Le château de Mugnano (Italie Centrale) au xiie siècle : révolution politique, évolution économique, stabilité naturelle
Résumés
Le château de Mugnano, sur une colline du littoral du Tibre (province de Viterbe, région du Latium, Italie) est un habitat de la Tuscie romaine, région de l'État pontifical relativement pauvre en documentations, qui, à cause de son éloignement de Rome, du point de vue de l'organisation de la société, occupait la position intermédiaire entre le Latium, hautement féodalisé, et l'Ombrie, hors la juridiction temporaire pontificale au Haut Moyen-Âge, où les rapports féodo-vassaliques, avant la fin du xiie siècle, étaient extrêmement rares. Au cœur de l'évolution de cette région au xiie siècle se sont placées l'augmentation progressive des charges paysannes, la dépersonnalisation des liens entre eux et leur seigneur, ainsi que la scripturalisation du droit foncier, autrefois oral, au profit des seigneurs, dont la finalité était la dépossession des paysans. En s'appuyant sur les chartes privées du xe-xiiie siècles provenant de Mugnano, l'article s'efforce de reconstruire ces trois grandes lignes d’évolution : économique, sociale et politique.
The settlement on the hill of Mugnano (Mugnano in Teverina) on the bank of the Tiber river emerged in the second half of the xith century in consequence of commercial revival alongside the river, ongoing since ca. 1000, and seemed to be benevolent for the peasants, abandoning their plane hamlets in order to benefit from and participate in economic growth. The arrival of the aristocratic family Castelli to Mugnano in the same period did not directly lead to an immediate enslavement of the general population, but profoundly changed the agrarian landscape and mode of labour. It is only in the mid-xiith century when the first signs of the seigneurie banale appear. The final transformation of coterells into obligated peasants took place ca. 1200 coinciding with the conquest of Mugnano by the powerful commune of Viterbo. On the basis of a number of private charters of land transactions from Mugnano, dating 987-1211, this paper retraces three major evolutions – political, economical and natural ones – at the given settlement and discovers their points of synchrony.
Entrées d’index
Mots-clés : château, paysage agraire, archéologie et textes, révolution féodale, communalisation, servage
Keywords : agrarian landscape, archaeology and texts, castle, communalization, feudal revolution, serfdom
Texte intégral
Introduction
1Le château de Mugnano (Mugnano in Teverina), sur une colline du littoral du Tibre (province de Viterbe, région du Latium) est un habitat de la Tuscie romaine, région de l’État pontifical relativement pauvre en documentation, qui, à cause de son éloignement de Rome, du point de vue de l’organisation de la société, occupait une position intermédiaire entre le Latium centro-méridional, hautement féodalisé́ au Haut Moyen-Âge, et l’Ombrie, hors de la juridiction pontificale. Avant la fin du xiie siècle, le servage et la chevalerie n’y existent pas. Ce contraste fut évident aux contemporains : la Restitutio Patrimonii S. Petri (1189) du roi d’Italie Henri VI (1186-1197, empereur à partir de 1191) fait une claire distinction entre deux parties de l’État pontifical en opposant les civitates (cités-États) du Latium du Nord aux barons du Suburbium de Rome (MGH, 1893, p. 461).
2La Tuscie romaine comprenait des « châteaux » (castra ou castella) sans murs ni chevaliers et des comtes sans pouvoir politique. Au xiie siècle, cette région connut deux grandes guerres (il s’agit de la Querelle des Investitures (1075-1122) et des expéditions de l’empereur Frédéric Barberousse (1154-1183)), la délimitation définitive entre les rentiers et les cultivateurs, l’essor des villes, l’émergence des institutions communales, la militarisation, l’établissement de leur contrôle sur la campagne et, vers les années 1180, l’arrivée de l’administration pontificale permanente sous Innocent III (1198-1216) en entrelacement avec les structures communales.
