Les réfugies liégeois à Paris
Un état de la question
p. 213-224
Texte intégral
"Réfugiés en foule chez nous, les Liégeois brillèrent dans nos armées par leur valeur fougueuse et marquèrent non moins dans nos clubs par leur colérique éloquence. C’étaient nos frères ou nos enfants".
Jules MICHELET
1Le thème de la présente communication, qui sera un exposé très synthétique, concerne les relations nouées à Paris, entre les Français, et les réfugiés de Liège, cette "ardente petite France de Meuse" comme l’appelait Michelet. A dire vrai, ces relations n’ont fait l’objet que de peu d’études, et nous verrons pourquoi par la suite1.
2Et pourtant, la compréhension de la nature des liens tissés entre les Français et les Liégeois, dans des circonstances aussi exceptionnelles, à une période aussi déterminante, ne peut qu’améliorer notre connaissance des phénomènes révolutionnaires en général, et nous permettre de mieux saisir les nuances au sein des mouvements – parfois contradictoires – qui les composent et les animent.
3Révolution française, Révolution liégeoise, voici qu’elles sont confondues dans le creuset parisien. Nous chercherons à savoir dans quelles circonstances générales s’est opérée cette confusion, ou plutôt, cette fusion originale, et nous soulignerons surtout les lacunes auxquelles nous sommes confrontés, pour mieux assimiler cette histoire qui nous est commune.
4Un bref rappel de la Révolution liégeoise (18 août 1789-12 janvier 1791) s’impose2. Liège était la capitale d’un petit Etat ecclésiastique, indépendant, neutre, et membre du Saint-Empire Romain de la Nation germanique. A la tête de l’Etat souverain se trouvait un prince-évêque, élu par le chapitre de la cathédrale Saint-Lambert (60 chanoines.) A côté se tient l’Etat noble (15 grandes familles), et le Tiers (les 2 bourgmestres de chacune des 23 "bonnes villes" de la principauté.) Ces trois Etats ne sont pas représentatifs de la population urbaine liégeoise. Quant aux campagnes, elles ne sont même pas représentées.
5En outre, les institutions liégeoises ne répondent plus, en 1789, aux modifications de structures imposées par le formidable essor industriel du bassin mosan (charbon, métallurgie, laine...) qui fera de cette région l’une des grandes puissances industrielles du monde. Des concentrations ouvrières sont significatives dans le pays de Verviers, c’est-à-dire le marquisat de Franchimont, d’où émergeront les courants les plus radicaux de la Révolution liégeoise. La mauvaise adaptation des édits du prince aux conditions économiques nouvelles appauvrit les artisans, les maîtres de fabriques, et les petits entrepreneurs. Le nombre des mendiants est considérable : un tiers de la population liégeoise survit grace à la charité.
6La situation dans les campagnes est variable en fonction de la nature des sols. Les paysans ne subissent pas le joug de grands propriétaires terriens, mais la fiscalité est très mal répartie, et les abbayes se partagent les sols prospères comme ceux de Hesbaye ou de Thudinie. Quant à l’énorme majorité des paysans, elle possède moins de 50 % des terres, et les plus médiocres.
7Par ailleurs, la principauté de Liège est la charnière du monde latin et du monde germanique, sa position géo-politique fait d’elle l’enjeu d’influences diplomatiques qui auront pour origine l’Angleterre et la France bien sûr, mais aussi le cabinet de Berlin et de Vienne. En effet, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II, et l’empereur Joseph II sont des frères ennemis, et la Prusse soutiendra dans un premier temps le mouvement révolutionnaire liégeois, pour affaiblir l’empereur déjà confronté à la question brabançonne. Lorsque les pressions du tribunal d’Empire de Wetzlar seront trop fortes, le roi de Prusse abandonnera les Liégeois qui feront appel aux volontaires, entre douze et quinze mille hommes, qui, dans une longue guerre de position et de guérilla, tiendront tête aux armées du Saint-Empire.
