Le Paris révolutionnaire des mémoires d’outre-tombe ou la scène prodigieuse
p. 377-386
Texte intégral
1De la Bretagne à l’émigration, les Mémoires d’Outre-Tombe suivent le trajet d’un personnage singulier en situation d’étrangeté par rapport à une Histoire où il ne s’implique presque que par accident. Des prémices de la Révolution à l’exil choisi autant que forcé, de l’armée des Princes au retour après Brumaire, le parcours de Chateaubriand l’amène inévitablement à Paris, point médian de cette géographie révolutionnaire.
2Avant 1789, Paris n’est pour lui qu’un lieu décevant, au séjour "insupportable" et source de "dégoûts"1. Tout avait mal commencé en 1786, quand venant de Rennes, il voyageait en compagnie d’une madame Rose, marchande de modes "leste et désinvolte"2, fort embarrassée de ce nigaud, prisonnier de son innocence. Puis lors de la présentation à la Cour, le 19 février 1787, où, à l’occasion d’une chasse, il se comporte maladroitement, pas de clerc dont Louis XVI le sauve par une phrase banale. Théatre, promenades solitaires, rien ne vaut la passivité et la chasteté. Cependant la fréquentation des gens de lettres (Delisle de Sales, Parny, Guinguené, Lebrun, Chamfort, Laharpe…) et de Malesherbes apprivoise ce "sauvage"3. Mais les deux années 1787-1789 se partagent entre la capitale et la Bretagne, où Chateaubriand assiste aux Etats et commence son "Education politique"4.
3Le retour décisif a lieu après la "réunion du clergé et la noblesse au tiers-état"5, soit postérieurement au 27 juin. La métropole hostile, frustrante, tout emplie du "désert de la foule"6, se métamorphose en un immense théatre où Chateaubriand affecte la position du spectateur. Deux phases vont diviser le Paris révolutionnaire dans les Mémoires : juin 1789-avril 1791, puis, après l’intermède américain, janvier-juillet 1792, prélude à l’émigration. Chateaubriand ne reviendra à Paris qu’en 1800, pour prendre acte du Paris révolutionné, et s’y intégrer. De ce Paris lacunaire, de ce séjour épisodique, il reconstruit une unité. De cette alternance de présence et d’absence, de ces ellipses, il joue magistralement pour composer un tableau emblématique de la Révolution, ou plutôt de ses figurations. A partir d’une existence fragmentée, d’une passivité quasi constante, il écrit le scénario d’un spectacle prodigieux, celui d’une catastrophe et d’une naissance.
Lever de rideau
4Le Paris de 1789 et 1790 se colore dans les Mémoires de tous les prestiges du désordre. Secoué par la crise, il déborde de vie. La transgression révolutionnaire est d’abord une licence, comme si la société se dissolvait et régressait à l’état de nature, comme si la décomposition était une libération d’énergie. Tout devient spectacle, car tout se défait et se refait. Métamorphose perpétuelle, Paris est une fête où la vieille France assiste à sa propre mort et la nouvelle se voit naître.
5Tout est agitation, à commencer par le trajet vers la capitale. La multitude des curieux, la confusion à Versailles, le mouvement brownien des gens : tout semble tracer un hiéroglyphe social, un capharnaüm d’allées et venues. Les lieux deviennent étranges, soit par détournement de leur destination "Je vis des troupes casernées dans l’orangerie"7, soit par modification "La salle provisoire de l’Assemblée nationale élevée dans la cour"8.
6Si la Cour semble prise dans la fébrilité, la Ville concentre des masses. Encombrement devant "la porte des boulangers"9, cacophonie des discours, circulation de la parole : le peuple se démultiplie en milliers de bouches. A l’agitation succèdent les agitateurs. Entrée dans la chaudière révolutionnaire, le périple de Chateaubriand l’installe d’emblée dans une Histoire saccadée.
7A peine est-il descendu dans son hôtel, c’est l’émeute de l’Abbaye (30 juin). On notera ce. premier écart : distance spatiale, intellectuelle et, pourrait-on dire, affective entre Chateaubriand et l’événement, simple coïncidence de l’action en cours et de la péripétie personnelle. Une constante se met en place, qui ne sera que rarement transgressée. Paris est un lieu où Chateaubriand reste étranger, en posture extérieure. Paris sera vu, recomposé, décrit tantôt synthétiquement, tantôt par ses lieux les plus symboliques, là où se concentre la Révolution, où elle atteint sa plus grande magnitude.
