présidence d’Emile Ollivier dans un des bureaux de la Chambre et la constitution de ce qui est aujourd’hui le Tiers-parti »14.
28De ce Tiers-parti centriste et libéral, d’opposition constitutionnelle, Ollivier, après en avoir été l’inspirateur en est devenu le leader, au grand désappointement de Thiers qui aurait préféré un « Thiers Parti ». D’Andelarre, Talhouêt, Martel, Plichon, Buffet, Chevandier de Valdrôme en sont les figures marquantes. Chez Ollivier, le républicain peu à peu le cède au libéral, mais un libéral qui à la rigueur envisagerait possible une politique du pire : « Si l’Empire est à tout jamais inconciliable avec la liberté, qu’il me considère comme un de ses adversaires redoutables. »
29Le 19 mars 1866, le Tiers-parti, en tant que formation politique dépose un amendement à l’adresse. « La France fermement attractive à la dynastie qui lui garantit l’ordre, ne l’est pas moins à la liberté qu’elle considère comme indispensable à l’accomplissement de ses destinées... Aussi le Corps législatif croit-il être l’interprète du sentiment public en apportant au pied du trône le vœu que Votre Majesté donne au grand acte de 1860 les développements qu’il comporte. » A Emile Ollivier échoit la lourde tâche de le défendre et il le fait dans un discours que les oppositions qualifient unanimement de remarquable. « C’est le Tiers-parti qui ralliera les masses en 1869 », avouent certains républicains désabusés « et sur le thème des libertés, la nôtre », ajoutent-ils15.
30Si l’amendement n’obtient que 63 voix contre 206, il n’en constitue pas moins une victoire pour Emile Ollivier qui n’est plus un capitaine sans soldats. De tout le pays lui parviennent les encouragements. Le Tiers-parti n’est plus seulement l’opposition dans les chambres, « il tend à devenir l’opinion dans le pays ».
31Nouvel accroc, nouvel ajournement, la dramatique secousse internationale de l’été 1866, la guerre austro-prussienne, Sadowa avec ses conséquences désastreuses pour la France. Mais suffisamment désastreuses pour que, ajoutées aux graves déboires au Mexique, une nouvelle fois Ollivier apparaisse comme l’unique recours possible, l’indispensable rouage de transmission. C’est à lui effectivement que Walewski s’adresse le 31 décembre 1866.
32La situation n’est plus fin 1866 ce qu’elle était début 1865. Et Ollivier pose toute une série de questions : l’abandon du projet de loi de réforme militaire (ce en quoi il commet une lourde faute politique), la possibilité pour un député d’être ministre, la cessation du pouvoir personnel, l’institution pour la presse d’un régime légal et libéral, et par-dessus tout, la formation d’un nouveau cabinet où entreraient des libéraux bon teint16. C’en est trop demander à l’Empereur usé par la maladie, tiraillé dans tous les sens, incapable de prendre la moindre décision, et pour qui surtout le renvoi de Rouher est insupportable.
33Le 20 janvier 1867 paraît cependant au Moniteur, une lettre de l’Empereur à Rouher, annonçant au pays de profonds changements. « Aujourd’hui, écrit-il, je crois qu’il est possible de donner aux institutions de l’Empire, tout le développement dont elles sont susceptibles et aux libertés publiques, une extension nouvelle. » Et l’Empereur propose le rétablissement du droit d’interpellation « sagement réglementé », la présence des ministres au Sénat et au Corps législatif, et la mise en route de deux projets de loi, l’un sur la presse, l’autre sur le droit de réunion, « dans les limites qu’exige la santé publique ». Hélas pour le reste, il s’en remet à Rouher et à la nouvelle équipe... toute dévouée au ministre d’Etat. S’en remettre pour la préparation des lois annoncées à ceux-là mêmes qui les ont le plus âprement combattues « quelle ironie, quelle dérision, lamentable résultat ». De fait Rouher va s’employer à retarder l’échéance, multipliant les faux-fuyants, vidant de leur contenu ce que les projets avaient de libéral, à telle enseigne que « réformes, retardées, ajournées, amoindries, renvoyées aux calendes grecques, reprises, puis encore délaissées, feront, quand on les servira fin 1868 seulement aux affamés de la liberté, l’effet d’un turbot en excursion prolongée dans le Sahara »17.
34Le 12 juillet, nouveau discours retentissant d’Ollivier. L’acte du 19 janvier constitue un progrès considérable ne serait-ce que « parce qu’il a résolu le problème de la transformation du gouvernement impérial... Il signifie que placé entre la démocratie libérale et la démocratie césarienne, l’Empereur a opté pour la démocratie libérale ». Emile Ollivier ne se départit pas de sa ligne de conduite ; s’il y a dans l’opinion libérale deux groupes bien distincts « celui de ceux qui pensent que la liberté est impossible, si ce n’est dans une forme de gouvernement déterminée... et celui de ceux qui pensent que la question de forme du gouvernement n’est qu’une question de second ordre », est-il besoin de rappeler qu’il fait partie du second.
35Mais pourquoi alors un événement heureux est-il de bonne foi considéré par beaucoup comme un événement douteux ? Parce que le ministre d’Etat se refuse à jouer le jeu. Alors qu’il a contracté l’obligation morale et impérieuse de réaliser le programme annoncé, il multiplie les obstacles. « Alors qu’il aurait dû être et n’être que cela, l’avocat des ministres, il s’est transformé en vice-empereur sans responsabilité dont les agissements, s’ils continuent, laissent présager que les populations en restant soumises deviendront malveillantes. « Entre votre liberté, Monsieur Rouher, et la vraie liberté, il y a autant de différence qu’entre une caricature et un visage... Monsieur Rouher, vous n’êtes qu’un maquignon rusé18. »
36Leader du Tiers-parti, Ollivier devient leader de l’opposition tout court. Le voilà qui tout naturellement renoue avec la gauche modérée, entame des négociations avec Jules Simon, laisse entendre qu’une réconciliation avec Jules Favre est possible.
37Malveillantes, les populations vont l’être aux élections de mai 1869. Près de 3 600 000 voix contre le gouvernement, 4 500 000 seulement pour lui ; plus de 2 000 000 d’abstentions. C’est pour l’Empire autoritaire plus qu’une sanction, c’est le rejet. Une défaite qui tourne à Paris en déroute. Ollivier y est battu par un républicain de gauche, ancien proscrit, Bancel. Y sont élus, outre Bancel, Gambetta, Jules Favre, Jules Simon, Pelletan, Garnier-Pagès. Heureusement Ollivier triomphe dans le Var, par 17 000 voix contre 9 000 à son adversaire Laurier. Ainsi retrouve-t-il sa place sur les bancs de l’ Assemblée.
38Si dans l’ensemble du pays, les républicains se taillent un beau succès, une trentaine de sièges, l’opposition libérale a marqué des points importants, de cinquante à soixante sièges. Et encore Cochin, Casimir Périer, Rémusat n’ont-ils été battus que de peu. Et puis parmi les élus « gouvernementaux », un bon nombre sont fort éloignés des conceptions du pouvoir de Rouher. Rouher est le grand vaincu. Une idée force : les électeurs, bien plus nombreux qu’on aurait pu le croire, ont voulu manifester leur réprobation contre le report et l’insuffisance des mesures libérales et leur volonté de voir se parachever sans plus tarder le régime parlementaire. Tout le programme d’Emile Ollivier19.
39Aussi dès le lendemain des élections, Ollivier lance l’initiative d’une demande d’interpellation sur la nécessité de donner satisfaction aux sentiments du pays en l’associant d’une manière plus efficace à la direction des affaires. « La constitution d’un ministère responsable, le droit pour le Corps législatif de régler les conditions organiques de ses travaux et de ses communications avec le gouvernement seraient à nos yeux des mesures essentielles pour atteindre ce but. » Un pas de plus est franchi dans les revendications de l’opposition libérale. L’empire parlementaire est au bout du chemin. En quelques jours, les signatures affluent, elles atteignent cent seize sur une assemblée qui en compta un peu moins de trois cents. Le chiffre fait sensation. Ce sont les cent seize, plus la gauche et quelques orléanistes en dehors du Tiers-parti, qui constituent la majorité.
40Dès lors, les événements se précipitent. Le 12 juillet, Rouher annonce que l’Empereur fait siennes toutes les revendications du Tiers-parti : droit pour le Corps législatif d’élire son bureau, élargissement du droit d’amendement, extension du droit d’interpellation, vote du budget par chapitres, suppression de l’incompatibilité entre le mandat de député et les fonctions de ministre, accroissement des pouvoirs de l’Assemblée en matière de tarifs douaniers. Le lendemain Rouher démissionne. Le 8 septembre, un senatus-consulte consacre l’Empire libéral. Emile Ollivier et avec lui la liberté triomphent : « Depuis douze ans, écrit-il, on me vilipende pour avoir cru l’Empire compatible avec la liberté, la preuve est faite et la question jugée. J’ai atteint mon but20. »
41Mais il manque encore la responsabilité ministérielle. Elle eut joué, l’Empereur eut appelé Ollivier à former le nouveau gouvernement. Napoléon III, une ultime fois hésite à se livrer et met sur pied un nouveau ministère avec Forcade-La Roquette, Magne et Chasseloup-Laubat. Ministère de transition pour sauver la face ! Ollivier a refusé d’en faire partie. L’heure n’est plus au replâtrage mais au renouveau.
42Parce que l’heure est au renouveau, Ollivier et ses amis déposent à l’ouverture de la session, une demande d’interpellation, ce qui serait aujourd’hui, motion de censure. La loi la permet : « Considérant que le devoir des représentants de la nation est de formuler les vœux de l’opinion publique, considérant qu’au premier rang parmi ces vœux se trouve l’application loyale du régime parlementaire... lequel implique une presse et des élections libres, un ministère homogène et responsable, une majorité compacte autour de principes nettement déterminés et consentis... Les députés soussignés déclarent que pour le présent, ils sont d’accord pour vouloir : à l’extérieur, la paix ; à l’intérieur, l’abrogation de la loi de sûreté générale, l’étude d’un système de décentralisation, une réforme électorale ayant pour but notamment de sauvegarder la liberté des élections, l’attribution au jury des délits politiques commis par la voix de la presse, la suppression du droit de timbre sur les journaux... la recherche par tous les moyens d’améliorer la situation morale, intellectuelle et matérielle du plus grand nombre. » La demande recueille cent trente-six signatures. Une nouvelle majorité est née pour demander l’application du régime parlementaire sur un programme précis de gouvernement.
43Le 26 décembre, Forcade et tous les ministres démissionnent. Le lendemain, l’Empereur charge officiellement Emile Ollivier de former le nouveau gouvernement. L’empire parlementaire est né, d’autant que le premier janvier Napoléon III accepte la déconstitutionnalisation du régime réclamée par Buffet et Daru sous la forme d’un transfert du domaine inaccessible de la constitution dans le domaine accessible de la loi, de toutes les prescriptions constitutionnelles qui ne seront pas fondamentales.