3Étonnamment, l’évolution de l’ordre agraire en Tuscie romaine présente une image très différente, lente et graduelle, malgré́ tous les bouleversements politiques, à commencer par l’incastellamento (« enchâtellement » en italien) : la concentration, forcée ou non, de la paysannerie dans les habitats ruraux fortifiés aux xe-xiie siècles, dirigée par les aristocrates ou aboutissant a posteriori à leur renforcement (introduction au problème dans Hubert, 2002). Ce processus tardif (vers la moitié du xie siècle, et non pas au xe siècle comme au centre du Latium) est non-contrainte pour les paysans, qui optent pour cette forme d’habitat concentré pour profiter de ses avantages, notamment plus de sécurité et de facilité à commercer le long du Tibre. Au cœur de cette évolution se sont placées l’augmentation progressive des charges paysannes, la dépersonnalisation des liens entre paysans et leur seigneur, ainsi que la mise à l’écrit du droit foncier, autrefois oral, au profit des seigneurs. Le paysage agraire local, devenu celui du domaine carolingien bipartite (le champ domanial sous corvée et l’ensemble des exploitations familiales paysannes sous redevance) à la fin du xie siècle, reste tel jusqu’à l’époque moderne.
4Dix-sept chartes de transactions foncières, effectuées à Mugnano entre 987 et 1211 (Egidi, 1906, p. 33, 73, 91, 102 ; Cencetti, 1973, p. 236 ; De Donato, 1975, p. 23 ; Bartoli Langeli, 1976, p. 238 ; Capasso, 1983, p. 8, 28), permet de mentionner quels moyens lexicaux, quelles constructions textuelles étaient en mesure de saisir, refléter ces trois phénomènes : la révolution politique (communale ou féodale), l’évolution économique et la stabilité́ du paysage agraire, coexistant dans le même endroit, et quelle approche est nécessaire pour assurer leur lecture cohérente.
La colline de Mugnano avant l’érection du château : un document de la fin du xie siècle
5Depuis l’effondrement définitif du système des villae romaines durant la Guerre gothique (535-553; Valenti 2009, p. 29-55), le territoire de la Teverina (ou la Tuscie romaine), dont fait partie Mugnano, fut dominé par les cellae, hameaux (Federici, 1899, p. 220-231, le privilège pontifical à l’abbaye S. Silvestro in Capite de Rome, 955) et les vici, villages non-fortifiés. Le paysage agraire fut extrêmement irrégulier et morcelé, découpé en petites parcelles (Romagnoli, 2006, p. 5-26). L’unité basique de production y fut l’exploitation familiale, soumise à la fiscalité pontificale (le privilège pontifical de 955 à l’abbaye S. Silvestro de Capite mentionne des casae colonicae dans le comté d’Orte, relevant de la juridiction de l’eleemosinarius pontifical : Federici, 1899, p. 220-227). En octobre 987, un certain Benedictus, policier rural (miles) dépendant du comte-gouverneur pontifical d’Orte, et sa fille homonyme, habitatores du vicus Mestrianu, se sont rendus à la ville d’Orte pour établir une charte de vente à l’église Saint-Liberat sur la colline de Mugnano de leur microscopique parcelle de vignoble de 10, 11, 19 et 10 « mesures » de longueur de côté (56 m²; Feller, 1998, p. 500-502 : données pour la Sabine, région voisine de la Tuscie romaine, à cette époque), contre 180 deniers. Le seul fragment documenté du paysage agraire du vicus à la fin du xie siècle, ce vignoble près du chemin, témoigne donc de deux faits : de droits propriétaires des villageois sur leurs terres et d’une vaste présence des propriétaires élitaires et étrangers au vicus à coté de ces habitants, voire d’un fort système de gouvernement public. Parmi les propriétaires voisins de Benedictus figurent en effet l’abbaye de Supintamio, située à 15 km, et le tribun ortin, un certain Grégoire Goccho (Giontella et Gioacchini, 1984, p. 6).
