Chapitre 10. L’achèvement du marché charbonnier, la crise de 1958
p. 274-285
Texte intégral
11958 symbolise à elle seule la débâcle du marché charbonnier et marque un tournant dans son histoire. L’enchaînement des faits et décisions contribue à une implosion du marché qui signe la fin de l’ère du charbon. Tout d’abord, les prémisses de la crise finale sont perceptibles lors du dernier trimestre 1957. Chaque pays est confronté à une accumulation de stocks au-dessus de la moyenne habituelle de réserve et la demande industrielle ne permet plus leur écoulement régulier en raison de la récession économique qui met en valeur la mutation du marché énergétique.
L’étude de la conjoncture
2Une présentation détaillée de la conjoncture charbonnière de 1958 permettra de dégager les grandes tendances de chaque pays. Tout d’abord, l’Allemagne et les Pays-Bas continuent d’écouler leur surplus sur le marché de la ceca en enregistrant une hausse de leurs exportations (10 143 000 tonnes pour l’Allemagne en 1958 contre 8 334 000 tonnes en 1957, 1 384 000 tonnes pour les Pays-Bas en 1958 contre 1 006 000 tonnes en 1957). La France modifie, en 1958, sensiblement sa politique charbonnière en réduisant les importations en provenance de la ceca (6 268 000 tonnes en 1958 contre 6 633 000 tonnes en 1957). Ce sont surtout les importations des pays tiers qui connaissent de plus grands changements, surtout en France qui les réduit de moitié, de l’ordre de 49,6 % par rapport à 1957. Ensuite, les Pays-Bas se distinguent avec une baisse de l’ordre de 26,9 %, puis l’Allemagne enregistre une baisse de 24,7 %, et la Belgique de 16,6 %. Jamais ces importations n’avaient enregistré une telle réduction, sauf pour certains en 1954. Le souci des producteurs européens de les voir se réduire s’est enfin concrétisé d’une manière positive quoiqu’à des degrés divers selon le pays (La Belgique semble éprouver le plus de difficultés à ce niveau). Quant aux exportations vers le marché extérieur, elles connaissent un relatif regain grâce à la France et aux Pays-Bas (930 000 tonnes pour la France contre 863 000 en 1957 ; 154 000 tonnes pour les Pays-Bas contre 149 000 tonnes en 1957).
3Chaque pays réagit indépendamment en fonction de la gravité de la crise. On aboutit ainsi à une nouvelle association de pays pour le moins inédite : la France et les Pays-Bas sont les seuls à avoir modifier leur politique charbonnière par rapport aux lignes engagées en 1957. Certes, les Pays-Bas poursuivent leur écoulement au sein de la ceca, mais à présent vers les pays tiers. Ceci est notamment illustré par l’accroissement sur la base de 1957-1958 du coût des exportations en charbon, coke, et en briquette de 97,68 %, dépassant le coût des importations de même ordre qui sont de 90,21 %. La France tente de rétablir un équilibre précaire entre les importations et les exportations. En effet, les taux de croissance sur 1957-1958 des importations (98,04 %) et des exportations (95,93 %) en charbon s’équilibrent presque. L’Allemagne et la Belgique maintiennent sans défaillir leurs échanges comme en 1957 au sein de la ceca. L’Allemagne continue à écouler son surplus dans la ceca, mais peut espérer néanmoins que la réduction des importations des pays tiers contribuera d’elle-même à rétablir une certaine balance intérieure. Le coût des importations de charbon est enfin inférieur au coût de ses exportations sur la base de 1957-1958 (88,13 % pour les importations et 97,09 % pour les exportations). La Belgique est vraiment le seul pays à n’avoir connu aucune modification puisqu’elle continue à acheter du charbon en provenance de la ceca, qui peut être du charbon américain en transit. Le coût de ses importations est nettement supérieur (99,22 %) au coût de ses exportations (89,12 %).