II. L’exercice de la démocratie
44La lettre de l’Empereur du 27 décembre comble de joie Ollivier : « Monsieur le député, les ministres m’ayant donné leur démission, je m’adresse avec confiance à votre patriotisme pour vous prier de me désigner les personnes qui peuvent former, avec vous, un cabinet homogène, représentant fidèlement la majorité du Corps législatif, et résolues à appliquer dans sa lettre comme dans son esprit le sénatus-consulte du 8 septembre. Je compte sur le dévouement du Corps législatif aux grands intérêts du pays, comme sur le vôtre, pour m’aider dans la tâche que j’ai entreprise de faire fonctionner régulièrement le régime constitutionnel. Croyez Monsieur, à mes sentiments. »
45Comment ne la comblerait-elle pas de joie ? Elle est celle d’un souverain constitutionnel, qui joue le jeu parlementaire, et qui fait appel, pour former le nouveau ministère, au leader du principal parti de l’opposition. Elle le comble de joie : « Je n’avais jamais souhaité plus et mieux », écrit-il (20), comme elle comble les espérances si souvent déçues de tous les libéraux. « Du fond de mon grabat d’incurable, écrit Montalembert qui n’a plus que quelques semaines à vivre, je me sens en quelque sorte rajeuni au spectacle de la résurrection politique de notre pays21. »
46Et pourtant le jour même commencent les difficultés. Il faudra à Ollivier près de cinq jours pour « accoucher » d’un ministère qui est loin d’être celui qu’il aurait souhaité. L’opposition n’a pas résisté aux susceptibilités des uns et des autres, et ce qui aurait dû unir à ce qui risquait de diviser. C’est qu’il y a maintenant, depuis peu, au Corps législatif, un centre droit et un centre gauche. Un centre droit dont chacun reconnaît qu’il en est le leader incontesté, fort de ses 137 adhésions, dont les ténors pour le moment s’appellent Chevandier de Valdrôme, Ségris, Louvet, puis après la constitution du ministère, Albuféra, Chesnelong, Mége, et qui est prêt à collaborer avec les libéraux de l’ancienne majorité qui n’ont pas signé l’interpellation des 116. Mais aussi un centre gauche dont le programme est la copie du centre droit avec une dose supplémentaire de parlementarisme, de tendance, sinon d’inspiration, orléaniste, qui compte 37 membres, dont les leaders sont outre Daru, Buffet, Plichon, Kolb Bernard, Keller, mais qui, récusant tout compromis avec le personnel de l’Empire, se veut pur et dur. Sans compter une quinzaine dits « indépendants » qui, naviguant dans l’orbite de Thiers, à l’instar de leur chef, jouent les trouble-fête.
47Une première tentative de gouvernement avec Magne aux Finances, Chasseloup-Laubat au Conseil d’Etat, Bertémy aux Affaires Etrangères, Chevandier à l’Intérieur, Maurice Richard aux Travaux Publics, ne comprenant de ce fait aucun membre du centre gauche, capote au soir du 30 novembre. Dérobades au dernier moment de Magne qui joue le double jeu, dans l’espoir de devenir « le recours », du centre gauche vexé de ne pas se trouver associé aux affaires, de Bertémy affolé devant le poids des responsabilités et qui prétend n’avoir jamais donné son acceptation au prince Napoléon qui pourtant s’en était porté garant devant Ollivier. Tout est à reprendre à zéro.
48Ce n’est que le 2 janvier qu’un ministère est enfin constitué et soumis à l’agrément de l’Empereur. Outre Ollivier aux Sceaux, à la Justice et aux Cultes ; y figurent Daru aux Affaires Etrangères, Chevandier à l’Intérieur, Buffet aux Finances, Talhouêt aux Travaux Publics, Louvet au Commerce et à l’Agriculture, Maurice Richard aux Beaux-Arts, ministère créé pour lui, Parieu à la présidence du Conseil d’Etat, Ségris à l’Instruction Publique, plus trois militaires, le général Le Bœuf à la Guerre, l’amiral Rigault de Genouilly à la Marine et aux Colonies, le maréchal Vaillant à la Maison de l’Empereur.
49En présentant pareille combinaison à l’Empereur, Emile Ollivier croit bon d’ajouter qu’elle est dans les vœux de l’opinion, qu’elle est constitutionnelle, que les hommes qui en font partie sont tous « des hommes de cœur et d’honneur dont aucun n’est capable d’une trahison », qu’elle supprime le principal argument des révolutionnaires contre le gouvernement, à savoir le coup d’Etat. Il se garde bien de dire qu’elle est en tous points conforme à ses désirs. L’ouverture au centre gauche lui a été imposée de surcroît au tout dernier moment ; Daru et Buffet ont mis comme condition de leur entrée au ministère, outre la déconstitutionnalisation du régime, « qu’il n’y aura ni premier ni dernier » ni même de vice-président du Conseil. Ainsi seront-ce les plus parlementaristes de la nouvelle majorité qui s’opposeront à l’inauguration du régime parlementaire complet et cela uniquement, par défiance vis-à-vis d’Emile Ollivier. Daru, un moment même, mit condition de son acceptation à être reçu personnellement par l’Empereur, qui refusa, dans le seul but de recevoir son mandat directement de lui et non d’Emile Ollivier. Voilà qui en dit déjà assez long des rapports entre les deux centres, parties prenantes dans le nouveau ministère. Ollivier eut souhaité confié les Travaux Publics à Maurice Richard, là encore Daru et Buffet imposèrent Talhouêt.
50Et puis enfin au général Le Bœuf et à l’amiral Rigault de Genouilly, Emile Ollivier eut préféré le Général Trochu et l’amiral Julien de la Gravière, là encore il ne fut pas libre de son choix, Napoléon III ayant fait du maintien des deux premiers à la guerre et à la marine, une condition sine qua non, et signifiant par là même qu’il entendait rester seul maître de la conduite des affaires militaires.
51Il en faut encore beaucoup pour que le ministère du 2 janvier soit absolument conforme au régime parlementaire. Emile Ollivier accepte cependant toutes ces restrictions et limitations à son libre choix ; l’heure est grave et il ne veut pas cette fois « faire échouer la création du premier ministère responsable par des exigences qui eussent paru dictées par une infatuation personnelle ». Et puis, tel qu’il était, « ce qu’il y avait de parlementaire dans le cabinet l’emportait de beaucoup sur ce qui manquait... Jamais malgré les défectuosités, les libéraux n’ont rencontré une occasion plus sûre de doter définitivement notre pays du bienfait des institutions représentatives »22. Ce qu’il refusa jadis à Morny et à Walewskii, il ne peut aujourd’hui valablement le refuser à l’Empereur, concilier l’Empire et les libertés, pas plus qu’il ne peut la refuser à l’opinion publique pour qui le ministère du 2 janvier est et restera le ministère Ollivier. Sa joie est-elle toujours aussi vive ? Sans doute l’est-elle déjà beaucoup moins.
52Les tout lendemains voient les oppositions se cristalliser. Bien sûr les républicains dès le 3 janvier déclarent une guerre implacable au nouveau gouvernement. Bancel, Gambetta, Grévy, Arago rivalisent d’ardeur. Ils sont logiques avec eux-mêmes, ce qu’ils veulent c’est que l’Empire périsse et tout ce qui donc le conforte doit être dénoncé comme contraire aux intérêts des masses ouvrières. Contre Ollivier, ce doit être le combat sans merci et Ernest Picard est accusé de trahison pour avoir seulement laissé entendre que tout n’était pas mauvais dans les intentions du nouveau gouvernement. Il y a aussi l’opposition de la droite bonapartiste, plus dangereuse encore parce que sournoise, qui loin de désarmer relève la tête, « prête à tout moment à susciter des embarras au nouveau garde des Sceaux ou à profiter de ceux qui lui créeraient les ennemis de l’Empire »23. Ses leaders Granier de Cassagnac, Forcade, Pinard, Jérome David ont une alliée puissante en la personne de l’Impératrice elle-même. « Les ministres, qui ont la confiance de l’Empereur, sont sûrs de ma bienveillance »24 mais son exclusion du conseil des ministres transformera vite cette bienveillance en hostilité. Il y a enfin celle, plus larvée mais réelle, des irréductibles du centre gauche qui répètent haut et fort qu’il faut se réjouir de la présence dans le ministère de Daru et de Buffet parce qu’ainsi Ollivier est relégué au second plan, « Le nouveau cabinet offre entre autres avantages celui de ne pas laisser libre carrière à M. Emile Ollivier25. »
53Malgré ces réticences, Ollivier reste à juste titre confiant. L’opinion publique ne s’y trompe pas, le cabinet du 2 janvier concilie l’ordre et la liberté. Un changement radical est intervenu dans la légalité et dans le calme, tous les espoirs désormais sont autorisés « Ce mariage in extremis, de l’ordre et de la liberté pouvait satisfaire pour un long temps les Français... Ce n’était plus la dictature militaire, c’était une monarchie de droit populaire, assez éclatante pour plaire à l’œil, et dont les institutions étaient souples et pouvaient évoluer avec le temps. » Le pays, dans sa très grande majorité, lui est reconnaissant d’avoir fait capituler le pouvoir personnel et de lui avoir ouvert les portes de la liberté en lui faisant l’économie d’une nouvelle révolution. « Vous venez de montrer que les plus importantes révolutions pouvaient s’accomplir légalement sans une goutte de sang versé, sans une violence26. »
54Les prochains débats au Corps législatif et l’affaire Victor Noir vont grandement prouver la persistance des oppositions mais aussi la confiance du pays dans le ministère du 2 janvier, dans sa mission de réaliser enfin le rêve tant de fois déçu : « l’établissement durable d’un gouvernement national, qui s’adaptant avec fermeté et aussi avec souplesse aux nécessités changeantes des choses, aux transformations des idées, favorisant l’ascension des générations nouvelles et accueillant leurs espérances, leurs lumières, assurera les destinées de notre grande démocratie française, et fera triompher le progrès, sans la violence, et la liberté, sans la révolution »27. Dans son immense majorité, il attend des nouveaux ministres en place qu’ils soient à la fois des « libéraux résolus et des hommes d’ordre inébranlables »28.
55La mort de l’Empire, par quelque moyen que ce soit, voire l’émeute et la subversion, et l’avènement de la république, c’est ce pourquoi et ce pourquoi seulement les députés de la gauche estiment avoir été élus, Gambetta à la première séance du Corps législatif, le 10 janvier, met les points sur les i. « Il n’y a pas entre nous une question de mesure, il y a une question de principes. Si vous voulez fonder la liberté avec l’Empire et que vous vouliez la fonder avec notre concours, il vous faut y renoncer et vous attendre à ne la rencontrer jamais. Ce que nous voulons, c’est à la place de la monarchie, la république. » L’affaire Victor Noir arrive à point nommé, le jour même, pour apporter la preuve que le gouvernement devra en découdre avec les forces de gauche, qu’elles ne laisseront passer la moindre occasion, qu’au contraire elles s’empareront du moindre incident, l’envenimeront, l’exagéreront à seule fin de provoquer l’émotion populaire, jeter sur la place publique une foule confuse et curieuse et tenter un coup de main.