Incastellamento et seigneurialisation de Mugnano à la fin du xie siècle
6Dans les années 1050, ce paysage commence à connaître des changements. Sous l’influence de l’intensité croissante du grand commerce céréalier le long du Tibre (sur la navigation tibérine autour de l’An Mille, voir Toubert, 1973, p. 273) se déroulent deux processus indépendants : la population locale déménage tout d’abord sur la colline de Mugnano, pour intensifier la production agricole et vivre plus près de la rivière, source de bien-être et de dynamisme social, lequel toujours aiguillonne le commerce (par exemple, le fils d’un serf comtal des années 1080 est attesté consul d’Orte dans les années 1120, lui-même et ses parents possèdent des entreponts, un moulin à eau dans le quartier portuaire d’Orte, ainsi que des caves dans le port de Mugnano : Egidi, 1906, p. 91 ; De Donato, 1975, p. 23). Parallèlement, au milieu du xie siècle, la famille comtale Castelli, seigneurs des campagnes entre Todi, Narni, Terni et Amelia (Grohmann, 1990, p. 20-32), s’empare de Mugnano. Le premier membre de cette famille aristocratique d’origine lombarde attesté dans les documents est Arnulf, comte de Terni, dans la première moitié du xe siècle. Les Castelli deviennent propriétaires de Mugnano et dotent leurs serviteurs de différentes fonctions administratives. Cet évènement tripartite, la domanialisation de l’économie, la patrimonialisation du pouvoir ainsi que des droits paroissiaux et la concentration de l’habitat, déroulé rapidement et paisiblement en vigueur d’une bonne conjoncture commerciale et des récoltes abondantes, qui adoucissaient les tensions sociales, détermine le visage de la microrégion jusqu’à nos jours. Dans les années 1080-1090, les Castelli de Mugnano s’assujettissent définitivement à la commune d’Orte : en 1085, la pratique notariale à Mugnano est menée parallèlement par des serviteurs comtaux et les magistrats de la commune, tandis que vers 1105, la commune réussit à établir son monopole (Egidi, 1906, p. 33 ; Cencetti, 1973, p. 236-238). Or, les relations entre les comtes et la commune à l’intérieur de l’espace politique communal n’étaient pas hostiles : parmi les consuls d’Orte, plusieurs possédaient des terres à Mugnano, et furent invités par les Castelli à témoigner lors de leurs transactions foncières. Blasius Cencii, habitant de Mugnano et fils du consul et juge d’Orte Cencius, détient des terres comtales à Mugnano dans les années 1170 (Capasso, 1983, p. 28-31).
Parcellaire du territoire (tenimentum) de Mugnano au xiie siècle
7Autour de l’an 1100 apparaissent d’énormes champs domaniaux et les paysans, dépossédés à l’issue de leur migration au château, mais sauvegardant, comme en témoigne l’absence de traces de leur asservissement juridique à ce moment, le statut libre, deviennent ouvriers agricoles, qui labourent ces terres en équipes contre un salaire, payé en grains. Le salariat agricole de ces paysans reste une forme dominante du travail (sur le salariat agricole dans cette région à l’époque postérieure, xive – xve siècles, voir Lanconelli, 1992), mais, à son côté, autour des années 1160 (Capasso, 1983, p. 8-10), les comtes deviennent suffisamment puissants pour imposer le concept de consuetudo (coutume), voire une certaine quantité de travail, le servitium (corvée), de 2 à 8 jours par an (sur l’ampleur des charges paysannes au Latium du xe siècle, voir Toubert, 1973, p. 418), assez modérée, due à la curia castri (le terme extrêmement polyvalent, qui, dans le contexte local, peut être interprété comme l’ensemble des obligations paysannes devant les comtes, et non seulement l’entretien du château).