4Face à ces diverses réactions qui démontrent encore une fois l’existence de plusieurs politiques charbonnières au sein de la ceca, la France et les Pays-Bas semblent pouvoir mieux réagir immédiatement face à la crise. L’atic a-t-elle joué pour la France le rôle d’excellent rempart pour permettre la réduction souple de moitié des arrivées en charbon américain ? Quant aux Pays-Bas, leur souplesse d’adaptation viendrait-elle de leur habilité commerciale et de leur faible production par rapport aux autres pays membres ? Au demeurant, ces deux pays semblent avoir disposé de mesures commerciales précieuses, permettant la radiation des contrats à long terme. En effet, le gouvernement français avait auparavant pris des précautions au moment de la conclusion des contrats : « absence de garantie d’utilisation de la flotte charbonnière créée à cet effet, passation de contrats sans garantie de bonne fin de la part de l’atic.1 » Les Pays-Bas de leur côté n’ont délivré des licences que pour une période d’un an et bénéficient du court terme. Mais les contrats excessifs conclus avec les exportateurs américains par la sidérurgie allemande se révèlent-ils être une plaie profonde ? Les conditions commerciales y sont plus contraignantes, comme on peut le voir : « Les licences d’importations dans ce pays sont accordées pour une période de trois ans, et aucune intervention gouvernementale n’est possible avant l’écoulement de ce délai.2 » Toutefois, il est certain que la liberté d’importation permise à ses consommateurs en Allemagne a considérablement contribué à cette situation, car il est bien difficile de résister aux offres de prix. Quant à la Belgique, malgré le rétablissement du régime des licences sur les nouveaux contrats, qu’elle avait supprimé au plus fort de la haute conjoncture, elle peut difficilement restreindre le courant des arrivées tant de la ceca que de l’extérieur. Pourtant, elle délivrait des licences d’une durée de six mois et se réservait une intervention rapide sur le flux des importations. Ces contrats américains de fines à coke auraient-ils bénéficié de garanties différentes sur un long terme, semblables au cas allemand ? Ces questions qui restent en suspens mériteraient d’être approfondies dès que l’accès aux archives américaines dans ce domaine sur ces deux pays sera possible.
5Lorsqu’on considère les stocks, l’Allemagne est le pays à payer le plus lourd tribut dans cette crise avec un accroissement des stocks de 90,3 % par rapport à 1957. On comprend désormais l’intérêt des représentants allemands à relancer le débat sur la politique des importations au sein du cepceo. Ensuite, la Belgique affiche une hausse de 79,6 %, suivie des Pays-Bas avec 59 %. La France connaît le niveau le plus bas par rapport à ses voisins, bien que cela reste dans une proportion considérable, de l’ordre de 37,9 %. Auparavant, en 1953-1954, la France et la Belgique étaient les deux seules à connaître un niveau alarmant des stocks. 1958 met à nu les dépendances tissées par chaque pays membre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à l’égard des Etats-Unis.
6Sur le chapitre de la production d’acier, sa baisse n’est pas identique dans tous les pays de la ceca puisque seules l’Allemagne et la Belgique sont concernées quoique légèrement (respectivement 22 785 000 tonnes en 1958 contre 24 507 000 en 1957, et 6 011 000 tonnes en 1958 contre 6 271 000 tonnes). On s’aperçoit que ce phénomène est passager puisque dès 1959, ces pays membres de la ceca enregistrent un record en hausse de la production d’acier. Que penser alors du marché du coke ? La crise charbonnière a surtout concerné les mines de houille car les stocks étaient composés de coke. La reprise de 1959 permettra de les réduire. Mais la situation de la production d’acier et du marché de coke est assez étrange après 1960, car la production d’acier de l’Allemagne chute, alors que celle des autres pays de la ceca se maintient correctement. La crise de Suez a eu pour principal résultat d’avoir accéléré la crise charbonnière en accentuant la concurrence entre les deux sources d’énergie. Si l’affaire de Suez n’avait pas eu lieu, cette crise se serait malgré tout produite quelques années plus tard étant donné l’absence d’équilibre entre les importations extérieures et les échanges à l’intérieur de la ceca.
Les solutions à la crise
7A présent que le contexte de crise accentue le problème des contrats à long terme, le sujet est à nouveau d’actualité, et amène à considérer divers points : le concours mutuel prévu à l’article 71, la distinction faite récemment par la Haute Autorité entre « les importations conjoncturelles et les importations structurelles », et l’éventualité d’une révision du Traité de Paris en matière de politique commerciale qui se rapprocherait des règles établies par le Traité de Rome.