56Un obscur journaliste, rédacteur à la Marseillaise, journal de gauche, tué d’un coup de pistolet dans des conditions encore mal définies par un cousin de l’Empereur, un Bonaparte, Pierre fils de Lucien, quelle merveilleuse aubaine ! Faire des funérailles de la victime une journée révolutionnaire, c’est l’occasion à saisir. Rochefort, nouvel élu du peuple de Paris, appelle à l’insurrection : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin... Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets, qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ! » Ce jour-là quelques 200 000 parisiens, à l’appel de Rochefort, quittent le cimetière de Neuilly, direction l’Assemblée. Mais arrivés au palais de l’Industrie, devant le déploiement des troupes, après quelques bagarres, plus pour sauver la face que pour tenter réellement de forcer le passage, ils préfèrent se disperser. Dans le même temps, le gouvernement procède à l’arrestation du prince Bonaparte et saisit la Haute Cour de Justice, conformément au senatus-consulte de 1858. « Un homicide a été commis par un personnage haut placé ; nous le poursuivrons, et nous prouvons que, fidèles aux principes démocratiques, nous soumettons les grands comme les petits à la justice du pays29. »
57La journée du 12 janvier qui aurait dû « culbuter » le ministère va au contraire le fortifier dans l’opinion publique. Mis à part la presse républicaine, les journaux, à l’égal du Journal des Débats, titrent aussitôt qu’elle « a montré que des ministres n’ont pas besoin d’avoir vieilli dans le maniement et la direction des affaires pour sortir à leur honneur de la crise la plus grave, quand ce sont des hommes intelligents, libéraux, bien intentionnés, qui jouissent de la confiance du pays ». La Revue des Deux-Mondes lui fait écho. « L’ancien système avait dit : « L’ordre, j’en réponds. » Le nouveau a dit à son tour : « J’en réponds aussi, et de plus, je réponds de la liberté30. » Martignac, Emile Ollivier ! Plutôt, Casimir Périer.
58Autre épreuve : les poursuites contre Rochefort. L’article de Rochefort était un appel direct aux armes, il tombait par là-même sous le coup du code pénal. Emile Ollivier avait déposé aussitôt sur le bureau de l’Assemblée, une demande en autorisation de poursuites. Au lendemain du 12 janvier, certains de ses amis politiques vont faire pression sur lui pour qu’il la retire. « Rochefort a reculé. A quoi servira une poursuite ? A prolonger l’agitation, à provoquer une nouvelle journée, à augmenter sa popularité par le prestige de la persécution. Il ne sera rien tant que vous le laisserez dire. Le dédain est la véritable manière de l’achever » lui conseille Girardin. Ollivier refuse et reste inébranlable. « On rend les factieux redoutables lorsqu’on les frappe mal, avec des intermittences de violence et de mollesse, mais lorsque, d’une main inexorablement ferme, on les plie sous le niveau de la loi, ils rentrent dans le néant31. »
59Le 17 janvier, jour de la discussion au Corps législatif, Emile Ollivier n’a aucune peine à démontrer que « ce que veut le gouvernement c’est qu’il n’y ait plus de journées. Et pour qu’il n’y ait plus de journées, il faut que tout le monde sache que nous poursuivons ceux qui les provoquent et que nous sommes décidés à les réprimer ». Par 222 voix contre 34, les poursuites sont autorisées. 34 cela fait plus que les 28 députés de la gauche républicaine. Par ailleurs, plusieurs députés du centre gauche s’abstiennent, Thiers également. Déjà quelques défections !
60Le 22, Rochefort est condamné par défaut à six mois de prison pour offense envers la personne de l’Empereur et provocation à la guerre civile. A nouveau des pressions s’exercent pour que la sentence ne soit pas exécutée, et cette fois de l’intérieur même du gouvernement, autrement dit pour que Rochefort ne soit pas arrêté ; Daru et Buffet font leurs les exhortations de Thiers : « Vous venez d’échapper au péril d’une émeute, vous allez vous replonger vous-même dans une autre plus terrible. » Une nouvelle fois, Emile Ollivier ne cède pas, mais n’obtient au conseil des ministres gain de cause qu’à une voix de majorité : celle de l’Empereur. Le 7 février, Rochefort est arrêté alors qu’il se rend à une réunion de quatre mille personnes, rue de Flandre, d’où doit partir le signal d’une nouvelle insurrection, et conduit à la prison de Sainte-Pélagie. A nouveau quelques heurts et par ci par là, quelques troubles sans lendemain.
61Emile Ollivier est gagnant sur toute la ligne. L’agitation révolutionnaire ira dès lors décroissante, même à Paris. Les rapports des préfets sont unanimes pour déclarer que tout le monde envisage la situation comme meilleure et plus stable qu’elle ne l’était il y a quelques mois. On ne craint plus ni la réaction ni la démagogie ; on voit le ministère sérieusement préoccupé des satisfactions à donner aux intérêts sociaux, politiques et économiques. La confiance renait et on espère que cet apaisement aura assez de durée pour la rétablir tout à fait32. L’acquittement du prince Bonaparte ne sera suivi le 27 mars d’aucune agitation populaire, tout comme la grève du Creusot, dont l’Internationale des travailleurs avait fait une machine de guerre contre le gouvernement, ne produira aucun effet de destabilisation du régime.
62Significative à cet égard est la séance au Corps législatif du 22 février. La gauche avait demandé à interpeller le gouvernement sur sa politique intérieure. Ce jour-là, alors que Gambetta et Jules Ferry niaient, il y a à peine quelques semaines, « que l’avènement du ministère constituât un changement sérieux dans l’Etat », Jules Favre reconnaît les faits : « Ce que chacun me concèdera, c’est que nous sommes à l’entrée d’une carrière nouvelle. On s’est servi de ce mot “régime nouveau”, on a eu raison : l’avènement du cabinet actuel n’est pas un changement de personnes, mais un changement de système ; c’est la substitution d’une idée politique à une autre. Le régime parlementaire, c’est-à-dire le gouvernement de l’assemblée est un fait considérable et je suis bien loin de le vouloir diminuer. » Il est facile alors à Daru d’apporter la preuve qu’effectivement l’évolution libérale du cabinet du 2 janvier « est plus qu’une tentative, un compromis, mais une décision »33, une décision à fonder la liberté régulière dans un pays fatigué de tout, excepté de l’amour de la liberté. L’ordre du jour déposé par la majorité faisant confiance au gouvernement pour assurer l’ordre et la liberté est voté par 232 voix contre 18 seulement et quelques abstentions. 232 c’est la majorité retrouvée, 18 c’est moins que les 28 de la gauche.
63La décision, elle se trouve tout d’abord dans la création de trois grandes commissions extra-parlementaires, l’une chargée de l’organisation administrative de la ville de Paris, une autre de la décentralisation administrative, une troisième de la liberté de l’enseignement supérieur. Haussmann avait régné, à la préfecture de la Seine, en véritable dictateur, n’entendant rendre des comptes qu’à l’Empereur, « se mouvant dans l’arbitraire le plus total »34 et pas toujours dans la rigueur financière. Préfet de l’Empire autoritaire, il s’était heurté violemment à Emile Ollivier et avait déclaré à l’Empereur que jamais il ne s’associerait un seul jour à la politique nouvelle du ministère du 2 janvier. Relevé de ses fonctions, il avait été remplacé par Chevreau, préfet du Rhône. Restait l’irritant problème d’une gestion administrative pour Paris plus en conformité avec les règles d’une saine gestion financière. Fini le temps des « comptes fantastiques d’Haussmann ». Aux côtés de Chevandi Chevaudier, président de la première commission, siégeront entre autres Cochin, Emile de Girardin, Laboulaye, Martel, Plichon, Léon Say.
64L’objet de la seconde est de beaucoup plus étendu. La décentralisation avait toujours été un thème favori des libéraux du temps de l’Empire autoritaire, et jusqu’à ces dernières années. Laboulaye, théoricien du libéralisme, écrivait dès 1863 « L’erreur de la vieille royauté fut de tout sacrifier à l’arbitraire ; elle détruisit les privilèges politiques des provinces, ce qui était juste, puisque la souveraineté nationale absorbait celle des provinces, mais elle abolit avec la même jalousie l’indépendance administrative... L’erreur de la Révolution et de l’Empire fut de suivre le sillon monarchique... Aujourd’hui l’heure est venue d’en finir avec ces erreurs d’un autre âge ; la vraie politique est celle qui respecte la vie partout où elle la trouve et qui en facilite le libre jeu. Ménager l’individu, la famille, l’association, la commune, le département, la province, telle est l’œuvre du législateur moderne. Il sait que l’Etat est un organisme vivant et que la force des membres fait la force du corps entier. »« Avec la centralisation, disait Lamennais, vous avez l’apoplexie au centre et la paralysie aux extrémités. » Rien de plus vrai que cette observation35. Prévost-Paradol ne dit pas autre chose, pour qui, ce qu’il convient de faire, « c’est changer la commune, le canton, le département en autant d’écoles pratiques de la vie publique ; de donner satisfaction sur place par des travaux utiles et par la juste distribution qui en serait la suite, à des ambitions légitimes qui se consument aujourd’hui dans le mécontentement et l’obscurité, ou qui assiègent inutilement les avenues encombrées du pouvoir central ; d’intéresser enfin un grand nombre de citoyens à la bonne administration de la chose publique et de répandre, par la pratique, les salutaires habitudes de libre discussion et de responsabilité personnelle jusque dans les rangs les plus humbles de la nation36 ». Elaborer une série de projets destinés à ranimer la vie municipale, cantonale et provinciale en développant l’initiative individuelle et en restreignant les attributions du pouvoir central, telle est la mission que reçoit la seconde commission dont la présidence est confiée à Odilon Barrot, choix discutable. Y siégeront entre autres le duc d’Albufera, Drouyn de Lhuys, Prevost-Paradol, Le Play, Bonjean, Freycinet, Waddington, Dupont-White.
