Sur certains aspects de l’activite sociale des Jacobins Parisiens 1792 – 1794
p. 135-145
Texte intégral
1Le caractère de l’activité et ses résultats sont les critères fondamentaux en vue d’apprécier la place et le rôle des Jacobins parisiens dans la Révolution française. Les recherches ont prouvé – et ceci est incontestable – que l’esprit révolutionnaire est l’un des traits généraux et typiques pour tout le mouvement jacobin. Mais l’organisation jacobine de Paris recèle certaines qualités spécifiques d’où découle sa position de société-mère. Sa fonction principale à l’échelle sociale réside dans le sentiment d’organisation et de prise de conscience à apporter au sein du processus révolutionnaire tout en fixant ses orientations. Cette fonction se manifeste à un degré différent pendant les étapes diverses de la Révolution pour atteindre son point culminant en 1793 et en l’an II de la République, au cours de l’étape la plus remarquable du développement de l’organisation de Paris, l’étape marquée par la personnalité de Robespierre. La présente étude a pour objet d’aborder les Jacobins parisiens du point de vue de la sociologie des groupes organisés et plus concrètement certains régulateurs de leur comportement, ainsi que les aspects les plus importants de leur activité spécifique.
2Parmi les facteurs nombreux fixant l’orientation de la politique jacobine, il est à relever d’abord l’appartenance sociale des Jacobins. Nous avons établi une liste des noms des membres de la société parisienne en vue d’entreprendre des recherches sur les caractéristiques sociales et la motivation idéologique des gens ayant incarné les traits du révolutionnaire bourgeois en 1793 et en l’an II de la République. Mais cette tache s’avéra bien difficile et son exécution n’a pas encore touché à sa fin.
3Nous avons réussi à établir pour la période allant de septembre 1792 au 9 thermidor an II les noms de 949 membres du club des Jacobins parisiens, dont 177 députés et 772 non députés, le club étant composé au total de 1000 à 1500 personnes. Nous avons établi la liste des Jacobins parisiens d’après les procès-verbaux des séances de leur société publiés dans le Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, amis de l’égalité et de la liberté, séante aux Jacobins, à Paris, Journal de la Montagne et Gazette nationale ou le Moniteur universel. Nous avons eu recours aussi à l’index alphabétique des documents du club des Jacobins parisiens, publiés par A. Aulard, aux dossiers policiers des citoyens arrêtés en l’an II et l’an III, au registre des procès-verbaux du comité d’administration du club des Jacobins où à chaque séance sont strictement énumérées toutes les personnes présentes, ainsi qu’à la recherche de Albert Soboul et Raymonde Monnier, Répertoire du personnel sectionnaire parisien en l’an II (Publications de la Sorbonne, Paris, 1985)1.
4Nous avons trouvé des renseignements sur l’origine, la profession, l’age et autres pour 470 Jacobins, pour tous les députés et pour 293 non députés. Ils comprennent environ un tiers de la composition du club des Jacobins parisiens, ce qui a permis d’aboutir à des conclusions sur l’état social des Jacobins en général. Selon ces renseignements, des Jacobins députés 21,5 % proviennent des familles de juristes, 17,2 % ont une origine noble, 15 % sont de familles de commerçants et de fabricants, 10,7 % de familles d’artisans, 8,6 % de familles de médecins, 6,4 % de familles de bourgeois sans profession indiquée, 6,4 % de familles d’agriculteurs, 4,3 % de familles de receveurs etc. De par leur profession le groupe des juristes, 90 personnes ou 51,3 %, est le plus important parmi les Jacobins députés. Les autres exercent toutes sortes de professions mais nous allons nous arrêter en particulier sur les représentants de la sphère culturelle, dont le groupe est important : littérateurs, journalistes, peintres, sculpteurs, acteurs (14 personnes ou 8 %), ex-membres du clergé (14 personnes ou 8 %), administrateurs et employés (13 personnes ou 7,4 %) ; médecins (12 personnes ou 6,9 %), commerçants et fabricants (9 personnes ou 5,1 %), militaires (8 personnes ou 4,6 %), agriculteurs (7 personnes ou 4 %), ingénieurs et professeurs (6 personnes ou 3,4 %) etc.