8La crise de Suez et à présent la crise de 1958, n’avaient pas été inscrites dans les prévisions d’une demande charbonnière jugée croissante, ce qui justifiait la poursuite de la conclusion des contrats à long terme. C’est pourquoi, « il faut se montrer prudent lorsqu’on cherche à déterminer le volume des importations structurellement indispensables.3 » Pas une seule fois n’a été considéré le volume des échanges charbonniers au sein de la ceca. Sont-ils obligatoirement réduits par effet du stockage dans le pays importateur ? Mais un autre aspect aussi n’a jamais été soulevé autant par les producteurs eux-mêmes que par la Haute Autorité, à savoir l’évolution des prix. Avec la mise en place d’une telle politique d’importations nécessaires et stables, la Haute Autorité a-t-elle misé sur le fait que cela permettrait de réaliser effectivement les objectifs concernant la rationalisation de la production, avec la fermeture des mines non rentables, et l’abaissement du coût de la production, en offrant un prix de revient proche de celui des charbons importés ? En allant encore plus loin, que se serait-il passé en effet si le charbon communautaire avait offert un prix égal ou inférieur au charbon importé ? La politique de la Haute Autorité a visé la réduction des fluctuations des prix de charbons importés grâce à une stabilisation des importations sous contrats à long terme.
9Quelles solutions les producteurs proposent-ils à la Haute Autorité ? La solution du contingentement ne recueille que peu d’intérêt puisqu’elle suppose qu’on l’utilise soit dans la passation des contrats, soit dans leur exécution. Or chaque gouvernement dispose d’un arsenal juridique adapté dans ce domaine, qui, selon les principes économiques du pays, l’intègre dans les contrats ou pas, et d’une manière directe ou non. « Le seul moyen de conjurer cette menace », est-il conclu, « serait que la Haute Autorité usât de toute l’influence dont elle est capable pour amener les gouvernements des Etats membres à entrer dans la voie d’une coopération à la fois lucide et confiante. » Le cadre juridique du Traité pourrait offrir quelques solutions, comme l’article 74 mais son effet est considérablement limité par les alinéas. Seul l’article 71, qui considère le concours mutuel, pourrait convenir si la Haute Autorité pouvait obtenir des gouvernements qu’ils donnent suite « à une recommandation ad hoc de la Haute Autorité en allant jusqu’à intervenir restrictivement dans l’exécution des contrats en vigueur pour bloquer les importations.4 » L’essence libérale du Traité, symbolisée par la libre circulation des produits dans la ceca nécessiterait l’établissement de conditions commerciales identiques tant pour la production indigène que pour les importations. Les producteurs envisagent alors que les importations devraient être soumises aux « barêmes de prix, aux prévisions et plans de livraisons, à la non-discrimination, à l’interdiction de subventions, etc. » Il s’agit là d’une grande nouveauté puisque cela signifierait une révision de fond en comble de la sacro-sainte indépendance de la politique commerciale des Etats membres.
10Cette évolution n’est cependant pas neuve puisque le Traité de Rome signé récemment le 25 mars 1957, l’inscrit dans ses articles. Il passe par ailleurs aux yeux des producteurs de charbon pour être « un traité très moderne. » La Haute Autorité est alors sollicitée par les producteurs de prendre une initiative courageuse qui consisterait à lui donner « la liberté de mouvement et les possibilités d’intervention indispensables » par le biais d’une révision du Traité de Paris qui se trouve dépassé par la « modernité » du Traité de Rome. Rien n’est négligé pour permettre une plus grande efficacité des solutions proposées par les producteurs de charbon. Les accords du gatt sont minutieusement étudiés, pour constater que l’article XIX du gatt autorise des mesures de protection de la part d’un pays s’il estime que telle importation massive réalisée dans certaines conditions porte un préjudice sérieux à son économie nationale. Les gouvernements de la ceca ont le pouvoir d’y recourir individuellement, et peuvent décider de l’appliquer unilatéralement. Cet article XIX ne contrarie pas juridiquement la demande de l’application du concours mutuel. La Haute Autorité peut aussi l’utiliser au nom de l’ensemble de la Communauté, mais essentiellement dans les conditions prévues par l’article 74 (mais il aurait plutôt tendance à limiter les moyens d’action). Par ailleurs, l’étude ne peut s’empêcher de remarquer « la similitude de certains termes employés dans cet article 74 d’une part et dans l’article XIX du Traité du gatt d’autre part.5 » Comme les Etats-Unis, est-il signalé, ont souvent eu recours à cette clause de sauvegarde en relevant les droits d’entrée d’une manière prohibitive, les producteurs estiment que les pays européens peuvent utiliser la même tactique. Néanmoins, « les obstacles à l’introduction de telles mesures pourraient être plutôt d’ordre politique... »
11Tous ces points de vue sont communiqués sous forme de rapports quelques jours plus tard, le 28 avril 1958, au nouveau Président de la Haute Autorité, P. Finet, et seront ensuite discutés au cours d’un entretien entre les membres du cepceo et ceux de la Haute Autorité. Les importations en charbon américain ne revêtent pas la même importance aux yeux de ces derniers, estimant alors que « le problème principal est celui de la concurrence du pétrole.6 » Comme les gouvernements belge et allemand ont rétabli le système des licences, alors qu’il a toujours été en vigueur en France, ceci pourrait inciter, d’après ces membres, à envisager une politique coordonnée des Six. Mais il est frappant de constater, au cours de cet entretien, que l’urgence de la situation du moment est supplantée par l’attente de la communication du dossier sur la coordination de la politique d’énergie, et par leur nécessaire consultation prudente, qui fournirait les réponses adéquates aux documents des producteurs. Rien ne peut être envisagé avant l’automne prochain dans cette perspective alors que l’entretien se déroule au début du printemps. La situation de crise est pourtant urgente à résoudre.