8Les droits rentiers sur les terres de Mugnano se distribuent entre les membres de la famille comtale et de son entourage, mais l’entreprise d’organisation de la production agricole, connue comme curia castri, sauvegardait son caractère uni. Un document de 1170 mentionne un champ (fundus) Nobile près de Mugnano de 14,2 juntes (244,4 ha, 360 deniers pour 1 junte – 17,2 ha), et une parcelle d’un autre champ, le fundus Via Crucis, de 8 juntes (137,6 ha). D’autres parcelles sont de 13 juntes un tiers (229,33 ha), de 6 juntes un tiers (108,93 ha) et de 3 juntes un tiers (57,33 ha) respectivement (Capasso, 1983, p. 28-31).
9Les champs domaniaux coexistaient encore avec les petites parcelles paysannes au xiiie siècle, et tous les deux faisaient objet de l’imposition seigneuriale, aristocratique ou ecclésiastique, aggravée dans les années 1190 jusqu’au niveau du métayage. Le patrimoine de l’un de ces seigneurs de la paroisse Saint-Liberat consista en 1211 en cinquante-et-un lots fonciers (dont quarante-cinq céréaliers, deux chènevières – champs de chanvre – et un vignoble) à l’intérieur ou aux alentours de Mugnano, décrits selon trois catégories rangées au moins en idée en fonction de leur largeur : sept champs, treize « terres » et vingt-cinq parcelles (petia – Bartoli Langeli, 1976, p. 238-241).
Mugnano au xiie siècle : serfs et libres
10Dans le domaine juridique, les premières traces de l’asservissement des paysans, voire de la genèse de la seigneurie banale, remontent aux années 1160. La famille d’un certain Iohannes Benecasa de Ioannicio, serfs comtaux, détenait une maison au port de Mugnano, possédait une terre au locus Tiverina près de Mugnano (1168), et devait aux comtes un servitium au vignoble ante castellum (devant le château) dans la limite de la consuetudo castri (consuetudinarie : selon la coutume, nombre de jours de travail gratuit qu’un paysan devait à son seigneur), dont l’ampleur en Latium méridional et en Sabine, régions voisines du comté d’Orte, oscillait aux xie et xiie siècles entre 2 et 8 jours par an. Même si leurs personnes étaient considérées, selon la lettre de la charte, être propriétés du comte et offertes à la paroisse S. Giacomo d’Orte en 1168, aucun terme statutaire ne leur est attribué. L’objet réel de la donation consistait en fruits de leur servitium, ce qui exclut la possibilité de leur déplacement forcé. Deux documents des années 1150 et de 1190 témoignent du fait que les maisons des cultivateurs, libres ou non, sont la propriété de maîtres : du comte dans le premier cas et de la cathédrale de Viterbe dans le second (Egidi, 1906, p. 73-75 ; Capasso, 1983, p. 8-10), ce qui correspond au servage classique.
11À Mugnano on voit aussi des petits propriétaires libres, liés à l’entourage comtal et exerçant le commerce. Dans les années 1170, Rosa, fille du prêtre de l’église comtale Crescius, vend au petit-fils d’un autre prêtre Iohannes sa maison au port de Mugnano (Capasso, 1983, p. 59-60), et Petrus de Guiducio, arrière-petit-fils d’un prieur de Saint-Liberat, y achète un entrepôt commercial (Capasso, 1983, p. 41-42).
