La ville et le peuple de Paris vus par quelques voyageurs Allemands
p. 365-376
Texte intégral
1Dans le dernier quart du dix-huitième siècle où on commence à voyager beaucoup, la France a toujours été un pôle d’attraction pour les Allemands : Paris et Versailles attirent les voyageurs allemands déjà depuis Louis XIV et, avec la Révolution française, ces voyages s’accélèrent. Pendant la première phase de la Révolution, les Allemands qui vont à Paris le font pour vivre directement l’événement. Ils ont l’impression d’être les témoins d’un phénomène de grande importance qui ne s’était encore jamais produit dans l’histoire. Citons Joachim Heinrich Campe1 qui, apprenant la chute de la Bastille avant d’arriver à Paris, écrit à sa fille : "Réjouis-toi, Chère Lotte, vingt-quatre millions d’esclaves secoueront courageusement le joug de l’oppression et ces bêtes de somme maltraitées deviendront des hommes ! Quelle chance avons-nous d’avoir pu vivre ce grand événement !"2. Le 29 juillet, il est encore à Bruxelles et écrit : "Notre désir de voir de nos propres yeux ce combat des peuples pour la liberté et leur effort viril pour reprendre possession des droits de l’homme qui leur ont été ravis était si fort qu’il dépassait tout. L’année 1790 représentera une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité. Ce qui se passe maintenant en France et se passera bientôt dans les Pays-Bas autrichiens aura des conséquences bénéfiques pour l’ensemble de l’humanité dans les cinq parties du monde. Qui se laisserait détourner en raison d’un peu de danger de voir de près des scènes si remarquables, s’il en a l’occasion ?"3.
2Si, jusqu’en 1789, c’étaient surtout les penseurs et les poètes qui étaient attirés à Paris par le grand développement des arts et des sciences, à partir de 1789, ce sont surtout les "contestataires" qui s’y rendent et le but de leur voyage change. Campe dit bien qu’il ne décrira pas des monuments : "Que sont des palais de pierre, des temples ou des monuments dans un lieu où on est occupé à ériger un monument impérissable dans notre siècle, le batiment sublime d’une nouvelle constitution fondée sur la raison et le droit"4 ? De même, Gerhard Anton von Halem5 dit bien qu’il n’a pas été poussé par une soif de sciences, qu’il n’est pas intéressé par les galeries, les batiments ou les spectacles et qu’il ne fera pas de description de la nature, vu qu’on peut lire tout cela ailleurs : il voyage pour pouvoir observer la Révolution, vivre directement l’histoire. Tous deux comparent Paris à une scène et la Révolution à un spectacle, ce spectacle étant l’enterrement du despotisme français. Restant spectateurs, il ne se mêlent pas à la vie politique, ce qui est souvent le cas de ces premiers voyageurs appelés "Freiheitspilger", "pèlerins de la liberté", qui allaient volontiers en pèlerinage, par exemple à la place de la Bastille ramasser des reliques. Dans cette première phase, le voyage à Paris était considéré comme une action engagée politique et ces voyageurs ont eu beaucoup de difficultés en rentrant en Allemagne, car on les a considérés comme des "Jacobins". Il faut dire que, même Johann Heinrich Merck qui ne sera pourtant pas très favorable à la Révolution française écrit en 1790 : "Paris dépasse tout ce qu’on peut imaginer quant à l’intégrité des sentiments, la grandeur des images, la fermeté de l’expression, la soif de vérité, de vertu et de sentiments de l’humanité"6.
3Parmi ces voyageurs, citons Friedrich Schulz, Gerhard Anton von Halem, Johann Benjamin Jachmann, Johann Friedrich Reinhardt, le chef d’orchestre de Frédéric II qui écrit sous le pseudonyme de J. Frei Vertraute Briefe über Frankreich (1792) dont le deuxième volume concerne Paris, Konrad Engelbert Oelsner dont le Pariser Tagebuch paraît dans le Teutscher Merkur de Wieland en 1790, Johann Heinrich Merck, Georg Forster et Johann Wilhelm von Archenholz. Les récits de ces voyages ont un succès considérable, car ils répondent au besoin d’information et à la curiosité. Schiller raconte que les libraires se battaient pour publier ce type de livres et que le public les dévorait. Ces récits qui paraissent la plupart du temps sous forme de lettres décrivent les mentalités, se concentrent sur les événements politiques et sociaux. Même si ces écrits n’ont pas été conçus comme des écrits de propagande, ils ont fortement contribué à répandre de façon positive les idées de la Révolution française. Ce type de voyage a dû cesser avec la vague de xénophobie et les Parisische Umrisse de Forster sont une oeuvre d’autant plus remarquable qu’elle donne encore une image positive de la Révolution en 1793. A partir de cette date, les voyageurs seront plutôt des exilés politiques que des curieux, comme Karl Friedrich Cramer et Georg Friedrich Rebmann.
