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Introduction

p. 15-20


Texte intégral

1« L’énergie est un impensé historique.1 » L’étude présente tentera de contredire cette formulation quelque peu provocatrice. Toutefois, elle a le mérite de souligner la pauvreté des études menées sous un angle historique en ce qui concerne les sources d’énergie dans leur ensemble. On connaît davantage l’histoire tumultueuse du pétrole, car encore très proche de nous, peut-être parce qu’elle fait appel à l’évocation d’une certaine aventure représentée par les pionniers forgeant des puits de pétrole aux Etats-Unis et par les prospecteurs dans les déserts du monde. Mais qu’en est-il de l’histoire du charbon, de l’uranium, du plutonium, etc. ? L’histoire d’une source d’énergie mérite d’être développée car elle propose une autre compréhension du monde que celle des études économiques majoritaires sur l’énergie dans son ensemble. La méthode d’approche de l’histoire permet de retracer le déroulement des décisions sur l’énergie dans leur enchaînement pyramidal. Elle offre ainsi la vision d’une histoire des relations diplomatiques et économiques à différentes échelles, ici principalement les gouvernements et les producteurs. Ces décisions contribuent à élaborer le schéma, fondamental à toute étude d’une source d’énergie, du contrôle des sources d’approvisionnement, car elles permettent de consolider le pouvoir, et d’appliquer des politiques allant dans ce sens. Ainsi, on aboutit à une élaboration d’une histoire de l’énergie fondée sur des liens inextricables entre l’économie et la politique. En effet, toute source d’énergie est un produit qui se négocie selon les principes du marché : la disponibilité, le prix, et la sécurité d’approvisionnement. En même temps, elle constitue un enjeu essentiel pour la puissance d’une nation. Elle peut donc appeler l’intervention de la politique pour exploiter la position conférée par l’énergie, ou pour la modifier.

2L’hypothèse centrale de ce travail est la suivante : au cours de cette période, les Etats-Unis auraient-ils par leur influence perturbé la mutation du marché énergétique européen ? Elle amène à étudier et à s’interroger sur trois principaux thèmes. En premier lieu, l’évolution des échanges intra-européens sur une longue durée permet de mettre en valeur les anomalies du marché, qui persistent depuis la Première Guerre mondiale. Ensuite, le contre-coup de la montée du pétrole sur le marché énergétique rend compte d’une défaillance principalement politique au niveau des prévisions. Et enfin, le rôle actif et déterminant des Etats-Unis dans la reconstruction européenne d’après-guerre s’est fait sentir grâce au contrôle du marché charbonnier.

3Le marché peut fonctionner du point de vue économique selon l’équilibre établi entre l’offre et la demande. Mais il s’agit de compter sur l’intervention active des Etats européens dans sa configuration du point de vue législatif, commercial, et politique. Et enfin, les Etats-Unis pèsent de tout leur poids sur le marché en tant que partenaire supplémentaire.

4Etudier un marché quel qui soit dans sa dimension historique amène à s’interroger sur son fonctionnement. En vertu de quelles règles le marché fonctionne-t-il ? Tout d’abord, ces règles visent la réalisation d’un équilibre fondamental du marché qui s’appuie sur les trois données déjà citées : la disponibilité, le prix et la sécurité d’approvisionnement. Cet équilibre se concrétise grâce au jeu de l’offre et la demande. Il en ressort bien évidemment de ce schéma que le parfait équilibre produit un marché normal et sain, et vice-versa. Toutefois, on ne peut ignorer la fragilité de cet équilibre qui dépend pour ainsi dire de cinq conditions : la disponibilité doit être réelle, le prix représente la valeur réelle de la marchandise, la sécurité d’approvisionnement est réellement assurée, et enfin le jeu réel de l’offre et la demande reflète la conjoncture économique dans lequel il évolue ainsi qu’en fonction des prévisions établies. Un parfait dosage de tous ces facteurs permet l’existence d’un marché « sans histoires », si l’on peut dire. Toutes ces conditions réelles sont contenues dans l’énoncé de la théorie de la concurrence parfaite.

