Paris – Marseille en 1793 : formation, diffusion et réception des idées politiques
Étude sur le mouvement cordelier
p. 293-304
Texte intégral
1Depuis notre mémoire de maîtrise sur l’idéologie du Père Duchesne pendant l’été 1793, soutenu en 19711, nous nous intéressons à l’un des principaux mouvements politiques de la Révolution française, le mouvement cordelier. Nous travaillons de manière continue, mais sans exclusive, sur ce chantier qui nécessite une approche méthodologique spécifique.
2Le mouvement cordelier a été peu étudié2. Il a été systématiquement déprécié par l’historiographie de la Révolution française. C’est l’une des raisons de notre attachement déjà ancien à un domaine de recherche où les investigations historiques habituelles sont peu performantes. L’accès à la connaissance du mouvement cordelier passe par une appréhension méthodique d’énoncés d’archive très dispersés.
3Présentement, nous souhaitons montrer que le mouvement cordelier ne se confine pas à la scène politique parisienne. La compréhension globale de son programme, de ses objectifs met en jeu le rapport province-Paris. A ce titre, les initiatives cordelières sur l’axe Paris -Marseille sont exemplaires.
Les spécificités du mouvement cordelier : quelques points de repère
4En 1926, Albert Mathiez notait : "il ne sera pas possible d’écrire une histoire complète du mouvement hébertiste qu’après avoir rassemblé et publié les sources de cette histoire qui sont très dispersées"3. Notre enquête sur les sources archivistiques du mouvement cordelier (hébertiste) s’inscrit dans la perspective ainsi tracée par cet historien, tout en innovant par le recours à une méthodologie textuelle adaptée au traitement d’énoncé d’archives très divers. En effet l’approche sérielle est inadéquate à de telles sources. Nous ne disposons pas, à la différence du club des Jacobins, de la série continue des comptes rendus des séances du club des Cordeliers4. Par ailleurs, nous avons conservé un nombre très limité de discours imputables à des Cordeliers ; et la plupart de ces discours sont plutôt laconiques, très liés aux événements, ce qui interdit de les étudier en corpus clos. Mais paradoxalement les sources du mouvement cordelier peuvent se diversifier à l’extrême dans des conjonctures déterminées : Albert Mathiez l’a montré à propos de l’été 1791, nous avons fait de même pour l’été 1793. Cette diversité archivistique n’est pas pour nous déplaire, bien au contraire. Elle met à l’épreuve, par le recours à l’analyse textuelle au sein d’une dispersion maximale de l’archive, notre manière de lire l’archive.
5Dans notre démarche, description et interprétation de l’archive procèdent d’une même interrogation. Il importe donc que nous précisions d’abord les objets, les thèmes et les sujets attestés dans les énoncés d’archive qui permettent d’étudier le mouvement cordelier.
6Un objet majeur dans la politique révolutionnaire concerne directement les Cordeliers : il s’agit du droit naturel déclaré et réalisé. Cet objet ne leur préexiste pas ; ils en sont d’une certaine façon les promoteurs. Certes les droits de l’homme et du citoyen sont déclarés dès 1789. Mais la réalisation de ces droits est directement issue des formes de représentation mises en place par les patriotes, en particulier les Cordeliers.
7Au sein du mouvement cordelier, qui excède les murs du lieu de réunion du club des Cordeliers, un faisceau complexe de relations se met en place où s’associent des mots d’ordre, des attitudes politiques et un programme républicain. Ainsi, le titre emblématique de ce club – la dénomination de Société des amis des droits de l’homme et du citoyen avec en son centre l’oeil de la surveillance – indique l’horizon indépassable des pratiques politiques cordelières5. Le droit naturel déclaré et réalisé constitue bien une doctrine en acte pour les Cordeliers dans la mesure où il s’agit de promouvoir, par la représentation en permanence des droits, la volonté de tous, et par là même de constituer le corps de la république à partir de l’union des coeurs, de l’activité spirituelle du regard et de la parole laconique.
8A l’objet politique issu de la relation de droit, à la revendication de la liberté, et de sa réciprocité, l’égalité, s’associe, dans la formation discursive cordelière, le thème du républicanisme. L’examen du contenu des ouvrages écrits par les philosophes républicains des années 1790-1791, proches des Cordeliers, et des proclamations en faveur de la République diffusées par les dirigeants cordeliers au cours de l’été 1791, met en évidence l’importance de la référence républicaine dans le discours cordelier.
