Les bitumes au Proche-Orient ancien du milieu du VIIe au IIIe millénaire av. J.-C. : des marqueurs d’échanges dans les sociétés
Résumés
Les bitumes sont classés en trois catégories : mélanges bitumés réalisés à partir d’un état visqueux de la matière, « mastic de bitume » et asphaltite. Fragments et objets en bitumes façonnés par l’homme ont été découverts sur un grand nombre de sites archéologiques au Proche-Orient ancien. Cet ensemble de matériaux a servi d’imperméabilisant, de colle, de mortier de construction mais aussi à sculpter ou modeler une variété d’objets, et à en colorer d’autres en noir. Les bitumes ont ainsi été utilisés dans de nombreux artisanats : industrie lithique, vannerie, céramique, statuaire, réalisation d’ouvrages architecturaux, batellerie, parure et vaisselle en « mastic de bitume » parmi tant d’autres. Dans les années 1930, la première classification des utilisations fut proposée par Robert J. Forbes (Royal Dutch Shell).
Il s’intéressa également à la question essentielle de l’origine des bitumes collectés. Le long de l’arc montagneux du Taurus/Zagros, les sources d’approvisionnement ne sont en effet localisées qu’en quelques zones principales : entre Mossoul et Kirkuk dans les vallées du Tigre et de ses affluents, sur le cours moyen de l’Euphrate à Hit, et dans le sud-ouest iranien (Khuzestan). La perception de ces manifestations d’échanges nécessite l’approche archéométrique. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1980 et grâce à l’utilisation d’outils performants de la géochimie organique que des résultats concluants furent obtenus par Jacques Connan (Elf Aquitaine).
Ceux-ci démontrent que les bitumes constituent des marqueurs de l’évolution des échanges à l’échelle régionale et interrégionale. Dès le milieu du VIIe millénaire av. J.-C., il est possible d’éclairer des axes d’échanges en Djézireh sur plusieurs centaines de kilomètres, ainsi que dans le Khuzestan dont les sources approvisionnaient les sites environnants mais aussi celui de Tell el’Oueili en Basse Mésopotamie durant l’Obeid 0 à 2. Durant l’Obeid 3 à 4, ce sont en revanche des bitumes provenant de la vallée du Tigre qui y sont utilisés à l’instar d’autres sites localisés sur le trajet et au-delà de la Basse Mésopotamie dans le Golfe Persique. Les sources d’Hit ne nous apparaissent que durant le Ve millénaire av. J.-C. L’approvisionnement depuis ces sources se développe durant la deuxième moitié du IVe millénaire av. J.-C. et s’intensifie durant le IIIe millénaire av. J.-C. Les textes de la IIIe dynastie d’Ur découverts en Basse Mésopotamie attestent enfin d’un commerce des bitumes à longue distance et fournissent des éléments intéressants sur la variété des bitumes collectés, les valeurs et les modes de transport.
Three kinds of bituminous matter have been collected by Man in the past: viscous bitumen, « mastic de bitume » and asphaltite. Such matters served as coating and adhesive agents, were used for making mortars and caulking boats as well as for modelling, sculpting or colouring objects. Bitumen fragments and objects have been discovered at many archaeological sites of the ancient Near East.
Robert J. Forbes (Royal Dutch Shell) has been the first researcher to provide a classification of the uses during the 1930s. His work was also focused on tracing bitumen origin. Indeed, sources are located in only few areas: between Mosul and Kirkuk in the mid-Tigris valley and its tributaries, in the mid-Euphrates valley at Hit, and the south-western Iran (Khuzestan). Efficient archeometric studies were only initiated during the mid-1980s thanks to the expertise of Jacques Connan (Elf Aquitaine) and the use of effective tools supplied by organic geochemistry.
Results demonstrate that bitumen artefacts represent markers for contact between societies at regional and interregional scales. From the 7th millennium BC, bitumen collected near Mosul has been used at sites located in Jezirah, some hundreds kilometres far. Bitumen from Khuzestan was used locally as well as at Tell el’Oueili in Lower Mesopotamia during Ubaid 0-2. However, at the end of the 6th millennium BC, during Ubaid 3-4, bitumen found at this site matched with the samples of the mid-Tigris valley, such as bitumen coming from other sites located in downstream areas along the river and in the Persian Gulf. Sources at Hit are already used during the 5th millennium BC. Procurement from the mid-Euphrates sources has increased from the mid-4th to the 3rd millennium BC. Texts of the Third Dynasty of Ur discovered in Lower Mesopotamia attest that bitumen was traded over long distances at the end of the 3rd millennium BC. A wide range of bituminous matters is mentioned that were collected and prepared, as well as their cost and shipping methods.