4Les impressions ainsi communiquées sont variables selon la période du voyage et les idées politiques des autres. Beaucoup sont ainsi déçus par la France du Directoire. Il y a néanmoins des constantes qui sont remarquables. Non seulement ces lettres donnent des témoignages concrets et se présentent comme des reportages d’actualité avec leur description de fêtes, leurs portraits des hommes de la Révolution, leurs relations des débats de l’ Assemblée, des séances des clubs, leurs scènes de la vie quotidienne, mais surtout, ces Allemands ont été frappés par un certain nombre de phénomènes qu’ils ont jugé spécifiquement français et c’est sur ceux-là que nous allons nous attarder.
La transformation du peuple par la Révolution
5Ce qui frappe quasiment tous les voyageurs, c’est la supériorité d’un peuple révolutionnaire par rapport à un autre, le fait que, pour reprendre l’expression de Campe, des bêtes de somme deviennent des hommes ; supériorité d’autant plus frappante que le peuple français est généralement jugé moralement inférieur au peuple allemand. Malgré cela, les voyageurs s’accordent à dire – du moins ceux de la première vague – que la Révolution a totalement transformé le peuple français. A plusieurs reprises, Campe se demande si les gens qu’il voit sont bien ceux qu’on a coutume d’appeler des Français et dont il fait un tableau peu flatteur.
6Lors de son passage à Paris, Georg Forster en fait la constatation en assistant aux préparatifs de la fête du Champ-de-Mars le 14 juillet 17907 et il souligne l’enthousiasme de vingt-cinq millions d’hommes. C’est un argument qu’il reprendra lors de la Révolution de Mayence pour convaincre ses concitoyens. Dans de nombreux discours, il souligne que la force de la Révolution a déjà totalement transformé le peuple français et qu’elle pourra donc aussi transformer les Mayençais. Bien que plus modéré que lui, Campe est également frappé par la supériorité d’un peuple révolutionnaire : un peuple qui a dû combattre toutes sortes de difficultés, mépriser les dangers et qui est devenu très actif ne retombera jamais dans l’inactivité. Le peuple de Paris est éclairé, noble et doux, comme il n’en existe aucun autre8. Campe note même qu’à Versailles le peuple est très différent parce qu’il a vu pendant des années ceux qu’il était obligé d’adorer comme des dieux se vautrer dans le vice et commettre les pires injustices et il n’est pas étonnant qu’un air aussi pestilentiel ait contaminé le peuple. Il estime que si le peuple de Paris s’est si bien comporté et que si un tel bouleversement a fait si peu de victimes, c’est parce que la culture et les Lumières étaient très développées, car plus une nation est éclairée, moins il y a de chance pour qu’une révolution entraîne trop d’horreurs9. Le peuple de Paris a été éclairé sur ses droits : "Une façon de penser plus sérieuse et virile a peu à peu remplacé son ancien caractère volage ; et le pronostic qu’avait fait une fois un voyageur anglais s’est réalisé : quand ce peuple s’arrêtera de siffler, de chanter et de danser, il deviendra libre"10. Halem quant à lui est frappé de trouver une collectivité populaire, concept encore chimérique pour l’Allemagne où on ne peut nommer peuple aucune masse d’hommes comme en France.
7Campe estime que ce qui se passe à Paris est un exemple pour l’Europe entière, que ce spectacle anoblit l’homme et rend heureux tous ceux qui ont un coeur chaud et compatissant. Plus tard, dans Rückreise von Paris nach Braunschweig en 1802, il dira encore qu’une des conséquences bénéfiques de la Révolution française est que les forces corporelles et intellectuelles du peuple français ont été fortifiées et que le peuple français pourra désormais les utiliser dans les beaux arts et les sciences. Aucun peuple ne peut plus l’égaler : avec un zèle infatigable, il fait découverte sur découverte et produit chef-d’oeuvre sur chef-d’oeuvre. Grace aux expositions, ce savoir faire va être considérablement valorisé 11.