9Face à un pouvoir exécutif royal qui dénature la Constitution et à un pouvoir législatif qui se laisse imposer par l’exécutif des décrets anticonstitutionnels (principalement le décret sur le marc d’argent, la loi martiale et le veto royal), les Cordeliers et leurs correspondants en province dénoncent la tyrannie royale. C’est à ce titre qu’ils se considèrent avant tout comme républicains. Ainsi ils proposent d’instaurer "une espèce de gouvernement républicain " (Robert) où le peuple fait la loi, en même temps que le législateur l’énonce. A la volonté souveraine du législateur, qui procède de l’expression de la volonté générale, doit s’associer la volonté de tous convoquée au sein des appareils politiques révolutionnaires, principalement les sociétés populaires et les municipalités. Les Cordeliers parisiens, et les Jacobins provinciaux qui en sont proches, traduisent leur républicanisme par la convocation en permanence des citoyens au sein des sociétés populaires en vue de rendre effective les lois conformes aux droits et par l’appel à la surveillance des autorités constituées mises sous le regard de tous.
10C’est dans un tel contexte doctrinal qu’il faut situer le mot d’ordre d’organisation du pouvoir exécutif, tel qu’il est affirmé à la fin de la pétition du Champ-de-Mars6. Précisons que nous sommes là au plus loin d’une conception de la démocratie directe d’inspiration rousseauiste. Il s’agit avant tout de promouvoir une modalité "égalitaire" de la représentation des droits par la formation d’un pouvoir exécutif révolutionnaire où les élites "militantes" au sein des municipalités, des sections et des sociétés populaires jouent un rôle déterminant.
11De fait, la mise en évidence de la spécificité des porte-parole Cordeliers est l’un des aspects majeurs du chantier de recherche sur le mouvement cordelier. Il convient de distinguer ces porte-parole des agents politiques du discours d’assemblée massivement présents au club des Jacobins et à l’Assemblée nationale. Dans les réunions du club des Cordeliers, en deçà de l’influence conjoncturelle de tel ou tel groupe politique (par exemple les "enragés", puis les "hébertistes" en 1793), se côtoient des intermédiaires de toutes sortes : hommes de liaison, commissaires des sociétés populaires, délégués des municipalités, sectionnaires avancés, etc. Ces patriotes prononcés circulent en permanence entre Paris et la province. Une histoire interne du club des Cordeliers, même pour les périodes où nous disposons de textes, n’a ainsi guère de sens. L’absence de sources sérielles au niveau de l’imprimé n’est pas le fruit du hasard. Il nous est apparu indispensable de prendre en compte des éléments spécifiques, en particulier le rapport à l’événement, pour comprendre la réalité historique du mouvement cordelier.
Paris pendant l’été 1793 : de la propagation des mots d’ordre à l’hégémonie cordelière.
12Au début du mois de juillet 1793, le club des Cordeliers est dans une situation difficile. En effet, les "enragés" Jacques Roux et Leclerc, eux-mêmes Cordeliers, appliquent à la lettre le mot d’ordre d’Hébert de mise à l’ordre du jour de la Constitution. Ils obtiennent ainsi l’adhésion des Cordeliers à leur demande d’insertion d’un article sur l’agiotage dans la nouvelle Constitution. La contre-offensive des Jacobins en direction du Club frère permet de rétablir la situation par l’exclusion des "enragés". Mais la crédibilité politique des Cordeliers a été quelque peu entamée dans cette affaire.
13L’assassinat de Marat par Charlotte Corday, le 13 juillet, replace soudainement les Cordeliers au centre de la scène politique parisienne. Le soir même de ce funeste événement, il revient à Hébert, porte-parole des Cordeliers avec son journal Le Père Duchesne et second substitut du procureur de la Commune de Paris, de faire, au Conseil général, le premier rapport sur la mort de Marat. Mais c’est surtout à la suite de son énergique discours du 21 juillet au club des Jacobins qu’Hébert apparaît comme le principal continuateur de Marat, dont il endosse le costume de " dénonciateur patriote".
