Conclusion
p. 511-520
Texte intégral
1La carrière politique de Paul Ramadier passée à la « radiographie » et Ramadier lui-même se révèlent pour l’historien en tout point exemplaires. La structure et le déroulement du cursus politique illustrent la tradition parlementaire française. L’engagement socialiste dans l’esprit de Jaurès trace la voie d’une pratique social-démocrate porteuse d’avenir. L’homme politique qu’il est reflète la classe dirigeante de son temps aux prises avec des divisions et des contradictions qui lui seront fatales. L’homme d’Etat ne craignant pas d’exercer le pouvoir, surtout dans les moments difficiles, par civisme républicain, et l’honnête homme compétent et sincère réhabilitent l’image des gouvernants, souvent négative aux yeux des citoyens de ce pays. La longueur et la fin brutale de la carrière mettent en lumière les phénomènes d’usure en politique ; mais l’historien constate aussi que l’Histoire ne dit pas toujours son dernier mot et réserve aux hommes des surprises !...
Le porte-parole d’un terroir
2Paul Ramadier fut avant tout le défenseur des prolétaires du Bassin houiller d’Aubin-Decazeville, et un député de l’Aveyron où il ancrait ses racines. Il ne fut pas un député « baladeur » courant après un siège au Palais Bourbon mais le représentant fidèle de ses compatriotes auxquels il était sentimentalement lié. Il en allait ainsi de la plupart des parlementaires français des IIIe et IVe Républiques qui se constituaient des fiefs, à la faveur notamment du scrutin d’arrondissement. Ramadier mit presque dix ans à gagner la confiance des électeurs en pratiquant d’abord toutes les tâches d’un simple militant socialiste. Ce début laborieux lui donne une connaissance authentique du milieu ouvrier d’avant-guerre, ce qui explique ses futurs succès politiques, mais aussi à l’évidence ses choix idéologiques.
3Construite sur le triptyque socialiste, parti-syndicat-coopérative, et sur l’alliance avec les radicaux, sa carrière se déroule de manière exemplaire dans l’arrondissement de Villefranche de Rouergue où dominent ouvriers et classes moyennes : en 1919, il gagne la mairie de Decazeville, ville ouvrière active et politisée ; dauphin en titre du député socialiste depuis 1913, il prend sa succession dès 1924 pour remporter la victoire en 1928 à la faveur du scrutin uninominal ; et peu après le canton l’élit conseiller général. Ce tiercé électoral montre qu’alors il s’est constitué un fief qui repose sur un véritable système de communication avec ses électeurs. « Monsieur Ramadier » devient vite la personnalité de l’arrondissement, et même du département, qu’on consulte, qui conseille et qui intervient auprès des diverses autorités. Sa carrière est couronnée par des postes ministériels de 1936 à 1938. C’est en somme un parcours sans faute.
4Jusqu’en 1933, Ramadier est en phase à la fois avec son parti, la SFIO, et ses électeurs, mais les dangers qui menacent le pays dès 1930 le font rompre avec la « Vieille maison » dont il n’approuve plus les positions doctrinaires ; toutefois son rayonnement est tel que ses électeurs lui font toujours confiance ; le ramadiérisme est né.
5La Seconde Guerre mondiale interrompt sa carrière jusque-là classique sans la briser, bien au contraire ; c’est une première originalité. Peu d’hommes politiques de la IIIe République retrouveront leurs positions en 1945-46 tant le renouvellement du personnel dirigeant s’opère avec la Libération. Quelques-uns cependant (Blum-Auriol-Moch-Reynaud Herriot…), hautes figures non compromises, se retouvent au premier plan pour assurer la continuité. Ramadier, certes plus modestement, est de ceux-là. Il se voit confier des tâches gouvernementales dès la Libération, et en 1947 le poste suprême, la présidence du Conseil de la nouvelle République qui ressemble beaucoup à l’ancienne. Ainsi Ramadier, qui n’avait pas été une personnalité marquante de la IIIe République, deviendra un des symboles de la IVe.