5Nos renseignements sont assez pauvres en ce qui concerne l’origine des Jacobins non députés et nous n’en pouvons pas dégager des conclusions. Quant au tableau de leurs professions, trouvées pour 206 personnes, il est beaucoup plus varié, comparé à celui des députés. Sont représentés presque tous les métiers fondamentaux exercés dans la société française de cette période, à l’exception de l’activité agricole. Les plus nombreux sont toujours les Jacobins- de professions libérales, juristes, administrateurs, créateurs d’œuvres d’art, médecins, architectes et autres intellectuels ; 106 personnes au total ou 51,5 %. Important est le groupe des commerçants (en gros et en détail), des fabricants, artisans, banquiers ; 75 personnes au total ou 36,5 %2.
6Bien que l’information sur le niveau de fortune des Jacobins parisiens soit absente, les données recueillies sur leur profession permettent de constater que ceux-ci, de même que les Jacobins de province3, représentaient la petite et la moyenne bourgeoisie, mais à cette différence près que le club de Paris comptait un plus grand nombre d’intellectuels. On arrive à cette conclusion à partir des différentes professions, caractéristiques avant tout de la moyenne et de la petite bourgeoisie. Le club avait attiré également des représentants de la noblesse intellectuelle, ceux qui avaient compris les tendances objectives de l’évolution sociale et qui se sont joints à l’avant-garde révolutionnaire de la société. L’esprit révolutionnaire conséquent de l’organisation des Jacobins parisiens lui avait gagné un grand nombre d’adeptes de différents milieux sans-culottes, ce qui avait renforcé son caractère démocratique.
7Les données sur la tranche d’age des Jacobins parisiens, calculée vers le 31 décembre 1792, font voir que l’age moyen des Jacobins députés et non députés est de 40 ans environ. De même que les clubs des Jacobins de province où la moyenne d’age variait de 38 à 45 ans, il est évident que le club de Jacobins parisiens ne saurait être considéré comme un centre de jeunes aventuriers. Les personnes qui avaient créé la doctrine politique de la Révolution en 1793 – 1794 étaient des personnes raisonnables, d’age mûr, aux conceptions bien établies et ayant pleinement conscience de tout ce qu’elles entreprenaient.
8L’état social des Jacobins parisiens comme leur orientation morale et idéologique rousseauiste déterminent et expliquent certaines particularités de leur politique en 1793 et en l’an II, la fermeté révolutionnaire qui conduisit à la suppression la plus complète des vestiges de la féodalité dans la société française et leurs rapports compliqués avec les sans-culottes. En outre les données font voir que les Jacobins parisiens n’étaient pas de simples représentants de la petite et de la moyenne bourgeoisie, ils étaient son élite intellectuelle, ce qui explique dans une grande mesure le caractère rationnel de leur politique. En fin de compte l’essence sociale des Jacobins parisiens nous permet de mieux concevoir leur échec. La dictature jacobine s’effondra précisément en raison de l’étroitesse de vues de la petite et de la moyenne bourgeoisie, d’où les imperfections de son gouvernement : les abus de la Terreur, la perturbation de leurs liens avec les masses populaires, leur inaptitude à trouver, après avoir remporté la victoire sur le féodalisme, la juste voie pour un libre développement économique de la France.
9Une grande importance pour la réalisation et l’efficacité de la politique jacobine est à accorder à l’organisation même des Jacobins parisiens, à sa structure originale et aux modes de son fonctionnement.
10L’organisation des Jacobins, dont l’activité au début n’était que celle d’un club parlementaire, fait preuve d’une politique autonome dès ses premières démarches. Elle ne prête pas seulement une assistance à l’Assemblée nationale dans son activité législative, mais aussi exerce des fonctions de contrôle et pénales, et s’approprie le droit de défendre la Révolution de ses ennemis. Cet aspect de son activité est présenté par une synthèse de Jules Michelet qui écrit que la Société des Jacobins est "l’oeil de la Révolution, l’oeil pour surveiller, la voix pour accuser, le bras pour frapper"4. Mais la permanence de sa fonction parlementaire lui assure une permanence de la qualité de l’esprit révolutionnaire, car les députés sont ses membres leaders. Il est notoire que la représentation au sein des différentes assemblées nationales reflète le rapport toujours changeant des forces politiques et de classe participant à la Révolution, ce qui produit un effet inévitable sur les effectifs et sur la composition des organes dirigeants de la Société des Jacobins, où de fraîches forces révolutionnaires ne cessent d’affluer. Le changement périodique et fréquent du président, des secrétaires et des membres des comités permet de n’élire au sein de la direction que ceux dont les idées correspondent à l’actualité et répondent au plus haut degré aux exigences de la conjoncture politique.