14Nous avons étudié, dans un ouvrage récent7, le déroulement des événements qui succèdent à l’assassinat de Marat. Nous avons ainsi constaté que le corps de Marat mort est au centre de ces événements. En effet, il est exposé aux regards des Parisiens, alors qu’il se putréfie sous l’effet d’une chaleur accablante. Puis il renaît sous une forme sublime, tout au long de la pompe funèbre du 16 juillet, grace au peuple parisien qui l’entoure. Ainsi de l’énoncé "Marat est mort" (13 juillet) à l’énoncé "Marat n’est pas mort" (17 juillet), nous pouvons parcourir un trajet thématique où auteurs et spectateurs de la mise en sublime de Marat reconstituent le corps de la République, défait un temps par l’assassinat d’un représentant du peuple. Un tel événement suscite l’appropriation par tous du rôle incarné par Marat pendant sa vie politique, celui de "dénonciateur patriote" et enclenche par là même la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Les Cordeliers, Hébert et Vincent à leur tête, apparaissent alors comme les principaux porte-parole de cette faculté désormais universelle de dénoncer les atteintes aux droits.
15La cérémonie de translation du coeur de Marat dans le local du club des Cordeliers, le 28 juillet, amplifie encore l’importance des Cordeliers par le "ralliement" des Citoyennes Révolutionnaires à une partie de leurs objectifs. Mais c’est surtout l’arrivée des fédérés à Paris, et leur jonction avec les Jacobins hébertistes par l’intermédiaire de leur porte-parole Royer, qui permet aux Cordeliers d’occuper un temps une position hégémonique sur la scène politique parisienne.
16A la fin du mois de juillet, la pression politique des Cordeliers s’accentue. Les débats du 23, 25 et 30 juillet au club des Cordeliers aboutissent à la décision suivante : "La Société arrête définitivement qu’elle ira en masse à la Convention pour obtenir la destitution et la proscription des nobles"8. Hébert publie consécutivement quatre numéros du Père Duchesne (les n° 264 à 267 entre le 29 juillet et le 1er août), fait unique dans le calendrier de parution de ce journal. Il demande plus particulièrement la destitution des nobles et l’arrestation de tous les hommes suspects. Les positions des Cordeliers se répercutent significativement au club des Jacobins où Hébert occupe en août le poste de secrétaire.
17Une démarche parallèle, puis commune en matière de mots d’ordre caractérise les fédérés venus à Paris pour le 10 août d’une part, les hébertistes d’autre part. Au lendemain de cette fête du 10 août qui concrétise l’acceptation par tous de la Constitution, Royer, le porte-parole des fédérés, demande l’organisation du mouvement révolutionnaire par la levée en masse et l’arrestation de tous les hommes suspects. Selon Danton, les fédérés viennent ainsi exercer "l’initiative de la terreur parmi nous". Dans le même temps, Hébert, dans le Père Duchesne, et Vincent, à la tribune du club des Cordeliers, demandent à la Convention d’organiser le pouvoir exécutif selon les modalités prévues par la Constitution de 1793, et par la même de mettre un terme à la puissance grandissante des Comités de la Convention, en particulier de rappeler les représentants en mission envoyés auprès des armées :
18"Montagnards, tant que les comités usurperont tous les pouvoirs, nous n’aurons jamais de gouvernement, ou nous en aurons un de détestable... La constitution, acceptée par le peuple, veut que chacun fasse son métier et rien de plus ; que ceux qui sont destinés à faire des lois, les fassent bonnes, et que ceux qui doivent les exécuter, les exécutent... Il faut organiser promptement un gouvernement comme le veut la constitution" {Père Duchesne, n° 275 du 22 août 1793).
19"Nous courrons à notre perte si on ne forme au plutôt un pouvoir exécutif composé de 20 membres. Cette autorité ne cédera qu’à la Convention ; elle sera dépositaire des lois, et les commissaires envoyés ça et là n’auront jamais le droit de faire des décrets à leur mode, et de les faire exécuter à leur volonté, comme il arrive aujourd’hui.... Je demande qu’on fasse une pétition à la Convention pour former un pouvoir exécutif et pour qu’aucun commissaire pris dans l’assemblée ne soit envoyé auprès des armées" (Vincent au club des Cordeliers le 27 août 1793).
20A la fin du mois d’août, alors qu’Hébert devient vice-président du club des Jacobins, un réseau de relations politiques se tisse entre Cordeliers, Jacobins, fédérés restés à Paris pour échapper aux persécutions du fédéralisme, Citoyennes Révolutionnaires et sectionnaires sans-culottes des comités de surveillance. C’est sur la base de ce vaste réseau que s’instaure, pour un temps, l’hégémonie cordelière au sein du mouvement jacobin.