6Mais paradoxalement ces responsabilités nationales le déstabilisent localement. C’est là une seconde originalité parce que souvent, c’est l’inverse qui se produit. En effet le champ politique s’est profondément modifié à l’intérieur du pays comme à l’extérieur ; le communisme s’est renforcé. Or au gouvernement (comme président du Conseil ou ministre de la Défense), Ramadier est amené à faire des choix de politique nationale et internationale qui déplaisent surtout au Parti communiste ; dans l’Aveyron, il devient alors sa cible privilégiée. Sa base électorale se rétrécit par la perte d’une partie de l’électorat populaire qui désormais se tourne vers Maurice Thorez ; de plus, les forces radicales se sont affaiblies et une alliance avec le MRP s’avère impossible dans le contexte aveyronnais. Victime de toutes ces contradictions, il perd en 1951 les élections législatives qu’il gagne à nouveau en 1956, à la faveur du mouvement poujadiste qui divise la droite ; et Guy Mollet fait appel à lui pour diriger l’énorme ministère de l’ Economie et des Finances du gouvernement de Front républicain. Ce sont les derniers feux d’une longue carrière personnelle mais aussi d’une jeune République. Elles sombreront de concert.
7En politique comme en physique joue la force d’inertie. Devenu incontestablement une personnalité nationale, Ramadier, malgré son âge déjà avancé (70 ans), ne songe pas vraiment à sa succession, et en 1958 il est encore aux yeux de tous le candidat socialiste inévitable. Ce sont les électeurs qui lui donnent le coup de grâce : député battu en novembre 1958, il est un an plus tard, à Decazeville même, carrément victime d’un complot qui le rejette sans pitié. Ainsi s’achèvent souvent des carrières politiques trop longues. Ce naufrage solitaire l’affecte durement, car à Decazeville surtout était son cœur. Il ne survivra que deux ans à sa défaite ; son corps aussi était usé.
8Cette chute finale et le souvenir vivant de Paul Ramadier qui perdure encore aujourd’hui dans les mémoires sont la preuve des rapports affectifs excessifs sinon passionnels qui le lièrent à ses concitoyens. Quarante ans de présence laissent des traces profondes et tissent des liens privilégiés entre l’élu et la population : chez les partisans politiques s’installe une admiration sans bornes, une confiance absolue sinon aveugle, une sorte de dévotion qui accentue en fait l’isolement et l’autoritarisme de l’élu et sclérose le système ; chez les adversaires au contraire, une animosité croissante, voire une haine sourde à l’égard d’un homme qu’on sait de valeur et qu’on croit invincible. Il y a peu de mesure dans tout cela, et particulièrement dans le cas de Ramadier ; c’est sans doute la dernière originalité de cette carrière. Mais après tout, la politique est le domaine des passions !...
9Pourtant Ramadier, homme tranquille et pondéré avait consacré sa vie à la poursuite d’un idéal raisonnable mais généreux.
Le social-démocrate convaincu
10Issu de la bourgeoisie provinciale, Ramadier vint tôt au socialisme à travers Victor Hugo, Jean Jaurès et Charles Gide. Avant 1914, jeune militant incisif, il dénonce capitalisme, militarisme et cléricalisme aux côtés de ses camarades aveyronnais ouvriers et enseignants, qu’il s’efforce de tirer du côté de Jaurès plutôt que de Guesde. A Paris, il fréquente Albert Thomas et Pierre Renaudel, piliers de l’Union sacrée pendant la guerre, qu’il fit lui-même avec courage.
11Rebuté par le marxime-léninisme, il reste fidèle à la SFIO après le congrès de Tours et s’incrit nettement dans le courant droitier du parti. En 1933, ulcéré par l’attitude des dirigeants socialistes qui refusent la participation et parfois le soutien aux gouvernements radicaux, il fonde avec d’autres le PSDF puis l’USR qu’on qualifie de néosocialistes voire de néofascites, qui furent en tout cas des laboratoires d’idées nouvelles. Puis le Front populaire rassemble enfin les forces de gauche et accomplit une grande œuvre sociale, mais l’union ne résiste pas aux difficultés alors que les orages s’amoncellent sur l’Europe.