8Mais les révolutionnaires liégeois agissent néanmoins en fonction de perspectives différentes de celles assumées par la France. Au fond, leur révolution est en quelque sorte tournée vers le passé. En effet, la Paix de Fexhe de 1316, qui donnait un caractère démocratique au corpus institutionnel liégeois d’alors, aux yeux de ces révolutionnaires liégeois, même imprégnés de la phraséologie des Lumières, restait en 1789 le symbole éclatant de la libéralité naturelle de leurs institutions à restaurer, et donc l’un des fondements idéologiques de leurs revendications. Dès lors, c’est moins d’une révolution que d’une rénovation qu’il s’agissait à Liège en août 1789. Nonobstant les Franchimontois, les révolutionnaires de la première heure s’inspirent de leurs traditions en souhaitant purger les institutions plutôt que les détruire. Car cette fameuse Paix de Fexhe fut rendue caduque par le Règlement de 1684 du prince-évêque Maximilien-Henri de Bavière, qui consacrait la victoire du prince, tenant de l’exécutif, sur les laïques, à la fin de ces luttes civiles qui marquèrent le XVIIe siècle liégeois. Or les révolutionnaires liégeois firent de l’abolition de ce règlement de 1684 leur cheval de bataille.
9C’est pourquoi, si l’influence de la France est très nette dans le domaine des idées et de la culture générale, la portée politique de la Révolution française ne sera pleinement effective au pays de Liège qu’à partir de novembre 1792. Néanmoins, une première démarche officielle vers la France avait été entreprise par Liège en juillet 1790, au moment où se préparait la Convention de Reichenbach, et où les troupes impériales tentaient sans succès d’écraser manu militari l’insurrection liégeoise. Les révolutionnaires Reynier et Henkart se rendirent à l’Assemblée nationale, pour réclamer à la France une vieille dette qui concernait une vente d’armes pendant la Guerre de Sept ans. En vérité, les Liégeois souhaitaient nouer des contacts de nature révolutionnaire, compte tenu de l’urgence à soutenir leur révolution en perdition. Et le 18 septembre, Reynier et Henkart furent admis à la barre de l’Assemblée3 au cours d’une séance mouvementée où les Liégeois, dans un long discours, mirent l’accent sur le voisinage des révolutionnaires, sur la similitude des mouvements révolutionnaires, et, c’est assez neuf, sur une internationalisation nécessaire du processus révolutionnaire. C’était ne pas tenir compte du pacifisme de la Constituante, et les Liégeois sont poliment écoutés. Un député, qui n’est autre que Camille Desmoulins, dira d’eux : "Mais enfin (...) lorsqu’une poignée de Liégeois défient seuls et sans alliés tout le Corps germanique, se peut-il que nous ne voyions pas que cette poignée d’hommes, ce sont les 300 Spartiates qui gardent nos Thermopyles contre les Despotes".
10Toujours est-il que les Liégeois sont finalement défaits par l’Autriche, et contraints à prendre le chemin de l’exil en janvier 1791, à la recherche d’un "asile hospitalier”4, fuyant une amnistie épiscopale dont le caractère dérisoire sera souligné par les Autrichiens eux-mêmes, qui craignaient, à cause de la "très facheuse affaire de Liège"5 un nouvel incendie révolutionnaire outre-Rhin. lofais les réfugiés ne se concentrent pas tous à Paris, et l’on assiste à une véritable diaspora des émigrés liégeois. Les Fabry père et fils, et Jean-Nicolas Bassenge, l’animateur politique de la Révolution liégeoise, sont à Wezel, avant de se rendre à Venlo, puis Bouillon ; le bourgmestre Donceel est à Givet, d’autres sont à Bruxelles, tandis que Jean-Joseph Fyon, futur babouviste, et Rasquinet, sont déjà à Paris, où vont se retrouver, à terme, l’énorme majorité des réfugiés, car leur ultime recours est en définitive la France, puisqu’ils sont condamnés par le Tribunal d’Empire, abandonnés par la Prusse, écrasés par les troupes autrichiennes, incapables de nouer des liens avec le Brabant, ou d’assumer une autonomie de fait, dans le cadre d’une crise européenne de cette envergure.
11Il est évident, bien sûr, que la Révolution française avait été un déclencheur fondamental de la Révolution liégeoise, votre "Nuit du 4 août" est le détonateur de notre journée du 18 août ; mais dans l’esprit des patriotes liégeois au début de l’année 1791, se rapprocher de la France, c’est opter selon eux pour la moins mauvaise solution ; même si, dans un deuxième temps, le modèle français va pleinement inspirer les Liégeois de retour chez eux, en novembre 1792, après avoir passé presque deux ans au contact d’une révolution dont ils ont appris le dynamisme. Ainsi, il faut savoir que J.-J. Fabry et J.-N. Bassenge, quittent Wezel dans le Saint-Empire, pour la France, au tout dernier moment, car le souhait naïf de Fabry était de voir éclater la guerre entre la Prusse et l’Autriche. Fabry n’avait pas saisi combien le rapprochement des puissances d’Ancien régime était en voie d’être définitivement scellé.