5La concurrence permet d’atteindre le moindre coût. Ce but est impératif au niveau de l’appareil productif, et rend donc nécessaire les investissements adéquats. Ensuite, la recherche du moindre coût se traduit par un bas prix de la marchandise afin d’assurer sa plus large distribution. La théorie de la concurrence parfaite a fait l’objet d’un modèle pensé et repris par différentes philosophies économiques, mais son expérimentation sur le terrain est difficilement validée. La concurrence parfaite est nécessairement assimilée à la libre concurrence, ou encore au libre échange, concepts contenus dans la philosophie du libéralisme.

6Alors que toute théorie scientifique demande à être vérifiée concrètement, la théorie de la concurrence parfaite bénéficie d’une sorte de statu quo. Il faut reconnaître que cette situation de fait provient précisément de la difficulté de réaliser cet équilibre nécessaire entre ces facteurs interdépendants. Le marché du charbon est l’exemple très révélateur de l’impossibilité de faire jouer la libre concurrence. Il présente de fortes distorsions à la fois économiques et politiques pour offrir un bon exemple de marché du point de vue théorique. Quel serait donc le meilleur modèle pour un marché énergétique ? Mais peut-on considérer que le pur marché existe dans la réalité ?

7Maurice Allais énonce les conditions normales de la libre concurrence qui doit se jouer au niveau du marché charbonnier de la manière suivante : « Les modalités de production, de transport, de distribution et d’utilisation des charbons seraient effectuées suivant le mécanisme des prix. Le programme d’exploitation de chaque siège serait fixé en fonction des prix départ des différentes qualités, de manière à assurer la rentabilité maximum du siège. Pour chaque siège, les prix départ des différentes qualités seraient les mêmes, quels que soient les acheteurs. Dans chaque localité, le prix de chaque qualité serait égal à son prix départ, majoré des frais de transport. Dans chaque localité, les prix de vente des charbons effectivement vendus seraient les mêmes à qualité égale, quelle que soit l’origine. Chaque acheteur achèterait à moindre prix, c’est-à-dire là où le prix départ, majoré des frais de transport, serait le plus faible.2 » Ces principes à caractère libéral sont largement repris dans le Traité qui a instauré la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (ceca) en 1952.

8Il est tout à fait possible de proposer des outils de méthodologie historique pour l’étude de l’énergie. Tout d’abord, il s’agit de considérer quels sont les pays fournisseurs et les pays importateurs. Ensuite, la question de la qualité de la source d’énergie intervient car elle détermine l’enjeu. En troisième lieu, il s’agit d’analyser le choix fait par les Etats entre les politiques commerciales possibles, par exemple la régulation entre les importations et les exportations, le système commercial proposé, les visions à court, moyen, long terme. Et enfin, quels sont les enjeux en fonction de la conjoncture (période de pénurie ou période de surproduction), et aussi en fonction du contexte international (conflits entre pays, accords conclus) ? Tout cela représente des rapports de force à l’avantage du pays dont les sources d’énergie ont la meilleure position concurrentielle ou ont une variété correspondant à l’évolution de l’économie. Le pays qui bénéficie de telles conditions est assuré d’une forte prédominance sur le marché mondial qui va de pair avec sa puissance politique et économique. Les entreprises qui possèdent et se partagent le ravitaillement soit local, soit mondial introduisent dans les rapports commerciaux une dynamique spécifique.