12La guerre éclate et Pétain prétend sauver la France vaincue. Ramadier, qui pendant quatre ans mène à Decazeville une vie recluse et pratique une sorte de résistance morale et légale, est en contact avec le parti socialiste clandestin dirigé par Daniel Mayer. C’est pourquoi, au congrès de Paris de novembre 1944, dit de l’épuration, il est réintégré sans problème à la SFIO renaissante. En 1946, il soutient Blum et Mayer contre Mollet. On le classe toujours à la droite du parti et comme socialiste de gouvernement. En 1947, président du Conseil, il se heurte sans cesse aux décisions du Comité directeur. Rapproché de Guy Mollet en 1956-57 par l’expérience commune du pouvoir, il participe avec lui au retour de De Gaulle en 1958.
13L’itinéraire militant de Ramadier n’est pas classique mais il est révélateur de la cohérence de sa pensée, et de son rapport au parti.
14– Le socialisme de Ramadier est réformiste, tels les travaillismes anglais et Scandinave qu’il étudie soigneusement. Il se méfie de l’idéal du Grand Soir auquel il préfère celui des progrès à petits pas. Le capitalisme est certes l’ennemi quand il est sauvage et monopolistique mais l’initiative privée et la concurrence sont nécessaires au fonctionnement de l’économie. D’où, dans les années 30, son adhésion à un dirigisme souple, à une économie intermédiaire que refusent les dirigeants de la SFIO ; au PSDF, Ramadier milite donc pour le plan de la CGT qui prévoit nationalisation des secteurs clés de l’économie et intervention de l’Etat comme régulateur. S’il se méfie des bouleversements structurels et du collectivisme, son socialisme est original quand il prône l’organisation de la distribution, et pourquoi pas de la production, en coopératives qui transforment en douceur mais radicalement les rapports sociaux. Il sera avec A. Thomas le grand pèlerin de la coopération et en deviendra le juriste patenté.
15Pour gérer les conflits du travail inévitables, Ramadier préfère le recours à la négociation plutôt qu’à la grève ; de ce fait les syndicats doivent être les partenaires privilégiés de l’Etat et des patrons. Il sera, de 1936 à 1938, le grand arbitre du gouvernement. En effet il est, à ses yeux, impensable que le développement économique ne s’accompagne pas de progrès social. C’est pour lui une question de morale, de justice, mais aussi d’équilibre et d’efficacité du système productif ; d’où la légitimité des Accords Matignon en 1936 (même de la loi des 40 heures, tant décriée) et de toutes les conquêtes sociales ; d’où aussi l’importance des institutions internationales (il sera 13 ans membre du BIT).
16Enfin le rôle du parti socialiste est d’aspirer à gouverner pour infléchir la politique dans l’intérêt des travailleurs, pour préserver et approfondir la démocratie. Et à l’encontre du pacifisme dominant, dès 1932 Ramadier se préoccupe de défense nationale pour lutter contre les menaces fascistes ; pour lui, comme en 1914, les socialistes doivent défendre la France si elle est attaquée.
17Ces positions doctrinales sont le fil conducteur de toute la carrière de Ramadier. Désapprouvées par les dirigeants socialistes des années 30, elles seront admises en bloc en 1944, constitueront la philosophie du programme du CNR, dont une partie sera réalisée dès 1945-46 (Ramadier sera le rapporteur de la loi de nationalisation du gaz et de l’électricité). Dans les années 50, les théories de Keynes, alors mieux connues, en conforteront certains aspects, et Ramadier ministre de l’Economie et des Finances en 1956-57 voulait s’en inspirer tout comme Guy Mollet.
18Ainsi l’histoire lui a donné raison ; son itinéraire chaotique dans le parti n’est pas de son fait mais tient à l’évolution de celui-ci.