8Une des manifestations de cette transformation consiste en ce que le peuple français a conscience de ne pas travailler pour lui, mais pour la postérité. Forster est frappé par cette nouvelle mentalité ; en 1796, Rebmann le constate encore et cite cette scène : "Nous voyons la cuisine (en français) me disait récemment un Français à juste titre, la postérité mangera le ragoût (en français)"12.
9Ainsi frappés par l’existence d’un peuple en tant que communauté et par sa politisation, nos voyageurs se plaisent à décrire des scènes de rues. Campe note l’intérêt des petites gens pour les nouvelles politiques, même quand ils ne savent ni lire ni écrire. Halem raconte comment les gens de la rue disent leurs opinions, se demandant s’ils ont gagné quelque chose à la Révolution ou contestent le système censitaire : "Quoi ?, disait-il, seul le paiement des trois livres doit faire de nous de vrais citoyens, doit seulement nous donner la possibilité d’élire des représentants ? Notre bras, notre sang que nous consacrons à l’Etat ne valent-ils pas autant que trois livres ?"13. Georg Kerner14 raconte longuement dans Briefe aus Paris, sans bien les comprendre toutefois, les émeutes de Germinal et Prairial, les révoltes des faubourgs qui échouent tragiquement. Il est pris dans des contradictions, car il est un farouche adversaire de Robespierre, mais un fervent républicain.
10Dans ces scènes de rues, les Allemands sont particulièrement frappés par le comportement des femmes ou vis-à-vis des femmes. Halem souligne qu’on est moins galant avec elles ; comme il voulait laisser sa place à une dame dans une loge, son voisin lui dit : "Restez assis, nous sommes après la Révolution"15. Campe trouve les femmes particulièrement cruelles et assoiffées de sang parce qu’il les juge moins éduquées, plus faibles, plus gatées par la galanterie qu’ailleurs et ayant le désir de se mêler des affaires publiques ; ce sont à elles que l’on doit les scènes les plus barbares. Kerner, de façon générale, souligne le fanatisme des femmes qu’il appelle "Weiber", "furies" ou "sauvages amazones". Il faut dire que, dans cet hiver de famine, elles ont joué un rôle particulièrement important, manifestant dans les rues et sur les places puisque les clubs de femmes avaient été interdits depuis Robespierre ; mais pour lui, ce sont des "harpies".
11Bien que ces scènes de rues paraissent étranges à nos voyageurs, ils présentent, du moins dans la première phase, le peuple parisien comme un peuple parvenu à une certaine maturité politique et – ce qui est corollaire à cette époque – à une certaine morale. Il n’en est plus de même chez les voyageurs de l’époque du Directoire. Kerner qui se trouve à Paris de début janvier à début septembre 1795 est témoin de la situation complexe en France ; il estime que trop de traîtres et de vauriens occupent des postes importants et il en veut particulièrement à Pache et à ses amis ; mais il blanchit toujours le gouvernement auquel il fait le seul reproche d’être trop indulgent. Ce n’est qu’en quittant Paris le 20 fructidor an IV16 qu’il constate l’influence reprise par les royalistes, les espions, les agents de l’extérieur et les émigrés ainsi que l’importance de la spéculation et le règne des banquiers. Sûre de sa victoire, l’aristocratie jette son masque. Il ne perd cependant pas tout espoir, car Paris lui paraît encore contenir de nobles coeurs qui aiment l’ordre républicain. Ce sont eux qui lui redonnent espoir : "leur cause gagnera, devra gagner ou la France ainsi que toute l’Europe cultivée sombreront"17.