12La position de la Haute Autorité se base sur le fait qu’on n’a pas appliqué ses recommandations en ce qui concerne la politique de stockage, et de rationalisation de la production autant de la part des gouvernements que des producteurs. Comme le signale Coppé, vice-président de la Haute Autorité, « on est obligé de constater que ce n’est qu’en période de basse conjoncture qu’on parvient à réaliser l’assainissement structurel nécessaire... Le défaut d’assainissement dans le passé a des répercussions qui sont ressenties maintenant.7 » Or la politique des prix du charbon a trop longtemps relevé de décisions gouvernementales, les considérant comme des « prix politiques. » Ils constituent pour ainsi dire le baromètre de la santé économique, car « des prix trop bas conduisent à une stagnation de la production. » Pour conclure sur cet échange de vues qui s’est déroulé dans une ambiance plutôt tendue si on considère les vives réactions de part et d’autre, la Haute Autorité retient « la publicité des barêmes des importateurs, les cas de dumping, la remise sous licence des contrats nouveaux aux Pays-Bas (alors seul pays à n’avoir pas établi le système des licences comme la France, la Belgique, et l’Allemagne), le cas des contrats anciens, la possibilité d’obtenir une déclaration du gouvernement américain, et la question des dédits aux affréteurs. »
13Alors que la Haute Autorité refusait dans un premier temps d’envisager une politique à long terme, qui aurait peut-être permis de mieux évaluer les conséquences des importations américaines, à présent elle se conforte dans des perspectives à long terme, qui dans les circonstances actuelles ne peuvent guère apporter de solutions. Quant aux producteurs, il est certain que leur obstruction à une rationalisation de la production, comme en Belgique, n’a guère contribué à assainir et à moderniser un marché charbonnier dont les structures sont restées inchangées par rapport à l’entre-deux-guerres. Cet aspect pourrait répondre en partie à l’hypothèse formulée quant à l’orientation de la politique des importations de la Haute Autorité. Il n’y a aucune précision là-dessus.
14Auparavant un entretien avec Spierenburg et Coppé, tous deux vice-présidents de la Haute Autorité, exprimaient leur position atlantiste, ce qui n’avait pas manqué d’inquiéter les producteurs8. Néanmoins, on aboutit à l’éventualité d’une intervention commune auprès des Etats-Unis, et d’une réglementation des prix des importations, car il semble que les producteurs américains montrent une certaine compréhension. A vrai dire, cette compréhension n’est que l’expression d’une inquiétude de voir s’annuler les anciens contrats et de voir se fermer à nouveau les portes du marché européen. Il y aurait ainsi « la possibilité de conclure des contrats à long terme portant sur des tonnages non définis à l’avance, mais fixés en fonction des besoins.9 » Mais au-delà de toutes ces considérations, se pose le problème fondamental d’un manque de coordination des politiques d’énergie en Europe de l’Ouest. Ce problème trouve son origine en 1953, lorsque les gouvernements « avaient repoussé l’idée d’un marché commun de l’énergie, pour ne pas soumettre les producteurs d’électricité.10 » C’est pourquoi la Haute Autorité ne gère que le charbon et l’acier, et qu’elle n’a jamais pu étendre ses pouvoirs aux autres sources d’énergie. Il est certain que cette « anomalie », en plus de la liberté de la politique commerciale accordée à chaque gouvernement, a plutôt contribué à accentuer les divergences au niveau des politiques économiques au sein de la ceca. Pour les producteurs de charbon, la Haute Autorité est « peu disposée à défendre avec énergie la production charbonnière de la ceca.11 » L’impasse est réelle entre les deux parties.
