Innovations techniques et transformations sociales : le cas des perles au Cameroun et ses environs
Résumés
L’étude des données archéologiques montre un bouleversement majeur au cours du xvie siècle dans les objets perlés africains. L’origine des perles, leur nombre et la proportion des matériaux changent : perles de verre européennes et cauris prennent un essor considérable au détriment des perles minérales et des pâtes de verre provenant d’Inde. L’objectif de cet article est double : identifier dans un premier temps les raisons de cette révolution matérielle, puis en second lieu, observer les répercussions de ce changement sur les populations africaines. Afin de donner des exemples précis, nous nous focaliserons sur le Cameroun, surnommé « l’Afrique en miniature » et ses alentours.
The analysis of archaeological data points at a major disruption during the 16th century regarding African beaded items. The provenance of beads, their abundance and their composition vary: the spread and usage of European glass beads and cowries vastly increase at the expense of mineral pearls and Indian-made beads. This article aims at two goals: first to identify the reasons of this revolution of materials, then to observe the consequences of this change on African populations. As a representative example, this article shall focus on Cameroon and its surroundings, for the area is known for the diversity of both its ecosystems and populations at such a degree that some call the country « Mini-Africa ».
Entrées d’index
Mots-clés : perles, usage, symbolique, Cameroun, art, société, technologie
Keywords : art, beads, function, Cameroon, society, symbolism, technology
Texte intégral
Introduction : objectifs et cadre de l’étude
1L’archéologie, science humaine étudiant les cultures passées par le biais de ses vestiges matériels, est souvent confrontée à des difficultés d’interprétation. Ainsi, le scientifique observant une césure de faciès dans les productions anthropiques est amené à s’interroger sur la portée de ce changement sur les mentalités humaines. Dans cet article, l’opposition entre les perles antérieures et postérieures au xvie siècle pour les sites archéologiques au Cameroun et ses alentours sera analysée afin de déterminer les causes et les répercussions de ce changement matériel chez les populations africaines.
2Le Cameroun actuel, pays d’une surface de 475 440 km² situé entre le 13e et le 1e degré de latitude nord bordé à l’ouest par l’océan Atlantique, porte le surnom d’Afrique miniature par sa concentration d’écosystèmes diversifiés allant du climat tropical sec de type sahélien dans la partie septentrionale du pays à l’équatorial sur le plateau sud camerounais et comprenant le climat le plus humide d’Afrique près du mont Cameroun. Comme le reste du continent, ce pays est une entité récente qui s’est forgée suite au colonialisme européen. Auparavant, le Cameroun était divisé en trois grandes zones d’influence (Fig. 1). La partie septentrionale du pays commerçait davantage avec l’Afrique du Nord et la bande sahélo-soudanienne, tandis que le plateau sud camerounais était tournée vers le sud, formant une entité avec l’actuel Gabon et le nord de la République du Congo. L’ouest était en relation avec le reste du Golfe de Guinée, en particulier le royaume du Bénin. De ce fait, notre étude concernera également des sites limitrophes au Cameroun, comme ceux situés sur la partie orientale du Nigéria, ou la bordure occidentale du Tchad.
Une révolution matérielle au xvie siècle engendrée par l’expansion du commerce européen en Afrique
3Les perles, ces petites masses percées de part en part destinées à être enfilées pour servir en particulier d’ornement1, sont un des vestiges les plus fréquents dans les fouilles archéologiques de sites intacts2 quelle que soit l’époque d’occupation humaine. Contrairement à l’outillage lithique ou les productions céramiques considérés comme des marqueurs chrono-culturels pertinents, ce type d’objet est généralement peu étudié compte tenu de la diversité des formes typologiques, de leur répartition géographique étendue et de la récurrence des modes, empêchant une chronologie fine basée sur la typologie (Lamb et York, 1972, p. 109).