11Une condition nécessaire pour le succès de la Société des Jacobins est la stricte discipline à respecter au sein de l’organisation. L’obligation la plus importante de tout Jacobin est de sauvegarder la ligne de comportement politique établie par la majorité du club. Les hésitations ou la prise de distance à l’égard de la politique adoptée sont sanctionnées par le blame ou l’exclusion. C’est une manière de conserver l’unité idéologique de l’organisation jacobine. Le Jacobin parisien a d’autres obligations à remplir, à savoir : fréquenter régulièrement les séances du club, payer sa cotisation, être fidèle à la Révolution et vigilant à l’égard des ennemis, faire preuve d’initiatives révolutionnaires. Le club exige plus des députés qui sont obligés de défendre la politique jacobine au sein de la Convention. Ceux qui sont irréguliers – Danton, Barère, Thuriot, etc. – font souvent l’objet de critiques et d’avertissements sérieux. L’exigence est encore plus grande à l’égard des membres des comités jacobins. Si quelqu’un parmi eux n’est pas en état d’assister aux séances de son comité en raison d’engagements professionnels aussitôt sa place doit être prise par un autre. Et si son absence est due à la négligence, il reçoit une réprimande de la part du président, ce qui est obligatoirement marqué dans le procès-verbal. Les exclusions sont une mesure extrême mais souvent pratiquée contre les coupables. L’ordre à suivre n’est pas strictement déterminé. En mai 1793 est créé un comité épuratoire spécial ayant le droit d’adopter des décisions autonomes. Le comité de présentation avait aussi le droit d’exclure les membres fautifs5. Une pareille décision fut souvent adoptée par l’assemblée générale de la Société ; les Girondins furent éliminés de cette manière et la grande épuration de l’an II fut entreprise ainsi.
12L’organisation interne du club est subordonnée à sa politique. Toute l’activité opérationnelle est accomplie par les trois comités fondamentaux, constitués après l’adoption du premier règlement de la Société : le comité de correspondance, le comité de présentation et vérification et le comité d’administration. En 1792 – 1794 par nécessité politique le club créa nombre de comités autres que ceux-ci : le comité auxiliaire de constitution, formé en octobre 1792, dont l’objectif fut de travailler sur la préparation de la nouvelle Constitution républicaine ; le comité des dons patriotiques du début de 1793, pour prêter assistance aux soldats du front ; le comité de finances, traitant les problèmes liés à l’inflation et aux assignats ; le comité de défenseurs officieux, assurant la protection des patriotes innocents persécutés par les autorités, etc. La plus grande partie de ces comités double l’activité des comités respectifs au sein de la Convention. Leur tache est d’élaborer la conception jacobine sur les problèmes fondamentaux à l’Assemblée nationale. L’organisation du travail au club demanda une stricte répartition des fonctions entre les officiers et les employés – le personnel du club – et une réglementation précise de leurs obligations.
13La Société respecte un ordre strictement établi de relations amicales entre les membres, des rituels et des cérémonials spéciaux sont introduits, tels "l’accolade fraternelle", les "couronnes civiques" etc., qui contribuent non seulement à affirmer les nouveaux symboles et rituels, mais aussi à renforcer l’enthousiasme révolutionnaire des membres et du public des tribunes.
14Les initiatives les plus décisives dans le processus révolutionnaire sont entreprises par les anciens membres fondateurs, représentant un groupe important de 140 – 150 personnes et sauvegardant aussi les traditions que le club avait créé tout au début de son activité.