65Plus restreint mais tout aussi important est l’objet de la troisième commission, présidée par Guizot, la liberté de l’enseignement supérieur. S’y cotoieront des catholiques tels que Mgr Darboy et Albert de Broglie, des protestants comme le général Chabaud-Latour, des universitaires, des représentants de facultés, des professeurs, des fonctionnaires. A ces trois commissions, Emile Ollivier aurait souhaité en ajouter une quatrième, une commission permanente du travail qui aurait compté un tiers de patrons, un tiers d’ouvriers, un tiers d’économistes et dont Le Play aurait pris la présidence, sorte de chambre permanente « où se concorderaient les expériences en la matière, où se discuteraient les théories, où s’élaboreraient les mesures législatives ». La difficulté de trouver des ouvriers qui consentiraient à devenir membres de cette commission lui fait provisoirement renoncer à son dessein. Adversaire du socialisme d’Etat, l’Etat à ses yeux doit être l’Etat-liberté, parfois l’Etat-gendarme, jamais l’Etat-providence. A quel moment doit-il intervenir, dans quelle mesure, sous quelle forme ? Autant de questions qui ne se résolvent pas par des a priori et auxquelles la commission aurait été appelée à répondre.
66La décision se trouve aussi dans toute une série de projets de loi, tendant à substituer le régime civil au régime militaire en Algérie, attribuant au jury la connaissance des délits de presse et réglant leur répression d’une façon plus libérale, proposant l’abrogation du dernier vestige des lois de guerre civile, le décret-loi du 8 décembre 1851 voté au lendemain du coup d’Etat et la loi de sûreté générale du 27 février 1858, votée après l’attentat d’Orsini et qu’avait dénoncée Ollivier dans son discours du 18 mars. Un reproche pourrait être de faire trop et trop vite. Et encore ne peut-il consacrer que le matin aux affaires, la journée l’étant aux discours, la nuit au maintien de l’ordre37.
67Toute cette activité, tous ces projets ne vont pas sans susciter au sein même de la majorité certains remous, les uns sans graves conséquences, mais d’autres allant jusqu’à provoquer une atmosphère de crise. Ainsi dans le domaine de la politique douanière et des admissions temporaires, le gouvernement avait opté pour une liberté commerciale « sagement appliquée, se développant progressivement et sans causer ni secousse, ni trouble »38. Il n’en faut pas plus pour qu’il se voit attaqué à la fois par les libres échangistes tels Michel Chevalier et Rouher mais qui, leur répond Buffet, défendent leur théorie plus en doctrinaires qu’en politiques et les protectionnistes pour qui, tels Thiers et Kolb-Bernard, le traité de commerce de 1860 demeure « une faute égale à celles commises au Mexique et en Allemagne ». Aucun des intervenants « ne voulant le moins du monde créer au gouvernement des embarras39 le débat reste cette fois académique.
68Il en est autrement lorsque vient en discussion, en cabinet, le délicat problème de l’élection des maires dont le centre gauche avait dès 1869 fait une pièce maîtresse de son programme. Sans aller jusqu’à réclamer son élection par les conseillers eux-mêmes, il avait opté pour qu’il le fut par le pouvoir exécutif sur une liste de plusieurs membres dressée par le conseil municipal. Poursuivre dans ce sens impliquait de toucher au pouvoir constituant du Sénat et d’abroger l’article 57 de la Constitution qui traitait du mode de nomination des maires. Emile Ollivier obtient de l’Empereur, cependant encore très réticent dès qu’il s’agissait de diminuer le pouvoir constituant du Sénat, que le mode de désignation des maires rentrât désormais dans le domaine législatif sous forme d’un projet de sénatus consulte abrogeant l’article 57. Il ne peut obtenir plus, l’Empereur estimant que le maire « est à la fois le représentant de la commune et de l’autorité centrale. Il doit donc avoir une double origine. Le suffrage universel le propose, le pouvoir exécutif le nomme. La proposition du suffrage universel c’est la liste du conseil municipal tout entière. De quel droit s’en viendrait-il dire à la Couronne : le peuple vous présente 15, 20, 30 candidats, mais sur ces 15, 20, 30 candidats, il y a une épuration à faire, il y en aura 5, 10 ou 15 que vous ne pourrez pas nommer... C’est à quoi, je ne saurais me résoudre40. » Daru et Buffet menacent de s’en aller s’ils n’ont pas pleinement satisfaction. Emile Ollivier ne sauve la situation qu’en obtenant de ses collègues que la question ne soit pas tranchée avant qu’elle n’ait été discutée en commission de décentralisation.
69Plus dramatique encore, parce que survenant à l’Assemblée, est le problème des candidatures officielles que fin février pose avec perfidie Ernest Picard. Cette fois le gouvernement se trouve sous le feu combiné de la gauche et de la droite. Emile Ollivier et ses collègues ont toujours dénoncé les candidatures officielles, ils ne peuvent donc aujourd’hui les défendre. Que deviendrait alors leur réputation de libéralisme ? Mais les dénoncer trop brutalement, c’est à coup sûr s’attirer les foudres non seulement de la droite mais d’une partie de la majorité. Cruel dilemme, Chevandier de Valdrome croit pouvoir se tirer d’affaire en déclarant que « l’établissement d’un gouvernement parlementaire implique l’abandon de ce qu’on a appelé le système des candidatures officielles, mais le gouvernement n’entend pas pour autant renoncer au droit, qui appartient à tout gouvernement de déclarer quels sont ses amis et quels sont ses adversaires ». Fureur de la gauche. Pour Jules Grévy « il n’y a aucune différence entre les candidatures officielles et les candidatures préférées. Le gouvernement n’a pas le droit de s’ingérer dans les élections sous aucune forme, dans aucune mesure, d’aucune manière ».
70Emile Ollivier croit utile de répondre que ce qui est condamnable « c’est l’emploi de la force administrative, au profit du seul candidat désigné ou agréé par l’administration... Dans un gouvernement parlementaire, le parti ministériel a le droit d’avouer ses candidats par l’organe de ses chefs, comme l’opposition les avoue par l’organe des siens. Mais le parti ministériel n’a pas le droit de demander à ses chefs ce que le parti de l’opposition ne pourrait pas obtenir des siens, de mettre à son service la puissance administrative dont disposent en France tous les pouvoirs. » Clameurs aussitôt de la droite ; Martel, Pinard, Dugué, Granier de Cassagnac se relaient à la tribune. Cassagnac se fait méprisant à la limite de l’insulte : « Je suis peut-être dans l’erreur, mais je me trouve condamné à chercher l’explication de ce changement dans le désir de se séparer de tout ce qui a été fait dans ces dix-huit dernières années. Vous aurez, et je vous le souhaite du plus profond de mon âme, vous aurez peut-être la bonne chance de couronner l’édifice. Mais j’ai la confiance que ni la France ni l’histoire n’oublieront ceux qui l’ont construit. » Ollivier voit le danger, l’ordre du jour faisant confiance au gouvernement serait, à ce point de la discussion, rejeté. Aussi remonte-t-il à la tribune et dans une éblouissante improvisation il rétablit la situation. « Comprenez, s’écrit-il, s’adressant à ses amis politiques, que nous affaiblirions d’une manière irréparable le gouvernement, si nous donnions à ce pays le spectacle affligeant d’hommes, qui arrivés au pouvoir au nom de certaines idées, désavouent, effacent, renient les idées qui les ont portés et soutenus ! Non, nous ne le ferons pas. » L’ordre du jour pur et simple accepté par le gouvernement est finalement voté, mais par 185 voix seulement contre 56. Le gouvernement a frôlé la défaite.
71Ont voté l’ordre du jour certains républicains, Ernest Picard, Jules Favre, Jules Ferry, Crémieux. Dans les 56 se retrouvent tous les amis de Rouher, tous ceux qui soutiennent l’Impératrice, Jérôme David, Forcade La Roquette, Dugué, Cassagnac, Duvernois, Dréolle, Pinard. L’un d’eux s’écrie suffisamment fort pour être entendu « C’est maintenant entre le ministère et nous, une guerre sourde et implacable41. » Ollivier constate avec amertume que la droite n’a toujours pas désarmé, et « à entendre certains députés qui ont voté l’ordre du jour, on est convaincu qu’ils ont subordonné leur vote au patriotique désir de ne pas amener ce jour-là une crise ministérielle »42. Il y a plus grave, l’Empereur lui-même manifeste à Ollivier une vive irritation. Dans ces conditions faut-il persévérer ? Ollivier s’interroge et devant l’Empereur à nouveau pose ses conditions : « Je ne ferai pas le contraire de ce qui m’a amené au pouvoir. S’il devait en être ainsi, je vous conseillerai d’appeler ceux qui avaient jugé la situation mieux que moi, je continuerai à rester votre ami, mais je cesserai d’être votre ministre. » L’Empereur, qui sait qu’il ne peut plus se passer d’Emile Ollivier, se tait et acquiesce.
* * *
72Les choses en sont là lorsque, vers la mi-mars, le gouvernement aborde le problème de fond du pouvoir constituant que le double problème de l’élection des maires et de la réorganisation du pouvoir en Algérie, tous deux du domaine constitutionnel, avait mis en avant43. Emile Ollivier avait vite fait de comprendre toutes les difficultés et tous les risques pour la survie du cabinet que comporterait la solution consistant à procéder par voie d’abrogations successives d’un senatus-consulte par un autre. Plus rapide, plus conforme à son libéralisme mais plus difficile à obtenir de l’Empereur, serait celle qui retirerait au Sénat la totalité de son pouvoir constituant. Au cours d’un débat au Corps législatif, en date du 8 mars, il s’était même, en réponse à Jules Favre qui précisément l’interrogeait sur l’avenir de l’article 27, quelque peu avancé : « Nous avons demandé au souverain la permission d’examiner avec lui les différentes modifications constitutionnelles opportunes et, l’accord opéré sur ces modifications, de nous autoriser à les proposer ensemble au Sénat. » Depuis, il n’avait eu de cesse de combattre les scrupules de l’Empereur et d’obtenir de lui, le feu vert pour cette solution radicale d’ensemble.
73L’article 33 de l’acte fondamental de 1852, qui prévoyait qu’« en cas de dissolution du Corps législatif, et jusqu’à nouvelle convocation, le Sénat, sur la proposition de l’Empereur, pouvait par des mesures d’urgence pourvoir à tout ce qui est nécessaire à la marche du gouvernement », constituait la pierre d’achoppement. L’Empereur conditionnait son accord à son maintien « comme corollaire d’un appel au peuple » et « parce qu’en cas de dissolution du Corps législatif, il vaudrait mieux que l’Empereur ne soit pas exposé à gouverner seul mais qu’il ait près de lui, un des grands corps de l’Etat à qui il pourrait demander le vote de mesures d’urgence, soit financières, soit d’ordre public, sans inconvénient pour la cause libérale, le Sénat n’ayant plus de pouvoir constituant ». Le gouvernement, Ollivier compris, persistait à ne pas comprendre l’article 33 dans le projet de senatus-consulte. Il comportait à leurs yeux, à tort ou à raison, un air de réserve en vue de légaliser un futu coup d’Etat, ce que l’opinion publique se refuserait certainement à entériner
74Le 28 mars, l’Empereur capitule et autorise le gouvernement à lu soumettre « un senatus-consulte qui partagerait le pouvoir législatif entre les deux chambres et restituerait à la nation la part du pouvoir constituant qu’elle avait déléguée » sans pour autant le maintien de l’article 33. La liberté marque un nouveau point décisif. Une nouvelle fois, le mérite en revient à Emile Ollivier qui sut convaincre l’Empereur au cours de multiples entretiens, dosant chaque fois l’intensité.
