Conclusion de la première partie
p. 70-72
Texte intégral
1Avant d’aborder l’action de Jean Monnet et la constitution du Commissariat général au Plan, il convient de formuler des réponses aux questions posées : pourquoi les diverses tentatives antérieures ont-elles échoué ? Ces tentatives ont-elles exercé une influence sur le premier plan français ?
2L’échec du plan d’équipement national de 1941 s’inscrit dans les péripéties de la faillite politique et sociale du gouvernement de Vichy. Il comporte aussi des causes propres aux ambitions des technocrates planificateurs. La première est l’impréparation technique et conceptuelle de leur entreprise, renforcée par la précipitation dans laquelle ils ont dû rédiger le plan. La seconde, plus grave, est leur complet isolement. Ils n’ont pas obtenu le soutien des planistes du ministère du travail (34), ni celui – plus nécessaire encore – de nombreux comités d’organisation. Le plan est inachevé car il ne parvient pas à formuler la moindre proposition dans le domaine des industries privées. Pour masquer cet échec, les auteurs enveloppent leurs objectifs dans des galimatias économiques et moraux.
3L’échec de Pierre Mendès France est aussi celui de la Tranche de démarrage. En effet, la poignée de fonctionnaires attentistes qui la rédigent quasi clandestinement espéraient qu’elle serait utilisée à la Libération. La tentative de Pierre Mendès France est ambitieuse et cohérente même si elle s’est constituée progressivement mais elle ne parvient pas à réduire son isolement politique. Comme pour le plan de 1941, il y a une inadéquation entre les ambitions des planificateurs et les incertitudes politiques sur la nature du régime.
4Les difficultés de la planification d’avril à décembre 1945 relèvent de la même période d’incertitude, de provisoire, mais l’idée de plan au lieu d’être portée par un seul homme est fractionnée par la compétition entre les différents ministères.
5Le bilan des tentatives et des échecs de la période 1941-1945 n’est pas négligeable, d’autant que la séduisante idée du plan caressée pendant les années trente n’a pas été entachée du label vichyste à la Libération, du fait même de l’échec de la DGEN. Les essais de cette période ont contribué à la maturation de la réflexion sur la planification et ils ont été une incitation au développement d’outils tels que la statistique industrielle, la comptabilité nationale (35). Le vocabulaire des textes, en particulier ceux de Pierre Mendès France annonce celui du Commissariat du plan (modernisation, goulot d’étranglement, etc.). La nécessité préalable de dresser un inventaire des ressources de la France est énoncée et entreprise par le Conseil de l’économie nationale dès le 19 juillet 1945.
6Les commissions de modernisation ne sont pas le premier lieu où les trois acteurs, fonctionnaires, patrons et syndicalistes se sont assis autour d’une table, une telle présentation relève de l’imagerie d’Épinal. Le Comité d’Études pour la France qui siège en 1941 avec d’authentiques syndicalistes (Gazier, Saillant, Tessier), les Offices professionnels démocratisés par Robert Lacoste par l’adjonction de syndicalistes, les Comités consultatifs auprès des directions du Ministère de la production industrielle créés par Marcel Paul en novembre 1945 sont autant d’instances qui à des nuances près ont pu constituer des modèles pour les commissions de modernisation.