Topographie de l’habitat d’après les sources écrites au milieu du xiie siècle
12Malgré́ le fait que le nom de château, renvoyant à un habitat au sommet d’une colline, soit attribué à Mugnano au moins depuis la fin du xiie siècle, l’existence de fortifications sur les hauteurs en rive gauche du Tibre n’est pas documentée jusqu’au milieu du xiiie siècle, quand les Orsini entrent en possession de Mugnano et y érigent une tour. Le territoire de l’habitat fut soigneusement défini, comme en témoignent les marqueurs textuels (intus, ante) apposés aux différents bâtiments ou parcelles dans les chartes, permettant de les désigner strictement les un(e)s par rapport aux autres (par exemple, vinea ante castellum – le vignoble devant le château, dans Egedi, 1906, p. 72-73). Le littoral du Tibre cultivé, séparé́ de la colline de Mugnano avec son habitat par un vignoble de 400 m de longueur, portant le nom de ripa castelli, et aujourd’hui envahi par les arbres, était au xiie siècle une petite station portuaire de Mugnano, liée avec le cœur de l’habitat par la Via Publica, de nombreux autres routes et sentiers portant le nom de « viae ». Dans la partie portuaire, on voit, mentionnée dans une charte des années 1170, une maison avec un auvent pour les bateaux et d’autres dépendances, ou une cave avec des bâtiments au sol, une cour, des escaliers intérieurs et un quai. Au sommet de Mugnano se sont conjointement situés le casalinus (hôtel) comtal et l’église Saint-Liberat, immédiatement entourés de casae (maisons) de paysans et d’artisans (notamment, les potiers), parmi lesquels certains faisaient partie de l’entourage comtal (Capasso, 1983, p. 8-10).
Mainmise de la commune de Viterbe sur Mugnano et son impact sur l’ordre agraire
13Entre 1178 et 1185 la commune de Viterbe chasse les Castelli de Mugnano et l’ajoute au comté de Viterbe, ayant volonté et ressources pour augmenter la pression envers les cultivateurs, afin d’alimenter ses citadins et son armée. Le paysage agraire de Mugnano était déjà suffisamment domanialisé pour cela, et il ne restait qu’à y restructurer l’organisation du travail en augmentant la pression envers les cultivateurs.
14La conquête viterbine apportait aussi d’autres propriétaires, notamment son chapitre cathédral, ainsi que de nouvelles formes d’extraction renforcée de rentes, correspondant à l’économie commerciale et non pas féodale : location et crédit hypothécaire. En 1199, la cathédrale Saint-Laurent de Viterbe cède en location à vie à des individus prénommés Stefulo et Benencasa toutes les terres, chènevières et maisons du château de Mugnano et ses alentours, contre un reddendum, prestation de taille indéterminée (ce qui se présente comme une sorte de rupture sémantique avec le concept de consuetudo, s’appuyant sur l’ancienneté). La caution de 720 deniers, qui correspond traditionnellement à 2 juntes, entre en contradiction manifeste avec le grand nombre d’objets reçus en location et leur variété, qui ne suppose rien d’autre que le statut rentier de ces locataires (Egidi, 1906, p. 73-75). Cette caution diminuée (permettant de rompre le contrat assez facilement pour les deux parties), le caractère non-héréditaire et l’indétermination du reddendum (ce qui aurait dû permettre de le recalculer) correspondent au type spécifique de l’économie rentière oppressive aux cultivateurs, destinée à l’extraction du revenu maximal pour un minimum de temps par tous les moyens, où les locataires jouent le rôle d’organisateurs de cette maximisation (Huertas, 2008, p. 355-360).
15L’engagement des terres agricoles en circulation commerciale s’intensifie et les pratiques d’usure se sont profondément développées dans l’ordre agraire. En décembre 1212 à Viterbe, une certaine Donna Girarda, la principale copropriétaire, avec son parent Gérard, prieur de la cathédrale de Viterbe, d’une partie du vignoble (57 ha) au bord du Tibre (rigum aquae) aux alentours de Mugnano, au locus Licini, empruntent 1200 deniers pour une année, à être repayé par la récolte d’une terre, dont les droits d’usage servent de caution à ce prêt : il s’agit donc d’un contrat à terme sur les produits agricoles, qui n’est possible que dans des conditions de marché agricole très actives (Egidi, 1906, p. 102-105). La largeur de la somme engagée (1 200 deniers) par un propriétaire particulier pour un terme tellement court témoigne de ses biens et revenus, dépassant plusieurs fois cette somme, et de l’intensité de ses opérations financières.