Entrées d’index
Mots-clés : bitume, Proche-Orient, Mésopotamie, commerce, texte, Ur III
Remerciements
Mes pensées les plus sincères et profondes s’adressent à M. Serge Cleuziou dont les conseils et le suivi de mes premiers travaux avaient démontré tout l’intérêt qu’il portait à l’étude des bitumes archéologiques, ainsi qu’à Mme Michèle Casanova qui suit désormais mes recherches pour le doctorat. Je tiens à exprimer ma respectueuse gratitude à M. Jacques Connan, spécialiste de l’étude en géochimie organique des bitumes, qui m’a fait partager son expérience dans le domaine. Le développement de mes travaux n’auraient pas été possibles sans le soutien et l’aide de M. Régis Vallet, directeur de l’équipe VEPMO, que je remercie (UMR 7041 ArScAn du CNRS à Nanterre). Je remercie également M. Bertrand Lafont pour ses conseils et son aide concernant les données textuelles disponibles à l’heure actuelle sur le commerce du bitume, ainsi que sur la batellerie. Enfin, je tiens à exprimer mes plus sincères remerciements à M. Maurizio Tosi, qui m’a permis d’échantillonner les bitumes de Ra’s al-Jinz 2 en 2012, et à M. Henry Wright qui m’a très aimablement accueilli dans son équipe à Ann Arbor aux États-Unis, m’a conseillé et fait partager son savoir.
Texte intégral
1Au Proche-Orient, les sources de bitumes se répartissent en trois zones principales d’approvisionnement comprenant la vallée du Tigre à hauteur de Mossoul et ses affluents du Grand Zab et du Petit Zab, le cours moyen de l’Euphrate avec les sources d’Hit et d’Abu Gir, et enfin le Khuzestan. Toutefois, des gisements circonscrits ont également été utilisés dont celui de Burgan au Koweït. Une combinaison unique de propriétés physico-chimiques en a fait un matériau d’une grande utilité en tant que colle, imperméabilisant, mortier, mais également pour sa malléabilité et sa couleur noire.
2Le fait que les sources soient très localisées, en comparaison du nombre conséquent de sites archéologiques où ont été découverts des fragments et objets en bitumes façonnés par l’homme, pose la question essentielle de la distribution de la matière. Ces manifestations d’une diffusion du matériau nécessitent l’approche archéométrique, en particulier l’application de méthodes d’investigation issues de la géochimie organique.
3Durant les années 1930, R. Forbes entreprit les premières études de provenance sur du bitume daté du IIIe millénaire av. J.-C., découvert dans la Diyala et la Basse Mésopotamie (Forbes, 1964, p. 57-69). Cette recherche fut poursuivie et complétée par des questions sur l’état de conservation et l’identification des mélanges bitumineux par R. F. Marschner sur les sites du Khuzestan dans les années 1960 et 1970 (Marschner, Duffy et Wright, 1978, p. 108-110).
4Cependant, ce n’est qu’à partir du milieu des années 1980 que des progrès significatifs furent accomplis grâce aux recherches de J. Connan. Sur un corpus de plus de deux mille échantillons répartis sur l’ensemble du Proche-Orient allant jusqu’aux périodes historiques, il put développer une méthodologie adaptée aux bitumes archéologiques (Connan et Deschesne, 1996, p. 60-62, fig. 7 et 8).
5Des axes d’échanges ont pu être identifiés dès le milieu du VIIe millénaire av. J.-C. soit à la fin du processus de néolithisation. Nous reportons leur évolution en figures sur un fond de carte à l’échelle 1/10 000 000 provenant de la plate-forme ArcGIS de ESRI France (Fig. 1, 2, 3 et 4). Ces axes représentent autant de courants innombrables et morcelés ayant correspondu à la circulation des hommes, des matériaux, des produits et des objets acheminés. L’étude de l’origine des bitumes au Proche-Orient ancien a démontré que ce matériau était un marqueur d’échanges dans les sociétés.