12Rebmann qui arrive à Paris un an après et a une conscience politique plus lucide y découvre d’emblée qu’on voit à la place des grands commerçants des aventuriers qui ont pu garder leur fortune par agiotage et qui fonctionnent par coups de mains, gagnant tout ou perdant tout. Les deux tiers des gens vivent d’intrigues, fomentent des troubles. Des milliers de gens sont prêts à tout parce qu’ils ont faim ; tous les jours des gens sont assassinés et il se montre surpris de pouvoir se coucher tranquille tous les soirs. Vols et meurtres ne font que s’accroître et plus de 20 000 hommes à Paris ne vivent que de cela. Les pickpockets que l’on arrête sont bien habillés et roulent dans les cabriolets les plus élégants. Il ne cache pas sa déception et fait du Paris de cette année un tableau assez contradictoire quelqu’un qui viendrait à Paris en pensant se trouver dans le grand tourbillon de la liberté se demanderait si tout ce qu’il a lu dans les journaux n’est pas un rêve. Il ne trouverait rien qui rappelle la Révolution ; parmi les autorités, il trouverait des gens des familles les plus nobles d’autrefois ; il entendrait parler de la République comme d’une chose terminée et dont on ne garderait le nom que pour préparer le peuple au retour de la Monarchie ; il trouverait un écart énorme entre le peuple et les Grands qui vivent dans un luxe exagéré et donnent le ton. S’il montrait un peu d’esprit républicain, il serait aussitôt traité de Jacobin et jeté en prison. C’est donc l’image qu’il donnerait. Mais un autre pourrait tomber par hasard sur l’exécution d’un immigré, risquerait d’être lui-même soupçonné, entendrait des gens parler comme des terroristes, maudire les royalistes, ne serait témoin que de meurtres et de brigandages, entendrait dire que Robespierre était le plus honnête des hommes et que le Directoire n’est composé que de royalistes. Il rentrerait en donnant une image opposée à la précédente et pourtant les deux auraient raison et auraient observé ce qu’on peut voir ici.
13L’explication qu’il en donne, c’est que le peuple français est immoral et corrompu et que la Révolution ne l’a pas encore suffisamment transformé. Du moins voit-il dans les dirigeants des hommes corrompus : "Je remercie le Ciel d’avoir appris à séparer les principes des hommes qui détruisent, assassinent et volent en leur nom ! Autrement, je désespérerais. Je croyais entrer dans le sanctuaire de la liberté et entrai dans son bordel ! excusez cette expression triviale, je n’en connais pas de plus polie pour exprimer ce que je ressens"18. Mais il pense qu’on supportera de moins en moins que les devoirs moraux soient lésés, que la morale et le droit deviendront de plus en plus coutumiers et que les hommes s’amélioreront peu à peu. La véritable liberté dépend pour lui de cette amélioration morale des hommes, de la propagation d’idées vraies et justes plus que de la constitution d’un pays. Il reproche au Directoire d’avoir trop peu d’énergie, de laisser libre champ aux gredins et aux brigands. Ce qui pourra être réparé le sera, mais qui réparera l’opinion perdue des Allemands qui avaient vu dans les Français des frères et des sauveurs et ont trouvé en eux des brigands à la solde de leurs propres tyrans ?
14Rebmann estime que c’est une chose étrange dans l’histoire que ce soit justement le plus corrompu de tous les peuples qui ait eu l’idée d’établir une République. Nous autres Francs, dit-il en se considérant lui-même comme français, étions bien plus corrompus avant l’instauration de notre république que les Romains avant leur chute. Malgré la République, les courtisans et les aristocrates les plus corrompus n’ont cessé de gouverner et nous n’avons jamais eu le véritable sens républicain qui ne repose que sur la simplicité et la proximité de la nature. En revanche, si en Allemagne une constitution républicaine dévorait l’anarchie gothique, le pays ne subirait pas les mêmes convulsions, d’abord parce que les Allemands utiliseraient l’expérience étrangère, mais surtout parce qu’il n’y a jamais eu parmi les courtisans allemands des hommes aussi corrompus que les Francs. Si paradoxal que ce soit, il faut dire qu’il y a plus de sens républicain, plus de véritables Lumières et plus de saine philosophie en Allemagne qu’en France. L’immoralité est dans le caractère de la Nation française, et est née du mélange de despotisme et de catholicisme. La Révolution n’a pas encore su créer de nouveaux hommes.