4Néanmoins, la multiplication des fouilles dans la partie septentrionale du Cameroun (aire Sao) et dans l’ensemble de l’Afrique occidentale3 a mis en exergue une rupture de faciès dans la nature et les proportions des perles avec l’apparition et l’essor du commerce Europe-Afrique. Les niveaux d’occupation antérieurs au xvie siècle sont marqués par la prépondérance des matières naturelles sur celles artificielles, avec un grand nombre de perles en cornaline, une calcédoine rouge exogène. Les sites postérieurs présentent en revanche une majorité de perles synthétiques en verre. Les cauris, coquilles de Monetaria moneta4, autrefois rares, deviennent plus fréquents dans les sites récents. Ces coquillages originaires de l’océan Indien, furent transportés par les navires européens pour servir de monnaie d’échange contre des denrées typiquement africaines et des esclaves (Iroko, 1988). Le jaspe rouge, l’agate teintée, le corail de Méditerranée (Corallium rubrum), et les verroteries imitent la cornaline véritable. Le jaspe et l’agate, contrairement à la calcédoine vermillon, existent en importants gisements en Europe. Les procédés verriers permettent de contrefaire l’apparence de la cornaline, et de ne pas être ainsi tributaire de l’exploitation d’une ressource naturelle (Fig. 2). Parmi les perles métalliques, le laiton fait son apparition et se substitue aux anciens alliages cuivreux produits localement. Une catégorie spécifique de perles d’espacement, les boutons, sont exceptionnellement visibles dans les sites de fouilles récents (Marliac, 2006). Ils sont le plus souvent en nacre ou en faïence et ils proviennent majoritairement des ateliers français localisés à Méru et à Briare (Dussieux, 1873, p. 470). Les perles de verre réalisées par les manufactures européennes diffèrent des précédentes perles par leur technique et leur composition (cf. Rechignac, 1965 ; Davison, 1972). La transition entre ces deux faciès est abrupte : il est donc possible de parler de révolution matérielle.
5Cette rupture dans les types de perles traduit un brusque changement dans les relations commerciales en Afrique. Les Européens ont pu s’implanter rapidement au Cameroun comme dans l’ensemble de la partie occidentale du continent, grâce à une bonne adaptation à la demande et un prix de vente nettement inférieur à leurs concurrents originaires de la péninsule arabique. Ceci a été rendu possible grâce à des prouesses technologiques dans le domaine de la navigation et de la verrerie. Les marchands arabes vendant des perles en Afrique utilisent principalement la voie caravanière transsaharienne pour accéder aux contrées du Cameroun (Insoll et Shaw, 1997), bien que le transport fluvial par le Nil ait pu être également utilisé (Sutton, 2001). Mais ces deux voies sont nettement plus onéreuses, lentes et risquées que la navigation en pleine mer développée par les Européens au crépuscule de l’époque médiévale grâce à la mise au point d’instruments de navigation plus précis et au perfectionnement des navires. Les Européens possèdent ainsi un avantage sur le coût des transports, ce qui leur permet de vendre des articles identiques moins chers, tels les cauris, ces coquilles de mollusques marins provenant de l’Océan Indien. A cette réduction des coûts de transports s’associe une économie de production pour les perles de verre. L’Orient produit des perles d’après la technique de la lampe, procédé ne permettant pas la fabrication de verroterie en série. Les ateliers européens élaborent au contraire deux techniques qui aboutissent à la fabrication d’une multitude de perles identiques en un cycle. Les premiers ateliers de production de perles de verre destinées à l’Afrique sont vénitiens. Cette localisation est due à des circonstances historiques. En effet, le sac de Constantinople par les Turcs en 1453 contraint les artisans verriers byzantins chrétiens à s’exiler. Ils trouvent refuge en Vénétie, leur principal partenaire commercial en Europe, ce qui permet à la population de la région de connaître leur savoir-faire. Couplé à l’ingénierie de la tradition européenne, les verriers vénitiens inventent la technique du soufflage-étirement pour créer des cannes de verre creuses (Fig. 3) qu’ils coupent ensuite de la longueur voulue pour produire des perles de verre courtes, standard ou longues5. Ces perles sont ainsi façonnées en grand nombre très rapidement. Pour que les cannes soient les plus longues possibles, de longs établissements sont construits : ce sont les manufactures de Murano.