12Après leur départ forcé de Liège, une longue période d’attente commence alors pour les Liégeois, entre le pacifisme de la Constituante et le regroupement des Etats du Saint-Empire. La lettre teintée d’ironie du général Ransonnet à Fabry, depuis Givet le 22 juillet 1791, illustre l’état de découragement des patriotes liégeois, davantage usés par les ruses de la diplomatie, que par les charges héroïques sur les champs de bataille : "Je conserve le peu d’escalins qui me restent, pour manger du pain en route, partant demain pour Paris à pied. Les fontaines que je rencontrerai fourniront gratuitement à ma boisson, car aujourd’hui chez moi il n’est plus question de louis, ils sont tous fondus... Je renonce pour toujours aux grandeurs, aux rois qui sont des fripons, et à leurs ministres qui ne le sont pas moins. Revoir Gogosse [sa femme], revoir ma chère métairie et mes enfants, ne plus m’en séparer, voilà ma seule espérance... Je me fous de Liège, du pays, de la Paix de Fexhe ; qu’ils aillent tous aux cent-mille diables ! (…) Pardonnez, bourgmestre, à mon accablante position ces expressions grenadières… Je n’accuse qui que ce soit de mes malheurs (...). Je ne me plains pas de l’ennemi. S’il me fait tout le mal qu’il peut, il a raison ; c’est ainsi qu’on doit faire la guerre, et c’est ainsi que je l’aurais faite, si on ne m’avait pas retenu : nous ne serions peut-être pas où nous sommes, si tout le monde eût pensé ainsi... On est aux fers, on ne l’a que trop mérité ; nous n’étions pas dignes de la liberté..."6.
13Ceci dit, l’évolution de la perception révolutionnaire liégeoise est significative ; et Fabry, depuis Bouillon, comprendra combien la tension qui montait entre la France et le Saint-Empire, pourrait être utile, malgré la tiédeur de la Constituante, dans la perspective d’une libération de Liège du joug épiscopal et autrichien. Dans une lettre destinée au ministre des contributions publiques, Jarbe, le 7 juillet 1791, Fabry prévoit la coalition des despotes, et l’intérêt qu’a la France, à entretenir le désordre dans les Pays -Bas et le Pays de Liège. Fabry préconise, anticipant la doctrine girondine, l’expansion de la Révolution au-delà des frontières de la France, pour prévenir en quelque sorte le retour de la tyrannie, plutôt que la simple préservation à l’intérieur, des acquis révolutionnaires. Fabry terminait sa note au ministre en disant : "Mon parti est pris. Je ne rentrerai pas dans ma patrie pour capituler avec la tyrannie épiscopale, et si j’y rentre d’une autre façon, ce ne sera que dans l’espoir de l’unir à l’empire français. Tous nos vrais patriotes pensent de même"7. Au demeurant, un premier signe de cette volonté d’être réuni à la France, peut être perceptible dès 1790, chez Pierre Lebrun, journaliste, futur ministre des Affaires étrangères de la République, lié avec Dumouriez et la Gironde, et qui rédigeait le Journal Général de l’Europe 8; et lors d’une séance du Congrès de Franchimont, le 16 décembre de cette année-là9. Mais la Constituante évita toujours les risques de rupture avec l’étranger, et la question liégeoise fut évacuée de ses préoccupations immédiates. Peu de députés firent écho des plaintes des Liégeois. Il y a bien Camille Desmoulins comme nous l’avons dit, ou l’abbé Grégoire dont Fabry disait : "Voyez ce brave abbé Grégoire, il est pour moi un bien plus grand saint que tous les Grégoires du calendrier (...). Notre parti est pris : nous voulons être le 84è [département] en dépit des Français même. Plus d’Empire, plus de Wetzlar, plus de prêtres"10. Et le père de la Révolution liégeoise propose à la Constituante de former des groupes de combattants liégeois à détacher aux frontières. En fait, il faudra attendre le 28 avril 1792 pour qu’une légion liégeoise soit créée dans cette optique.