15En revanche, le peuple en France a plus d’esprit de décision et de moralité qu’en Allemagne et, si c’est la France qui possède les plus grands vauriens parmi ceux qui jouent un rôle, la masse, ceux que l’on appelle sans-culottes ou canaille, est la plus noble et la meilleure de toutes les nations. C’est la force de cette masse qui fera échouer l’oligarchie, de même qu’elle a déjà brisé la despotie. Mais avant bien de véritables républicains mourront encore. En dehors du peuple, il n’y a aucune moralité en France, encore moins à Paris qu’ailleurs. Il est donc intéressant de voir que pour Rebmann, comme pour Forster qui ne partage cependant pas sa vision pessimiste des dirigeants, la vertu est du côté des masses populaires.
16Tel est le tableau riche et vivant du peuple de Paris vu dans ses aspects contradictoires et complexes que l’on trouve dans ces lettres.
Paris, ville capitale
17Habitués à la division de l’Allemagne, nos voyageurs soulignent tous le rôle de capitale que joue la ville de Paris considérée comme le foyer de nouvelles idées. Goethe lui-même nomme Paris "la capitale du monde" dans Hermann et Dorothée. Rebmann constate que c’est depuis longtemps que la ville joue ce rôle. En dehors de la capitale, il ne paraît pas dans toute la France un seul journal important. C’est le public de Paris qui décide des systèmes philosophiques et politiques, des découvertes médicales, des oeuvres artistiques, des spectacles etc. Le pays adore ce qui a été décidé à Paris. Rebmann en conclut à l’unilatéralité et la pauvreté des idées. En Allemagne, il y a cinq ou six capitales et peut-être trois cent petites villes dont chacune est un centre des Lumières. Il s’en suit une saine émulation, il n’y a pas de mode, aucune secte ne décide. Même si certains parfois adoptent un ton dogmatique, l’esprit partisan ne peut jamais durer longtemps.
18Partant du même constat, Forster en tire des conclusions différentes dans ses Esquisses Parisiennes. Pour lui, la capitale de la France a toujours été l’école de la connaissance des hommes. Ceci est vrai maintenant plus que jamais et il suffit d’un court séjour pour y voir non seulement l’esprit du présent, mais les signes de l’avenir. Dans la nouvelle République, Paris est aussi importante que l’a été Rome dans l’Empire universel.. De même, Rebmann arrivant à Paris dira : "Enfin, je voyais devant moi la nouvelle Rome"19. Paris est la tête dont partent tous les mouvements vers les provinces et vers laquelle reviennent les réactions en retour. Cette ville est le coeur de la Révolution et de la République. Paris pense, éprouve des sentiments, savoure et digère pour tout le pays. C’est pourquoi les ennemis avaient eu raison de marcher sur Paris pour étouffer la Révolution. C’est Paris qui donne le ton, non seulement en raison de sa grandeur, mais parce que la circulation des idées, du commerce et des hommes est encore insignifiante dans le reste du pays. Sous l’Ancien régime déjà, l’aristocratie française vivait à Paris, c’est là que se mesure la perfection. Cette ville est la fierté de la Nation, l’étoile polaire de la République. C’est ici seulement qu’on trouve la vie, l’invention, la lumière et la connaissance. C’est un point de communication : tout converge vers Paris pour retourner ensuite vers les provinces. C’est là que sont créées les lois du goût et de la mode qui sont suivies en France et même en Europe. En ce qui concerne la République, Paris donne le ton par la force de l’opinion publique. Tous les événements importants de la Révolution se sont produits à Paris. Rien ne prouve aussi clairement la maturité des Français pour une constitution républicaine que ce soit Paris qui ait donné le ton alors que cette ville était le siège du luxe le plus insolent et de la corruption des moeurs la plus débridée. Ici les ennemis de la Révolution étaient bien plus nombreux et bien plus forts qu’ailleurs ce qui explique les troubles permanents, les intrigues, les tentatives de corruption pour freiner l’esprit révolutionnaire.
19C’est parce que Paris a été un centre de Lumières que ses habitants ont pu devenir réceptifs aux idées de la Révolution française. La curiosité des Parisiens a aiguisé leur capacité de discernement et ils se sont formés par la fréquentation de la culture à un point qui n’est comparable à aucune autre ville ; maintenant, après cinq ans de révolution plus encore qu’avant . Les gens parlent politique avec justesse et clarté. Ceux qui ont défendu Molière, Régnard, Destouches, Marivaux, Racine, Corneille et Voltaire sont désormais réceptifs à la vérité.