19Ramadier entretient avec la SFIO des rapports originaux qui s’expliquent par la conception même qu’il a du parti politique. L’individu reste à ses yeux le centre de tout ; il doit être libre de penser et d’agir ; le libre-arbitre est chose sacrée, essence même de la nature humaine. Mais l’homme vit dans une société où règne le plus souvent la loi du plus fort, d’où la nécessité pour les faibles et les exploités de se regrouper pour se défendre et revendiquer. Le parti sert donc de cadre à la réflexion et à l’action collectives ; mais il ne doit pas devenir une machine soucieuse de sa propre survie, à laquelle on doit obéir aveuglément (comme au PC). L’adhérent, le militant, garde sa liberté, son esprit critique, et peut donc à tout moment refuser des mots d’ordre qui le choquent, qui violent sa conscience (comme il le fit lui-même en 1920 et 1933). Ramadier éprouve une aversion réelle pour le fonctionnement du Parti communiste et n’occupera aucun poste dans l’appareil de la SFIO.
20Cette façon de voir s’explique parce que Ramadier se méfie des dogmes, des religions révélées, des vérités assénées. Il sait que tout est contingent, relatif et évolutif, d’où souvent ses sourires narquois dans les congrès socialistes, pendant les exposés de vastes programmes bien huilés (tel celui de l’été 1947 !) ; son esprit pragmatique se rebiffe devant les théories.
21Il sait aussi qu’un élu mandaté par les citoyens n’est plus un simple militant mais devient responsable devant ses électeurs, dont un certain nombre n’est pas socialiste. Pour lui le citoyen a la priorité sur le militant et l’Etat sur le parti (ainsi agit-il en 1947).
22Ramadier est donc partisan d’une grande liberté de discussion qui doit cependant aboutir à une synthèse, à des positions de compromis que l’on se doit alors de soutenir ; cependant il s’élève contre les exclusions, et dans les cas épineux (par exemple la CED) il préconise tout simplement la liberté de vote au Parlement. On peut estimer évidemment son attitude plus radicale que socialiste sur ce plan là.
23La place de Ramadier à la SFIO a varié au cours du temps. Avant 1940, il ne fait pas figure de leader, mais plutôt de disciple de Renaudel et de Thomas ; il se fait peu entendre dans les congrès. Avec le passage au néo-socialisme, il s’attire les sarcasmes de Zyromski et même de Blum. Celui-ci l’apprécie mieux quand il le voit à l’œuvre dans son gouvernement de Front populaire, et le félicite de sa démission du ministère du Travail en 1938. Ecrivant « A l’échelle humaine » dans sa prison, Blum revient sur ses théories doctrinaires et découvre les vertus de la social-démocratie. Blum et Ramadier seront étroitement liés dans l’aventure gouvernementale de la SFIO de 1944 à 1949. Désormais Ramadier, qui fut un des rares chefs de gouvernement socialiste en France (surtout avant 1981), jouit d’un grand prestige. Certes il représente l’opposition au serétaire général Guy Mollet et toujours la droite du parti, mais son expérience impressionne et son avis est attendu et apprécié, surtout par le groupe parlementaire. Du début à la fin de sa carrière, il a toujours recherché le compromis dans son parti et entre les partis, entretenant de ce fait avec tous des relations courtoises, et malgré les divergences a privilégié les liens d’amitié. C’est pourquoi ses relations dans le monde politique et syndical furent si nombreuses et l’estime de ses pairs lui fut acquise (sauf sans doute celle des communistes). Mais en 1958 il sera, comme Mollet et Moch notamment, rejeté par les jeunes socialistes contestataires, du PSU en particulier, et englobé dans l’opprobre général à l’encontre de la SFIO qui a damné son âme en Algérie. Le mollétisme répugne, et encore aujourd’hui le terme reste péjoratif, y compris chez les socialistes actuels. Les historiens ont juste commencé de labourer le terrain et le temps fait son œuvre de décantation du passé. Un jugement plus nuancé devrait désormais prévaloir, que cette étude contribuera modestement à étayer.