15La ligne politique révolutionnaire tracée par la société parisienne concerne la manifestation essentielle de l’hégémonie jacobine. La méthode de la discussion en détermine l’aspect pratique, elle engage les Jacobins s’étant spécialisés dans les différentes sphères de la vie sociale et contribue à populariser et à vérifier les nouvelles idées d’après les réactions du public assis aux tribunes du club. Les rapports sur les problèmes les plus importants sont préparés au préalable mais il arrive souvent que l’ordre du jour de la Société suive une improvisation du président ou la demande de quelques membres éminents. Les Jacobins députés ont une priorité aux débats, quoique les interventions des autres patriotes soient aussi encouragées. Au cours de la discussion se cristallise l’idée jacobine politique, se dessinent les formes d’activité en vue de sa réalisation, bien que d’une manière assez différente de nos idées d’aujourd’hui. Dans nombre de cas une décision définitive n’est pas inscrite. Les vifs applaudissements des Jacobins et des citoyens des tribunes sont acceptés comme une preuve suffisante à approuver les propositions des orateurs.
16La société parisienne exerce la direction politique et idéologique de la Révolution par l’intermédiaire d’un vaste réseau de transfert de ses idées révolutionnaires. La Convention nationale y est l’élément le plus important. Les Jacobins estiment que leur première obligation est de fixer les orientations de son activité, d’organiser les discussions, de préciser les décrets. Le rôle principal y est joué par les Jacobins députés autour desquels se forme le groupe de la Montagne. Les "bons décrets", affirme Bentabole, sont dus uniquement à l’initiative et à la fermeté des Jacobins6.
17En 1793 et en l’an II de la République le club des Jacobins parisiens fait preuve d’un grand intérêt envers les comités de la Convention. Au cours de la domination des Girondins, lorsque les Montagnards n’y disposent pas d’une représentation nécessaire, les Jacobins députés ont recours à la formulation directe des taches politiques pendant les séances de l’Assemblée nationale. Par la polémique, qui souvent prend une forme très tranchante, ils réussissent à s’imposer sur les problèmes fondamentaux de la Révolution, discutés au préalable au sein de leur organisation. Ainsi font-ils adopter le décret sur le renouvellement des administrations départementales royalistes, détournent l’attaque contre les forces révolutionnaires de Paris, en vouant à l’échec le projet des Girondins sur la garde départementale et en défendant avec succès Robespierre et Marat. Par le procès de Louis XVI et sa mort, ils affirment les conquêtes du 10 août 1792 et de la lutte entamée depuis 1789 pour la prise totale du pouvoir politique par la bourgeoisie. C’est ainsi que la Révolution suit la ligne jacobine de développement malgré la domination de la Gironde. En raison du grand nombre de manifestations antipopulaires et conservatrices entreprises par de nombreux Girondins et de la critique fondée que les Jacobins députés leur adressent, une grande partie des députés, jusque là adeptes de la Gironde, s’en détachent. Le rapport des forces au sein de l’Assemblée nationale change progressivement au profit de la Montagne. Fabre d’Eglantine constate le 24 octobre 1792 : "Les premiers jours, toute la Convention était réunie contre la députation de Paris, mais nous en sommes venus à une espèce d’équilibre, de manière que déjà plusieurs épreuves ont été douteuses." Quelques jours plus tard Billaud-Varenne parvient à la conclusion que "la majorité de la Convention s’est rangée du côté de la Montagne"7. Ce processus prend de l’envergure après l’exécution de Louis Capet lorsque le ministre Jean-Marie Roland est obligé de démissionner. Aussi est-il devenu possible de renouveler la composition du comité girondin de sûreté générale. Des 12 membres nouvellement reçus, dix sont Jacobins et un Montagnard8.
18Pendant le printemps de 1793 sous l’influence des députés Jacobins et de toute la Montagne, la Convention adopte toute une série de nouvelles mesures révolutionnaires, décrète la création du Tribunal révolutionnaire, déclare hors la loi les émeutes contre-révolutionnaires dans les départements, vote un décret contre les émigrés, décide de créer une armée de sans-culottes pour défendre Paris et une garde de sans-culottes dans toutes les grandes villes de la République, décrète la constitution du comité de Salut public, etc.