9Le projet initial était d’écrire l’histoire d’une source d’énergie, le charbon, qui a permis la création de la première Communauté Européenne. Mais au cours des recherches, il est vite devenu l’histoire de l’influence américaine sur le marché charbonnier mondial, et de ses répercussions sur le marché énergétique dans son ensemble. Cette étude propose une autre optique de l’histoire de l’après-guerre, qui dépasse les habituels clivages régionaux du charbon, et par là même les réduit à une importance moindre, dans la mesure où elle intègre une vision mondiale à l’échelle des enjeux internationaux. Elle permet de replacer l’enjeu du charbon dans un contexte global, comprenant tous les acteurs (les pays de l’Europe de l’Ouest, les Etats-Unis, la Pologne) et non seulement la France et l’Allemagne dont le conflit a toujours été considéré comme le nœud diplomatique d’après 1945. Le marché charbonnier européen était déjà organisé avant-guerre, et ses structures ont été reprises après-guerre mais transformées par la politique américaine. L’histoire du charbon permet la compréhension de toute une politique extérieure des Etats-Unis ainsi que la politique intérieure et extérieure des pays européens concernés. En effet, l’étude de l’après 1945 sous l’angle charbonnier remet en question de nombreuses thèses bien établies sur l’histoire de l’occupation de l’Allemagne : sa responsabilité dans la Reconstruction européenne est somme toute relative. La politique américaine à l’égard de l’intégration européenne répond à des intérêts économiques, militaires, et politiques liés à son statut de grande puissance. L’histoire des pays européens face à l’hégémonie américaine est parsemée de conflits ouverts ou voilés et leur adhésion est soit totale, soit relative en fonction des intérêts présents. Enfin, l’histoire de l’action des producteurs sur le marché charbonnier reproduit les conflits entre l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis, tout en traduisant les revendications d’un aménagement volontariste de la concurrence entre sources d’énergie.

10Le marché charbonnier représente un enjeu décisif pour l’avenir de l’Europe dans son ensemble. Ce travail permet de cette manière de combler le vide existant en ce qui concerne la place du charbon en tant que source d’énergie dans l’histoire de l’après-guerre liée à la suprématie des Etats-Unis, offrant ainsi un parallèle à l’histoire du charbon d’avant-guerre marquée par la supériorité économique de la Grande-Bretagne. De même, cette approche historique permet de révéler le rôle de la Pologne qui a souvent été trop négligé. La Pologne joue en effet une place essentielle au cours des années immédiates d’après-guerre dans la Reconstruction européenne, et dans l’élaboration de la politique économique des Etats-Unis. Ce pays se trouve à cheval entre deux mondes opposés idéologiquement, et sera précipité du côté de l’Est, peut-être à cause d’une certaine intransigeance américaine.

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11Les principales sources utilisées pour cette recherche ont été les suivantes : les archives de l’European Coal Organisation (eco) de l’onu à Genève, alors considérées comme perdues, et les archives privées du Comité d’Etude des Producteurs de Charbon d’Europe Occidentale à Bruxelles. Ensuite, les sources européennes : les archives de la Haute Autorité de la ceca à Florence et les archives de Jean Monnet à la Fondation pour l’Europe à Lausanne, offrent une vision des coulisses de la Communauté Européenne. Enfin, les sources américaines : les archives du Département d’Etat de Washington D.C. précisent ses démarches au sein de l’eco de 1945 à 1947, puis les archives du Foreign Operations Agency (foa) au sein de la ceca pour les années 50. En dernier lieu, l’expérience acquise pendant un stage de six mois au sein de la Division de l’Energie de la Commission de la Communauté Européenne à Bruxelles m’a apporté par son côté pratique une meilleure appréhension de la distribution des pouvoirs et par conséquent, du point de vue historique, de la place de la Haute Autorité et de ses relations avec les différentes divisions. L’utilisation de la presse dans cette recherche s’est faite d’une manière épisodique en fonction d’un éclaircissement utile. En revanche, pour des raisons essentiellement de temps, j’ai choisi de ne pas avoir recours au témoignage oral.