6Les perles obtenues dans ces industries ne sont pas forcément de teinte unie. Au Cameroun, ce sont les rosetta, perles à décors de chevrons (Fig. 4), qui sont les perles ornées les plus appréciées. Elles sont réalisées en série, selon un procédé standardisé. Les verriers vénitiens fabriquent des cannes de verre de couleurs distinctes et de différents calibres (diamètre) de manière à ce qu’elles puissent s’imbriquer les unes dans les autres. Par chauffe, les différents tubes s’agrègent, ne formant plus qu’une canne à multiples couches soudées. Après la coupe, les extrémités de la perle sont meulées jusqu’à ce que le tronçon soit en forme elliptique, montrant alors les dessins d’étoiles en vue perpendiculaire à l’axe de la perle, et de chevrons en vue longitudinale de l’objet.
7Les avancées techniques réalisées par l’Europe du xvie au xxe siècle ont permis d’augmenter la productivité et de diminuer la qualification des ouvriers afin de réduire le prix de production des perles. Ainsi au cours de la révolution industrielle, une nouvelle technique fait son apparition : le pressage. Une pâte siliceuse est introduite dans de grandes machines ressemblant à des presses et contenant des moules. En actionnant le mécanisme de l’appareil, la pâte siliceuse est comprimée dans les moules et cuite, formant ainsi une multitude de perles identiques, sans que l’artisan ait besoin d’un savoir-faire spécifique. Les manufactures européennes n’auront de cesse de satisfaire les exigences de la clientèle africaine en diversifiant les modèles produits et en contrefaisant des modèles de perles populaires quels que soit le matériau d’origine (cf. notamment fig. 2).
Transformation des zones d’influence et réorganisation sociale
8Les conséquences de ce nouvel axe commercial européen supplantant les précédents sont visibles à l’échelle continentale, comme à l’intérieur de notre région d’étude.
Valorisation des zones côtières et baisse d’influence de la zone saharienne à l’échelle continentale
9Les perles constituent une des denrées circulantes les plus échangées dans l’ensemble de l’Afrique, et ce, dès le Néolithique. En effet, dès les premiers niveaux d’occupation des sites Sao (Nord Cameroun et alentours du lac Tchad), des perles en matières exogènes telles que la cornaline sont visibles, comme l’attestent notamment les rapports de fouilles des époux Lebeuf sur le site de Mdaga (Lebeuf, Lebeuf, Treinen-Claustre et Courtin, 1980) ou ceux d’Augustin Holl à Houlouf (Holl, 2002). Le changement d’axe commercial principal au xvie siècle privilégiant l’Europe à l’Orient entraine une modification des zones d’intérêt économique sur le continent. Les zones portuaires de l’Atlantique deviennent plus attractives au détriment des anciens lieux de traite de l’intérieur de l’Afrique, car le trafic maritime met à mal la prospérité du négoce caravanier transsaharien. Plusieurs sites sahariens et sahéliens sont désertés au cours du xvie siècle comme Tegdaoust (Vanacker, 1984) ou Tinîgi (Bonte, 2008, p. 236-241), deux sites mauritaniens. Les emplacements bâtis sur des gisements de pierre rouge décrits par les marchands arabes tels qu’Al Bâkri au xie ou Ibn Battûta au xive siècle (traduction Cuoq, 1973), sont oubliés de nos jours, ce qui laisse supposer également un abandon. Au contraire, les populations vivant à proximité des ports sont celles qui profitent le plus de ce changement économique. Les royaumes comprenant des ports donnant sur l’Atlantique, comme celui du Bénin et du Dahomey, gagnent de ce fait un rayonnement politique et économique par rapport à leurs rivaux qui n’ont pas d’accès à la mer. Ce prestige se traduit par une expansion territoriale, un art de cour marqué et une diffusion des styles aux entités voisines.