8Tout culmine avec la prise de la Bastille. Le 14 juillet est le clou du premier acte : le meurtre et l’orgie donnent le coup d’envoi de "l’émancipation"10. C’est en fait sa première représentation : les vainqueurs s’avèrent en réalité des ivrognes et des prostituées, et ils en imposent à des spectateurs médusés, et la suite exagère jusqu’à la caricature la théatralité de l’événement. Il est de bon ton de se montrer à la démolition, et le tout-Paris s’y conforme, en un brillant et joyeux rassemblement, mais de cette représentation le mémorialiste sait tirer la leçon. La dénonciation de ses acteurs ne dévalorise pas l’événement. Derrière les faux semblants, les usurpations d’identité, il faut apercevoir le sens. Sous la comédie tantôt vulgaire, tantôt légère, apparaît toute la profondeur et la gravité du drame. Un double regard se met en place : celui du Chateaubriand personnage, celui du commentateur – écrivain. Double regard qui vaut à la fois comme distance dédoublée et comme acuité redoublée.
9Un événement décisif intervient alors dans le cours des choses, transforme le spectateur (tantôt amusé, tantôt intéressé, tantôt sceptique et dubitatif) en acteur, ou tout au moins en figurant : sous ses fenêtres passent les têtes de Foulon et Berthier (22 juillet). Indigné, il injurie le "groupe de déguenillés”11. C’est un retournement politique, proleptiquement annoncé : "La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique et je reculai"12. Les têtes coupées, sanglant et horrible spectacle, scène sauvage, montrent le chemin des Amériques. La vision dantesque – "L’oeil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer"13 – fonctionne comme un horrible et pétrifiant arrêt sur l’image.
10Le 6 octobre se déroulent les bacchanales sur les Champs-Elysées, où Chateaubriand voit défiler une foule dominée par les "harpies", "larron-nesses", "filles de joie" et autres "poissardes”14. Saturnales du peuple, désacralisation, obscénité : tout concourt à constituer cette scène en acmé. La procession populaire étire l’abomination du sexe et du sang en une monstrueuse parade des bas-fonds. Un Paris souterrain, un petit peuple équivoque s’installe pour un temps sur le devant de la scène. Théatre de l’horreur, mais aussi théatre de l’indicible, ou d’un invisible soudain rendu manifeste. Horde sauvage, fascinante dans sa hideur, qui s’installe, rentrant dans ce Paris dont elle prend symboliquement possession. Paris, prison royale et assomption d’un peuple inconnu, devient le lieu du pouvoir. En lui se rassemble désormais la Révolution.
11Les séances de l’Assemblée accentuent la théatralisation de la Révolution : "La salle du Manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde"15. Coeur du Paris révolutionnaire de 89 et 90, l’Assemblée en reproduit l’animation et la confusion. Chacun y tient sa partie, chacun est à la fois acteur et public pour les autres. L’assistance dans les tribunes réduplique ce double jeu, et le peuple intervient rituellement par les défilés de pétitionnaires. Si la cité est devenue un vaste forum, son forum la reproduit. De ce théatre permanent, Mirabeau est le plus démesuré des acteurs, mais déjà Robespierre attend dans l’ombre, et permet une discrète mise en scène du spectateur anonyme : "A la fin d’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d’un air commun (...) Il fit un rapport long et ennuyeux ; on ne l’écouta pas. Je demandai son nom : c’était Robespierre"16.