Tracer l’origine des bitumes
6La résolution de cette problématique nécessite l’emploi d’outils analytiques issus de la géochimie organique. Cette science couvre l’étude des hydrocarbures (liquides, solides et gazeux), les charbons, la matrice organique d’environnements aqueux et de sédiments de formation géologique récente, les sols et roches riches en matière organique, ainsi que le rôle des organiques dans le cycle géochimique dans les éléments terrestres. Elle s’est développée dans l’industrie pétrolière ces dernières cinquante années. Ces outils furent employés dès les années 1980 pour identifier la nature de matériaux d’origine organique découverts sur les sites archéologiques, dont les bitumes découverts au Proche-Orient ancien, grâce aux travaux réalisés par J. Connan.
7La méthodologie d’étude comprend une caractérisation physico-chimique des différents composants (constituants majeurs, traces, isotopes) à l’aide d’une instrumentation adaptée (chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse – abréviation anglaise GC-MS –, diffractométrie de rayons X – abréviation anglaise XRD –, pyrolyse Rock-Eval II, et autres) ; la structuration des données permet une discrimination des sources (analyse en composantes principales, canonique, discriminante, classification automatique) (Connan, 2002, p. 1045). Ces analyses détaillées permettent de proposer une classification des bitumes archéologiques (bitume visqueux, asphaltite et « mastic de bitume ») et ainsi de séparer des familles d’échantillons.
8Le bilan des recherches permet désormais de distinguer des axes de circulation des bitumes aux échelles régionale et interrégionale à partir du milieu du VIIe jusqu’au IIIe millénaire av. J.-C. Les sources irakiennes et syriennes ont permis d’approvisionner des sites localisés dans les moyennes vallées de l’Euphrate et du Tigre, dans le Khabour, en Basse Mésopotamie ainsi qu’en Arabie orientale. Les sources du sud-ouest iranien ont été utilisées à l’échelle régionale mais aussi en Basse Mésopotamie de la fin du VIe au milieu du Ve millénaire av. J.‑C.
9Les résultats d’analyses publiés par J. Connan, ceux de ses prédécesseurs et de ses successeurs, insistent sur la capacité du bitume à définir des territoires à différentes échelles, et d’échanges à plus ou moins longue distance. Toutefois, les résultats obtenus doivent être interprétés avec prudence. Pour diverses raisons, les quantités d’échantillons analysés sur chaque site sont parfois peu représentatifs des assemblages découverts.
Localisation des sources de bitumes
10En Irak, on distingue deux zones principales d’approvisionnement en bitume à l’état visqueux : d’une part dans la haute vallée du Tigre, entre les villes de Mossoul et Kirkuk (zone incluant les deux grands affluents du Tigre, à savoir le petit Zab et le grand Zab), et d’autre part sur le cours moyen de l’Euphrate, à hauteur des villes de Hit, Abu Gir et Ramadi (Connan, 2012, p. 26). Une troisième zone est localisée dans le sud-ouest de l’Iran, dans le Khuzestan, dont font partie respectivement les sources d’Ain Gir et de Masjid-i Suleiman. En outre, d’autres sources sont notamment attestées à Burgan, au Koweït, dont on sait qu’elles furent utilisées dans le passé (Connan et al., 2005, p. 61). La discrimination des sources comporte toutefois des limites dues à la disparition probable de certaines d’entre elles au cours du temps. À l’inverse, certaines sources sont artificielles et résultent de l’exploitation des réservoirs souterrains par les industries pétrolières dans la région depuis un siècle environ.
11L’abondance de ces sources au Proche-Orient est conséquente de son histoire géologique. Les pétroles sont issus d’une accumulation de matières organiques qui se dépose au fond des mers et qui, sous certaines conditions environnementales, mature sur plusieurs millions d’années en hydrocarbures (Selley, 1998, p. 25). Ces hydrocarbures piégés dans des réservoirs en profondeur s’en échappent parfois lorsque ces derniers sont fracturés suite à des mouvements tectoniques. Les hydrocarbures remontent le long des failles. En ce qui concerne le Proche-Orient, celles-ci sont en partie localisées au niveau de l’arc montagneux formé par le Taurus et le Zagros (Beydoun, 1988, p. 40-43). Ces chaînes montagneuses se sont formées lors du cycle éo-alpin à la fin du Crétacé il y a soixante-dix millions d’années à la suite de la collision entre la plaque arabique d’une part et les plaques anatolienne et iranienne d’autre part, par un mouvement de convergence entamé dès le Crétacé moyen lors de la fermeture du domaine téthysien. L’activité tectonique a également provoqué l’affleurement de roches imprégnées de bitume ; c’est le cas du calcaire bitumineux à Ghali Kuh, dans le Luristan, couramment appelé « mastic de bitume » dans la littérature archéologique (Deschesne, 2003, p. 26).