21L’étroite collaboration entre Hébert et Royer, au club des Jacobins en vue de rédiger une adresse à la Convention pour demander diverses mesures de salut public, prend ici une valeur exemplaire. Le 30 août, au club des Jacobins, Royer énonce pour la première fois le mot d’ordre de mise à l’ordre du jour de la Terreur. Dans les premiers jours de septembre, l’adresse des Jacobins à la Convention est enfin adoptée : elle demande la destitution des nobles en place, la formation de l’Armée révolutionnaire, le jugement des Brissotins et de Marie-Antoinette, enfin l’arrestation de tous les hommes suspects. Il ne manquait plus que la dynamique d’un mouvement populaire pour que cette série de demandes se globalise à travers le mot d’ordre de mise à l’ordre du jour de la Terreur. C’est chose faite avec les journées révolutionnaires des 4 et 5 septembre. Ces journées constituent-elles une victoire du mouvement cordelier (hébertiste) comme l’ont affirmé les historiens ? Certes une partie des mesures préconisées par le mouvement révolutionnaire est adoptée, en particulier la formation de l’Armée révolutionnaire et l’arrestation des suspects. Mais lorsque Chaumette, le procureur de la Commune de Paris, présente, le 5 septembre à la Convention, les exigences des citoyens venus en masse devant la Maison commune le 4 septembre, personne n’ignore son hostilité au mot d’ordre cordelier d’organisation du pouvoir exécutif. Il en est de même pour Dufourny, le président du comité de Salut public du département de Paris. L’affirmation de Billaud-Varenne le 5 septembre à la Convention ("C’est de la Convention que doivent partir les mouvements nationaux") situe l’enjeu : les Cordeliers, partisans d’un pouvoir exécutif révolutionnaire apte à permettre la participation de tous à l’élaboration de la loi, se heurtent aux tenants de la "centralité législative", les Montagnards et les Jacobins robespierristes. Le coup d’arrêt à l’offensive cordelière est donné au moment où les Cordeliers présentent, le 16 septembre à la Convention, une adresse demandant la révocation des représentants de la Convention auprès des armées. Billaud-Varenne à la Convention et Coupé de l’Oise au club des Jacobins se chargent de marginaliser la position des Cordeliers. Le coup de grace vient de Robespierre au club des Jacobins le 25 septembre. Le "duel narratif" (Jean-Pierre Faye) entre Hébert et Robespierre commence :
Le Père Duchesne
D’où vient cette lenteur à exécuter les mesures les plus salutaires ?
Robespierre
On nous accuse de ne rien faire... Celui qui cherche à avilir, à diviser, à paralyser la Convention est un ennemi de la patrie... Ce projet d’avilissement, il existe... dans des clubs qui prétendent être plus que patriotes
Le Père Duchesne
Laissez faire aux ministres leur besogne et ne souffrez pas que vos comités se mêlent de gouverner la république. Faites la donc exécuter cette constitution.
Robespierre
Le système d’organiser en ce moment le ministère constitutionnellement n’est autre chose que celui de chasser la Convention elle-même... Ce système de Pitt a séduit des patriotes de bonne foi ; c’est ainsi qu’il a mis en activité des hypocrites de patriotisme.
Les Jacobins marseillais en 1793, une composante provinciale du mouvement cordelier
22Nous avons insisté sur l’importance des relations entre les Cordeliers et les patriotes venus de province au cours de l’été 1793, qu’il s’agisse des fédérés du 10 août ou des antifédéralistes réfugiés à Paris. La prise en compte de ces relations permet de comprendre les expériences antécédentes et consécutives à l’hégémonie cordelière dans le cadre provincial, et d’en mesurer l’importance.