Les vacances du genre humain17
12Voilà pour la succession des scènes, la topologie des lieux de la parole agissante et du peuple acteur. Une histoire pleine de bruit et de fureur commence comme une farce joyeuse et débridée, ou une pièce de la Foire, mais dont tout pointe vers la mort, depuis le sourire de Marie-Antoinette annonçant "la machoire de la fille des rois" reconnue lors de l’exhumation de 181518, jusqu’à l’"autopsie de la Bastille"19. C’est bien, malgré les apparences, un premier acte de ruines fécondes, qui motive la célébrissime formule : "La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l’intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice”20. L’anarchie cache le prodige, ou plutôt celui-ci prend la forme changeante d’une agitation libertaire, d’un mouvement à la fois vibrionnaire et cohérent, d’un accouchement désordonné, d’une construction disparate, manteau d’Arlequin de la modernité. La société éclate en éléments versicolores, sans attaches, mais révèle en même temps un mouvement plus profond. Sous le chaos l’ordre, sous le tohu-bohu la genèse. En somme le spectacle du Paris de 1789 est celui de la naissance du nouveau monde. On comprend pourquoi le dernier verbe de la description de la prise de la Bastille et de sa démolition doit être "enfanter"21.
13Le Paris de la première Révolution affiche toute sa dissipation, chatoiement des hommes et des scènes. Tout y est prétexte à jeu, pose, expression des sentiments, des opinions. On ne peut s’empêcher de penser au Paris de mai 1968. Parade, mélange, mutation : Paris spectacle est ivre de spectacles et tous ses lieux échangent leurs qualités. Tout est ouvert, tous traversent quartiers, salons, théatres. La rue est dans les demeures. Paris devient pittoresque, mais l’insouciance, cet air de liberté frémit sourdement de la tragédie proche : si Paris s’amuse, s’étonne, s’enchante de ses propres bouleversements, il bruit des rumeurs des "fêtes de la destruction"22.
14Compendium de toutes les expressions théatrales possibles, Paris est transfiguré. C’est d’abord une farce, ou une comédie, sinon heureuse du moins réjouie et comme étonnée d’elle-même, que la ville offre au témoin. Les figures remarquables ne s’y distinguent encore que par éclair, et bien des gloires futures mais encore inconnues y circulent. Chaudron bouillonnant mais tout bruissant de chants et de cris, déferlement de la parole et tigre de papier journal, tumulte à la fois incohérent et profondément significatif, Paris exprime la Révolution naissante, le grand désordre de 89, la fin d’un monde dans l’insouciance et le calcul, dans la légèreté et la tragédie sous-jacente. Paris trompeur et fascinant, séducteur et courtisan, à la fois chambardement et redistribution, se dispose tel un plateau aux milliers de figurants pris dans le tourbillon d’une Histoire encore balbutiante.
15Théatre chaotique donc – Mirabeau ne rappelle-t-il pas le "chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion"23 ? Mais dans la confusion des ambiguïtés demeurent, que THistoire va promptement lever : l’aristocratie débauchée flirte avec la Révolution, court d’orgie en souper fin, de café en ruelle de courtisane ; on joue à la politique, à tout bouleverser. C’est un autre théatre, dérisoire celui-là, qui les occupe, la comédie des erreurs qu’ils se donnent dans l’inconscience. Frivolités qui débouchent sur la mort, moeurs dissolues qui précipitent la dissolution.
16Chateaubriand continue l’expérience de la solitude choisie, de la délectation morose : le remue ménage lui convient, il ne s’y implique pas, mais y chemine incognito : "La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables"24. S’il fait de nouvelles connaissances, il redouble le théatre social par le véritable, où paradoxalement, il "retrouve le désert"25. En somme, le spectateur désengagé, qui ne s’intéresse vaguement qu’à la liberté, se comporte par un passionnant renversement comme cette Révolution même et s’absorbe dans le spectacle. Mais il s’y oublie, oublie THistoire et tache de se désennuyer. Il s’amuse à la journée des brouettes, alors qu’il manquera la fête de la Fédération, où Talleyrand l’aurait sûrement beaucoup fait rire... Etrange ennui que celui qui saisit un jeune homme au milieu de tant d’événements ; comme s’il fallait à tout prix instituer un divorce, une singularité. Le chaos révolutionnaire accentue son désir de fuite aux Amériques. Paris disparaît au profit des forêts du Nouveau monde.
Une tragédie rouge sang
17S’il faut l’en croire, Chateaubriand revient en France après avoir appris par hasard l’arrestation du roi à Varennes. Le retour est donc lié au destin de la monarchie. Le come back sur la scène du "théatre du monde"26 va combiner le "point d’honneur"27, suprême motivation aristocratique, et la distance cette fois fièrement arborée avec le spectacle du Paris de la seconde Révolution. Mais l’engagement contre-révolutionnaire relève moins de la réflexion que de la prise chevaleresque de parti, moins de la politique que de la fidélité. C’est paradoxalement une continuation du désengagement, un raffinement de la distance.