14L’été 1791 marque bien pour les Liégeois, dans leurs écrits, la rupture avec le Saint-Empire, malgré l’Adresse à Sa Majesté l’Empereur au nom des Liégeois 11, publiée par Bassenge en septembre, qui est une nomenclature des faits de la Révolution liégeoise, et un dernier appel à l’intelligence de l’empereur Léopold, qui avait de toute façon raidi son attitude puisque la déclaration de Pillnitz du 27 août allait dans ce sens.
15L’ouverture de la Législative le 1er octobre 1791, ouvre une période nouvelle pour les réfugiés, très importante à partir de janvier 1792, avec la création du comité des Belges et Liégeois Unis, qui est le fruit le plus étonnant d’un rapprochement aussi éphémère qu’intense, des deux peuples réfugiés. La tentative d’union fut fragilisée par les rapports politiques conflictuels des forces en présence, avec d’une part, les Brabançons divisés entre vonckistes et statistes, irréductibles tous les deux au principe de souveraineté nationale, et d’autre part les Liégeois qui se rassemblent autour de Fabry quand ils sont modérés, ou de Levoz qui tendra par la suite à rejoindre le camp des hébertistes. Le Comité élabora un projet de constitution pour une république belgo-liégeoise, et Bassenge souhaitait qu’on le "désaristocratisa" pour retenir exclusivement le principe de souveraineté nationale, en réponse aux Brabançons qui voulaient le maintien des 3 Etats. De fait, le plan de Constitution, rédigé par le banquier Vonckiste Walckiers, cherchait à intégrer ces deux perspectives inconciliables : "Le gouvernement des peuples belgique et Liégeois sera fédératif : 1° les dix provinces belgiques et le pays de Liège seront appelés à cette confédération, et se confédéreront sous le nom de "Peuples Belgique et liégeois unis". Or on constate que chaque province a le choix entre "les Etats ou la Législature". Cette dernière précision est incontestablement le fait des Liégeois qui militaient alors en faveur d’une assemblée nationale.
16Par ailleurs, il est significatif de constater une symétrie entre l’assurance des Belges et des Liégeois, et l’approche de la déclaration de guerre d’avril 1792. Plus la tension internationale augmente, plus les camps se dessinent avec netteté, et les opinions se tranchent, et plus les réfugiés belges et Liégeois éprouvent la nécessité de cristalliser leur force, plutôt que de se fondre à la France ; ce qui peut apparaître comme paradoxal si l’on sait le désir des Liégeois d’être réunis à la France qui se fait sentir dès 1790-91.
17C’est une attitude qui ne se renouvellera jamais, puisque quelques mois plus tard, l’option définitive choisie par la grande majorité des Liégeois, sera la réunion à la République française. Toujours est-il que les perspectives de guerre renforcent la position et le rôle des réfugiés, et modifient la nature des rapports de ces derniers avec la France, puisque le pays de Liège et les provinces belgiques devenaient une donnée importante dans le jeu diplomatique et militaire. Ainsi pour les Liégeois, la guerre est inévitable et salutaire, comme en témoigne dès le mois de janvier, une adresse destinée à l’Assemblée nationale, qui demande la levée de troupes belgo-liégeoises pour déferler sur les provinces belges et le pays de Liège. Le dépôt officiel de cette adresse devait se faire le jour de la déclaration de guerre ou le lendemain. Et ce texte belliciste est à l’origine du Manifeste des Belges et Liégeois Unis, rédigé par Pierre Lebrun, pièce très importante dans l’historiographie révolutionnaire liégeoise, et qui annonce la création d’une véritable démocratie représentative. Remarquons ici que Pierre Lebrun, qui attend toujours son biographe, est le lien le plus officiel de la France avec les Liégeois. C’est lui qui se chargera d’ailleurs de leur fournir de multiples subsides. En outre, ce Manifeste laisse percer le républicanisme de Lebrun, et son hostilité à la monarchie héréditaire.