10Le déplacement de zones d’influence engendre des perturbations sociales. En effet, la principale exploitation du Sahara par l’homme est son commerce caravanier ; les précipitations insuffisantes et irrégulières limitent l’exploitation agricole ainsi que nombre d’activités d’industrie nécessitant de l’eau (Dubief, 1959-1963). La perte d’un commerce aussi important que celui des perles est par conséquent un choc pour l’ensemble des populations sahariennes. L’exode d’une partie de ces personnes vers des régions plus clémentes provoque des vagues de migrations en cascade et affecte donc l’ensemble du continent de manière plus ou moins directe.
Au Cameroun : développement du Grassland et instabilité sociale au Nord
11La partie septentrionale du Cameroun est marquée par des déplacements de faciès visibles sur les sites archéologiques. Des éléments de la culture matérielle Sao apparaissent à cette époque dans les monts Mandara, zone la plus méridionale de l’aire d’occupation de cette culture qui traditionnellement vivait dans les pourtours du lac Tchad (Gauthier, 1979). Plusieurs sites des abords du lac Tchad, comme celui de Makari (Lebeuf, 1962, p. 15-144), montrent une césure dans les modes d’inhumations funéraires entre les couches antérieures au xvie siècle et celles postérieures qui correspondent aux coutumes islamiques avec en particulier une orientation vers la Mecque. La butte anthropique de Mongossi, située sur une plaine inondable lors des crues du fleuve Logone comporte aussi deux phases d’occupations distinctes selon Alain Marliac, le principal archéologue de la fouille (Marliac, 1988) : l’une s’étalant du ie au xiie siècle correspondant à la culture Sao et l’autre entre le xvie et le xviie.
12Le Grassland est la région du Cameroun la plus favorisée par ce nouvel axe commercial (Ossah Mvondo, 2006). En effet, les côtes du Nord-Ouest sont des mangroves impropres au développement du commerce maritime. Elles sont par ailleurs dépendantes du royaume du Bénin qui décide à partir du xviiie siècle d’abolir la vente de ses habitants comme esclaves (Hondt, 1748, p. 22). Cette décision politique a un impact sur les chefferies limitrophes qui se spécialisent dans la capture et le commerce d’humains. Le Grassland devient donc un des hauts lieux de cette traite et reçoit en conséquence une grande quantité de verroteries européennes. L’essor économique de cette région est affirmé matériellement par un art perlé de cour sophistiqué (Perrois et Notué, 1997 ; Tardits, 2004). Les objets brodés de perles servent alors de trésor pour la chefferie et sont exhibés lors de grands rassemblements.
L’essor de l’art perlé moderne
13Les innovations techniques européennes ont pour conséquence matérielle de permettre à l’Afrique d’obtenir un nombre colossal de perles pour un prix réduit. Bien que vendues sous la forme de colliers simples afin de faciliter le comptage et le transport de ces unités, les petites masses percées servant d’ornement sont généralement réaffectées à d’autres montages, propres à chaque ensemble culturel africain. Au Cameroun, les productions perlées subactuelles les plus complexes du Nord sont réalisées à partir de tissage, procédé emprunté à la vannerie traditionnelle. A l’ouest (Grassland), ce sont les broderies de perles sur âmes de bois qui fascinent. La couture était déjà présente pour l’ornementation des tissus ndop, dont les motifs clairs sur fond indigo étaient obtenus grâce à la couture de raphia sur le tissu écru avant teinture6. Les données archéologiques n’ont pas mis en évidence la présence de ces types de montages dans les perlages antérieurs au XVe siècle.
14Par ailleurs, les perles en matières non dégradables sont visibles dans un plus grand nombre de sépultures récentes, ce qui suppose une démocratisation de l’usage de ce type de perles, en particulier les verroteries, autrefois réservées à une élite très restreinte comme l’atteste le matériel de la tombe d’un prêtre à Igbo Ukwu datée entre le ixe et le xie siècle, sépulture unique dans la région du fait de sa concentration en perles en cornaline et grains d’enfilage en verre.