24Au terme de notre recherche, il est clair en tout cas que Ramadier ne fut pas un opportuniste, qu’il a conduit sa vie politique autour d’un axe bien défini et que son action forme un tout cohérent même si elle atteint des limites inévitables ; c’est que Ramadier fut aussi un homme pris dans les filets de son temps !
Le républicain et l’homme d’Etat
25Parce qu’il est pétri de culture gréco-latine et juriste dans l’âme, parce qu’il fut à l’école de Jaurès et d’Hauriou, parce qu’il fréquente les loges maçonniques, Ramadier fait de la République parlementaire la forme achevée de la démocratie politique. Les lois constitutionnelles de 1875 et la Constitution de 1946, à l’élaboration de laquelle il participe, mettent en place des institutions qui globalement lui conviennent. En effet, pour lui, la Chambre -ou l’Assemblée nationale – est le centre du pouvoir parce qu’elle incarne la souveraineté populaire ; le gouvernement qui en émane est responsable devant elle seulement. L’Assemblée reflète les diverses composantes politiques du pays ; au cours des débats parlementaires s’opèrent des synthèses, se forment des majorités qui définissent des programmes de gouvernement. Pour Ramadier, régime d’Assemblée et pluralisme des partis sont les deux mamelles de la République, donc de la démocratie (discours de Capdenac). Cependant, dans des circonstances graves, le civisme doit l’emporter sur les intérêts partisans, la balkanisation de l’Assemblée faire place à un large consensus (qui fit défaut dans les années 30 et que Ramadier s’efforçait de promouvoir, d’où aussi son gouvernement de large coalition en janvier 1947 et sa résistance aux ordres du CD). En outre, pour lui, ce sont moins les institutions que les hommes et leurs actes qui assurent le bon fonctionnement du régime (comme l’atteste le 16 mai 1877), donc l’esprit républicain doit être cultivé pour développer les bons réflexes en cas de danger. Sous la IVe République, il dénonce sans cesse le communisme, négation de la démocratie et le gaullisme entaché de bonapartisme. A deux reprises, Ramadier fera des choix clairs et historiques qui selon lui défendent la République : le 10 juillet 1940, en refusant d’octroyer les pleins pouvoirs à Pétain, et le 28 septembre 1958, en approuvant la réforme constitutionnelle de De Gaulle, que cette fois il juge acceptable parce que la nouvelle République reste inconstestablement parlementaire.
26Ramadier à son banc de député était dans son élément ; l’hémicycle, où sa compétence et son expérience étaient appréciées de tous, était son domaine sinon sa vie.
27Il se révèle aussi homme d’Etat dans les différentes fonctions gouvernementales qu’il occupe, parce qu’il en avait les qualités nécessaires : vaste culture politique et juridique, puissance de travail, connaissance approfondie des dossiers, capacité de choisir.
28– Déjà en 1936-37, sa maîtrise du dossier de l’énergie lui permet de réorganiser le marché charbonnier et d’impulser une politique de l’électricité ; ses dons de négociateur furent utilisés jusqu’en 1938 pour régler les innombrables conflits du travail.
29– En 1944, bravant l’impopularité, il fit face avec méthode au problème du ravitaillement.
30– En 1947-48, il opèra, mais fort lucidement, des choix fondamentaux et combien difficiles : renvoi (mais non sur ordre !) des ministres communistes qui lui refusaient la confiance ; recherche pour éviter le pire, de l’aide américaine et de l’alliance atlantique ; construction européenne pour faire entendre une troisième voix internationale ; fermeté à l’égard des grèves et des revendications salariales, certes compréhensibles mais peu raisonnables en période de pénurie ; coalition de Troisième force, à défaut de Front populaire, pour sauver la République. Il ne récolta qu’impopularité et même opposition violente de la direction de la SFIO. Mais un homme d’Etat ne doit-il pas se hisser au-dessus des partis, condamné qu’il est (surtout dans le contexte de la IVe République éclatée en de multiples familles politiques) à conduire les affaires publiques à coups de compromis que les doctrinaires ont tôt fait de qualifier de compromissions ?