19 Après l’insurrection des 31 mai – 2 juin 1793 les Jacobins prennent le dessus dans presque tous les comités de la Convention et la société parisienne remplace l’Assemblée dans les discussions lors de la préparation des décrets. Les problèmes révolutionnaires les plus importants, discutés et résolus en principe dans le club, sont déposés au sein de la Convention comme projets concrets de ses comités et sont votés presque immédiatement sans autre discussion. Ainsi les idées révolutionnaires auxquelles avait abouti l’Organisation jacobine acquièrent-elles la force d’une chose jugée par leur ratification par l’Assemblée nationale. Couthon estime que "la Convention ne serait forte qu’à demi, si elle n’était pas composée de Jacobins."9
20Presque toutes les institutions et pouvoirs établis font part des ambitions des Jacobins parisiens. Ils prêtent une attention particulière à l’activité déployée parmi les sans-culottes en raison de la forte influence qu’ils exercent sur le développement du processus révolutionnaire. Pendant l’automne de 1792 le club des Jacobins exige que tous ses membres – députés et non députés – fréquentent régulièrement les réunions des sections et une fois "nourris" du patriotisme et des principes qui se développent au sein de la Société, ils doivent les propager et contribuer à leur exécution10. C’est une exigence systématiquement rappelée aux Jacobins sous des prétextes différents.
21Pendant le printemps de 1793 l’aggravation de la situation dans le pays, incite les Jacobins à multiplier leur action au sein des sections et beaucoup y acquièrent l’autorité de leaders politiques. Ils s’appuient sur les comités révolutionnaires ratifiés par le décret du 21 mars 1793, adhérent à presque tous les organes des sections ; certains travaillent aux comités civils, occupent les postes de commissaires de police, de juges de paix, etc. Nous avons établi les noms de 188 Jacobins non députés qui ont travaillé et rempli des fonctions précises dans les sections11 : 41 ont été membres des comités révolutionnaires, 14 des sociétés populaires, 11 des comités civils, 11 ont participé à la garde nationale, 11 sont juges de paix, et 87 personnes sont marquées comme militants et personnalités sectionnaires importantes. Le plus grand nombre des Jacobins qui nous sont connus, ont travaillé dans les sections de Guillaume-Tell, Marat, Lepeletier, la Montagne, la Fontaine-de-Grenelle, la République, le Mont-Blanc.
22L’intérêt de la société parisienne à l’égard des sections relève de son intention de transformer le mouvement des sans-culottes de l’hiver de 1793 concernant le ravitaillement en mouvement politique dirigé contre la Gironde. Les événements qui se sont succédés au printemps montrent l’un des moyens par lesquels les Jacobins ont dirigés le mouvement des sans-culottes. En réponse aux émeutes de subsistance des sans-culottes, dans son discours au club Jacobin le 25 février Robespierre dit : "Le peuple doit se lever, non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands"12, donc les Girondins. Les Jacobins suivent la tactique suggérée par Robespierre, mais lorsque les sans-culottes sont prêts à recourir à l’action armée pour régler leurs comptes avec la Gironde, la politique jacobine acquiert un caractère nuancé. Officiellement le club condamne les méthodes de violence mais en même temps n’empêche pas ses membres dans les sections d’encourager le mouvement des sans-culottes contre la Gironde, en le faisant avancer dans des limites déterminées. A la veille de l’insurrection des 31 mai – 2 juin les Jacobins sont aux sections, ils ont même cessé de fréquenter les séances de la Société. "Vous convoqueriez inutilement les patriotes, dit Legendre le 26 mai, je suis sûr qu’il n’y en a pas quinze ici"13. Et après que le soir du 31 mai le club jacobin approuve le mouvement d’insurrection des sans-culottes, le 1er juin la séance de la Société est levée de bonne heure pour que ses membres puissent accéder à leur poste au conseil général de la Commune et aux comités révolutionnaires dans les sections. La participation active de certains Jacobins aux sections est attesté par les dossiers policiers qui les concernent et qui sont conservés. Par exemple concernant Jean-Michel David, il est dit que le 31 mai, il est membre du comité révolutionnaire et qu’il est à son poste. Pour Pépin-Desgrouettes, que le 31 mai il a présidé le comité révolutionnaire du Faubourg-Montmartre, sa section. Pour Mathieu-Jean Brichet, qu’il a fait bouger sa section le 10 août grace à sa grande énergie, de même, pour le 31 mai et a gagné le titre glorieux d’enragé maratiste14.