18Aux métamorphoses de 1790, incessant ballet où nouvelle et ancienne société dessinaient leurs figures libres, succède un Paris entièrement nouveau : "Ce n’était plus la Révolution naissante, c’était un peuple marchant ivre à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées"28. La Révolution, et Paris avec elle, est devenue sérieuse, terrible, "menaçante"29.
19Les nouvelles déambulations parisiennes contrastent avec celles que 1790 rendait possibles. A la pérégrination libre succède la glisse le long des maisons, la marche prudente au milieu du défilé des figures sombres de la lacheté et du crime. Physiquement, Paris s’est déjà mis au diapason d’une Terreur à venir. Mais à cette uniformisation sinistre s’oppose la convention théatrale plus fade dans les salles de spectacle : le règne de la nature, de la sensibilité se déploie sur la scène ou dans les promenades des Conventionnels. A l’explosion de 89 répond l’irréelle démarche de 92. A la juxtaposition des deux sociétés, la domination d’une seule, imposant ses valeurs, ses codes, ses représentations, mais en même temps dénoncée par un sombre envers du décor. Au Paris tumultueux fait écho le Paris en trompe l’oeil. Au Paris aristocratique applaudissant la plèbe, le triomphe du peuple. A la nature célébrée répond la nature triviale. A la beauté la laideur. En somme 1792 est à des années lumière de 1789. D’autant que la pièce qui se joue désormais est une pièce à machine : la guillotine, "mécanique sépulcrale"30, trône sur les planches.
20La fantaisie fait place au nivellement : le peuple souverain s’exhibe en hideux visages, en mines farouches, tyran protéiforme et omniprésent. Paris inconnu, peuplé d’inconnus, se donne comme une autre planète dont, après un bref récit rétrospectif31, Chateaubriand va décrire le coeur symbolique, en un tableau symétrique de l’Assemblée constituante de 1790 : le club des Cordeliers, ce Pandémonium.
21Les Cordeliers constituent comme une troupe concurrente de la troupe officielle, celle de l’Assemblée. Il s’y dit un texte terrifiant, shakespearien dans sa démesure. Le décor est saisissant : un monastère écorché, éventré. Sur ce fond de scène où tout dit le drame et l’excès, où tout accumule en fait les traits du mélodrame qui fleurira dans les salles parisiennes après Thermidor, la parole exacerbée se fait entendre : la lie du peuple assemblée éructe, injurie, blasphème. Sauvagerie, déshumanisation, tout y parle de mort, et les chouettes symbolisant la raison assassinée y sont tirées au fusil. Discours de ruine dans un théatre en ruine, parole destructrice dans un chantier démantibulé, le club est un cauchemar où se distinguent des êtres effrayants, monstres de l’Histoire. Marat, l’ "embryon suisse"32, Chaumette, le "cordonnier athée"33, Desmoulins, "Cicéron bègue"34, Fouché, la "hyène habillée"35, et Danton, "Hun à taille de Goth"36. Galerie monstrueuse jouant le théatre de la Terreur qui l’engloutira, prise par son propre rôle. Le Paris paroxystique de 1792 est une descente aux enfers.
22Moment halluciné, où les scènes dont Chateaubriand "fut trois ou quatre fois le témoin"37 s’enchaînent dans les convulsions. Folie, hideur, tout éloigne Chateaubriand de ce Paris où il ne peut connaître qu’une aventure au petit pied, une mésaventure : la perte puis la récupération d’une somme d’argent nécessaire à son émigration. Tout dans le récit mêle les coups du destin personnel à la tragédie historique, depuis ce journal lu en épluchant des patates en Amérique qui décide du retour, jusqu’à ce miracle du moine dépouillé qui a trouvé l’argent. C’est le 16 juin 1792, date qui efface presque celle du 20 juin, où il est bien entendu absent ; mais il passe cette journée à l’Ermitage de Montmorency, pèlerinage rousseauiste, où il rencontre Barrère. C’est donc par Rousseau que l’on quitte Paris, avant la Terreur, avant cet autre spectacle, celui de l’ancienne France dans l’Emigration. D’un théatre à l’autre en passant par le pourfendeur du théatre...