20Paris devra rester le siège du gouvernement. L’ensemble de la population approuve ce qui s’y passe et toutes les tentatives d’opposer les départements à Paris ont échoué. De toutes façons, la concentration d’un demi-million d’habitants (en fait 700 000) constitue un bon baromètre. Le 31 mars et le 2 juin ont été l’oeuvre de la Commune de Paris qui a sauvé la Convention. C’est sous sa pression que vingt-neuf députés de la Gironde ont été arrêtés après quelques hésitations de la Convention ce qui a permis le passage du pouvoir dans les mains des Jacobins. Forster termine son ouvrage en déclarant que Paris reste la carte de la Révolution et qu’elle fera perdre ses ennemis.
21Si Paris peut jouer un tel rôle, c’est que cette ville est la source de l’opinion publique. Forster développe longuement cette idée dans ses Esquisses Parisiennes. Il constate que l’opinion publique est une chose dont on ne pouvait se faire une idée avant cette révolution. Il la considère comme un phénomène naturel qu’on ne saurait freiner, trop rare pour qu’on connaisse ses lois, mais auquel il faut laisser libre cours, tout en continuant à agir raisonnablement. Il considère l’opinion publique à la fois comme l’instrument et l’ame de la Révolution. Elle a commencé à bouger dans les derniers temps de la Monarchie, car la grandeur de la capitale, la masse de connaissances, de goût, d’esprit, d’imagination qui y sont concentrés, les nouvelles idées de la libération de l’Amérique ont frayé le chemin à la liberté de pensée. A chacune des étapes de la Révolution, l’opinion publique a été déterminante et elle a fait des pas de géants. Une des preuves les plus parlantes de sa force est la douce mort du clergé et de sa hiérarchie. Il n’y a même pas eu besoin d’un décret pour séparer l’autel de l’Etat. Son effet le plus important, c’est qu’elle a détourné de l’appat du gain, de l’avarice, de la dépendance vis-à-vis des objets. La politique de la Convention va dans ce sens, elle a appris à mépriser la richesse et le luxe, à être simple. Ainsi, la richesse a perdu ses charmes, la corruption sa force. L’opinion publique juge les traîtres plus vite encore que le Tribunal révolutionnaire.
22L’opinion publique a également détruit le culte de la personnalité. Forster cite Danton : que la patrie soit sauvée et que mon nom soit flétri. Le sort de la Révolution ne dépend nullement des hommes qui la mènent et que l’on peut critiquer : "Leur lumière ne luit que dans la masse où elle se multiplie avec vingt-quatre millions d’hommes"20. Il considère les hommes de la Montagne comme des serviteurs de l’Etat et non comme des chefs. Ils gouvernent, mais seule l’opinion publique leur assure qu’ils le font dans l’intérêt le plus sacré du peuple. Ils sont des modèles d’abnégation et de simplicité républicaine. La Révolution tient sa grandeur du fait qu’elle ne sert pas à la satisfaction des passions d’une poignée d’ambitieux, de ce qu’elle est indépendante de personnalités particulières. En fait, cette conception de l’opinion publique en fait une expression de la souveraineté populaire. Il précise bien qu’elle n’est rien d’intellectuel ni de raisonnable, mais "la force brutale de la foule"21. Il déclare en termes mathématiques qu’elle est "le produit de la réceptivité du peuple augmenté de l’agrégat de tous les mouvements révolutionnaires passés"22. Il est plus clair encore quand il dit qu’il n’y aura pas d’opinion publique en Allemagne tant qu’on ne libérera pas le peuple. Le décret de la Convention que le gouvernement doit rester révolutionnaire jusqu’à la paix lui paraît l’expression de l’opinion publique que la Révolution doit continuer jusqu’à ce que sa force dynamique soit totalement épuisée. Rebmann constate également que la France est forte grace à l’opinion publique, mais que justement depuis le Directoire cette opinion publique cherche à corrompre les partis. Les dirigeants du Directoire lui paraissent trop éloignés du peuple, car le défaut principal de la Constitution de 1795 c’est qu’elle ne prévoit pas de moyen de communication entre le gouvernement et le peuple. Les Allemands ont été particulièrement sensibles à l’existence de l’opinion publique, ne connaissant pas ce phénomène, et ils la décrivent dans toutes ses manifestations.