15Toutefois, l’accent est mis enfin sur le fait qu’ : « il faudrait essayer de modifier l’opinion américaine en ce qui concerne la prétendue pénurie d’énergie en Europe ; sur ce point, l’ambassadeur américain dans un discours prononcé à Bruxelles le 8 novembre, a fait des déclarations qui prouvent qu’il ignore la véritable situation.12 » La Haute Autorité prend finalement contact avec les ambassadeurs Murphy et Dillon, et estime qu’ »il n’y a pas de difficultés sérieuses à attendre de la part de l’Administration américaine, comme de la part des producteurs américains.13 » (Les producteurs craignaient une guerre commerciale à la suite de l’annulation des contrats). Mais elle n’envisage pas de se rendre à Washington afin de négocier une baisse des exportations vers la ceca puisqu’elle estime « qu’on ne peut demander davantage aux Américains. » Elle propose au Conseil des Ministres le 13 octobre des mesures s’inspirant des « moyens indirects » de l’article 57, mesures qui sont soit rejetées en partie, soit en partie discutées. Cette démarche lui permettra néanmoins de s’adresser aux gouvernements pour leur « demander de veiller à ce que les importations de charbon en provenance des pays tiers ne dépassent pas les tonnages ainsi déterminés, de sorte que le recours aux ressources intérieures n’en soit pas affecté. » Il s’agit ni plus ni moins d’établir « un régime contrôlé des importations.14 » Mais la tâche de la Haute Autorité n’est guère facilitée car elle s’oppose, d’après cette instance, à une certaine incompréhension de la part des gouvernements, qui : « se trouverait dans le fait que la crise subie par les industries du charbon et de l’acier est une crise isolée, qui n’atteint pas les autres secteurs économiques. Aussi les gouvernements ne sont-ils guère décidés à agir. La situation est surtout difficile du côté de la sidérurgie allemande, et c’est cela qui influe le plus sur la conjoncture charbonnière.15 » En effet, l’industrie lourde allemande domine assurément le marché de la ceca, et par là même, l’influence. L’exemple des prix de charbon allemand est révélateur car, appelés aussi « prix Ruhr », ils constituent une référence à l’ensemble des autres prix de la ceca.
16Il est enfin clairement reconnu par la Haute Autorité au cours du dernier trimestre 1958 que « la cause des difficultés actuelles est à peu près unanimement l’importation. » De nombreux contrats seront annulés au cours de cette période alors qu’au début de l’année, obligation était faite aux utilisateurs et importateurs de les honorer : est-ce dû à la reconnaissance du problème par la Haute Autorité, mise devant le fait accompli ? Mais le coût des dédits liés à l’annulation des contrats risque de peser sur la balance du pays concerné surtout s’ils sont financés dans la plupart des cas par des fonds publics. Il n’est nul doute que les contrats spéculatifs représentent la véritable gangrène du marché, que s’emploie à supprimer la Haute Autorité en conseillant par exemple au gouvernement belge d’instituer une taxation sur les charbons américains. Ces conseils ont porté leurs fruits puisque des importateurs ont immédiatement renoncé à leurs contrats sans frais de dédits16. Or la conclusion des contrats à long terme avait été grandement encouragée par les gouvernements, et par la Haute Autorité, malgré son démenti public par voie de presse17. Tout comme le gouvernement belge, qui par exemple, supprimait en octobre 1957 le régime des licences pour donner toute souplesse aux importations et exhortait les gros utilisateurs à conclure des contrats à long terme avec les exportateurs américains18.
17A présent, les sociétés allemandes de négoce s’emploient à ne pas conclure de nouveaux contrats, et n’assurent plus certains anciens contrats en préférant payer des dédits19. Or on constate peu de temps après que « la réserve des sociétés de négoce liées aux charbonnages n’a pas été d’une grande utilité. En effet, le négoce indépendant et surtout le négoce étranger se sont empressés de se substituer au négoce minier en augmentant leur part dans les importations allemandes de charbon américain.20 » Toutefois, l’annulation pure et simple des contrats se poursuit, portant sur les derniers conclus après le 18 avril 1958, qui doivent posséder des garanties plus souples21. (Ceci prouve que les contrats ont continué à être signés en dépit de la difficulté croissante d’écoulement sur le marché allemand). Après le négoce charbonnier, la sidérurgie allemande souhaite aussi les annuler en prenant les dédits à sa charge, prouvant « par ce geste sa solidarité avec l’industrie charbonnière allemande.22 » Tous les secteurs encombrés par les contrats conclus « par excès d’optimisme » ne cachent plus leur intention de s’en démettre par leurs propres moyens.