23A vrai dire, il n’est pas possible de caractériser le mouvement cordelier, et ses mots d’ordre, sans s’intéresser à ses dimensions provinciales. Mais là aussi les sources sérielles classiques font défaut. A la différence du club des Jacobins, nous ne connaissons pas l’ampleur du réseau des correspondants du club des Cordeliers. Tout au plus, nous en soupçonnons l’importance à travers le réseau partiellement connu des lecteurs du Père Duchesne d’Hébert9. Par ailleurs, une étude sociologique et quantitative des Cordeliers, faute de sources homogènes, est d’une extrême complexité. Il nous faut donc avoir recours à une approche qui privilégie l’étude de la propagation des idées politiques, tout en insistant sur l’ancrage de ces idées dans l’événement. Il ne s’agit donc pas de faire une histoire des idées cordelières, en faisant comme si elles existaient à l’état pur. Notre objectif est de mesurer l’impact d’un projet politique, l’organisation d’un pouvoir exécutif révolutionnaire, et d’un thème issu du droit naturel déclaré, le républicanisme, dans les expériences politiques des années 1792 et 1793 en province comme à Paris, après avoir constaté que cet objet et ce thème se trouvent au centre de la "formation discursive" cordelière, sans qu’ils structurent pour autant un "discours central" parisien de référence.
24Dans l’état actuel de notre enquête sur le mouvement cordelier, nous avons essentiellement travaillé sur les rapports entre Paris et Marseille en 1793. Le temps fort de la puissance cordelière, l’été 1793, prend ainsi un relief particulier. Il s’inscrit dans une période plus large où les initiatives marseillaises jouent un rôle prépondérant.
25Les rapports entre Cordeliers parisiens et Jacobins marseillais s’établissent, en avril 1790, au lendemain de la prise des "Bastilles marseillaises". Ils se consolident par l’intermédiaire du réseau des vainqueurs des Bastilles parisienne et marseillaises. Monbrion, leur leader marseillais, se déclare correspondant des Cordeliers, en février 1792, alors qu’il dirige le comité de correspondance de la société patriotique de Marseille. Mais ces rapports s’intensifient au début de l’année 1793, avec la mise à l’ordre du jour de l’organisation d’un pouvoir exécutif véritablement révolutionnaire.
26C’est au cours de la lutte des Jacobins contre les "appelans" (les "Brissotins" qui ont voté l’appel au peuple dans l’affaire du jugement du roi), que les relations entre Jacobins-Cordeliers de Paris et Jacobins de Marseille se précisent. Dans l’attente des résultats de recherches plus approfondies, nous pouvons déjà caractériser les liens personnels qui se tissent à cette occasion. Quatre hommes politiques sont particulièrement concernés : à Marseille, Isoard, le porte-parole du comité central de la société populaire et Trahan, le président du comité de correspondance ; à Paris, Desfieux, porte-parole du comité de correspondance du club des Jacobins, et Loys, patriote du Midi installé à Paris. Les relations entre ces hommes sont dénoncées par le Brissotin Barbaroux. Elles témoignent de l’intense circulation des idées entre Paris et Marseille. Elles expliquent aussi pourquoi les Brissotins on vu dans l’adresse des Marseillais du 17 mars à la Convention, qui réclame le jugement des "appelans” et "ne reconnaît de Convention Nationale que la Montagne tutélaire", une manoeuvre politique des Jacobins parisiens.
27Cependant, alors que les patriotes parisiens sont quelque peu paralysés par des stratégies politiques concurrentes, Marseille se positionne à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire. Les Jacobins marseillais insistent sur la nécessaire défense des droits à l’aide du mot d’ordre "du pain et du fer". Sur cette base doctrinale, ils tentent de constituer un pouvoir exécutif révolutionnaire, qu’ils qualifient de "Montagne de la République”, à côté du pouvoir législatif réel, la Montagne de la Convention. Les Conventionnels, Montagnards compris, ne s’y trompent pas : les positions des Marseillais sont attentatoires à la "centralité législative", elles sont condamnées pour fait de fédéralisme. L’adresse du 17 mars est improuvée par la Convention.
28Ainsi, au début de l’année 1793, Marseille incarne le fédéralisme jacobin, et donne par là même au mouvement cordelier de défense des droits de l’homme et du citoyen une tonalité particulière.
29Nous avons montré ailleurs10 comment les Jacobins marseillais actualisent leur programme d’organisation d’un pouvoir exécutif régional par une série de mesures de salut public : constitution d’un comité de secours au profit des pauvres, taxation des riches, envoi de commissaires dans les départements méridionaux, formation d’un tribunal révolutionnaire, mise sur pied d’un comité de Sûreté générale comprenant des députés des sociétés populaires des départements méridionaux. Mais ces mesures restent, pour la plupart, à l’état de projet face à l’hostilité des sections et de la Municipalité qui s’inquiètent également de la possibilité d’une arrestation massive des suspects. Au début du mois de mai, les dirigeants jacobins, persécutés par les sectionnaires, quittent Marseille pour la plupart. Isoard part pour Paris.