23Cela explique leur intérêt pour certains lieux de Paris. Campe voit dans le Pont Neuf où se croisent les habitants des deux moitiés de la ville le coeur de Paris. Il décrit longuement la Place de la Grève avec l’Hôtel-de-Ville ; mais le Palais-Royal lui paraît le lieu le plus intéressant surtout le soir quand il est envahi par une foule qui vient parler de politique. Arrivé le 12 février 1795, Kerner constate que, depuis que la Bourse est fermée, le café de Chartres devant le Palais de la Révolution (ex Palais-Royal) est devenu un lieu de réunion. Il n’a pas vu tout de suite qu’il était le point de rencontre de la jeunesse dorée, des contre-révolutionnaires. Il voit d’abord en eux des amis d’une législation plus modérée et plus humaine, mais constate que ce lieu est très surveillé par la police. Rebmann quant à lui décrit le Palais-Egalité devenu le repaire des filles de joie qui, depuis la chute de Robespierre, ont repris leurs activités sans être dérangées. Il les classe en quatre catégories et constate que, dans la dernière, il y a des enfants de 12 à 14 ans ! Chez les filles de la troisième et de la quatrième, il trouve un fond d’honnêteté et de coeur. Il raconte aussi comment des discussions politiques spontanées s’organisent qui n’ont d’autre but que de dérober le portefeuille de ceux qui se sont ainsi laissés distraire. Lui-même en a été victime, un larron ayant coupé sa redingote et son sac pour s’emparer de sa tabatière ! Ce Palais lui paraît un véritable baromètre qui indique si Paris est calme ou non. Il est plein de mendiants dont beaucoup sont des rentiers ruinés.
24Les Allemands vont aussi volontiers assister aux séances du club des Jacobins ou de la Convention et en font des relations très vivantes. Ainsi Halem écrit qu’il préfère aller au club des Jacobins plutôt qu’au théatre car il voit là, derrière les coulisses, les Français se réjouir sans frein de leur liberté et jouer avec leurs chaînes. Il assiste aussi aux séances de l’ Assemblée nationale, trouvant ce spectacle passionnant. Rebmann comme Forster, dans une vision politique plus lucide soulignent que le rôle des sociétés populaires est d’éclairer le peuple afin qu’il puisse garder la véritable liberté et le républicanisme authentique. Ces sociétés ont fait plus de bien que de mal. Elles ne doivent pas avoir plus de puissance que le gouvernement, mais elles doivent l’observer et le contrôler. Sans les clubs, la liberté n’aurait pu être aussi solide et c’est de leur dissolution que date la décadence de l’esprit public et la corruption éhontée des fonctionnaires.
25Les journaux peuvent jouer le même rôle. Halem constate l’accroissement du nombre de journaux qui poussent comme des champignons et se montre même surpris qu’ils soient souvent lus par des femmes ! Rebmann regrette que, pendant le Directoire, loin de remédier à la dégradation générale, ils soient vendus aux partis, plus particulièrement aux aristocrates et qu’il n’y ait plus de liberté de la presse. Lui qui a tant défendu la liberté de la presse estime qu’elle dépasse toutes les limites. Car une chose est d’avoir le droit de dire ses opinions et de les prouver et une autre d’inventer et de calomnier. Il classe les journaux comme les filles de joie, leur trouvant ce point commun à tous deux qu’ils sont tout aussi vénaux et tout aussi ennemis de la République. Il en distingue trois catégories : les journaux officiels, les journaux républicains et constitutionnels et les journaux d’opposition, royalistes ou jacobins. Les plus nombreux, les plus lus et les mieux écrits sont malheureusement les royalistes.
26Enfin, les spectacles sont également considérés comme des manifestations de l’opinion publique. Halem parle de la républicanisation des spectacles et constate au théatre à quel point le public est sensible aux problèmes politiques. Il dit qu’on joue tous les spectacles où il est question de secouer le joug. Quand les mots "liberté" ou "égalité" sont prononcés, il y a de grands applaudissements au point qu’on est obligé d’interrompre le spectacle. A la représentation de Brutus de Voltaire, Mirabeau qui avait été reconnu a été salué par un tonnerre d’aplaudissements et porté en triomphe avec son compagnon, le député Moilly.