18L’étape suivante fut la rédaction par le Comité d’un projet de constitution républicaine et démocratique, proche dans sa synthèse de la Constitution montagnarde de 1793, où sont intégrés le suffrage universel, le droit de révocation pour le peuple (article IX), le principe d’un impôt progressif (article XXII), et le devoir de s’insurger contre l’oppression de ceux qui s’empareraient de l’autorité publique. Et la conception de ce texte est antérieure de plus de quinze mois à la chute de la Gironde. Ce projet constitutionnel, qui concerne la création d’un Etat, ne connut évidemment point d’aboutissement, compte tenu des conflits belgo-liégeois en recrudescence lors de la première occupation française pendant l’hiver 1792/93, querelles qui n’ont pas permis la stabilisation d’un régime révolutionnaire assez cohérent pour mettre terme, aux conflits locaux. La guerre reconduira les troupes françaises et belges à Liège le 28 novembre. Les révolutionnaires liégeois pendant cinq mois, de novembre 1792 à mars 1793, vont alors se mettre au diapason, et précipiter leur révolution originale, au rythme de la Révolution française. Les trois mesures les plus spectaculaires prises par les Liégeois sont l’élection d’une Convention nationale au suffrage universel, le vote de réunion à la République française, sous la pression des sociétés populaires nouvellement créées, et enfin la démolition de la cathédrale Saint-Lambert, qui le sera effectivement à partir d’août 1794. En outre, Liège, avec Mons et Charleroi, sera la seule ville à accepter le décret du 15 décembre 1792, qui mettait fin à l’Ancien régime dans les territoires qui constituent la Belgique actuelle.
19A partir de mars 1793 commence la seconde période d’exil des Liégeois, jusqu’en juillet 1794. C’est la période la plus mal connue et la moins étudiée de la Révolution liégeoise. Elle fut littéralement bannie des écrits des historiens catholiques et libéraux belges du XIXe siècle, dont l’idéologie unitariste était dominante, ce qui signifiait avant tout un rejet de la France révolutionnaire. Au XXe siècle, la mort du grand historien de la principauté de Liège, Paul Harsin, l’a empêché de mener à terme un grand ouvrage sur la Révolution liégeoise. Le champ reste ouvert.
20Toujours est-il qu’en mars 1793, les réfugiés liégeois se concentrent à Paris. Combien sont-ils ? Le mystère demeure. Les données les plus élevées font état de 6 à 7000 réfugiés. Orient Lee en dénombre 194 de sensibilité montagnarde et 36 modérés, c’est-à-dire qui ne feront pas partie de l’Assemblée générale populaire liégeoise. Ils sont issus de tous les milieux sociaux : militaires, artisans (horlogers, imprimeurs, cordonniers, ouvriers, armuriers, cloutiers…). Mais il n’y a pas, à la disposition des historiens, d’études prosopographiques sur le sujet.
21C’est le 10 avril que les Liégeois se concentrent à Paris, ou ils reçoivent un local dans le palais Cardinal pour y déposer leurs archives et poursuivre leurs séances de travail. Le 14 avril a lieu la fête de l’Hospitalité, où les Liégeois défilent en cortège dans les rues de Paris, jusqu’à la maison commune, "tels que les anciens Troyens, obligés de fuir leur patrie, ils étaient munis de leurs archives, plus respectables que l’effigie des faux dieux"12 ; et désormais le 10 avril, dans le "Calendrier des hommes libres", sera désigné comme "le jour de l’Hospitalité".
22Pierre Lebrun, une fois encore, sera la solide courroie de transmission entre le monde politique français et celui des réfugiés. Et les Liégeois vont désormais vivre avec les révolutionnaires français, parisiens. A leur échelle, au quotidien, ils connaîtront leurs propres dissensions, la plus éclatante étant celle entre Girondins et Montagnards, où la division est nette entre les Liégeois modérés et les Franchimontois radicaux, qui réclament d’ailleurs un local pour siéger indépendamment des Liégeois. Ce sont des Franchimontois qui, au nombre de 23, présentèrent une pétition à la Convention, pour que leur tout petit marquisat de Franchimont devienne le "Département des Eaux minérales". Entre Franchimontois et Liégeois, un conflit est avoué, c’est celui de la répartition d’une aide substantielle de la Convention, datant du 13 mars 1793, et qui s’élève à 50 000 Livres. Remarquons qu’ici aussi, les données à notre disposition sont floues. Toujours est-il que de mars 1793 jusqu’à frimaire an II, les réfugiés belges et liégeois recevront de la Convention en tout 420 000 Livres. Par la suite, il y aura d’autres secours jusqu’au 6 pluviôse an III. Mais il y aussi un autre conflit d’ordre politique, puisque la