18Au niveau gouvernemental, l’Allemagne procède, comme par ailleurs la Belgique, à la limitation des importations, avec toutefois quelques mois de décalage. En effet, en septembre 1958 le ministre des Affaires économiques signe un décret établissant aussi « une taxe de transmission compensatoire sur les charbons américains, en vue de porter de 2,40 DM à 3 DM », sur les anciens contrats23. De même, elle obtient aussi pour le premier septembre les certificats d’origine pour toutes les importations de charbon sur son territoire24. Mais la situation exigera au cours du dernier trimestre l’application du « concours mutuel » accordé par la Haute Autorité. Toutes ces annulations de contrats nécessitent malgré tout un fonds de financement qui proviendra de la part de la Haute Autorité qui sera d’une valeur de 350 millions de francs belges, ultérieurement destinés au financement de la politique de stockage25. Il est important de préciser qu’il est impossible aussi bien pour la Haute Autorité que pour les gouvernements, à l’exception de la France, de connaître le montant exact des contrats d’importation et d’affrètement. Le résultat est qu’il est aussi difficile de prévoir le volume des importations pour l’année 1959 (qui ont déjà été conclus) et de recommander une ligne politique tant de la part de la Haute Autorité que de la part du Comité du Charbon de l’oece. L’exemple le plus flagrant concerne l’Allemagne : les prévisions officielles estiment un volume de 7 millions de tonnes de charbons importés pour 1959, mais déjà les milieux charbonniers signalent que probablement 17 millions de tonnes seront livrées en vertu des contrats signés26.
19Parmi toutes ces mesures, aucune ne remet en cause la hausse continue de la production charbonnière de la ceca. Malgré l’état de crise, il est difficile de la diminuer rapidement compte tenu de ses structures lourdes, alors le chômage des mines est une solution « envisageable », et peut-être moins coûteuse pour le gouvernement. La productivité charbonnière a considérablement progressé grâce aux investissements réalisés auparavant et qui commencent à porter leurs fruits. La sécurité de l’emploi, confortée par une politique de plein emploi durant plusieurs années, trouve sa faille dans le marché charbonnier. En 1958, la production de houille a effectivement augmenté dans l’ensemble des pays de la ceca, sauf en Belgique. L’acuité du problème des importations en charbon américain a été d’autant plus vivement ressentie que les taux de frets atlantiques baissent considérablement au début de 1958. Dans ces conditions, il est désormais encore plus intéressant de conclure des contrats à long terme portant sur de grosses quantités de charbon.
20La Haute Autorité affirme que l’Administration américaine maintiendra un statu quo sur les contrats à long terme. Or un mois auparavant, le gouvernement américain avait protesté contre l’annulation des contrats et l’instauration de mesures protectrices de la part des gouvernements membres de la ceca. En septembre 1958, le Département d’Etat intervenait auprès de Bonn, « pour obtenir la levée de ces restrictions. » Le gouvernement allemand a alors donné la garantie qu’elles seront levées dès lors que le niveau des stocks aura baissé « de façon appréciable.27 » Puis, le gouvernement américain a fait part à la Haute Autorité de ses « vives inquiétudes ressenties par les producteurs et exportateurs américains de charbon vis-à-vis de la décision allemande de refuser toutes les demandes tendant à l’octroi de nouvelles licences d’importation de charbon en provenance de pays-tiers.28 » On retrouve les mêmes arguments : montée du chômage dans les mines américaines, menace d’un renforcement de l’opposition du Congrés à rencontre des organisations européennes, pression du gouvernement américain sur les pourparlers qui ont lieu au Conseil des ministres contre l’établissement d’une politique de restriction généralisée à l’égard des importations américaines, nouvelle activité du gatt pour examiner les annulations de contrats allemands29. Rien n’est laissé au hasard.