15Cette différence entre les productions perlées anciennes et modernes en termes de technologie de montage et de répartition signifie-t-elle pour autant qu’il y ait un bouleversement dans l’usage des objets perlés ?
Une adaptation dans les usages
16Les perles peuvent être utilisées en Afrique dans des domaines variés, tels que l’art, l’économie, la religion et la sphère sociale. En étudiant les usages actuels et en les comparant avec les indices donnés par les vestiges archéologiques et les récits historiques, il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas eu de changement brutal dans les usages des objets perlés.
Une fonction artistique continue
17Par définition, la perle a une fonction esthétique. Les divers objets perlés archéologiques tels que le pagne ornement de sexe Sao représenté sur la Fig. 5, montrent une utilisation visuelle mais aussi sonore des perles. Toute parure perlée a pour rôle de magnifier l’allure de son propriétaire, et ce, bien que les formes des objets aient considérablement évolué au cours du temps (Fig. 5 & 6).
Une démonétisation progressive
18Dès le xie siècle, les écrits de voyageurs arabes (Al Bakri 1040-1094 ; Al Umari 1340 ; Ibn Battûta 1349-1353 traduits par Cuoq) indiquent que les populations subsahariennes utilisent les perles comme monnaie d’échange. A cette époque, les cauris et les perles en verre ont une valeur vénale élevée, qui ne cessera de décroitre avec l’introduction du commerce européen jusqu’à sa démonétisation au Cameroun en 1945 au profit du franc CFA. A titre d’exemple, Léon l’Africain déclarait en 1507 qu’un mithqal (dinar d’or) valait quatre cents cauris (Léon 1553). Au xviiie siècle, le mithqal valait trois mille cauris et un siècle plus tard dans la même région quatre mille. Au début du XXe, le cours s’effondre : quinze mille cauris sont nécessaires pour obtenir un dinar. Malgré cette dévaluation, les populations africaines restent attachées à la monnaie-perle et de nombreuses mesures politiques sont déployées afin de changer les mœurs, comme le décrivent Michel Aglietta et André Orléan (Aglietta et Orléan, 1998, p. 309-312). Ainsi du point de vue de l’usage commercial, le xvie siècle ne constitue pas une date césure.
Application spirituelle
19Les objets perlés appartiennent fréquemment au domaine spirituel et servent à la médecine ainsi qu’à la pratique de rites. Actuellement, les perles servent à la médecine de diverses manières : en mode préventif ou curatif par le port d’amulettes, mais aussi comme costume de danse pour les danses d’exorcisme et de protection collective. Si, dans les données archéologiques anciennes, il n’a pas été possible de retrouver les costumes de danses, en revanche des amulettes ont été exhumées dans les sites funéraires. Par ailleurs, des perles ont été mises au jour dans des sites cultuels tels qu’Igbo Isaiah, daté entre le ixe et le xie siècle (Shaw, 1970) et Mongossi occupé du ier au xiie (Marliac, 1988), attestant du rôle ancien des perles dans ce domaine.