31Cependant cet homme d’Etat eut des limites et ne sut éviter l’impasse où se fourvoiera la IVe République ; mais alors il partage cette faiblesse avec l’ensemble de ses pairs.
32Si la conduite des affaires intérieures fut plutôt judicieuse au regard de l’histoire, la décolonisation, phénomène majeur de l’après-guerre, ne fut pas maîtrisée et causa la perte du régime. Ramadier sur ce point ne se distingue pas vraiment des autres dirigeants français. Il manifeste une vue conformiste : conserver les colonies (surtout l’Afrique du Nord) par sécurité, y faire des réformes que justifie l’idéal démocratique. C’est une des rares questions qui n’ait pas donné lieu de sa part à la rédaction d’un bilan, or il fut amplement informé. Ce manque est révélateur de l’intérêt secondaire malgré tout qu’il portait à ces problèmes par rapport à ceux de l’Hexagone proprement dit, ou de l’absence de perception de leur importance dans l’évolution historique aussi bien que des ravages causés au régime lui-même, par la question algérienne notamment. En 1956, avec G. Mollet, il ne saura ni choisir entre le « beurre et les canons », détériorant dangereusement les équilibres financiers, ni entrevoir la marche rapide vers l’indépendance et y préparer les esprits, ce qui aurait été l’honneur de cette République.
33Avant 1940, participant de « l’esprit des années 30 », Ramadier avait été plutôt un éclaireur, un défricheur d’avenir, conscient des périls encourus, proposant des réformes économiques et sociales qui se révélèrent judicieuses après 1944. Il était en avance sur l’Histoire. Force est de constater que, soit à cause de son âge, soit parce que le phénomène était particulièrement complexe et imprévu, Ramadier, comme l’ensemble des décideurs, ne fut pas pour la décolonisation au rendez-vous avec son temps. Sa carrière est encore une fois exemplaire de l’histoire de la IVe République et de son personnel politique.
34Surpris comme tous par le putsch du 13 mai 1958, il croit sauver le régime par le simple réflexe républicain (investir Pierre Pflimlim). Mais c’est insuffisant, il faudra se résoudre à faire confiance à De Gaulle dont le souci premier – remarquons-le – n’est pas l’Algérie (quatre ans pour trouver une issue) mais la réforme constitutionnelle, il est vrai plus facile à faire !
35Ramadier ne semble pas avoir senti que 1958 serait une césure, qu’une République nouvelle allait naître ainsi qu’une société de consommation et de loisirs, assez étrangère il est vrai à son tempérament.
36La longueur de sa carrière, son ancrage dans un environnement politique et socio-économique qui prolongeait le 19e siècle expliquent sans doute cet aboutissement dans une impasse individuelle ; mais elle fut aussi collective. A Paris, il fallait un choc pour faire sauter les verrous (le consensus populaire autour de De Gaulle, ressenti comme le sauveur, permettra à celui-ci de mener tambour battant les réformes économiques nécessaires, pour redresser la situation, et de faire accepter l’indépendance de l’Algérie, deux choses que la gauche ne pouvait mener à bien). A Decazeville, on avait aussi soif de changement et de modernisme ; le maire qui avait su si bien répondre aux attentes de la population avant 1940, la décevait en partie dans les années 50 ; il avait fait son temps.
37La leçon de cet itinéraire est que les carrières trop longues se terminent souvent par des échecs dus aux effets d’usure et de décalage avec l’époque ; la sagesse en politique est sans doute de savoir partir à temps. Ramadier sur ce point se trouve pris en faute, victime sans doute de sa trop longue adaptation à un système dont il perçoit mal les lézardes. De Gaulle, en avance sur l’Histoire en 1946, à l’heure en 1958, jugea qu’il était sans doute en retard en 1968 et choisit de se retirer ; son destin n’est pas la règle mais l’exception.