tendance franchimontoise incarne, dès le début de la Révolution liégeoise le courant populaire, démocratique et francophile de celle-ci. Enfin, c’est autour de la personne du ministre Lebrun que se cristallisent les oppositions larvées, et Lebrun est banni avec les Girondins au début du mois de juin 1793. Des Liégeois prennent alors spontanément sa défense dans une Lettre destinée à l’Assemblée, qui est désavouée par les Franchimontois. Ceux-ci s’empresseront de réaffirmer "leur entière adhésion aux principes révolutionnaires de la Montagne"13. La suite de cette citation précise la pensée des Montagnards principautaires : "une députation des sans-culottes liégeois présente une adresse contre l’aristocratie des richesses et l’aristocratie de toute espèce. Elle applaudit au patriotisme des sans-culottes de Paris qu’elle regarde comme des frères ; elle désavoue la lettre écrite par les Liégeois au ministre Lebrun, et déclare n’avoir aucune connaissance de cette lettre". Et pourtant, malgré cet incident, Liégeois et Franchimontois vont se retrouver, se rassembler, dès le 9 juillet, autour de la Constitution de 1793, et ce n’est pas une simple adhésion tactique. Mais plus encore, le 11 juillet, les Liégeois eux-mêmes, désavouent publiquement la lettre à Lebrun et ses principaux auteurs, complètement minorisés. C’est le "31 mai" des Liégeois, avec pour artisans des radicaux comme Nahon, Briart ou Wilmotte14. A la suite de cette épuration – néanmoins relativement pacifique – qui s’opère entre le 6 juin et le 11 juillet, l’idée de réunir Franchimontois et Liégeois est alors à l’ordre du jour ; et le 15 juillet, l’abbé Jehin devient président de l’Assemblée générale populaire des ci-devants pays de Liège, Franchimont, Stavelot et Logne”.
23D’emblée, cette assemblée régénérée jette l’anathème sur les quelques réfugiés modérés, et formule six principes de base, qui constituent un véritable manifeste politique :
Réunion pure et simple de la principauté de Liège à la République française.
Adhésion aux principes de la Montagne, de la Convention et de la Société des Jacobins.
Adhésion à la Révolution des 31 mai, 1, 2, et 3 juin 1793.
Soumission aux décrets de la Convention nationale.
Ralliement à cette assemblée, comme vrai centre de la réunion, de tous les vrais patriotes français.
Acceptation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et de l’Acte constitutionnel présenté le 24 juin 1793, par la Convention au peuple français.
24Et ces décisions furent transmises au conseil général de la Commune. Dès lors, la majorité des Liégeois s’impliquèrent délibérément – et non sans une certaine ferveur – dans les nouvelles perspectives de la Révolution française, ouvertes dans des circonstances insurrectionnelles, et une situation de crise socio-économique grave. Et le Moniteur du 20 juillet 179315 ajoute : "Une députation de citoyens réfugiés à Paris de Franchimont, Stavelot et Liège se présente, et annonce que la ligne de démarcation formée entre quelques-uns d’entre eux n’existe plus ; que les amis de Brissot, qui l’avaient excitée, avaient été dénoncés à l’opinion publique, et que maintenant ils sont tous réunis".
25En vérité, immédiatement après, un comité de surveillance, présidé par l’avocat Lyon est créé à l’initiative directe de l’Assemblée liégeoise, pour dénoncer et couper les vivres aux modérés liégeois, dont parmi les plus connus Fabry père et fils, Henkart, Defrance, Bassenge, c’est-à-dire les éléments dirigeants de la première Révolution liégeoise de 1789-1791, et qui, au demeurant, continueront à exercer des fonctions politiques ou judiciaires, au service de la nouvelle administration française, de retour chez eux, après la libération du pays de Liège et la chute de Robespierre, ayant finalement échappé aux campagnes de dénonciations orchestrées par leurs compatriotes ; et cela grace aux interventions de Montagnards français, dont Robespierre en personne qui ne leur survivra pas.
26C’est Jacques-Joseph Fabry qui fut la cible privilégiée d’une campagne pamphlétaire. Et il s’éloigna prudemment de Paris, avec d’autres. Seul Bassenge, lui aussi accusé de modérantisme, resta dans la capitale à ses risques et périls. Pourtant, le comportement des Fabry est complexe, puisque Hyacinthe Fabry, le fils de Jacques-Joseph, que l’on qualifie de modéré, n’a pas hésité à écrire à son ami Henkart, le 5 avril 1794 : "Les Danton, les Delacroix, ne s’attendaient pas à cette chute-là, quand ils faisaient chez nous les visirs. Je suis bien porté à les croire des intriguants, ambitieux et cupides, qui voulaient à tout prix dominer et s’enrichir..."16.