23Nombreuses sont les exigences du programme des sans-culottes lancé au cours de l’insurrection qui portent l’empreinte du programme jacobin pour la sauvegarde de la Révolution. Il s’agit des mesures contre les Girondins et contre ceux qui ont voté pour l’appel au peuple, de même que la création d’une Armée révolutionnaire payée pour lutter contre la contre-révolution interne et pour assurer le ravitaillement, l’épuration de l’armée et des organes administratifs des personnes ayant une origine noble, etc. La base commune des deux programmes est essentiellement déterminée par la coïncidence des intérêts de la bourgeoisie jacobine et ceux des sans-culottes dans leur lutte conjointe contre la contre-révolution. Mais une importance incontestable est à porter sur l’activité même d’organisation et d’idéologie des Jacobins qui, par leurs militants sectionnaires et le public des tribunes, éclaircissent et suggèrent leur politique aux masses populaires.
24Pour assurer la réalisation des initiatives révolutionnaires dans le pays entier le club des Jacobins parisiens recourt au système d’affiliation et de correspondance. Il maintient des rapports réguliers avec les sociétés affiliées, leur envoie ses publications, leur suggère son idéologie, leur inspire son patriotisme et son optimisme révolutionnaire, leur fait connaître les mots d’ordre pour qu’ils s’unifient et se rassemblent. De leur part les sociétés de province popularisent ses idées et fonctionnent comme organisateurs locaux des transformations sociales. En novembre 1792 la participation des membres collectifs au club des Jacobins est élargie par la modification des conditions d’affiliation. Il est décidé que les sociétés candidates pour l’affiliation doivent faire parvenir leur règlement, avoir le soutien de deux Jacobins du club de Paris, au lieu d’être appuyées par deux sociétés du même département15. Durant la direction jacobine, le réseau des sociétés affiliées devient important. Pendant le printemps de 1794 leur nombre atteint le chiffre de 2 000 sur calculs de C. Mazauric et de G. Maintenant, 3 000 d’après L. de Cardenal ou entre 5 000 et 8 000 d’après C. Brinton16. Les différences dans les chiffres indiqués sont dues à l’affiliation, soit directe soit indirecte à la Société mère de Paris.
25L’activité politique de la Société de Paris est renforcée par les missions bénévoles des Jacobins au sein des départements. Dorfeuille en donna l’idée : à la séance de la Société du 9 décembre 1792, il propose que les riches Jacobins parcourent le pays entier comme "apôtres de la liberté", à leurs propres frais17. Lui-même a parcouru la France pour réveiller l’opinion au cours de 18 mois, et un autre Jacobin, Mogue, pour les mêmes raisons, devient connu sous le pseudonyme de "propagateur des droits de l’homme"18. D’autres Jacobins parisiens, et leur nombre est élevé, contribuent aussi à l’éducation politique de la population de province. Ils sont les délégués ou les commissaires des organes officiels du pouvoir dans les villes ou près des armées de la République. Des Jacobins députés, 131 ou 74 % sont envoyés en mission dans les départements et aux armées, même à plusieurs reprises et pour une période prolongée.
26La Société des Jacobins parisiens a la prétention d’être l’unique centre ayant le droit de rassembler, diriger et former l’opinion publique. Les Jacobins mêmes déterminent leur organisation comme foyer, temple ou boulevard de la liberté, source du patriotisme, initiateur des grandes transformations sociales. "C’est ici que s’est préparée la Révolution ; c’est ici qu’elle s’est faite, " conclut Couthon le 12 octobre 1792. "Les Jacobins sont seuls capables de soutenir la révolution, " affirme Philibert Simond19. Dans ce sens la société parisienne fait la guerre à toutes les organisations politiques pouvant être ses rivales. Il est à souligner sous cet aspect sa lutte contre le club "Réunion", que les Brissotins essayent d’opposer, à l’automne 1792, à l’organisation jacobine. Pour déterminer leur attitude vis-à-vis du club les Jacobins se réfèrent à la formule de Collot d’Herbois : "Quiconque sera infidèle aux Jacobins, sera infidèle à la République et à la cause de la liberté"20. Aussi ont-ils une attitude identique à l’égard de l’assemblée centrale de salut public et de correspondance avec les départements, créée vers la fin de mars 1793 par les commissaires de section comme organisation parallèle pour lutter contre la Gironde. L’attitude du club des Jacobins parisiens envers cette organisation est tellement négative, qu’il se pose même la question d’exclure les Jacobins y inscrits s’ils ne s’en retirent pas.