12Le travail statistique constitue une grande part de la thèse car il apporte une vision la plus complète possible quant aux éléments du marché charbonnier de 1922 à 1960 (production, exportations, importations, stocks). Il distingue particulièrement les deux principales qualités, la houille et le coke, et classe les échanges sous deux catégories géographiques, la ceca et les pays tiers, ce qui permet de dégager plus concrètement les tendances du marché. De même, la compréhension des années 1945-1947 a été possible en grande partie grâce à des statistiques inédites de l’eco qui permettent de connaître enfin le volume des exportations de charbon allemand vers les pays libérés.

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13La thèse est constituée de deux parties essentielles, représentées par la coupure entre les années 1945-1947 et les années 1948-1957. Le marché charbonnier offre une situation totalement différente au moment de la pénurie de la Libération, et ensuite au moment de la surproduction des années 50. C’est pourquoi, il est important d’étudier le marché charbonnier sur une longue durée pour mieux comprendre la continuité des politiques. Le premier chapitre a un caractère proprement introductif car l’étude de la situation d’après 1945 m’a amené à remonter dans le temps jusqu’en 1922. Il analyse la longue durée de la crise du marché charbonnier depuis 1922, dégageant les principales origines de cette crise. Il permet de saisir à la fois la continuité des éléments de crise de la fin de la Première Guerre mondiale à l’après Seconde Guerre mondiale, et la coupure occasionnée par la Seconde Guerre mondiale en ce qui concerne la configuration du marché charbonnier.

14Le second chapitre concerne les années 1945-1947 décisives quant au devenir de l’Europe de l’Ouest. La crise de pénurie justifie la création d’un corps administratif à l’échelle européenne, l’eco, ayant pour fonction la gestion du marché charbonnier. Mais l’importance des politiques à court terme amène à les étudier sous une forme mensuelle, mettant ainsi en valeur les contradictions, les réalisations qui ne sont pas toujours conformes aux orientations premières, ainsi que l’ambiguïté que revêt la politique charbonnière américaine en Europe de l’Ouest.

15Le troisième chapitre s’étend de 1948 à 1957 marquant une profonde coupure avec les années de la Libération. La crise de surproduction plane sans cesse, et la création de la ceca se fait dans ce contexte. Les enjeux charbonniers persistent, néanmoins adaptés en fonction des intérêts commerciaux et financiers des deux côtés de l’Atlantique. C’est l’époque de la consolidation de la présence américaine en Europe de l’Ouest sur les bases du Plan Marshall, par le moyen du marché charbonnier.

16La crise charbonnière de 1958 est considérée dans le cadre d’un épilogue car elle marque un tournant dans la politique extérieure américaine quant au rôle stratégique du charbon, et signe une nouvelle politique charbonnière européenne non plus basée sur l’expansion mais sur la restructuration.

17L’énergie, étant un enjeu et économique et politique, permet d’avoir de l’Europe une vision originale. Dans cette optique, les débats sur les orientations européennes traduisent pour une bonne part des conflits d’intérêts visant la possession et la gestion de sources d’approvisionnement, puisqu’elles ont pour base le charbon, souvent considéré comme la pierre d’édifice de la construction de la Communauté Européenne. Cette étude contribuera peut-être à relativiser la perspective historiographique qui attribue la construction de l’Europe surtout aux intentions généreuses. En effet, les débats qui ont lieu sur l’origine et le but de la ceca pourront puiser dans la nouvelle perspective historique que cette étude apporte. Je souhaite qu’elle réponde à de nombreuses questions qui jalonnent l’histoire de l’après-Seconde Guerre mondiale grâce à cette méthode d’approche, et qu’elle puisse susciter de nouvelles voies de recherches.

Notes de bas de page

1 Jean-Claude Deber, Jean-Paul Deleage, Daniel Hemery, Les servitudes de la puissance, une histoire de l’énergie, Paris, 1986.

2 Maurice Allais, La gestion des houillères nationalisées et la théorie économique, Paris, 1951, cité dans Paul Gardent, Le charbon, panorama économique, Paris, 1962.

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