7L’idée de rattacher directement l’organisme de planification à l’autorité supérieure du gouvernement (chef de l’État, Président du gouvernement provisoire, puis du conseil) est longuement développée dans les documents de la DGEN de 1941 à 1944. Le Comité consultatif de l’équipement en 1941 présente bien des similitudes avec le futur conseil du plan. Les péripéties de l’histoire administrative de la DGEN fournissent une indication complémentaire. La DGEN est créée le 23 février 1941, son délégué général, François Lehideux, est aussi Secrétaire d’État à la production industrielle. Par décret du 28 novembre 1942, le gouvernement de Pierre Laval place la DGEN sous l’autorité du Ministre à l’économie nationale et aux finances (Pierre Cathala). Les services bâtiment et travaux publics restent rattachés au Ministère de la production industrielle de Jean Bichelonne. Une loi du 5 janvier 1944 précise que la DGEN est placée sous l’autorité personnelle du Ministre de l’économie et des finances. L’attribution de la DGEN fait l’objet de nombreux débats au sein du CFLN d’Alger. Par l’ordonnance du 23 novembre 1944, la DGEN, devenue Direction de l’équipement national est dans le Ministère de l’économie nationale de Pierre Mendès France. En janvier 1945, ses services sont scindés en deux parties. L’une est attribuée au Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme de Raoul Dautry, l’autre qui doit traiter du plan d’équipement, reste à l’Économie nationale. Elle y est maintenue sous l’autorité de René Pléven et de Gaston Cusin, puis sous celle de François Billoux. En 1946, certains de ses services sont reversés à la direction des programmes économiques du Ministère de l’économie nationale dirigé par André Philip, tandis que François Billoux conserve les services reconstruction dans son Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme. Tout ceci reflète les difficultés politiques pour fixer les orientations et les responsabilités de la politique économique de l’État. La planification ou ce qui en tient lieu – les programmes d’équipement – est l’objet d’une concurrence permanente entre les Finances et les ministères de la Production industrielle et de l’Économie nationale. Cette compétition se poursuivra tout au long de l’histoire du Commissariat du Plan.
8Les tentatives de la période 1941-1945 ont fourni un vivier d’idées, d’expériences, de structures dans laquelle Jean Monnet et ses collaborateurs ont pu puiser leur inspiration. Cependant, et la nuance est importante, nous ne savons pas si les planificateurs de 1946 ont consulté les documents de la période antérieure. Il est par contre un domaine ou la continuité est indéniable, c’est celui des hommes qui ont participé à toutes les formules de planification de 1941 à 1946 et parfois au-delà.
9 Nous avons déjà évoqué le personnage de Roger Bouteville, et nous reviendrons sur les continuités patronales dans l’étude des commissions de modernisation. Parmi les fonctionnaires, on peut citer le cas de Garrigue, responsable de la répartition des matériaux et du « planning » à la DGEN de 1944 ; il représente le Ministère de l’économie nationale dans plusieurs commissions du Plan Monnet. Émile Bizot, polytechnicien, ingénieur des ponts et chaussées, assiste aux réunions du comité consultatif de l’équipement en 1942, il est responsable du service équipement et communications à la DGEN en 1944. Il siège à la commission des transports intérieurs du Plan Monnet. Il sera en 1964 membre de la commission des postes et télécommunications, de celle des transports et de celle de la radiodiffusion et télévision du cinquième plan. Mais l’exemple le plus significatif est celui de Frédéric Surleau.
10Cet ingénieur des ponts et chaussées commence sa carrière dans le réseau ferré de l’État. Avant guerre, il est tour à tour, directeur des chemins de fer d’Alsace et de Lorraine, directeur général adjoint de la SNCF, administrateur extraordinaire de la ville de Marseille, préfet des Bouches-du-Rhône. En 1942, il fait partie de l’équipe de la DGEN et participe aux réunions du comité consultatif. Après le départ de Lucien Romier et le décès de Henry Giraud, il « fait fonction » de délégué général à l’équipement national (le 8 décembre 1943). Le 27 janvier 1944, il est nommé directeur général de la DGEN et préside à l’élaboration de la Tranche de démarrage. Il a la responsabilité de la direction de l’équipement national sein du ministère de l’Économie nationale de Pierre Mendès France. Nommé conseiller d’État en 1945, il prononce l’avis du Conseil d’État sur la création du Commissariat Général du Plan, le 27 décembre 1945. Il participe en octobre 1947 à la commission des investissements des activités de base qui doit surveiller la réalisation du Plan Monnet et en réviser les objectifs.
11Les différences entre le plan de 1941 et la Tranche de démarrage de 1944 et entre celles-ci et le Plan Monnet sont nombreuses et indéniables. Mais il n’y a pas de l’un à l’autre de rupture, de table rase comme l’écrit Jean Monnet (36). Le cheminement des idées et de la pratique de la planification a procédé par ajustements successifs à la conjoncture politique économique et sociale, par tâtonnements et échecs, de 1941 à 1946 ; sachant que les tentatives de Vichy sont elles-mêmes inscrites dans la continuité des projets de l’avant-guerre.
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