Milieu du VIIe/VIe millénaire av. J.-C.
12Dès le milieu du VIIe millénaire av. J.-C, un axe de circulation est/ouest en Haute Mésopotamie, dans le nord de l’Irak et de la Syrie, est documenté par du bitume découvert à Sabi Abyad dans la vallée du Balikh et provenant d’une source proche de Mossoul (Connan, 2012, p. 39)1. Cet axe rallie sur plusieurs centaines de kilomètres les sources de la vallée du Tigre et des piémonts du Zagros à l’est, à la haute vallée de l’Euphrate à l’ouest (Fig. 1). Ce circuit est en partie commun aussi à l’obsidienne qui provenait de la région de Van dans le sud-est de la Turquie découvert sur un nombre de sites (Cauvin, 1997, p. 237). Le cadre environnemental couvrant couloirs fluviaux et l’existence de villages susceptibles très tôt de générer de tels échanges ont favorisé l’acheminement de matériaux (Aurenche et Kozlowski, 1999, p. 143-146).
13Dans le sud-ouest de l’Iran, la circulation du bitume s’opère au niveau régional entre plaines et montagnes. L’indice le plus important est celui du « mastic de bitume » qui était collecté dans le Luristan à Ghali Kuh, région montagneuse localisée dans le Zagros (Connan, 2012, p. 162-163). Les objets en « mastic de bitume » les mieux documentés sont datés du IVe et du IIIe millénaire av. J.-C. et ont été découverts à Suse (Connan et Deschesne, 1996, p. 121-354). Toutefois, son utilisation remonte au VIe millénaire av. J.-C. à Choga Sefid en Deh Luran, plaine qui s’ouvre directement au sud du Luristan. En ce qui concerne l’approvisionnement en bitumes liquides et visqueux, les sites d’Ali Kosh et Choga Sefid ainsi que celui de Tula’i datés du VIIe/VIe millénaire av. J.-C.se fournissent aux sources locales du Khuzestan (Gregg, Brettell et Stern, 2007, p. 150 ; Connan, 2012, p. 150). Cet axe nord-ouest/sud-est qui longe les piémonts du Zagros est caractéristique en outre d’une économie de subsistance mixte basée sur l’agriculture et l’élevage où les déplacements saisonniers humains sont liés aux transhumances des troupeaux dans les vallées et les plaines en hiver, et en altitude l’été (Dollfus, 1989, p. 39-52).
14Durant les périodes d’Obeid 0 à 2, les sources du Khuzestan ont également approvisionné le site de Tell el’Oueili (Connan, 2012, p. 150-151). En Basse Mésopotamie, dans le sud de l’Irak, le bitume constitue un matériau exogène. Il a donc de tout temps dû être importé. Entre ces deux régions, les contacts ont pu en outre être documentés par l’apparition durant les périodes 1 et 2 d’un style céramique en Mésopotamie centrale, appelé Choga Mami transitional, dont on voit des exemples sur le site de Choga Sefid dès la seconde moitié du VIe millénaire av. J.-C. (Amiet, 1986, p. 29).
Fin du VIe/Ve millénaire av. J.-C.
15Durant la période d’Obeid 3, le bitume découvert à Tell el’Oueili ne provient plus du Khuzestan mais du nord de l’Irak (Fig. 2 ; Connan, 2012, p. 150-151). Cet axe nord/sud, le long du Tigre, approvisionne aussi sur son chemin Tell es-Sawwan (Connan, 2012, p. 39). Cette période correspond aussi à une expansion de la culture d’Obeid en direction du nord observée par la culture matérielle (Margueron et Pfirsch, 1996, p. 72-73), mais aussi vers le sud dans le Golfe Persique, où des tessons d’Obeid 2/3 attestent de contacts avec la Basse Mésopotamie (Boivin et Fuller, 2009, p. 126-132). Le bitume est un matériau qui apparaît sur les sites du littoral arabique ; il provient aussi loin que les sources de Mossoul sur le site d’Ain as-Sayh (Connan, 2012, p. 23). Toutefois du bitume de sources locales est également employé au Koweït et échangé à Dosariyah. Des mélanges bitumineux sont attestés pour le calfatage des bateaux sur le site de H3, As-Sabiyah au Koweït (Carter, 2006, p. 55-58). Cette pratique pourrait être plus ancienne car la tradition de la navigation semble apparaître en Mésopotamie dès la période d’Obeid 1 comme le démontre la découverte d’un modèle de bateau en argile dans le niveau XVII à Eridu (Qualls, 1981, p. 14).