30Certes, l’expérience fédéraliste des patriotes radicaux marseillais a échoué, mais les conséquences d’une telle défaite politique ne sont pas totalement négatives. En effet, nombreux à se réfugier dans la capitale, avec leurs concitoyens des autres villes du Midi tombées sous la coupe du fédéralisme sectionnaire. Les Jacobins du Midi forment une Société des patriotes du Midi réfugiés à Paris, dont le Marseillais Isoard est le président. Ainsi ils entrent en contact avec les principaux leaders du mouvement révolutionnaire pendant l’été 1793, en particulier les Cordeliers. Le trajet personnel d’Isoard et sa rencontre avec Hébert sont ici tout à fait significatifs.
31Décrété d’arrestation par le Tribunal populaire de Marseille le 14 mai, Isoard échappe à toutes les recherches des fédéralistes sectionnaires et s’enfuit à Sisteron. Il arrive à Paris vers le 25 mai. Tout de suite, il engage la lutte contre les députés des 32 sections de Marseille présents à Paris. Nous le retrouvons, au moment des journées révolutionnaires du 31 mai, 1er et 2 juin, secrétaire de l’Assemblée des 48 sections tenue à.l’Evêché qui proclame Paris en insurrection.
32Dénoncé le 2 juin comme "patriote d’argent" par le député marseillais Barbaroux, il s’en défend par une lettre à la Convention le 5 juin. Le 23 juin, il présente un rapport, avec d’autres, au comité de Salut public, sur la situation dans le Midi. Admis au club des Jacobins le 2 juillet, il participe aux activités de son comité de correspondance. Ses interventions suivent de près celles d’Hébert dont il partage les positions. Dans le même temps, il préside la Société des patriotes du Midi réfugiés à Paris. Cette Société s’occupe essentiellement d’entretenir une correspondance active et "clandestine" avec des patriotes des villes fédéralistes du Midi, et surtout Marseille. Il s’agit d’obtenir "l’acceptation dans le silence" de la Constitution de 1793 par les patriotes du Midi. A Marseille, cette action contribua à la révolte de plusieurs sections contre les fédéralistes.
33Présent le 30 août au club des Jacobins, journée historique où Royer demande pour la première fois la mise à l’ordre du jour de la Terreur, Isoard obtient d’Hébert, le vice-président, son diplôme de Jacobin. En effet son départ pour le Midi est imminent. D’autant plus qu’il vient d’être nommé par le ministère de la Guerre commissaire à la descente des cloches pour le sud-est de la France. Ses contacts multiples avec Hébert, ses liens avec les Cordeliers l’ont convaincu de persévérer dans sa volonté d’organiser un pouvoir exécutif révolutionnaire. C’est ainsi qu’il est l’un des initiateurs de l’entreprise la plus spectaculaire du fédéralisme jacobin, le Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux (Marseille, 3 octobre – 21 novembre 1793).
34Nous avons décrit ailleurs l’organisation et le déroulement de ce Congrès11. Nous avons également comparé son contenu politique avec d’autres initiatives du même genre dans le cadre d’une enquête nationale12. Contentons nous ici même de préciser l’apport du programme républicain des congressistes de Marseille au plan d’organisation du pouvoir exécutif proposé par les Cordeliers parisiens.
35Après avoir affirmé que "la Convention nationale est le seul centre d’unité auquel doivent se réunir tous les bons citoyens", les 1.500 députés du Congrès républicain demandent à la Convention de décréter "qu’il sera fait chaque année des réunions générales d’un membre de chaque société populaire dans les lieux désignés par le corps législatif ; cette réunion aura lieu deux mois après la convocation de chaque législature ; ces assemblées alterneront dans les principales villes de la république et ne pourront se déclarer permanentes". Ainsi se précise le programme cordelier ; les Congrès "tournants" serviraient d’instances intermédiaires entre le comité exécutif parisien et les comités de surveillance des sociétés populaires et des municipalités. Des commissaires, issus de comités de surveillance permanents formés au niveau régional par les Congrès, circuleraient sans cesse d’un endroit à l’autre pour impulser l’exécution des lois sollicités par tous. Il serait enfin possible de faire participer l’ensemble des citoyens à la discussion préparatoire en vue de l’établissement des lois, donc de concrétiser au plan institutionnel l’acte de faire parler la loi13.