75Le même jour Emile Ollivier, en tant que porte-parole du gouvernement, lit au Sénat le texte du projet de senatus-consulte. Un texte qui formule deux droits, le droit parlementaire et le droit plébiscitaire. Le premier se voit consacré par l’article 19 qui prévoit que les ministres sont responsables tout en restant il est vrai dépendants de l’Empereur, Buffet ne manque d’ailleurs pas de relever la contradiction, et par le partage égal du pouvoir législatif entre les deux chambres. Le droit plébiscitaire que se réserve l’Empereur est double, facultatif, selon l’article 13, « L’Empereur est responsable devant le peuple français auquel il a toujours le droit de faire appel » et obligatoire, selon l’article 15 : « La Constitution ne peut être modifiée que par le peuple sur proposition de l’Empereur ». « Une constitution écrira Emile Ollivier, qui assure la nécessaire pondération des pouvoirs. Il n’y a plus d’omnipotence nulle part ; celle du chef de l’Etat est contenue par le Parlement, celle de la Chambre des Députés par le Sénat, celle des deux chambres réunies par la nation... En introduisant le plébiscite dans le mécanisme constitutionnel libéral, elle permet à la souveraineté du peuple de ne pas s’exercer à la seule minute où le citoyen met dans l’urne un bulletin nommant un député ; elle est toujours vivante et à tout instant peut devenir active44. »
76« Emile Ollivier, ce soir du 28 mars, est en droit d’être totalement confiant. Comment ne pourrait-il pas l’être ? » Un chef de l’Etat qui accepte de se dépouiller de certaines de ses prérogatives essentielles, un Sénat acquis à la réforme, un cabinet unanime, un texte court45 qui « consacre la liberté en protégeant la nation aussi bien contre l’omnipotence anonyme que contre l’omnipotence césarienne ». Et pourtant dans quelques jours, ce sera la crise et la dislocation du cabinet.
77En toute logique les parlementaires républicains partent en guerre contre le droit plébiscitaire. Ce n’est pas une surprise pour le gouvernement. Grévy et Gambetta, les 4 et 5 avril, le récusent d’entrée de jeu « le sénatus-consulte ne rend pas au peuple le pouvoir constituant, puisqu’il ne peut l’exercer que sur l’initiative de l’Empereur ; c’est à l’Empereur qu’il le confirme ; de plus le plébiscite proscrit le principe représentatif ; il n’a jamais été la manifestation sincère de la volonté nationale. Entre les mains du chef de l’Etat, c’est un ordre... Et puis votre senatus-consulte constitue un acte d’usurpation flagrante consommé par 150 individus sans droit ; il n’a que la valeur d’un chiffon de papier. » Gambetta surenchérit, pour lui il n’y a qu’une forme pour assurer la liberté, c’est la forme républicaine. En dehors de la réalisation de la liberté par la république, tout ne sera que convulsion, anarchie ou dictature... L’œuvre que vous tentez est une œuvre équivoque, bâtarde, vous abusez le pays en lui faisant croire que vous lui rendez la libre disposition de lui-même. »
78Mais ne voilà-t-il pas que le centre gauche et la droite entrent aussi en effervescence. Et là est la surprise. Le centre gauche, toujours d’inspiration orléaniste, s’insurge contre toute introduction de plébiscite, « C’est renverser le fondement du système parlementaire qui veut que le peuple n’agisse que par ses représentants. » En réalité, jusqu’alors son programme avait spécifié que l’association de la Chambre des députés au pouvoir constituant signifierait seulement, et pas plus, que l’on détacherait du pouvoir constituant déféré au Sénat tout ce qui avait un caractère législatif. Voilà que maintenant, il réclame plus, en aucun cas le pouvoir constituant ne peut être transféré au peuple, il est du domaine exclusif des représentants de la nation. Et sans plus attendre les explications, quelque peu embarrassées de Daru et de Buffet, il déclare la guerre au projet de senatus-consulte. Pas de plébiscite sous aucune forme, et par là, le centre gauche rejoint l’opposition républicaine que pareil ralliement conforte évidemment dans son opposition46.
79Quant à la droite, par la bouche de Rouher, si elle se réjouit de la consécration du droit plébiscitaire, « il ne lui suffit pas qu’il fut possible dans l’avenir, elle en réclame un immédiat ». A vrai dire son argumentation est fondée ; le sénatus-consulte de 1870 bouleverse l’œuvre de 1852 qui a été approuvée par le peuple : il ne peut donc être valable que s’il est à son tour, ratifié par le peuple. Elle manœuvre si bien qu’en quelques jours, elle rallie l’Empereur lui-même à sa thèse ; un nouveau plébiscite ne pourrait somme toute que conforter sa position et ramènerait l’opposition républicaine à ses vraies et modestes dimensions. « A la condition, lui réplique Ollivier qu’il soit bon. »« Qui ne risque rien n’a rien » lui rétorque-t-il, tout heureux. Jouer la fortune de l’Empire et la sienne sur un coup de dés électoral n’est pas sans lui déplaire. L’aventurier n’avait jamais en lui totalement disparu.
80En quelques jours de beau fixe, la température a tourné à l’orage et cela contre toutes prévisions. Emile Ollivier une nouvelle fois s’interroge. Doit-il continuer l’expérience libérale du 2 janvier face à ce qui a toutes les apparences d’un complot ? Jusqu’au 28 mars ni Buffet et Daru, les représentants du centre gauche, n’ont émis la moindre réserve sur l’introduction du droit plébiscitaire dans le projet, ni l’Empereur parlé d’un plébiscite immédiat sur la nouvelle constitution. Sa démission serait amplement justifiée, mais elle entraînerait celle de tout le gouvernement et l’Empereur n’aurait pas d’autre solution que de constituer un cabinet de droite. Finie alors l’expérience libérale. Mieux vaut donc accepter le plébiscite immédiat et les risques qu’il comporte d’autant que juridiquement – et Ollivier est juriste de profession – il partage l’argument des amis de Rouher que le senatus-consulte proposé, étant incompatible avec les bases plébiscitaires de 1852, serait frappé de caducité irrémédiable si un nouveau plébisciste ne le ratifiait. » Ollivier garde la barre. Dès lors les dés sont jetés.
81Le 5 avril, c’est en tant que porte-parole du gouvernement, investi de la confiance de l’Empereur, qu’il répond aux attaques de la gauche et annonce que le senatus-consulte sera soumis à plébiscite. Par 225 voix l’ordre du jour gouvernemental est voté, contre 43. Dans les 43, il y a celles du centre gauche et de Thiers.
82Le 9 avril, Buffet donne sa démission, suivie le 11 de celle de Daru. Talhouët annonce qu’il ne démissionnera qu’après le plébiciste et seulement s’il était bon. « C’était agir à la fois en ami et en gentilhomme. » Segris passe de l’Instruction Publique aux Finances, Emile Ollivier prend l’intérim des Affaires Etrangères et Maurice Richard celui de l’Instruction Publique.
83Le 20 avril, à l’unanimité le Sénat vote, à quelques changements près, le projet de senatus-consulte. Ainsi disparaît, en apparence seulement, la contradiction de l’article 19 signalée par Buffet, dont la nouvelle rédaction devient « l’Empereur nomme et révoque les ministres ; ils sont responsables ». Disparaissent aussi dans l’article relatif au Corps législatif les mots : « l’élection a pour base la population ». La discussion est l’occasion pour Persigny de se compter parmi les plus fervents défenseurs d’Emile Ollivier. « J’applaudis à la constitution nouvelle. Le souverain a conservé tous les instruments de l’autorité réelle en créant l’Empire libéral. Il a armé la liberté sans désarmer l’Etat... Je ne sais ce qu’il faut admirer le plus, ou de la générosité du souverain qui accorde sans hésiter tous les instruments de la liberté, ou de la loyauté de celui qui, parti d’un camp opposé au 2 décembre, a su faire triompher avec autant de talent que d’énergie les deux principes d’autorité et de liberté47. »
84Le même jour, l’Empereur annonce que « le peuple français est convoqué dans ses comices, le dimanche 8 mai, pour accepter ou rejeter un projet de plébiscite ainsi rédigé : « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la constitution depuis 1860 par l’Empereur, avec le concours des grands corps de l’Etat, et rectifie le senatus-consulte du 20 avril 1870. » Formulation habile, a-t-il depuis été dit, car elle piège les hommes du centre gauche dont on voit mal en effet comment ils ne pourraient pas voter tout au moins la première partie, de même que de nombreux républicains. Formulation logique en réalité dès lors que le senatus-consulte de 1870 veut être l’aboutissement d’une série de réformes dont les décrets de 1860 et l’esprit de 1867, sinon les lois, ont constitué les principaux maillons de la chaîne et dès lors qu’on ne veut pas dissocier les réformes de la dynastie. Sans doute, certains membres de la droite auraient pu se hasarder à ne pas voter la première partie, libérale, de la formule, mais comment auraient-ils pu ne pas voter la seconde, dynastique ?
85Le 8 mai, au terme d’une campagne dominée par le déchaînement de la presse anti-plébiscitaire, par un appel incendiaire du comité de la gauche à l’armée, par un manifeste d’une rare violence de Victor Hugo, « On vous invite à voter sur ceci : le perfectionnement d’un crime », par une proclamation apocryphe attribuée en 1848 au prince Louis-Napoléon en faveur de la république48, par la découverte d’un complot organisé de Londres par Flourens49, par les hésitations dérisoires et les divergences du Centre gauche à prendre position50, le peuple plébiscite l’Empire libéral, car c’est bien de cela qu’il s’agit, par plus de 7 300 000 voix contre 1 560 000 voix et 1 900 000 abstentions. Pour Emile Ollivier qui lui a consacré tous ses instants, c’est un triomphe, un triomphe qu’admet Gambetta, son pire adversaire, « L’Empire est plus fort que jamais. » Dans Paris quelques bandes d’émeutiers en mal de violences tentent de soulever la population, très vite ils abandonnent devant la réaction hostile des parisiens.