16Les sources du Khuzestan, à Naft Safid, quant à elles continuent d’approvisionner le site au sud-est de Tall-e Abu Chizan (Connan, 2012, p. 40), et celles de Masjid-i Suleiman, les sites environnants tels que Djaffarabad et Chogha Mish (Marschner, Duffy et Wright, 1978, p. 108-110). En Deh Luran, l’exploitation du bitume d’Ain Gir aboutit à la spécialisation d’une activité de collecte et de conditionnement de la matière. À Farukhabad, dès la première période d’occupation au milieu du Ve millénaire av. J.-C., de nombreux morceaux de bitume, pur ou mélangé, étaient manifestement collectés depuis cette source proche, afin d’être conditionnés puis exportés (Wright, 1981, p. 268-270). La spécialisation artisanale est un élément concordant de la hiérarchisation sociale et un parti prenant des critères analytiques du phénomène naissant d’urbanisation. C’est en outre la période d’apparition d’un second centre urbain dans le Khuzestan, à savoir Suse, vers 4200 av. J.-C. (Amiet, 1986, p. 30) où le bitume est désormais employé en mortier de construction pour l’édification de la haute terrasse datée de Suse I (Amiet, 1986, p. 36-37).
17Enfin, les sources d’Hit sur le cours moyen de l’Euphrate nous apparaissent durant le Ve millénaire av. J.-C. par Kosak Shamali situé dans la haute vallée de l’Euphrate (Connan, 2012, p. 27). Elles n’ont pas été identifiées à ce jour comme approvisionnant la Basse Mésopotamie à cette période ou aux précédentes. Cette circulation absente dans la basse vallée de l’Euphrate pourrait s’expliquer par le peu d’échantillonnage réalisé. C’est une région qui de plus n’a pas fait l’objet de recherches intensives ; peu de sites sont connus de manière générale sur la partie de l’Euphrate en Irak (Butterlin, 2003, p. 353 et 358).
Deuxième moitié du IVe millénaire av. J.-C.
18Au milieu du IVe millénaire av. J.-C., l’utilisation du bitume en tant que mortier pour l’appareillage des murs, en soubassements et fondations de structures, recouvrement de sols et imperméabilisation de canalisations dédiées à la collecte des eaux, se développent alors que se produit l’essor de l’architecture monumentale. En Basse Mésopotamie, le bitume est employé sur le site d’Uruk dans l’E-anna IV (Sauvage, 1998, p. 111-113). Le site voisin de Tell el’Oueili s’approvisionnait en bitume aux sources d’Hit durant cette période (Fig. 3 ; Connan, 2012, p. 30), à l’instar des sites en amont de la vallée de l’Euphrate, dont Jebel Aruda, Habuba Kabira, Jerablus Tahtani, Sheikh Hassan et Hacinebi Tepe. Ces sites se fournissaient également aux sources du Jebel Bichri en Syrie (Connan, 2012, p. 27 et 103-105). L’Euphrate devait constituer un axe d’échanges important sur lequel pouvaient être acheminées dans la plaine alluviale mésopotamienne de grandes quantités du bitume ainsi que d’autres matériaux de construction dont le bois d’œuvre provenant du Taurus ou du Liban (Margueron et Pfirsch, 2001, p. 95).
19Dans la vallée du Khabur, l’approvisionnement depuis les sources d’Hit a également couvert Tell Brak ; toutefois, sur ce site, du bitume est aussi importé depuis le nord de l’Irak selon l’axe est/ouest identifié en Haute Mésopotamie depuis le Néolithique (Connan, 2012, p. 152, fig. V.3).