36Face à de telles initiatives, la réaction des Montagnards est immédiatement hostile. "Est-il nécessaire que des lois soient sollicitées par tous pour être exécutées par tous ?" s’interroge un proche de Robespierre. Les représentants en mission se chargent de mettre un terme à la réunion des Congrès républicains. Dans le même temps, le 18 novembre, la Convention en interdit la tenue et les condamne pour fédéralisme.
* * *
37Les historiens de la Révolution française n’ont pas perçu l’importance au plan national du mouvement cordelier pendant l’année 1793. Notre démarche d’historien du discours nous a permis d’appréhender la réalité globale de cette composante majeure du mouvement jacobin à partir de la prise en compte d’un projet politique (le programme d’organisation du pouvoir exécutif), d’un thème doctrinal (le républicanisme de droit naturel) et de sujets spécifiques (les porte-parole de l’acte de faire parler la loi) attestés en province comme à Paris.
38Cependant notre enquête sur le mouvement cordelier est loin d’être achevée. Elle nécessite d’aller au-delà de l’expression centralisée du discours jacobin – ce que nous appelons le jacobinisme tribunitien – et de s’intéresser prioritairement aux modalités discursives les plus diverses de la mise en acte du droit naturel déclaré que nous situons du côté du jacobinisme anonyme14. Elle se rattache à notre tentative actuelle de décrire, à partir d’énoncés d’archives très dispersés, la réflexivité des thèmes, des sujets et des événements révolutionnaires.
Notes de fin
1 Nous l’avons partiellement publié dans Langage et idéologies, Editions ouvrières, 1974.
2 A l’exception notable de l’ouvrage Mathiez A., sur Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes, 1910.
3 A.H.R.F., 1926, p. 484.
4 Cependant nous avons conservé des ensembles relativement complets des séances du club des Cordeliers pour trois périodes : l’été 1791, l’été 1793 et les trois premiers mois de 1794. Mathiez A. a publié la première série de l’été 1791. Nous préparons actuellement la publication de la seconde série concernant la crise de l’été 1793.
5 La promotion jacobine du regard n’est pas, comme on le dit souvent, le signe manifeste du totalitarisme. Elle correspond plutôt à un projet politique centré sur la reconnaissance de l’autre comme être libre. L’oeil de la surveillance équivaut à "l’ame visible" (Fichte) où s’affirme la liberté et sa réciprocité, l’égalité.
6 Nous vous demandons "de convoquer un nouveau pouvoir constituant pour procéder d’une manière vraiment nationale au jugement du coupable, et surtout au remplacement et à l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif" (17 juillet 1793).
7 La mort de Marat. Bruxelles, 1989.
8 Extrait d’une édition, en cours d’élaboration, des séances du club des Cordeliers pendant l’été 1793. L’analyse que nous proposons de l’action des Cordeliers résume le propos d’un ouvrage à paraître sur La formation et la propagation des mots d’ordre à Paris pendant l’été 1793. Sur le mouvement cordelier.
9 La coïncidence entre ces deux réseaux reste à démontrer.
10 "Les fédéralismes marseillais (1793)", in Marseille en Révolution, Rivages, 1989. Et de manière plus développé dans un ouvrage à paraître sur Marseille républicaine (1791 -1793). Du républicanisme au Fédéralisme.
11 "Le Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux (Marseille, 3 octobre – 21 novembre 1793)", 111ème Congrès des sociétés savantes, Poitiers, 1986, Histoire moderne et contemporaine, t. 1., fasc. 2.
12 Dorigny M., Duport A.-M., Guilhaumou J. et Wartelle F., "Les Congrès des sociétés populaires et la question du pouvoir exécutif révolutionnaire", A.H.R.F. 1986, p. 518-544.
13 Voir notre étude "Qu’est-ce que faire parler la loi ? La langue du droit pendant la Révolution française" in La Révolution et l’ordre juridique privé, Paris 1988.
14 Voir notre analyse de ces deux sortes de jacobinisme dans "Vom tribunizi-schen zum anonymen Jakobinismus" in Die Französische Revolution als Bruch des gesellschaftlichen BewuBtseins, Oldenbourg, 1988, p. 652-656.
Auteur
CNRS / INALF Saint-Cloud
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