Jeux de masques et changements de costume
23Après la Contre-Révolution militante, après l’exil anglais et la rédaction de l’Essai sur les révolutions, c’est le second retour. A la fracture américaine qui avait autorisé une prise de position sur l’Histoire répond la césure anglaise qui ouvre sur la littérature : "D’homme privé, je vais devenir homme public"38. Le Paris de 1800 ne correspond pas à l’attente : si la pièce à machine de la Terreur a terminé ses représentations, elle n’a laissé qu’une scène sinon déserte, du moins occupée par la futilité de l’amusement ordinaire. Chants et danses sont revenus : Paris commence par les bastringues des Champs-Elysées. L’ancienne place de la Révolution est vide. Paris révolutionnaire est absent, réduit à l’évanescence et l’immatérialité du théatre d’ombres. Vidé de sa substance révolutionnaire, déserté par ses grands hommes, privé des spectacles où la Révolution se mettait en scène, il n’offre plus à un Chateaubriand en quête d’émotion, de souvenirs, de traces de ce qu’il n’a pas vécu, que des promenades rêveuses. Au Paris Spartiate et tragique, à cette ville saisie et glacée par l’Histoire s’est substituée une cité de plaisirs, toute bruissante de musique, prise par la frénésie de la consommation, revitalisée mais dépourvue de héros, hormis Bonaparte. Les lieux de culte sont une seconde fois désacralisés : "Sur le quai des Théatins, l’église de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de cordes"39. Ce processus de dégradation est aussi celui d’une transition, de la République vers l’Empire, occasion d’une "seconde transformation sociale"40. 1800 ou l’année du travestissement : la nouvelle société de 1789 est remplacée par une autre, mystérieuse, grimée, indécise : "Une foule de gens devenaient des personnages qu’ils n’étaient pas"41.
24A cette métamorphose d’acteurs à transformation s’ajoute la recomposition d’un ordre social retrouvant certaines attitudes, s’organisant autour de traditionnelles polarités : la maison, l’église. Suite à la fantastique accélération de l’Histoire, une génération républicaine est remplacée par celle de l’Empire en gestation. La circulation de la richesse redispose les classes et les intérêts : le nouveau Paris est gros de l’Empire, continuation de la Révolution par d’autres moyens, despotisme héritier d’un despotisme antérieur. Commence alors, ce qui nous entraîne hors de notre propos, la stratégie d’écriture de Chateaubriand, en même temps que sa stratégie sociale : il appartient désormais au nouveau Paris. Le spectateur est monté sur scène.
Eloge de la distanciation
25S’il y a originalité dans le traitement du Paris révolutionnaire, ce n’est pas dans le recours à la métaphore théatrale filée, véritable lieu commun de toute description de la Révolution. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur les motivations du procédé : mise à distance nécessaire d’un événement traumatisant ? commode catégorisation d’un indescriptible ? effet de concentration des significations ? Ou serait-ce parce que le théatre a modelé la vie publique pendant le XVIIIe siècle et qu’il offre un inépuisable réservoir de références et connivences ? Marie-Joseph Chénier l’avait bien compris, qui écrivait : "Les moeurs d’une nation forment d’abord l’esprit de ses ouvrages dramatiques, bientôt ses ouvrages dramatiques forment son esprit"42. C’est bien une relation dialectique qui s’établit entre la scène et la société. Le théatre fournissait donc un répertoire d’images privilégiées à ceux qui entreprenaient de comprendre ou de raconter la Révolution.
26D’où son succès littéraire et sa prégnance dans l’imaginaire. C’est que la métaphore théatrale signale à la fois la distance entre le spectateur et le spectacle, et le rapport intime de la fiction au réel, rapport qui peut aller jusqu’à abolir la distance et les confondre. Ainsi Burke sera le premier peut-être à y recourir dans ses Réflexions sur la Révolution en France (1790).