21La situation américaine en 1958 diffère nettement des autres années : pour la première fois, la balance des paiements des Etats-Unis est déficitaire. Leur politique européenne s’en trouve considérablement modérée dans la mesure où le Traité de Rome leur inspire davantage de craintes du point de vue commercial. Or la situation charbonnière ne fournit-elle pas l’occasion aux Etats-Unis de tester « la bonne volonté » libérale des pays signataires ? On retrouve là l’attitude du gouvernement américain en 1952 lors de l’instauration de la ceca. George Ball, chargé des « public relations » entre la Communauté Européenne et les Etats-Unis, ne manque pas de préciser que : « les producteurs et exportateurs américains restent convaincus que l’Europe continuera à avoir besoin du charbon américain en période de bonne conjoncture, et pour cette raison, en utilisant au maximum l’élasticité de la production, ne sont pas opposés à un compromis commercial », et que : « le Département d’Etat continue à observer les mesures prises par les responsables européens, sous l’angle de l’application du principe de non-discrimination inscrit dans le règlement du gatt.30 » Malgré le désistement du gouvernement américain à l’égard du charbon, la défense commerciale demeure. Toutefois, les importations se réduisent sous l’effet des contrats annulés, et encore en 1959. En décembre 1958, une délégation de fonctionnaires de la Haute Autorité se rend finalement à Washington afin de négocier la limitation des importations principalement en Allemagne31. Parallèlement, les industriels du charbon négocient directement sur place au cours du mois suivant avec leurs homologues. En 1959, l’Allemagne perdra sa première place de pays importateur de charbon américain, reprise par l’Italie.
Une coordination des politiques d’énergie ?
22Quant au chapitre sur le pétrole, les producteurs de charbon militent en faveur d’une harmonisation de la concurrence basée sur la nécessaire répartition stratégique des sources d’énergie dans le cadre de la sécurité d’approvisionnement. Ce point de vue très pertinent met en lumière le vide politique, et qui aura de profondes répercussions dans l’avenir : « il ne s’agit pas d’empêcher le pétrole de se développer à long terme, mais la question à résoudre est celle du rythme de ce développement. Le rythme actuel est incontestablement trop marqué, et il risque de compromettre les capacités de production de charbon dont on aura besoin pour l’avenir.32 » Les secteurs de chauffage tant domestique qu’industriel (centrales thermiques) sont perdus pour le charbon à cause de la supériorité du gas-oil dans sa commodité d’emploi par exemple, et seul le fuel-oil partage encore les parts de marché avec le charbon comme par exemple dans les secteurs des centrales électriques, des cokeries, des cimenteries. D’après la Haute Autorité, seuls les secteurs de cokéfaction et de production d’électricité pourraient conserver la consommation du charbon33. Mais elle estime que : « il est peu probable que les gouvernements soient disposés à prendre des mesures propres à corriger l’inégalité des conditions de concurrence34 », car il lui est bien difficile de discuter sur ce point. Il est clair que les pouvoirs de la Haute Autorité ne lui permettent guère d’agir en conséquence, et d’arrêter une ligne générale sur la coordination des concurrences énergétiques puisque seuls les gouvernements détiennent tout pouvoir décisionnel en la matière.
23L’Allemagne est le pays le plus concerné par la concurrence du fuel. Lors de la haute conjoncture, elle a supprimé les droits de douane sur le pétrole, favorisant ainsi les importations libres et l’établissement d’un prix du fuel le plus bas de la ceca. Envisage-t-elle de rétablir ces droits de douane comme le souhaiterait la Haute Autorité35 ? Cette politique libérale a motivé des sacrifices de prix considérables de la part des pétroliers afin de conquérir le marché, en pratiquant systématiquement un prix inférieur au prix du charbon. Finalement, l’Allemagne prend diverses mesures, afin de modérer la concurrence sur son propre territoire. En août 1958, le ministre de l’Economie propose un plan en plusieurs points : restrictions de vente du fuel, modération des importations en charbon, établissement d’un prix raisonnable sur le marché du fuel (le prix du fuel sera notamment relevé), participation du ministère des affaires économiques dans les investissements et dans l’expansion de l’industrie pétrolière36. Mais les pétroliers font savoir que l’industrie de la Ruhr n’est plus viable, et réclament le libre choix du pétrole pour l’industrie37.