27 Ces mêmes motifs déterminent à l’automne 1793, l’attitude du club des Jacobins parisiens à l’égard des centres politiques du mouvement populaire ayant essayé de jouer un rôle autonome. D’abord ils entreprennent une attaque contre les leaders populaires influents, "les enragés" Jacques Roux et Leclerc, et contre la Société des femmes républicaines révolutionnaires qui leur est proche. La séance de la Société jacobine du 16 septembre a le caractère d’un procès au cours duquel les Jacobins se permettent d’arrêter la dirigeante des Républicaines, Claire Lacombe et "invitent" son organisation à se débarrasser des "intrigantes" qui la dirigent. Peu après, le club jacobin essaie de subordonner les sociétés populaires nouvellement créées à Paris et devenues notoires sous le nom de "sectionnaires". Il détermine les conditions d’affiliation et de correspondance selon lesquelles leurs noyaux doivent être constitués par les comités révolutionnaires épurés des sections.
28Les Jacobins parisiens, malgré certaines faiblesses et erreurs commises dans leur politique, parviennent au nom de leurs grands objectifs, à créer une organisation suffisamment souple et efficace qui dirige le développement du processus révolutionnaire et à travers sa centralisation réglementée oriente les actions des forces révolutionnaires dans la même direction.
Notes de fin
1 Nous voulons relever que la liste des abonnés parisiens de l’organe officiel du club des Jacobins parisiens Journal de la Montagne, que nous avons établie, selon les cahiers conservés, où sont marquées les sommes payées par eux, jusqu’au 9 thermidor, ne peut-être une source sûre pour compléter la liste des Jacobins parisiens. La comparaison des 2 listes a fait voir qu’une partie minime des membres du club établis incontestablement ont été abonnés à ce journal.
2 Nos études sur les effectifs et l’état social des Jacobins parisiens sont exposées en plus grand détail dans Etudes balkaniques, revue trimestrielle publiée par l’institut d’Etudes balkaniques près l’Académie bulgare des sciences, 1988, n° 3, p. 40-53. Nous avons complété ensuite la liste des Jacobins parisiens par les noms de 93 membres non députés et, laissant à part les 170 Jacobins non députés indiqués dans la même publication, nous avons trouvé des données sur la profession, l’age et autres pour 123 autres.
3 Brinton C., The Jacobins. An Essay in the New History, New York, 1930.
4 Michelet J., Histoire de la Révolution française, Paris, 1952, t. I, p. 461.
5 Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, Amis de l’égalité et de la liberté, séante aux Jacobins, à Paris, n° 378, 21 mars 1793, p. 1 ; n° 429, 9 juin 1793, p. 3. Moniteur, t. XVII, p. 665.
6 Aulard F.-A., La Société des Jacobins, 6 vol., Paris, 1889-1897, t. IV, p. 364.
7 Ibid., t. IV, p. 421, 458.
8 Archives parlementaires, t. LVII, p. 547, 599-601.
9 Aulard F.-A., t. VI, p. 35.
10 Ibid., op. cit. t. IV, p. 351.
11 Pour 171 autres militants sectionnaires les noms de famille coïncident avec les noms de famille des membres du club des Jacobins parisiens, mais par manque de données supplémentaires confirmant leur appartenance à la société parisienne, nous ne les prenons pas en considération.
12 Oeuvres de Maximilien Robespierre, t. IX, Paris, 1958, p. 275.
13 Journal des débats, n° 421, 28 mai 1793, p. 4.
14 A.N., F7 4663, dossier David, Jean-Michel ; F7 477466, dossier Pépin-Desgrouettes, Pierre Athanaze ; F7 4617, dossier Brichet, Mathieu-Jean.
15 Aulard F.-A., op. cit., t. IV, p. 514.
16 Histoire de la France contemporaine, Paris, 1977, t. I, p. 246 ; Maintenant G., Les Jacobins, Paris, 1984, p. 63-66, Cardenal L., La Province pendant la Révolution, Paris, 1929, p. 41-42 ; Brinton C., op. cit., p. 38-40.
17 Aulard F.-A., op. cit., t. IV, p. 567.
18 A.N., F7 477447, dossier Morgue.
19 Aulard F.-A., op. cit., t. IV, p. 380 ; Journal des Débats, n° 480, 27 août 1793, p. 1.
20 Aulard F.A., op. cit., t. IV, p. 326.
Auteur
Univ. de Sofia
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