20Dans le Khuzestan, qui se trouve rattaché à la Mésopotamie durant la période Suse II, un approvisionnement local et une spécialisation artisanale régionale persistent dans le cas des bitumes a contrario de la tradition céramique néolithique peinte (Suse I) qui disparaît des assemblages et de l’apparition d’un matériel dit urukéen (Amiet, 1986, p. 48-66). C’est le cas de la source d’Ain Gir en Deh Luran pour laquelle le bitume conditionné a été découvert sur le site de Sharafabad à une centaine de kilomètres environ au sud au milieu du IVe millénaire av. J.-C. (Marschner, Duffy et Wright, 1978, p. 108-110).
21Enfin, du bitume apparaît au-delà du Détroit d’Ormuz à la fin du IVe millénaire av. J.-C., sur le site de Ra’s al-Hamra 5 localisé sur le rivage du Golfe d’Oman, sans que l’on puisse parler d’échanges cependant car il ne s’agit que d’un fragment. Un vase du nord-est iranien, découvert dans une fosse attribuée à la dernière période d’occupation du site, contenait les restes d’une substance bitumeuse provenant du nord de l’Irak (Connan et al., 2005, p. 52 ; Didier et Méry, 2012, p. 184). Il pourrait avoir servi à sa chauffe.
IIIe millénaire av. J.-C.
22Dans le sud-ouest iranien, quelques analyses réalisées démontrent que le bitume découvert à Tell-e Ghazir provenait notamment du Luristan durant le IIIe millénaire av. J.-C. ; le bitume de Suse pourrait avoir été obtenu également sur cette voie d’approvisionnement (Connan, 2012, p. 123-124). Le bitume de Deh Luran (source d’Ain Gir) est utilisé localement à Tepe Moussian (Connan, 2012, p. 150). En Haute Mésopotamie, des échanges régionaux se sont sans doute poursuivis durant cette période. Toutefois, peu d’études de provenance des bitumes ont été menées pour les sites de Djézireh syrienne et irakienne.
23L’information principale provient des sources d’Hit qui approvisionnent le long de l’Euphrate nombre de ces sites, dont Mari et Terqa en amont, et Ur et Tello en aval (Fig. 4 ; Connan, 2012, p. 27). En outre, l’étude de l’origine des bitumes documente, à l’instar d’autres matériaux, le développement de voies de commerce durant la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C. entre la Mésopotamie et la vallée de l’Indus, traversant l’Iran et le Golfe Persique (Huot, 2004, p. 220). Au début des Dynasties Archaïques, la Basse Mésopotamie se couvre d’un réseau urbain constitué d’une douzaine de cités-États localisées le long des fleuves, rivières ou des canaux (Margueron et Pfrisch, 1996, p. 124 et 140). À cette époque, ces cités sont en outre rattachées à un réseau commercial maritime ; c’est le cas d’Ur qui était localisé sur la ligne de rivage du Golfe Persique (Sanlaville et Dalongeville, 2005, p. 19-20). On importe en Basse Mésopotamie des métaux (cuivre des montagnes de Magan), des pierres précieuses ou semi-précieuses (cornaline provenant de la vallée de l’Indus) et autres objets de valeur (grandes coquilles de gastéropodes tels que la Fasciolaria trapezium et la Turbinella pyrum ; Huot, 2004, p. 219). Dans la région de Magan, correspondant à la péninsule d’Oman, du bitume provenant de nord de l’Irak est quant à lui découvert à Ra’s al-Jinz 2, site localisé à la pointe sud-orientale de la péninsule arabique, soit à plus de deux mille kilomètres de distance des sources (Cleuziou et Tosi, 1994, p. 747-754 ; Connan et al., 2005, p. 61).
24Ces échanges maritimes se concluent à la fin du IIIe millénaire av. J.-C. Aucun site localisé sur les rives de la Mer d’Oman ne fournit les preuves d’une utilisation du bitume au début du IIe millénaire av. J.-C., bien que celle-ci se poursuive dans le Golfe Persique à Dilmun et sur l’île de Failaka.
25L’empire d’Akkad, constitué par Sargon dans le sud mésopotamien à la fin du IIIe millénaire av. J.-C., est marqué par de grandes conquêtes en direction du nord-ouest le long de l’Euphrate, de l’est vers les hauts plateaux d’Iran et du Golfe Persique jusqu’aux rivages du pays de Magan (Huot, 2004, p. 135-136). Sous la IIIe dynastie d’Ur, la perte d’une bureaucratie établie précédemment par cet empire voit l’émergence de difficultés extérieures (Huot, 2004, p. 146). La chute des systèmes politiques majeurs dans le sud-est iranien puis le fractionnement de la civilisation de l’Indus vers 1800 av. J.-C., pour un nombre de facteurs en question, ont joué un rôle décisif dans la rupture de ces relations commerciales (Huot, 2004, p. 203-204 et 220-222).