86La parole est au vainqueur51. « En 1857, j’avais prêté le serment et en 1858, j’avais constitué le groupe des Cinq, en vue d’empêcher la prescription contre la liberté et de maintenir allumé le flambeau transmis par nos maîtres. Quand l’amnistie de 1860 eut apaisé mon cœur et que le décret du 24 novembre m’eut montré un souverain capable de comprendre la liberté, j’avais cru que transformer l’Empire serait plus profitable que le renverser... Je trouvai cette œuvre bonne et m’y consacrai pendant dix ans sans me laisser ni arrêter par l’acharnement de la résistance, ni leurrer par les caresses, ni troubler par les injures... Les Cinq s’étant laissés confisquer par les revenants de 1848, j’avais constitué le groupe des quarante-quatre du Tiers-parti et continué avec lui ma revendication constitutionnelle. Le 19 janvier 1867 j’avais cru le but atteint, mais l’Empereur s’était arrêté et m’avait rejeté dans la mêlée. Le suffrage universel ne s’était pas arrêté de même... et avait exprimé, dans les élections de 1869, sa ferme volonté d’obtenir l’alliance de l’Empire et de la liberté. Je m’étais mis alors à la tête d’un nouveau groupe, celui des cent-seize. L’Empereur avait hésité, s’était rendu, puis m’avait appelé. J’avais formé un ministère parlementaire responsable, et par gradations successives, substitué la constitution libérale à la constitution autoritaire. Maintenant le peuple me disait par plus de sept millions de suffrages que je ne m’étais pas trompé en croyant mon œuvre bonne. »
87Mais hélas souvent en politique, il y a une roche Tarpéienne qui somnole proche du Capitole. Et au chant d’allégresse succèdent les plaintes de l’agonie : « Supposez que j’aie été emporté alors par une fièvre, comme Cavour, j’eusse été célébré unanimement... et l’on m’eût donné en preuve de ce que peut une volonté. Mais je survis ; un cyclone que je n’avais pas pu prévenir et contre lequel on ne m’a pas laissé le temps de lutter s’abat sur mon œuvre, la fracasse, et me rejette au nombre des vaincus condamnés à l’ostracisme. »
* * *
88Sitôt les résultats du plébiscite proclamés, débarrassé des controverses constitutionnelles, le gouvernement se remet au travail. Les préoccupations ne manquent pas. Il y a tout d’abord le remaniement ministériel qui pose problème ; trois vacances sont à pourvoir, les Affaires Etrangères, l’Instruction Publique et depuis le 10 mai, les Travaux Publics ; Talhouêt avait annoncé qu’il démissionnerait si le plébiscite était bon, il a démissionné dès le lendemain, le 15 mai. Aux Affaires Etrangères est nommé le duc de Gramont, notre ambassadeur à Vienne, ami de Drouyn de Lhuys et de sa politique, à l’Instruction Publique Mège, du centre droit, président de la commission du budget et aux Travaux Publics Plichon, du centre gauche mais de la portion qui avait voté oui. Il aura fallu près d’une semaine à Emile Ollivier pour compléter son ministère. C’est que la droite aurait voulu y faire une entrée en force et imposer deux des siens, Magne aux Finances et Bourbeau, ancien ministre dans le cabinet Forcade, à l’Instruction Publique. Selon elle, le peuple par ses sept millions de oui a voté avant tout pour l’Empire et très accessoirement pour les réformes libérales. « Venez donc nous parler du système nouveau, des ministres, du ministère, des réformes libérales, quand la grande voix populaire n’a répondu que par un cri de “Vive l’Empereur !”52. » La droite n’entend nullement abandonner ses visées réactionnaires.
89En politique intérieure, il y a à poursuivre l’important programme des réformes libérales et à tirer les premières conclusions des travaux des grandes commissions extra-parlementaires, loi sur la presse, révision du Code civil, nomination des maires. En politique extérieure, de nombreuses affaires sollicitent l’attention du gouvernement. Quelle conduite suivre au Concile et quelle suite à donner au mémorandum de Daru ? Quelles suites à donner aux nouveaux bruits d’une candidature portugaise au trône d’Espagne en compétition avec une éventuelle candidature prussienne, vite démentie, en la personne du prince de Hohenzollern ? Quel crédit surtout attacher aux rumeurs relatives à l’entrée des états du midi dans la Confédération allemande et de la conversion du titre de président de la Confédération en celui d’Empereur d’Allemagne ? « A Berlin, on est résolu et prêt de méconnaître les stipulations du traité de Prague, dès qu’on croira pouvoir le tenter impunément », télégraphie Benedetti à Emile Ollivier. S’il en est ainsi, c’est tout l’équilibre de 1866 qui est remis en cause.
90Il y a la reprise des séances du Corps législatif et de côté-là aussi Ollivier sait, dès les premières séances, qu’il ne devra s’attendre à aucun répit, ni de la droite ni de la gauche, et sans doute, ô ironie, moins de la droite que de la gauche. Les résultats du plébiscite ont un double effet contraire, il a entraîné une scission dans la gauche, il a exalté la droite. Il y a désormais deux gauches, une gauche « ouverte » qui n’entend nullement transiger avec le pouvoir personnel et répudie tous les compromis mais qui la veut ouverte à quiconque revendiquera les libertés publiques ; c’est la thèse de Picard, de Bethmont, de Barthélémy Saint-Hilaire, de Wilson. Et puis une gauche « fermée » à tout ce qui ne veut pas la destruction de l’Empire par quelque moyen que ce soit, celle pour une « république de droit divin » ; c’est la thèse de Gambetta, celle aussi, déjà plus nuancée, de Grévy. Dans la droite, les éléments durs, furieux d’avoir été évincés du gouvernement, sont résolus à mener la vie intolérable au gouvernement et à tous ces ministres qui « sous prétexte de progrès, désorganisent l’administration et ne se montrent partiaux et méprisants que contre les serviteurs éprouvés de la première heure ». Ils ont l’appui de l’Impératrice et de Rouher, de Cassagnac, de Duvernois, de Jérôme David. Emile Ollivier ne doit s’attendre à aucune concession.
91La première agression de la droite a lieu le 24 mai, à propos de la loi sur la presse et sur un point de détail, à savoir la preuve de la diffamation. Par le biais d’un amendement, Mathieu et Pinard croient même un moment pouvoir mettre à mal le gouvernement qui n’est sauvé ce jour-là que par l’appui que lui apporte la gauche ouverte. Sans les voix de la gauche le ministère eut été en minorité ; l’amendement de Pinard n’est repoussé que par 114 voix contre 90.
92Seconde agression trois jours plus tard, cette fois à propos de la dissolution du comité central plébiscitaire décidée par le Gouvernement en vertu de l’article 291 du code pénal. Le gouvernement ne doit son salut qu’à un vote à main levée et par le refus de la gauche de s’associer à l’ordre du jour de la droite. Si Bethmont au nom de la gauche et Duvernois au nom de la droite avaient voulu s’entendre, le cabinet eut cette fois encore succombé. L’incident en dit long sur l’agressivité et la mauvaise foi des nostalgiques de l’Empire autoritaire. Au nom de quel principe le gouvernement pouvait-il accorder aux uns ce qu’il refusait aux autres ? Y consentir eut été de sa part renoncer « au premier des devoirs généraux, la justice, et à la première des habiletés politiques, la prévoyance. »
93Jamais deux sans trois, dit le proverbe. Le 3 juin, à propos d’un projet de loi rendant aux conseils généraux le libre gouvernement d’eux-mêmes, Jérôme David et Duvernois déposent un amendement stipulant que désormais les réunions des conseils généraux seraient publiques, alors que le gouvernement voudrait laisser les conseils généraux en décider d’eux-mêmes. Amendement anodin quant au fond et qui a pour seul objet de mettre en difficulté le cabinet. Peut-on être conservateur pusillanime ou libéral sans hardiesse ? Quand une fois on s’est engagé dans la voie, il faut accepter résolument et bravement toutes les conséquences. Emile Ollivier qui voit le danger d’une triple coalition gauche, droite et centre gauche, déjoue « la manœuvre d’une droite qui serait arrivée au pouvoir comme représentante de la liberté contre le ministère du 2 janvier » et sauve la situation en faisant sien l’amendement, lequel est voté par 113 voix contre 8253.
94Excédé, Emile Ollivier pose le lendemain la question de confiance : « Nous sentons, réplique-t-il à la droite, que dans une certaine portion de l’Assemblée, il n’existe pas cette sympathie qui rend les solutions faciles et les combats légers... Si nous ne vous inspirons pas confiance, déclarez-le. » L’ordre du jour de confiance est voté par 189 voix contre 63 abstentions. Emile Ollivier voudrait plus, il voudrait une sanction ; il se contente d’un blâme de l’Empereur à Jérôme David et de l’éviction de Duvernois de la direction du Peuple français.
95La sanction aura cependant atteint son but. Lors du débat tant redouté, et qui vint le 21 juin, sur la nomination des maires par l’exécutif parmi les conseils municipaux, malgré l’avis de la commission qui avait conclu à l’élection par les conseillers eux-mêmes, Emile Ollivier n’aura comme seul adversaire que la gauche, en la personne, il est vrai, de tous ses ténors. Tour à tour interviendront Picard, Jules Favre, Gambetta, Grévy pour qui la nomination des maires par le pouvoir exécutif n’est que la résurrection de la candidature officielle, ne serait-ce que parce que le maire sera tenu d’obéir à celui qui l’aura nommé sous peine de destitution. La loi sera votée par 178 voix contre 36. Le centre gauche s’abstiendra.
96Le gouvernement en est là, fin juin, de ses démélés avec le parlement, qui chaque jour apporte son lot d’interpellations, de projets, d’initiatives, de questions de tous ordres, lorsque éclate le 3 juillet, comme un coup de tonnerre, la nouvelle officielle de la candidature au trône d’Espagne du prince Léopold de Hohenzollern, prince prussien s’il en est, petit cousin du roi de Prusse, et cela à l’invitation du chef du gouvernement espagnol, le maréchal Prim. La politique extérieure prend aussitôt le pas sur la politique intérieure, alors qu’il y a trois jours, bien imprudemment, Emile Ollivier répondait du haut de la tribune à Jules Favre que le gouvernement n’avait aucune inquiétude, de quelque côté qu’il portait ses regards, il ne voyait aucune question irritante engagée, il restait ancré dans sa politique de paix54.