27La période entre janvier 1794 et juillet, vécue par les Liégeois, est excessivement mal connue. L’on constate cependant que le rejet de l’hébertisme par la Convention, conduit à une épuration similaire au sein de l’Assemblée liégeoise qui, comme lors d’un retour de balancier, écarte ses composantes extrémistes comme Briart, Wilmotte ou Nahon. Mais ce mouvement en forme d’écho, n’a pas été analysé en profondeur. Cette dissension entre les avancés eux-mêmes se traduisit par la querelle au club des Jacobins entre deux Franchimontois, Brixhe et Fyon. Et cette querelle significative est peut-être le point de départ d’une meilleure approche des liens entre Robespierre et les Liégeois ; Robespierre qui ne cessa de soutenir en personne un certain nombre de Liégeois menacés, mêmes des modérés accusés de girondisme. Il prit ainsi plusieurs fois la parole aux Jacobins en faveur de Fyon, il permit au général Ransonnet de recouvrer la liberté. Fabry écrivit d’ailleurs à Henkart17 en parlant de Ransonnet : "c’est Robespierre qui a le plus contribué à sa liberté". Bassenge, lui aussi arrêté en juin 1794, et libéré grace à Robespierre, avait auparavant rencontré l’Incorruptible qui avait compris le rôle de cette "enclave de la liberté" qu’est Liège dans le Saint-Empire. Hyacinthe Fabry écrit à Henkart le 19 février 179418 : "Bassenge m’a parlé de ses entrevues avec l’homme [Robespierre] en question (...), il a été question de la patrie : de tous les peuples voisins, les Liégeois sont les seuls qu’on estime et auxquels on s’intéresse. Bassenge n’a pas caché qu’à la dernière invasion ils n’avaient pas été mieux traités que les Belges, qui ne se montraient guère aussi mûrs pour la liberté, et il a fait sentir que pour y retourner, il serait fort juste qu’on y envoyat des agents purs et honnêtes, qui n’abusassent point aussi étrangement de leurs pouvoirs. L’homme [Robespierre] a demandé une note sur le pays, a dit qu’on le trouverait toujours quand on voudrait lui parler là-dessus ; mais avec tout cela, il n’a pas parlé très ouvertement, et les monosyllabes ont été à l’ordre du jour. Cela paraît tenir à son caractère qui semble froid. Une chose assez étrange, c’est que, dans la conversation, il ne se soit pas mis au pas : les "monsieur" et les "vous" ont été leur train. Au reste, je l’approuve...".
28A propos de l’arrestation de Bassenge quelques mois plus tard, et du contexte lié à la crise de Thermidor, Jacques-Joseph Fabry nous laisse un autre trait significatif quand il écrit le 15 juillet, faisant probablement référence au discours de Robespierre du 9 juillet 179419 : Robespierre doit avoir, dans son dernier discours, (...) laché quelques mots qu’on interprète favorablement pour l’affaire de notre ami [Bassenge], c’était hier le thermomètre de l’espérance". Sorti de prison, Bassenge devait avoir un entretien avec Robespierre... le 8 thermidor. Et le jour où Robespierre tombe, les troupes françaises libèrent Liège par les armes. La période d’exil s’achève pour les Liégeois, mais le pays de Liège, démembré, ne sera réuni à la France, avec les provinces belges, que le 1er octobre 1795, dans des circonstances qui ne manquèrent pas d’être douloureuses.
29En présentant cet exposé sur les réfugiés liégeois à Paris, nous avons voulu surtout souligner combien de vides historiographiques devaient être comblés, ce qui pourrait nous permettre d’apprécier non seulement l’éclairage que donnent les événements du pourtour de la Révolution française, dans des territoires qu’elle finira par occuper, mais aussi le centre politique de cette Révolution, Paris, et la dialectique existant nécessairement entre ces deux ensembles. En outre nous constatons avec le cas liégeois, que les questions de nationalités, et le devenir même du sentiment national, sont aussi le fruit du flux des circonstances.