Fin du IIIe millénaire av. J.-C. : le commerce du bitume durant la IIIe dynastie d’Ur
26À la fin du IIIe millénaire av. J.-C., les échanges du bitume à échelle régionale et à longue distance ont abouti à un commerce attesté par les textes datés de la IIIe dynastie d’Ur en Basse Mésopotamie. L’organisation de ce commerce nous est connue par de nombreux comptes de marchands (Pétrequin, 1989 ; Damoun, 2013). Ils documentent son transport, la valeur de la matière suivant son état, et la gestion des échanges par un mar-sa – arsenal –, institution fondée sous la IIIe dynastie d’Ur, sur une période de quarante-deux années comprise entre les règnes de Šulgi 29 et Ibbi-Sin 2. L’existence de plusieurs arsenaux en Basse Mésopotamie est attestée dans les textes. L’activité essentielle du mar-sa était l’organisation du commerce fluvial, et peut-être maritime.
27Les sources d’approvisionnement ne sont quant à elles que très peu citées. On distingue cependant le bitume de Madga, région ayant correspondu à la haute vallée du Tigre, ainsi que des localités qui semblent être des sites de redistribution dont Dilmun (actuelle île de Bahreïn). Des bateaux étaient spécialement affrétés au transport du bitume. On sait en outre que le bitume sec esir2-hax était transporté dans des sacs de cuir, et la variété de bitume liquide esir2-é-a, dans des pots de contenance de 90 litres chacun. Ce dernier a fait l’objet de commandes régulières ; il coûtait plus cher que d’autres utilisés dans la construction à la même époque (Moorey, 1994, p. 332). La majorité des commandes concernent des quantités de bitume inférieures à 500 sila, la plus petite commande étant de 3 sila, et la plus importante de 7 428,66 sila. Elles pourraient attester des commandes liées à la construction de grands ouvrages – architecture ou batellerie – ou à la réalisation d’œuvres artisanales.
28Certaines aires culturelles où des sources locales ont très tôt fait l’objet d’une exploitation régulière, dont le sud-ouest de l’Iran, ou le nord de l’Irak, pourraient avoir pratiqué un tel commerce. Toutefois, les preuves écrites et intelligibles sont manquantes.
Remarques conclusives
29Que représentent les axes d’échanges identifiés grâce à l’étude de l’origine des bitumes au Proche-Orient ancien ? Il peut s’agir d’hommes qui se déplacent, d’échanges de biens ou d’idées véhiculées. Par ailleurs, un bitume a pu être échangé pur, transformé ou récupéré. La question de la récupération d’un bitume – ou recyclage – a été étudiée il y a une quinzaine d’années par M. Schwartz et D. Hollander (Schwartz et Hollander, 2000) qui proposaient de réexaminer l’interprétation des quantités de bitume échangé sur ces voies de circulation, et d’identifier le cadre socio-économique relatif au commerce de la matière pour le IVe millénaire av. J.-C. sur la base notamment des bitumes découverts à Hacinebi Tepe, site du sud-est de la Turquie. Les étapes de la collecte, de la transformation, du façonnage et de la récupération, qui correspondent à une chaîne opératoire, ont dû nécessiter la maîtrise des propriétés physiques de la matière ainsi que l’existence de techniques et d’outils adaptés à son traitement, qui ont pu varier dans le temps et suivant un facteur culturel. Une identification précise de la nature des assemblages bitumineux pour chaque site permet d’apporter un élément de réponse primordial à la caractérisation de ces axes d’échanges.
Bibliographie
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10.3998/mpub.11395169 :Notes de bas de page
1 Des sables bitumineux provenant de Jebel Bichri ont également été utilisés à Sabi Abyad (Connan, 2012, p. 140).
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
UMR 7041, Équipe « Du Village à l’État au Proche et Moyen-Orient », Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie
Thèse sous la direction de Michèle Casanova, « Les bitumes archéologiques : exploitation et façonnage en Mésopotamie, au Khuzestan et en Arabie orientale du milieu du IVe au IIIe millénaire av. J.-C. »
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