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27Ces voyageurs allemands ont eu le sentiment d’être privilégiés d’avoir vu Paris pendant cette période intéressante. Tout leur confirme l’avènement du règne de la liberté, même s’ils sont parfois stupéfaits devant la réalité, en particulier celle du Directoire ! Ils se plaignent qu’en Allemagne les informations sur la Révolution soient partiales et veulent remédier à cela en écrivant leurs impressions. Ils sont bien sûr étonnés du rôle de capitale que joue la ville de Paris, car ils ne sont pas habitués à cela, mais ils sont surtout très intéressés par les effets de la Révolution sur le peuple de Paris qu’ils assimilent au peuple français. Les relations les plus critiques se terminent par l’espoir de la victoire de la Révolution grace à cette transformation du peuple. En 1802 encore, Campe trace un tableau globalement positif des conséquences de la Révolution
28Et pourtant, même chez les plus révolutionnaires d’entre eux, il faut noter l’insistance avec laquelle le peuple français est montré comme un peuple léger et sans morale, même s’il a été transformé par la Révolution. Par rapport à ce peuple, le peuple allemand est jugé supérieur et la Réforme est souvent avantageusement comparée à la Révolution française. Ils retiennent donc les idées de la Révolution française, mais pensent qu’un autre peuple, en particulier le peuple allemand, les auraient mieux réalisées dans la pratique. La pensée d’un Forster qui, dans ses lettres à sa femme, distingue soigneusement entre les hommes et les idées de la Révolution et n’hésite pas à qualifier les Français de "démons" ou d’un Rebmann qui a appris "à séparer les principes des hommes" s’avère dangereuse pour l’avenir. Ce chemin sera emprunté par Görres, à la suite de sa déception devant le Paris du Directoire, puis par Fichte pendant les guerres de Napoléon, dans un sens tout à fait progressiste encore, mais, reprises par les romantiques conservateurs, ces idées finiront par être la base du pangermanisme.
Notes de fin
1 Campe fait partie des 18 étrangers auxquels fut accordée la citoyenneté française. Eminent pédagogue, il critique ouvertement les édits de Wôllner et soulignera jusqu’à la fin les acquis de la Révolution française.
2 Campe J.-H., Briefe aus Paris während der franzosischen Révolution geschrieben, Rütten und Loening, Berlin, 1961, p. 97.
3 Ibid., p. 108.
4 Ibid., p. 146.
5 Attiré par la Révolution, il se rend à Paris en 1790. Il sera plus tard député des départements Elbe Weser et Oberems.
6 Merck J.-H., Briefe, hg.v. H. Kraft, Frankfurt/ Main, 1968, p. 630.
7 Forster G., Französischer Enthusiasmus auf dem März-oder Föderations-Felde, in Erinnerungen aus dem Jahre 1790. In : G. Forster, Werke in vier Bânden, hg. v. G. Steiner, Insel Vlg., Stuttgart, 1970, III, p. 456.
8 Campe, Ibid., p. 275.
9 Ibid., p. 196.
10 Ibid., p. 209.
11 Ibid., p. 358-363.
12 Rebmann s’est engagé pour la Révolution française au point qu’il doit fuir l’Allemagne. Ce publiciste et romancier allemand arrive à Paris le 15 août 1796 et, malgré sa déception devant la France du Directoire, il reste optimiste, croyant que la force des sans-culottes fera échouer l’oligarchie. Holland und Frankreich in Briefen, hg. v. Voegt H., Rutten und Loening, Berlin, 1981, p. 241.
13 Halem G.A.von, Blick auf einen Teil Deutschlands, der Schweiz und Frankreich bei einer Reise vom Jahre 1790. Zwei Teile, Hambourg, 1791. In Landauer G., Briefe aus der französischen Révolution, Rütten und Loening, Berlin, 1985, p. 265
14 Kerner avait dû quitter Paris au moment de la vague de xénophobie. Il revient à la chute de Robespierre, espérant que la victoire des armées françaises entraînera une républicanisation de l’Allemagne. Il sera ensuite le secrétaire de Reinhard à Hambourg.
15 Halem, op.cit., p. 265.
16 Kerner G., Briefe, geschrieben auf einer Reise von Paris nach del Niederlanden. Ibid.
17 Ibid., p. 207.
18 Ibid., p. 211.
19 Ibid., p. 142.
20 Forster G., Parisische Umrisse, op. cit., p. 755.
21 Ibid., p. 732. .
22 Ibid., p. 733
Auteur
Univ. de Besançon
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