97La nouvelle agit sur l’opinion publique française telle un véritable brûlot. En quelques heures Paris est au comble de la surexcitation et c’est à qui du Rappel, du National, de la Presse, du Siècle, se montrera le plus virulent dans ses attaques contre la Prusse, alors qu’en toute bonne logique ils auraient dû prendre pour cible le gouvernement espagnol et la candidature Hohenzollern. « Les Prussiens se disposent à mettre la main sur l’Espagne... Si nous devrions supporter ce dernier affront, il n’y aurait plus une femme au monde qui consentirait à donner son bras à un Français55. »
98L’opposition a vite fait de comprendre tout le bénéfice qu’elle peut tirer de pareil climat. Tout ce qui peut nuire au gouvernement fait son affaire et le 5, dans l’après-midi, elle dépêche à la tribune du Corps législatif un député du centre gauche, Cochery, pour déplorer « l’inertie » apparente du gouvernement et le sommer de « faire connaître clairement ses intentions ». Cochery devient le héros du jour. Le lendemain Gramont lui répond, mais en des termes plus faits pour conforter le parti de la guerre que celui de la paix, plus faits pour attiser que pour calmer. Le ton comminatoire de sa péroraison n’est ni plus ni moins qu’un ultimatum ; en fait « le gouvernement français met les gouvernements espagnol et prussien dans l’alternative ou de reculer ou de prendre les armes »56. « Nous ne saurions souffrir qu’une nation voisine puisse déranger à notre détriment l’équilibre actuel des forces en Europe... Si cette éventualité se réalisait nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. »
99Emile Ollivier comprend à son tour, aux applaudissements du Corps législatif aux propos de Gramont, que demain la presse ne retiendra que la péroraison. Aussi se précipite-t-il à la tribune et tente-t-il de calmer l’effervescence des députés. « Le gouvernement désire la paix, il la désire avec passion mais avec honneur... Je supplie donc les membres de l’Assemblée d’être bien persuadés qu’ils n’assistent pas aux préparatifs déguisés d’une action vers laquelle nous marchons par des sentiers couverts... Nous ne voulons pas la guerre ». Silence glacial. Peine perdue, pas un député de la majorité qui ne se lève pour s’associer à ces paroles de paix ; Ollivier est seul. Le coup est parti, rien ne pourrait plus l’arrêter. C’est la guerre, ce ne peut être que la guerre. « La Prusse » donne le ton « O France ! nation généreuse, fille de la parole et de l’épée, lève-toi maintenant ! Ramasse le tronçon de tes armes brisées à Waterloo ! »
100Heureusement Guillaume Ier de Prusse qui redoute les hasards d’une guerre contre la France est prêt à un arrangement compatible avec son honneur, et la France a à Berlin un diplomate, Benedetti, tout acquis à la paix et qui sait doser les instructions intempestives de son ministre. Après mille péripéties et rebondissements, le 12 c’est la paix. Incroyable mais vrai ! Léopold de Hohenzollern retire sa candidature. « Ainsi la France, malgré les maladresses de Gramont l’a emporté sur Bismarck qui poussait à la guerre. Le trône de Madrid ne sera pas occupé par un Hohenzollern. L’Espagne ne deviendra pas une filiale de la Prusse. Un grave incident est clos. La France a tout lieu d’être satisfaite de sa victoire57. « Le plus beau succès diplomatique que j’ai vu de ma vie », dit le vieux Guizot.
101Ollivier, qui a été tenu pratiquement à l’écart de la course diplomatique de ces derniers jours et qui apprend la nouvelle, ni de l’Empereur, ni de Gramont, mais de l’ambassadeur d’Espagne, est tout à la joie. La paix sauvée ! Il s’en va la colporter dans les couloirs du Corps législatif : « C’est pour nous incontestablement une grande victoire diplomatique et morale », sous entendant par là que pour lui l’incident est définitivement clos58. Hélas, pas pour tout le monde, ni dans l’opinion, ni dans la presse, ni dans le Parlement, ni dans le gouvernement.
102Le parti de la guerre veut plus. Duvernois et Jérôme David, toujours les mêmes, veulent des garanties « pour éviter le retour de nouvelles complications avec la Prusse », pour qu’une candidature prussienne ne puisse à l’avenir être ni renouvelée ni même autorisée59. Gramont leur emboîte le pas mais cette fois avec une telle maladresse et une telle morgue que le 14 au soir, c’est le camouflet de Bismarck à la France, sous la forme de la dépêche tronquée d’Ems. Il ne reste plus au gouvernement français qu’à déclarer la guerre.
103L’initiative de Gramont, Ollivier la désapprouve totalement. Il en saisit à la fois l’inanité et les dangers par trop évidents. Il est atterré. Et son premier réflexe est, puisque la droite belliqueuse a réussi à circonvenir l’Empereur, de se retirer. Mais après une nuit d’insomnie ; une démission, à un moment si crucial, lui apparaît un acte d’égoïsme condamnable. « C’eut été, comme les Saxons, au milieu de la bataille, passer à l’ennemi, donner raison à Bismarck, augmenter l’arrogance de ses refus, convier l’Europe à se prononcer contre nous, enfin détruire l’unique espérance de paix qui nous restait encore... En demeurant aux affaires, j’avais au contraire l’espérance de faire annuler la demande de garanties et d’obtenir du conseil et de l’Empereur qu’ils accepteraient le refus du roi de Prusse sans prolonger la crise par d’inutiles insistances60. » Ce n’est donc pas par vanité61 qu’il reste mais bien pour défendre et tenter de sauver la paix. Pour ce faire, faudrait-il encore qu’il ait la maîtrise du jeu, or elle lui échappe totalement, Ollivier aurait donc dû se retirer, il est encore temps, demain il sera trop tard, il sera irrémédiablement piégé.
104Solidaire du gouvernement, à Thiers qui lui reproche « pour une affaire de forme, ne pas hésiter à verser des torrents de sang » il saura faire taire ses réticences et lui répondre en tant que son porte-parole que cette responsabilité, il l’accepte « d’un cœur léger, et n’équivoquons pas sur cette parole, je veux dire d’un cœur confiant, parce que cette guerre que nous allons faire, nous la subissons... parce que notre cause est juste et qu’elle est confiée à l’armée française62. » Mot fatal et qu’il portera jusqu’à sa mort tel une tunique de Nessus. Pour le moment, c’est Thiers qui se voit traité de vendu, de traître, de « nain malfaisant ».
105Déclenchées mi-juillet, les hostilités ne commencent sur le terrain que début août. Aussitôt les revers se succèdent. Wissembourg, Forbach, Reichshoffen, autant de combats, autant de défaites. A Paris, ce sont aussitôt la colère et la panique. Tous les ennemis de l’Empire relèvent la tête et comme toujours en pareil cas réclament des boucs émissaires. Qui seraient-ils autres que celui qui n’a cessé de faire figure de chef du gouvernement et son ministre de la guerre ? Les députés sont aussi prompts à la curée, il y a ceux de la gauche, ceux de la droite, ceux du centre gauche, ceux du centre droit, tous ceux qui ont mauvaise conscience et cela fait beaucoup.
106Le 8 août. Schneider demande très officiellement à Emile Ollivier de se retirer, lui et ses collègues du gouvernement. Ainsi donc les comploteurs n’ont pas attendu longtemps pour agir à visage découvert. « Les députés, lui dit le président du Corps législatif, craignent que vous vous cramponniez au pouvoir et ils sont décidés, malgré les sympathies de beaucoup d’entre eux pour vous, à vous renverser. Il serait digne de prévenir un renversement inévitable par une retraite volontaire. » Ollivier refuse net. Outre qu’un capitaine n’abandonne pas son navire lorsqu’il fait eau, sa démission serait « un acte de félonie envers l’Impératrice, aujourd’hui régente (Ollivier ignore qu’elle est du complot) et contraire au jeu démocratique qui veut que les ministres soient responsables devant les chambres et l’Empereur. « Que la Chambre nous renverse, si cela lui convient, que l’Impératrice nous congédie, si elle pense que d’autres la serviront mieux, mais nous ne donnerons pas notre démission63. » Le gouvernement a d’autres préoccupations plus urgentes.
107Le 9 dans l’après-midi, Ollivier monte à la tribune. Il se sait condamné. A peine si, sans cesse interrompu par les vociférations de la gauche, il arrive à se faire entendre. « Tous nos soldats qui ont combattu comme ceux qui attendent l’heure de combattre sont animés du même patriotisme de la même confiance dans une revanche prochaine... Nous vous demandons de nous aider à organiser le mouvement national, et à organiser la levée en masse de tout ce qui est valide dans le pays. Tout est préparé. » Il se tourne alors vers la droite et le centre, espérant que de là viendraient quelques secours. Rien. Il ne lui reste plus qu’à poser la question de confiance, à chacun de prendre ses responsabilités. « La Chambre manquerait au premier de ses devoirs, dit-il cette fois dans un silence glacial, si elle restait derrière nous, ayant dans l’esprit ou dans le cœur la moindre défiance... Si vous voyez que d’autres plus que nous peuvent offrir à vous, au pays, à l’armée, à la défense nationale, les garanties dont elle a besoin, ne discutez pas, demandez les urnes du scrutin et jetez les boules signifiant que nous n’avons plus votre confiance. » Pas une voix ne se fait entendre pour défendre le gouvernement.
108Commence alors la valse des motions. Toutes condamnent le gouvernement. Duvernois met tout le monde d’accord en présentant la sienne. « La Chambre décidée à soutenir un cabinet capable d’organiser la défense du pays, passe à l’ordre du jour. » Elle a pour elle la clarté. « Aucun ordre du jour de confiance ne lui étant opposé, aucun orateur ne se levant pour flétrir cette coalition de rancune, de convoitise et de basses passions qu’on abrite sous une apparence de salut public », il n’y a plus qu’à la voter, elle l’est par assis et levés à la quasi unanimité. Le ministère au 2 janvier aura duré sept mois et dix jours. Sa naissance aura consacré l’avènement de la démocratie, sa chute fondera le régime parlementaire64.
109Emile Ollivier aura, lui, perdu son pari, celui de concilier l’Empire et la liberté ; c’est l’Empire autoritaire qui aura le dernier mot sur l’Empire libéral, avant de tomber à son tour, le 4 septembre, sous les coups de la République. Le cyclône est passé et a tout dévasté, rejetant Ollivier personnellement à tout jamais au nombre des vaincus. Mais, n’en déplaise à Maurois, le ministre du 2 janvier n’est pas mort politiquement par vanité et goût du pouvoir mais sans aucun doute pour avoir trop aimé la démocratie.
Notes de bas de page
1 Lecanuet, Père, Montalembert, t. 3, p. 159 (Lettre de Montalembert à Daru, futur ministre du 2 janvier), L’Eglise et le Second Empire : 1850-1870, Paris, Poussielgue, 1902.
2 Saint-Marc, Philippe, Emile Ollivier, p. 89. Voir également Le 19 Janvier d’Emile Ollivier.
3 Aubry, Octave, Histoire du Second Empire, p. 193, Paris, Fayard, 1938.
4 Ollivier, Emile, L’Empire libéral, t. IV, p. 32 et suiv.
Dès cette époque Ollivier reconnait que « la méthode de la liberté est la méthode constitutionnelle qui implique l’acceptation loyale du gouvernement légal ». Cependant avoue-t-il : « Je ne me résignais pas de prononcer ce mot d’opposition constitutionnelle sous un gouvernement proscripteur de mon père. »
5 Saint-Marc, Philippe, Emile Ollivier.
Emile de Girardin sera, dans les premières années du Second Empire, un défenseur convaincu des thèses d’Emile Ollivier. Il lui consacrera dans La Presse une série d’articles. On lui refuse de les diffuser sur la place publique.
6 L’Empire libéral, t. IV, p. 62 et suiv.
Modération qui ne fut pas du goût de Granier de Cassagnac qui s’écrira qu’il ne se laisserait surprendre par aucune apparence, par celle de la modération moins qu’aucune autre.