Une affirmation identitaire
20De nombreux objets perlés sont actuellement utilisés comme marqueurs d’identité personnelle et culturelle. En effet, certaines régions sont des zones refuges concentrant une grande variété de populations distinctes (Lembezat, 1961). C’est le cas notamment des monts Mandara, massif montagneux situé au Nord du Cameroun et au Nord-est du Nigéria. Alors que les plaines septentrionales sont dominées par les Foulbé, les montagnes regroupent de multiples cultures aux langages distincts dont le principal trait commun est le refus d’abandonner les coutumes religieuses locales au profit des dogmes des religions du Livre. Au sein de cet ensemble hétéroclite, les populations arborent des ornements perlés quotidiens présentant un code couleurs visible de loin et qui permet de connaître l’origine culturelle de la personne. Ainsi une parure tricolore à dominante rouge et jaune avec une pointe de bleu foncé signe-t-elle l’appartenance à la culture fali, tandis que les couleurs rouge, jaune et blanc avec une pointe de vert tendre sont caractéristiques des Podoko. Les Kapsiki privilégient en revanche les couleurs d’eau, à savoir le bleu clair, le blanc et le turquoise pour les vêtements quotidiens. Les savoir-faire perliers diffèrent selon les régions. Aussi est-il aisé de connaître la provenance d’un objet en observant la forme de l’objet perlé. Les objets en âme de bois ou de calebasse recouverts d’un tissu brodé de petites perles de rocaille sont typiques du Grassland alors que les cache-sexe tissés de perles et les poupées de fertilité sont une spécialité de la région septentrionale du Cameroun. Les couleurs du drapeau national sont souvent utilisées dans les objets perlés destinés à être vus par des étrangers, car cela permet d’afficher l’unité de ce récent Etat. Les objets perlés témoignent du statut marital du propriétaire, de sa position au sein de la société, voire de son métier. Ainsi les sonnailles aux jambes indiquent que le porteur s’apprête à exécuter une danse rituelle et a reçu l’initiation ad hoc. Au Grassland, où la société est très hiérarchisée, certaines perles ne peuvent être portées que par la famille royale, comme les rosetta. Le veuvage est manifesté à l’ouest par une parure bleu nuit (Notué, 1989, p. 481), tandis que chez les Moundang du Nord, il est associé à des perles rouges ou blanches (C.R.E.D.H.E.S.S., 2006). Ainsi, de manière paradoxale, des objets réalisés à partir d’éléments importés contribuent à la communication d’informations personnelles sur les plans inter et intra culturel. L’art perlé actuel est donc pleinement intégré à la sphère sociale.
21Etait-ce le cas pour les périodes antérieures ? L’analyse du matériel des nécropoles révèle que les perles minérales et synthétiques ne sont portées que par une catégorie restreinte de population. Houlouf, site septentrional d’une superficie de près de quarante mètres carrés présentant un conglomérat de tombes de culture sao, illustre la correspondance entre prestige social et nombre de perles. Augustin Holl, un des archéologues ayant fouillé ce site, a recensé le nombre de perles en cornaline par tombe et démontré que les tombes ayant le plus grand nombre de perles étaient concentrées dans un quartier du cimetière, et concordaient avec celles qui présentaient le plus d’objets en alliage cuivreux, autre denrée prestigieuse (Holl, 1994, p. 161). Comme actuellement, ce sont les personnes exerçant des prérogatives spirituelles comme la fonction de chef spirituel ou celle de guérisseur, qui possèdent les costumes les plus ornés de perles. Igbo Ukwu, situé à l’est du Nigéria non loin de la frontière avec le Cameroun, est un exemple flagrant de l’association ancienne entre perles et fonction sociale. La sépulture du prêtre est célèbre pour sa profusion de perles en cornaline et en verre, parfois associées à des éléments en cuivre (Shaw, 1970). La sépulture de la guérisseuse à Mdaga, fouillée par l’équipe menée par les époux Lebeuf, est un autre cas célèbre d’abondance de perles notamment en cornaline associées à un métier (Lebeuf, 1980, point IV, niveau 4). Le nombre d’assemblages pouvant être restitués étant très limité, il n’est pas actuellement possible de déterminer s’il existe des modèles d’objets liés à l’âge de l’individu, comme c’est actuellement le cas.
22En résumé, bien que la physionomie des objets perlés soit très différente entre la période antérieure au xvie et celle récente, leur fonction semble similaire : indiquer l’identité sociale de l’individu détenteur.
Multiplicité des fonctions pour un même objet
23L’observation des objets perlés actuels du Cameroun montre des fonctions multiples, qu’elles soient synchroniques ou diachroniques. Par exemple, les jambières des danseurs indiquent leur statut, mais aussi ont une fonction d’esthétique sonore (percussion idiophone) et de protection contre les forces invisibles. Toutes ces fonctions s’exercent de manière simultanée. En revanche, les sièges brodés du Grassland ont des usages distincts en fonction du temps : alors qu’ils ont un rôle d’assise d’apparat lors du vivant du propriétaire, ils acquièrent un rôle cultuel au trépas de leur utilisateur.