24La crise de 1958 a mis en relief la difficile coexistence de plusieurs concurrents énergétiques, et surtout une gestion charbonnière européenne qui ne tenait plus compte d’un nécessaire équilibre entre les échanges. Le coût de cette crise se situe immédiatement au niveau des investissements réalisés dans la capacité de production, comme le signale justement M. Barbier pour le cas français : « Ainsi fut prématurément sacrifiée une industrie dont la vitalité technique était exemplaire, une industrie qui occupait environ 200 000 personnes en 1960, dont les installations rénovées avaient nécessité des investissements considérables, prévues pour être amorties jusqu’à l’épuisement des gisements.38 » 1958 est l’année d’une mutation brutale du marché énergétique avec le passage d’une vieille source d’énergie à une nouvelle en pleine expansion. Quant au combat des producteurs de charbon, doit-on adhérer à cette autre réflexion de M. Barbier : « Raisonnablement on peut penser que si l’industrie houillère était restée aux mains des compagnies privées, ces compagnies eussent tout mis en œuvre pour survivre... En 1931, n’avaient-elles pas obtenu des Pouvoirs publics, la protection du contingentement des importations qui leur permirent de maintenir leur activité et d’éviter aux mineurs français le chômage ?39 » A cela, je répondrais que le contexte des années 1950-1960 est bien différent de celui des années 1930, puisque le charbon n’occupe plus la même place dans la consommation énergétique. Et c’est là toute la différence. Comme l’explique M. Ippolito, l’expansion de l’industrie houillère, avant 1945, conditionne et est conditionnée par l’activité industrielle, mais après 1950, le charbon sera remplacé par le pétrole40. Il faudra attendre la fin de l’année 1959 au cours d’une conférence sur la coordination des politiques d’énergie pour admettre explicitement que « la chute récente de la demande de charbon en Europe est due à des changements de structure plutôt qu’aux effets à court terme de la récession.41 »
Notes de bas de page
1 cepceo : c.c. n° 309, « Etude des mesures à long terme susceptibles d’assurer un certain contrôle sur les importations en provenance des pays-tiers », 28 février 1958.
2 Ibid.
3 cepceo : c.c. n° 309, 28 février 1958, op. cit.
4 Ibid.
5 cepceo : c.c. n° 310, 24/4/1958.
6 cepceo : c.c. n° 312, Entretien d’une délégation du cepceo avec la Haute Autorité de la ceca le 11 septembre 1958 à Luxembourg, intervention de Blücher (membre de la Haute Autorité).
7 Ibid.
8 cepceo : c.c. 310, Entretien d’une délégation du cepceo avec la Haute Autorité de la ceca, le 31 mars 1958, à Luxembourg.
9 Ibid., intervention de Delville (représentant belge du cepceo).
10 Ibid., intervention de Blücher (membre de la Haute Autorité).
11 cepceo : c.c. 310, Note pour monsieur le Président Buckhardt, le 21 avril 1958.
12 Ibid.
13 cecpeo : c.c. n° 314, Entretien d’une délégation du cepceo avec la Haute Autorité de la ceca le 28 novembre 1958, à Luxembourg, intervention de Blücher. (Dillon Douglas : ambasadeur des Etats-Unis en France de 1953 à 1957.)
14 Article de Europe-ceca, le 10/9/1958.
15 cepceo : c.c. n° 314, 28 novembre 1958, op. cit.
16 Ibid.
17 Article de Europe, 25/3/1958.
18 Article de La Libre Belgique, 7/2/1958.
19 Article du Handelsblatt, 19/8/1958.
20 Article du Handelsblatt, 25/8/1958.
21 Article de L’Echo de la Bourse, 9-10/11/1958.
22 Article de Europe-ceca, 12/11/1958.
23 Article du Die Welt, 9/9/1958.
24 Article de Europe-ceca, 4/10/1958.
25 Article de La Libre Belgique, 12/11/1958.
26 Article de Europe-ceca, 24/11/1958.
27 Article de L’Echo de la Bourse, 25/9/1958.
28 Article de Europe-ceca, 26/9/1958.
29 Ibid.
30 Article de Europe-ceca, 7/11/1958.
31 cepceo : Com. Mar. n° 1174, Procès-verbal des séances du Comité de Fédéchar, le 5 décembre 1958.
32 cepceo : c.c. n° 314, 28/11/1958, op. cit.
33 cepceo : c.c n° 314, 11/09/1958, intervention de P. Uri.
34 cepceo : c.c n° 314 28/11/1958, op. cit.
35 cepceo : c.c n° 314., 11/09/1958, op. cit.
36 Article du Financial Times, 8/08/1958.
37 Article du Financial Times, 28/11/1958.
38 Marcel Barbier Zigzags d’un ingénieur..., op. cit.
39 Ibid.
40 Marc Ippolito, Contribution..., op. cit.
41 Article du Petroleum Service press, décembre 1959.
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