16Ce mode d’extraction des rentes nécessite tout d’abord un certain appareil coercitif, qualité spécifique de l’ordre public, et, deuxièmement, l’absence de liens humains des exploiteurs avec les milieux social et naturel exploités, leur extériorité vis-à-vis d’eux, ce qui est exactement le cas de Mugnano après sa soumission à la grande commune militarisée de Viterbe avec le consentement du souverain pontife.
Développements du début du xiiie siècle
17Vers 1210 la commune de Viterbe supprime la liberté juridique des paysans et proclame tous les habitants-cultivateurs du château membres de la curia massaiorum (communauté des tenanciers héréditaires d’un mansus, exploitation paysanne soumise à l’imposition du seigneur), communauté constituée de l’extérieur, héréditairement et collectivement obligée de cultiver les terres selon un système de métayage, plus grave que celui de la consuetudo castri du milieu du xiie siècle. Ce dernier supposait la division de l’intégralité des fonds entre la terre domaniale, labourée en corvée par les paysans, et leurs exploitations familiales, dont les récoltes étaient prélevées à 60 % (50 % pour le métayage proprement dit et 10 % de dîme ecclésiastique), au profit de nouveaux et vieux coseigneurs du château : nouveaux locataires, descendants d’anciens notables, ayant sauvegardé leurs terres, la cathédrale de Viterbe. Cela signifiait aussi qu’un cultivateur n’était plus en mesure de quitter le château ou de changer sa profession sans avoir trouvé un remplaçant. Le corps politique le plus développé – la commune – impose donc des relations de travail plus dures, et ayant moins en commun avec la liberté, que la seigneurie comtale (Bartoli Langeli, 1976, p. 238-241).
18La principale différence administrative entre la seigneurie des Castelli et celle de la commune de Viterbe ne consiste pas en un mode d’organisation du travail ou du paysage, mais en rapports entre les rentiers et les cultivateurs : ni les grands champs, échappant de l’appoderamento (découpage en parcelles de plus en plus petites au fil du temps), ni la corvée n’ont disparu. À l’époque des Castelli, le groupe des rentiers cohabitait avec les cultivateurs dans le même endroit depuis des générations, n’avait pas, étant soumis au pouvoir de la commune d’Orte, de serviteurs armés, et cependant était obligé de dompter, modérer ses appétits, tandis que la commune de Viterbe exerçait la domination militaire à travers sa garnison et confiait l’administration agraire de Mugnano à ses citadins, qui n’avaient aucun lien humain avec les habitants du château. Le paradigme commercial et contractualiste du travail, imposé par Viterbe, était plus dur que celui de l’époque des Castelli. L’installation de ce système dur couronne la transition de la microrégion de Mugnano vers le système du travail forcé englobant la quasi-totalité de la population, commencée au xie siècle, et détermine son ordre social jusqu’à l’époque moderne.
Conclusion
19Le développement de Mugnano se déroulait sur trois plans. Sur le plan naturel, le paysage agraire et l’habitat ont rapidement pris leur forme actuelle dans les années 1050-1080. Sur le plan socio-économique, on voit deux événements : le changement de type du travail agricole, de familial à domanial dans les mêmes années, ainsi que la perte de liberté et la transformation de ce travail en servage à la fin du xiie siècle en tant que résultat d’un long et graduel processus, marqué au milieu par l’invention du terme de consuetudo. Sur le plan politique enfin, deux bouleversements sont venus de l’extérieur : l’arrivée des Castelli dans les années 1050-1080, ainsi que la conquête viterbine. Étant entrelacés et interdépendants, tous ces événements avaient, néanmoins, différentes dynamiques, et ont eu un impact différent sur la masse populaire et le paysage.
Bibliographie
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Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ED 113 Histoire,
UMR 8589 – LAMOP,
Thèse en histoire médiévale sous la direction de Laurent Feller, « Le comté de Foligno (Ombrie) aux xie et xiie siècles : Société, économie et pouvoirs »
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