Notes de fin
1 Comment néanmoins ne pas citer Mathiez A., La Révolution et les étrangers, Paris, 1918 ; ou La conspiration de l’étranger, Paris, 1918. Sorel A., L’Europe et la Révolution française, Paris, 1896-1900. Borgnet A., Histoire de la Révolution liégeoise de 1789, Liège, 1865 ; 2 t. ; Body A., " Le carnet de voyage de l’abbé Jehin à Paris", dans Bulletin de l’Institut archéologique liégeois, 1892, t. XXIII, P- 345-395. Magnette F., "Les premières relations entre les patriotes liégeois et l’Assemblée Constituante. La mission de Reynier à Paris, juillet à décembre 1790", dans Mélanges Godefroid Kurth, I, Mémoires historiques, Liège, 1908, p. 391-409. Boulanger H., "L’affaire des Belges et Liégeois Unis 1792-1793", dans Revue du Nord, 1910", t. I, p. 3-40, 144-165, 216-244 (inachevé). Tuetey A. Secours aux Belges et Liégeois réfugiés en France 1793-an II, dans Bulletin d’histoire économique de la Révolution, publié par la Commission de recherche et de publication de documents relatifs à la vie économique de la Révolution, 1914-1916, p. 205-471. Lee O., Les comités et les clubs des patriotes belges et Liégeois (1791-an III), Paris, 1931, 248 p. ; Harsin P., " Les dernières missions diplomatiques françaises dans la principauté de Liège (1789-août 1792)", dans Bulletin de la Société d’histoire moderne., oct. 1951, 10è série, n° 25, p. 25-34. Froidcourt G. de, "Les réfugiés liégeois à Paris en 1793 et Pierre Lebrun. La fête de l’Hospitalité", dans Bulletin de la Société Royale "Le Vieux Liège", 1956, t. V, p. 53-76. Bayer-Lothe J., "Aspects de l’occupation française dans la principauté de Liège 1792-1795)", dans Occupants-occupés (1792-1815). Actes du colloque tenu à Bruxelles les 29 et 30 janvier 1968, Bruxelles, 1969, p. 67-110.
2 Voir à ce sujet, le brillant exposé de Harsin P., La Révolution liégeoise de 1789, Bruxelles, 1954.
3 Voir Archives parlementaires, t. XIX, p. 63-66.
4 Adresse du Conseil de la Cité aux Liégeois, cité par Borgnet A., op. cit., t. I, p. 526.
5 Mercy à Kaunitz, le 21 janvier 1791.
6 Voir Papiers et correspondances délaissés par le Bourgmestre Fabry (1718- 1796). Salle des manuscrits de l’Université de Liège.
7 Ibid.
8 T. IV, p. 61.
9 Cf. Code du Droit public du pays de Franchimont, Stavelot et Logne, Verviers, an IV.
10 Papiers... Fabry.
11 Sedan, 1791, 439 p.
12 Voir Froidcourt G. de, op. cit.
13 Moniteur, n° 169, 18 juin 1793
14 Cf. aussi le texte d’une déclaration franchimontoise qui date du 15 juillet : "le comité des Franchimontois a reçu dans son sein, avec la plus vive satisfaction, la députation de ses frères, les sans-culottes et vrais républicains liégeois, qui, unis aux principes du pur républicanisme, ont témoigné leur désir de se joindre à nous pour le faire triompher (...). Le comité déclare ne former qu’un seul faisceau avec tous ceux qui, comme lui, veulent l’unité, l’indivisibilité de la République, et former une réunion de force et de moyens, pour la consolidation de la Révolution, et le maintien de la nouvelle Constitution" Cité par Borgnet A., op. cit., t. II, p. 322.
Laurent-François Dethier, bourgmestre de Theux en 1789, distinguait "la foule des Liégeois qui aiment à respirer l’air de la Montagne, du petit nombre de ceux qui pourraient se plaire encore à ramper dans la fange impure des insectes du Marais". Dethier L.-F., Adresse à la Convention nationale présentée par l’Assemblée populaire en masse des citoyens réfugiés ; etc., in-8° de 11 pages.
15 n° 201.
16 Voir Papiers Henkart, Salle des manuscrits de l’Université de Liège.
17 Lettre à Henkart du 27 janvier 1794, Id. Papiers Henkart.
18 Ibid.
19 Aux Jacobins, contre les exagérés. Voir Moniteur, n° 300 du 18 juillet 1794. Ibid. Papiers Henkart.
Auteur
Univ. de Liège
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