38On rencontre en histoire – particulièrement en France mais aussi ailleurs – deux types d’acteurs politiques : les héros c’est-à-dire les hommes providentiels qui tirent le pays d’une crise ou d’un passage périlleux (tel De Gaulle en 1940- 1944 et en 1958), et les gestionnaires du quotidien qui besognent, parfois durement d’ailleurs, pour conduire le destin collectif dont la route est toujours parsemée d’embûches. Ils forment la classe politique, le monde des politiciens et des hommes d’Etat. Leur tâche est ingrate parce que souvent peu spectaculaire et peu gratifiante. Ramadier est un parfait représentant de cette catégorie. Ecoutons-le s’exprimer au Conseil national de la SFIO, le 16 novembre 1956 : « On m’a reproché de ne pas être spectaculaire ! C’est mon tempérament ! Je suis d’un pays austère et rude où sans aucun doute les qualités brillantes ont peu d’occasion de se manifester mais où il faut par contre savoir ce que l’on veut et le poursuivre sans bruit avec ténacité... Je ne me suis pas appliqué -je m’en excuse- à écrire chaque matin une nouvelle Apocalypse, j’ai simplement cherché à préciser les problèmes et à engager une lutte pied à pied, sans merci, avec eux ».
39L’homme providentiel, lui, a un tempérament ambitieux, autoritaire, un talent de communicateur, un charisme qui, dans un moment de désarroi, emporte l’adhésion de la majorité qui accepte alors des solutions nouvelles. Ramadier comme tant d’autres n’avait pas ces qualités là, Mendès-France en avait quelques-unes. Si l’opinion retient plus facilement le nom des héros, l’histoire cependant se fait surtout grâce aux fantassins qui, comme Ramadier, ne sont pas dépourvus de qualités et de capacités ; ayant échoué sur certaines questions, leur œuvre n’en est pas pour autant entièrement négative et on redécouvre parfois plus tard certaines de leurs vertus !
La revanche posthume ?
40Il fut de bon ton, pendant vingt ans au moins, de condamner en bloc la IVe République et son personnel politique, mis à part Pierre Mendès-France, seul rescapé de cet opprobre général. Le gaullisme vivait des décombres de cette République qui avait failli ; la gauche, honteuse d’avoir « raté » la décolonisation qui, à l’évidence, était le sens de l’histoire, bannit de sa mémoire les acteurs les plus compromis (Guy Mollet devint le symbole du déshonneur) ; certains surent tirer des leçons profitables à long terme, tel F. Mitterrand. Mais le temps exerce son œuvre de corrosion et procède à de grandes lessives du passé.
41A la longue la République présidentielle et les héritiers du gaullisme lassèrent ; en 1981 la gauche qui avait fait peau neuve revint au pouvoir et en 1986 la Ve République se fit résolument parlementaire avec « la cohabitation » ; depuis 1989 l’émiettement des familles politiques réapparaît, les députés aspirent à jouer un véritable rôle à l’ Assemblée ; du coup, la rupture avec la IVe n’est plus aussi profonde qu’il y paraissait. L’historien se prend alors à spéculer sur une occasion peut-être manquée : si en 1946, la SFIO avait soutenu De Gaulle et son projet constitutionnel n’aurait-on pas abouti à la situation des années 80 ?1. Mais aurait-on pour autant fait l’économie de dix ans de guerre d’Algérie ? Rien n’est moins sûr, car sur ce point l’issue fut incontestablement le résultat du mûrissement de l’opinion des dirigeants et des Français. Cette spéculation permet peut-être de séparer le grain de l’ivraie !
42Victimes de l’échec de la IVe République, les forces socialistes connurent un long étiage, puis se reconstituèrent en 1971, au congrès d’Epinay. Le Parti socialiste actuel a gardé le fonctionnement démocratique de la vieille SFIO en courants constitués ; mais il a renoncé au langage marxiste et, surtout depuis qu’il est au pouvoir, se fait le chantre de la social-démocratie c’est-à-dire du dirigisme souple et de la solidarité, et de l’Europe. Est-ce bien nouveau ? (Notons que la France semble à jamais rebelle à un véritable fonctionnement travailliste, le corps social restant soumis à de grandes convulsions épisodiques).