27D’où aussi ce sentiment partagé par beaucoup que l’Histoire se joue selon les rythmes, la grandeur ou la bouffonnerie du théatre. Il dit la vérité de la Révolution et celle-ci cherche sa vérité dans le code théatral. Ainsi on serait tenté de voir dans la métaphore théatrale moins une dévalorisation qu’une sublimation ; moins une réduction qu’une célébration, ou à tout le moins la reconnaissance d’un sacré. Dans la distance et la convention, la distanciation. Le théatre nourrit l’écriture de ses vertus pédagogiques. Les feux de la rampe illuminent, mais ils éclairent du même coup le tragique de l’Histoire.
28C’est la célèbre formule de Ducis qui résume le mieux ce sentiment d’effroi : "La tragédie à présent court les rues". De Chamfort à Sénac de Meilhan, elle sera reprise. Chateaubriand n’y manque pas : "Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie fleurissait au théatre”43. Quant à Napoléon, ne déclarera-t-il pas qu’"aujourd’hui la tragédie, c’est la politique" ?
29Ce qui caractérise le texte de Chateaubriand, c’est l’imbrication du récit, de la description et du commentaire, lui-même situé, étagé selon plusieurs niveaux temporels, du temps de l’événement à celui de l’écriture. Plus profondément, c’est la lucidité. Si l’on fait la part de l’interprétation idéologique et du savoir accumulé par l’auteur, l’acuité du regard est étonnante. Il décèle des tendances fortes de la société française, l’impact de l’événement révolutionnaire, il met en évidence le rapport inédit entre l’accélération historique et la métamorphose sociale, la déstructuration et les recompositions. Par le choix d’une distinction opérée entre ancienne et nouvelle France, Chateaubriand fait de Paris, au sens propre, un microcosme révolutionnaire, il dégage un principe de lisibilité. Sur le visage parisien se dessinent les traits de la France nouvelle alors que s’effacent ceux d’une société en voie de disparition. Les masques successifs, les mimiques, les variations du maquillage font de cette face grimée et méconnaissable un extraordinaire révélateur.
30L’autre gageure de Chateaubriand c’est de transformer son absence de la majorité des grandes scansions du temps révolutionnaire (qu’a-t-il vu en effet si ce n’est la prise de la Bastille, et le 6 octobre 1789 ?) en témoignage, en relation sinon véridique du moins authentique dans le sens où elle traduit l’essentiel : la mutation révolutionnaire, la coupure de l’Histoire. Ne pas avoir vu devient avoir vu ; ne pas avoir été témoin in situ transforme Chateaubriand en interprète, en analyste, pourquoi ne pas dire en critique de la grandiose représentation sur la scène de l’Histoire. Faut-il attribuer à l’exclusion, à l’isolement cette clairvoyance ? Tout cela se termine sur un voyage, une émigration et l’écriture, trois formes du refus et de la distance, trois moments de la contemplation et de la méditation.
Notes de fin
1 Mémoires d’Outre-Tombe, édition de Maurice Levaillant, La Pléiade, Gallimard, vol. 1, 3è éd., 1957. Toutes le citations seront prises dans cette édition.
2 Ibid., p. 109.
3 Ibid., p. 110.
4 Ibid., p. 147.
5 Ibid., p. 166.
6 Ibid., p. 124.
7 Ibid., p. 166.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 lbid., p. 169.
11 Ibid., p. 171.
12 Ibid., p. 145.
13 Ibid., p. 171.
14 Ibid., p. 173.
15 Ibid., p. 180.
16 Ibid., p. 181.
17 L’expression se trouve page 181.
18 Ibid., p. 167.
19 Ibid., p. 168.
20 Ibid., p. 169.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 184.
23 Ibid., p. 176.
24 Ibid., p. 186.
25 Ibid., p. 187.
26 Ibid., p. 268.
27 Ibid., p. 304.
28 Ibid., p. 292.
29 Ibid., p. 293.
30 Ibid., p. 295.
31 Ibid., Il occupe une partie du chapitre 3.
32 Ibid., p. 297.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 298.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 298.
38 Ibid., p. 431.
39 Ibid., p. 441.
40 Ibid., p. 442.
41 Ibid.
42 De la liberté au théâtre de France à la suite de Charles IX ou l’école des rois, Paris-Nantes, Bossange-Louis, 1790, p. 174.
43 Ibid., p. 292.
Auteur
ENS Fontenay-Saint-Cloud
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