7 Bérard, Léon, Eloge d’Ernest Picard du 6 décembre 1902. Discours de rentrée à la Conférence du stage des avocats à la cour d’appel de Paris.
8 L’Empire libéral, t. V, p. 143 et suiv.
Le « moi qui suis républicain » fut effacé sur ordre de Morny de la sténographie officielle. Ces mots n’auraient eu aucune conséquence politique pour Ollivier si le lendemain un député, Gilbert de Séguins n’avait demandé à Morny de s’expliquer sur cette suppression.
9 L’Empire libéral, t. V, p. 144.
« Nous l’avions bien prédit. Le jeune homme ne nous inspirait pas confiance » s’écrièrent les irréconciliables, ajoutant : « Du reste, quand on a prêté serment au 2 décembre, de quoi n’est-on pas capable. »
10 Op. cit., t. VI, p. 257 et suiv.
Pour Ollivier les électeurs n’auraient pas voulu renverser l’Empire, mais lui demander d’être libéral.
11 Ollivier, Emile, Journal, t. II, p. 83.
12 La République sous l’Empire, 1864-1870, p. 17, Paris, Grasset, 1939. Lettre d’Allain-Targé à son père de mars 1865.
13 L’Empire libéral, t. VII, p. 321 et suiv.
C’est indiscutablement le discours du 27 mars 1865 qui fit d’Emile Ollivier le chef du Tiers parti : « On nous refuse le présent ; on ne saurait nous enlever le pouvoir de prendre par l’espérance possession de l’avenir... Oui, l’avenir nous appartient, l’avènement de la liberté... Pour le hâter, reconnaissons-nous, rapprochons-nous, concertons-nous, afin que notre union fasse notre force en attendant qu’elle fasse notre victoire. »
14 La République sous l’Empire 1864-1870, p. 67, Paris, Grasset, 1939.
Lettre à Allain-Targé de fin mars 1866.
15 Weill, G., Histoire du parti républicain en France 1814-1870, p. 355 et suiv., Paris, Alcan, 1928.
16 Les détails concernant cette période se trouvent dans l’Empire libéral, t. IX, p. 182 et suiv.
17 La République sous l’Empire.
Lettre à Alain-Targé de 1867.
18 Consulter l’Empire libéral, t. IX, chap. XVIII ; le vice-empereur, p. 538 et suiv.
19 Op. cit., t. XI, p. 461 et suiv.
Ollivier avait publié en mars 1869, peu de temps avant les élections, un livre intitulé Le 19 Janvier qui, sous forme de compte-rendu à ses électeurs, se voulait être la plateforme électorale du Tiers-parti. Le succès en fut considérable, 20 000 exemplaires vendus en un mois.
Consulter aussi le Journal, t. II, p. 379.
20 Op. cit., t. XII, p. 199.
21 Lettre de Montalembert au duc d’Aumale, Montalembert gravement malade, mourra quelques semaines plus tard, le 13 mars 1870.
22 Consulter pour les détails l’Empire libéral, t. XII, p. 224 et suiv.
23 Op. cit., t. XII, p. 347.
24 L’Impératrice, recevant les ministres qui viennent de prêter serment aux Tuileries, leur dit : « Les ministres qui ont la confiance de l’Empereur sont sûrs de ma bienveillance. » Et Emile Ollivier ajoute : « Nous nous retirâmes, convaincus que nous n’avions pas sa confiance. »
25 Article paru dans L’Univers, en janvier 1870, qui en réalité, reprenait une thèse à plusieurs reprises développée dans Le Français, qui passait pour être le porte-parole du centre gauche.
26 Lettre d’Alfred Mézières à Emile Ollivier en date du 4 janvier 1870.
27 Mes discours, p. 3, Paris, Garnier, 1875.
Discours d’Emile Ollivier à la première séance du Corps législatif, le 10 janvier 1870.
28 Op. cit., p. 6.
29 Discours d’E. Ollivier au Corps législatif le 11 janvier, en réponse à une violente intervention de Rochefort : « ... l’assassiné est un enfant du peuple et le peuple demande à juger lui-même l’assassin ».
Op. cit., p. 25 et suiv.
30 Revue des Deux Mondes du 1er février 1870, cité dans l’ Empire libéral, t. XII, p. 441.
31 Pour plus de détails voir dans l’Empire libéral, t. XII, p. 443 et suiv.
32 Rapport du préfet de police en date du 2 mars 1870.
33 Intervention de Pinard au nom de la droite en faveur du gouvernement : « Nous serons avec vous parce que vous aimez la liberté comme Royer-Collard et que vous défendez l’ordre comme Casimir Périer. »
34 Saint-Marc, Pierre, Emile Ollivier. p. 232.
35 Laboulaye, Edouard, Le parti libéral, son programme et son avenir.
36 Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris, Michel Lévy, 1868.
De lui, Ollivier a dit dans son Empire libéral que s’il avait été député, il l’eût fait immédiatement ministre.
37 Discours de Daru à la séance du Corps législatif du 21 février, en réponse à l’intervention de Jules Favre : « Quoi ! nous avons une loi électorale à faire, une loi municipale, une loi de la presse, une loi de sûreté générale, une loi de décentralisation, une enquête industrielle, un budget à voter, et l’on nous demande avant d’avoir commencé la journée, ce que nous ferons du lendemain !... On n’oublie qu’une chose, c’est que le cabinet né depuis six semaines, entre les agitations de la tribune et celles de la rue, est obligé de donner le matin aux affaires, la journée aux discours et la nuit aux émeutes. »
38 Discours de Louvet au Sénat en date du 14 janvier 1870.
39 Intervention de Michel Chevalier au Sénat à la séance du 14 janvier.
40 Lettre de l’Empereur à E. Ollivier en date du 19 janvier.
Voir l’Empire libéral, t. XII, p. 548.
41 Op. cit., t. XII, p. 577.
42 Rapport du préfet de police en date du 25 février.
43 L’article 57 de la Constitution prévoyait l’élection des maires et l’article 27 attribuait au Sénat l’organisation de l’Algérie et des colonies.
44 L’Empire libéral, t. XIII, p. 259 et suiv.
45 La Constitution de 1870 ne compte que 46 articles, ce qui aura la conséquence logique d’exiger de nombreux compléments organiques.
Lors de la discussion au Sénat, qui aura lieu du 18 au 20 avril, Ollivier précisera sa pensée : « Plus vous réduirez votre constitution, plus vous la ramasserez en quelques propositions incontestables, plus vous lui assurerez une longue durée. Les constitutions se maintiennent en proportion inverse de leur étendue. »
46 Jules Favre juge ainsi la démission de Buffet : « C’est pour avoir défendu les prérogatives de cette Chambre que l’honorable M. Buffet a été dans la nécessité de déposer son portefeuille. En quittant le pouvoir, il fait connaître à la nation quels sont les motifs qui y retiennent ses collègues... C’est la démonstration que le ministère qui est sur ces bancs, n’est plus le ministère parlementaire qui a été choisi par la Chambre, il n’est que le ministère du pouvoir personnel entrant en lutte contre la volonté de la nation. »
47 L’Empire libéral, t. XIII, p. 312.
48 Il s’agit d’une proclamation, déjà convaincue de faux en 1848 et dans laquelle on faisait dire à Louis Napoléon : « La République démocratique sera mon culte, j’en serai le prêtre. Jamais, je n’essayerai de m’envelopper dans la pompe impériale. »
49 Complot qui aboutit à l’arrestation le 30 avril du soldat Beaury et de plusieurs complices. L’opposition ne manqua pas de présenter ce complot comme une invention de la police.
50 Scission également chez les légitimistes. Chez les catholiques, seul L’Univers prit vraiment position pour l’abstention. Thiers prit position pour l’abstention, mais pour ajouter aussitôt qu’il fallait ménager le cabinet « et ne pas le pousser à se jeter dans la voie de la réaction. » Eternelle girouette !
51 L’Empire libéral, t. 13, p. 402-404.
52 Article paru dans Le Pays du 10 mai. Le Pays est le journal de Cassagnac.
53 L’Empire libéral, t. XIII, p. 470 et suiv.
54 « A aucune époque, répond E. Ollivier à Jules Favre, le maintien de la paix en Europe n’a paru au gouvernement plus assuré. De quelque côté qu’il porte ses regards, il ne voit aucune question irritante engagée. Tous les cabinets comprennent que le respect des traités s’impose à tous. Il y a deux traités notamment, auxquels la paix de l’Europe est plus particulièrement attachée : le traité de 1856 qui assure la paix en Orient et le traité de Prague qui assura la paix en Allemagne. » Ollivier est de ceux qui considèrent que le « passage du Mein », c’est-à-dire en fait la création de l’Empire allemand par la fusion des états du nord et des états du sud, accompli selon le vœu des populations, ne devrait en aucun cas être considéré par la France comme un casus belli. La considérer comme tel serait une intervention morale dans les affaires d’Allemagne, contraire à une politique de paix. Lors du conflit austro-prussien de 1866, Ollivier s’attacha uniquement à défendre la paix, un remaniement de l’Allemagne s’effectuant au bénéfice de la Prusse sur le dos de l’Autriche lui paraissant préférable que s’il s’effectuait au bénéfice de l’Autriche. Quelle raison de préférer une Allemagne autrichienne à une Allemagne prussienne ! Au gouvernement, tous ne pensent pas comme lui, tant s’en faut, ni au parlement.
55 Roux, Georges, La guerre de 1870, p. 16.
56 Op. cit., p. 23.
57 Valloton, Henry, Bismarck, p. 216, Paris, Fayard, 1966.
58 C’est à ce moment de la crise que rencontrant Thiers qui lui dit : « Maintenant, il faut vous tenir tranquille », Ollivier lui répond : « Soyez rassuré. Nous tenons la paix. Nous ne la laisserons pas échapper. »
59 Roux, Georges, La guerre de 1870, p. 34.
60 Pour plus de détails consulter l’Empire libéral, t. XIV, chap. VII.
61 « Les vanités entrèrent en jeu : l’Impératrice, Ollivier, Gramont voulaient tous obtenir des succès personnels. »
Maurois, André, Histoire de France, Paris, A. Michel, 1958.
62 Interrompu au milieu de sa phrase par Esquiros, député républicain, Ollivier ne put terminer. En isolant le mot « cœur léger » de son contexte, l’opposition voulut par la suite le dénaturer, par haine pour Ollivier.
63 Pour plus de précisions, consulter l’Empire libéral, t. XVI, p. 355 et suiv.
64 A la suite de la séance du Corps législatif, Ollivier est entouré par plusieurs membres de la majorité. L’un d’eux dit : « Maintenant le régime parlementaire est fondé. » Ce à quoi, se retournant vers son fidèle Adelon, il répond : « C’est l’Empire qui est mort. »
Voir l’Empire libéral, t. XVI, p. 439.
Auteur
Diplômé des Hautes études commerciales, licencié en droit, ancien conseiller et syndic de la ville de Paris. Directeur de société.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015