43Les grandes ambitions idéologiques sont prudemment écartées et les dirigeants socialistes redécouvrent la philosophie ramadiériste des petits pas. Qu’on en juge :
44Ramadier ministre de l’Economie et des Finances, concluait ainsi son discours du 16 novembre 1956 au Conseil national : « Evidemment tout cela ne nous mène pas à ces vastes horizons, à ces vues perspectives illimitées que nous souhaiterions tous pour la satisfaction de notre esprit et pour l’exaltation de notre enthousiasme. Hélas ! Je suis obligé de vivre de bonne soupe et non pas de beau langage. Je m’en excuse auprès de tous. Puisse cependant la soupe quotidienne être assurée à tous, et qu’elle ne soit pas trop maigre ! ».
45Michel Rocard, Premier ministre de la Ve République, répondait en ces termes aux critiques de ceux qui l’accusaient de ne pas avoir de « grands desseins » (séance parlementaire du 9/12/1988) : « Je suis de ceux qui considèrent que la gestion à sa noblesse, car c’est toujours la peine des hommes qu’il s’agit d’économiser. Eh oui, mesdames et messieurs, nous gérons ! Nous gérons dans le sens des valeurs auxquelles les socialistes croient ; nous gérons dans le sens d’une plus grande justice, qui ne soit pas au prix de moins d’efficacité ». Le langage est certes plus moderne mais le contenu est identique trente ans après !2.
46Enfin les observateurs de notre temps constatent que la France est devenu plus consensuelle, or le consensus, si cher à Ramadier et si peu de son temps, s’est réalisé autour des valeurs qui pour lui étaient fondamentales : la République (la Ve permet cohabitation et alternance donc respecte le fonctionnement parlementaire) – le progrès et la justice sociale (qu’on appelle plutôt solidarité3) – un libéralisme mâtiné de dirigisme souple – l’Europe qu’on souhaite au service des hommes et non de l’argent.
47En juillet 1958, penché sur le projet constitutionnel, Ramadier jugeait que le futur régime restait parlementaire, et permettrait à la gauche de revenir au pouvoir si elle savait se fortifier face au communisme. L’Histoire semble avoir comblé ses vœux ! Rangé dans l’esprit de beaucoup au musée archéologique, Paul Ramadier se révèle pourtant d’actualité, peut-être parce qu’il était un véritable homme d’Etat, et un socialiste authentique sachant depuis longtemps que l’exercice du pouvoir en démocratie s’accommode mal des grands mythes, nécessaires cependant comme boussole ; la sienne fut la République sociale.
48Il revenait à l’historien de lui donner une plus juste place.
49Rueil.juin 1989.
Notes de bas de page
1 Cette hypothèse n’est pas complètement gratuite, puisque De Gaulle semble l’avoir envisagée et même souhaitée, selon au moins deux témoins qui ont entendu, chacun de leur côté, le compte rendu de l’entretien Ramadier-De Gaulle du 31 mars 1947 : Gaston Palewski par De Gaulle lui-même (rapporté dans ses mémoires : « Mémoires d’Action » p 253) A. Fontanier par Ramadier devant Blum à Jouy en Josas.
2 On pourrait noter aussi qu’à Decazeville, l’Histoire a fait un pied de nez ! Le principal adversaire de Ramadier, le Dr Delpech communiste à l’époque, est devenu maire de la ville en 1977 mais peu à peu il s’est défait de sa défroque idéologique, et a pris l’étiquette de divers-gauche. Ramadier n’en croirait pas ses yeux !
3 Une sorte de synthèse semble s’être opérée entre le solidarisme des radicaux du début du siècle et le socialisme pour donner ce nouveau concept de solidarité ; ceci sans se référer à une quelconque étymologie. Au colloque Ramadier (8 et 9 décembre 1988), le message de F. Mitterrand faisait allusion pour Ramadier à son souci de la solidarité, et Mr Berstein dans la conclusion estimait son socialisme proche du solidarisme.
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