24Les objets perlés mis au jour indiquent la même multiplicité des domaines d’usage. En effet, les parures funéraires présentent des traces d’utilisations antérieures, ce qui témoigne un usage du vivant du détenteur. Par ailleurs, la parure funéraire a concomitamment un rôle esthétique, social en marquant le prestige de l’individu paré et religieux lorsqu’il s’agit d’amulettes.
La connotation symbolique des perles et des objets perlés
25La symbolique rattachée aux perles est en relation avec leur usage. Puisqu’elles servaient au commerce en tant que monnaie, il n’est pas étonnant qu’elles soient encore aujourd’hui le symbole de la richesse. De par leur nature d’ornement, elles sont rattachées aux concepts de beauté et d’idéal. Les autres rôles des perles mettent en valeur l’union, la communication, l’abondance, la fertilité et la protection. La symbolique des perles est donc positive, ce qui correspond à leur rôle mélioratif de mise en valeur. Ces notions positives persistent dans le temps, que les perles soient d’origine européenne ou autre.
26En revanche, l’assortiment de couleurs et l’iconographie des objets perlés ont subi de nombreuses transformations et inventions au cours du temps. La sémiotique des couleurs et des formes varie considérablement selon la culture et la chronologie. En ce sens, il n’existe pas une signification ancienne s’opposant à celle du xvie à nos jours, mais un changement perpétuel dans la symbolique des couleurs et des formes.
Conclusion
27La révolution matérielle des perles au Cameroun et dans ses environs, effectuée au cours du xvie siècle, a entraîné de nombreuses conséquences sur les sociétés utilisatrices, dont certaines radicales. Elle entraine notamment la modification soudaine des axes commerciaux, avec valorisation des côtes atlantiques au détriment des zones sahélo-soudaniennes, provoquant de profonds changements politiques, affectant l’ensemble du continent. L’essor de la région du Grassland camerounais est issu de cette nouvelle voie commerciale et de la volonté du souverain du royaume de Bénin de ne plus vendre ses concitoyens comme esclaves. L’apparition de perles à vil prix et en abondance a provoqué le déclin de cette monnaie mais a démocratisé le port des perles en verre et en cauris et a permis l’élaboration de nouveaux visuels d’objets perlés. Les usages des perles et leurs symboliques ne semblent en revanche pas avoir été affectés par ce bouleversement matériel.
Bibliographie
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10.3406/jafr.1984.2067 :Notes de bas de page
1 Définition du Larousse.
2 Comme le rappellent J. Gaussen (1987 : 131) et Römer (1769 : 36-37), les perles anciennes sont recherchées par les populations locales.
3 Cf. notamment : Lebeuf pour les sites Sao et DeCorse (1989) pour le site d’Elmina au Ghana.
4 Cypraea moneta d’après l’ancienne taxonomie développée par Linnaeus en 1758.
5 D’après Horace C. Beck (Beck, 1928), archéologue britannique qui a développé le lexique des perles, la qualification d’une perle est calculée par son rapport longueur/largeur, la longueur étant le segment entre les deux extrémités de la perle selon le plan passant par la lumière (perforation) principale de la perle et le centre de gravité de la masse, tandis que la largeur est calculée sur la section latérale de la perle (perpendiculaire à la coupe longitudinale). La perle standard a un rapport longueur/largeur proche de 1. Un rapport supérieur est caractéristique d’une perle longue.
6 Le tissu brodé de raphia était plongé dans une teinture à base d’indigo et séché avant d’enlever les fibres végétales, laissant apparaître en réserve des motifs blancs.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Laboratoire de rattachement : UMR7041 ArScAn équipe ethnologie préhistorique
Thèse sous la direction de Manuel Gutierrez, « Perles d’Afrique, des données archéologiques aux objets actuels : usages et symboliques à travers l’exemple des productions artistiques perlées du Cameroun »
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