Bourgeois du faubourg Saint-Antoine 1791 – 1792
p. 89-95
Texte intégral
1Afin de réaliser cette étude, j’ai exploité un échantillonnage strictement délimité de 71 prosopographies sociales et politiques issues de deux mémoires de maîtrise, celui d’I. Ayache, portant sur les électeurs du faubourg en 1792, et le mien, concernant les électeurs de 17911.
2Essayons d’identifier ces bourgeois du faubourg Saint-Antoine qui sont nouvellement élus au suffrage censitaire sous la Constituante et la Législative. Quelle place occupent-ils économiquement au sein du faubourg, et quel rôle jouent-ils politiquement dans la Révolution ? En dernier temps, l’analyse des critères sociaux nous permettra de mieux appréhender cette classe bourgeoise pour mieux la définir dans toute sa diversité.
3Brièvement ressituons tout d’abord son champ d’action qui est celui du faubourg Saint-Antoine. Géographiquement à l’est de Paris, le Faubourg s’étend sur une superficie importante dont la Bastille, la grande rue du Faubourg, la rue de Montreuil et la place du Trône constituent le coeur.
4A l’heure de notre étude le faubourg est administrativement divisé entre les trois sections de Montreuil, Popincourt et des Quinze-Vingts. A la suite du 9 thermidor, ces trois sections réunies à celle de l’indivisibilité formeront le huitième arrondissement.
5Est-il nécessaire de rappeler le rôle déterminant que joua le faubourg sur la scène de la Révolution, et ce jusqu’aux journées de prairial an III ? Politiquement à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, chef de file de toutes les grandes journées, bastion de la sans-culotterie parisienne, le faubourg tient aussi une place de toute première importance dans l’économie de la capitale.
6Symbole du monde artisanal et manufacturier, c’est au faubourg que se côtoient quelques-unes des plus grosses manufactures de Paris comme celles de Réveillon, d’Henriot ou de Lucas, aux côtés de la petite boutique, de l’échoppe et de l’atelier en étage, illustrant le travail parcellaire2.
7Manufacturiers, maîtres artisans, rentiers et travailleurs indépendants, nos bourgeois comptent parmi les citoyens actifs de la capitale. Dans un premier temps, nous les identifions d’après l’étude du corps électoral nouvellement élu en 1791 et 1792, dans les assemblées primaires de leurs quartiers. Comparées à 1790, les élections de 1791 et 1792 furent plus démocratiques au faubourg et notamment dans la section des Quinze-Vingts, où le corps des électeurs fut entièrement renouvelé et puisé dans les petites et moyennes classes de la bourgeoisie artisanale et commerçante. Ainsi, sur 16 électeurs nouvellement élus pour les Quinze-Vingts en 1791, 10 étaient des artisans. Par conséquent, on peut parler d’une participation plus large mais toujours limitée à une élite sociale bien définie pouvant payer un cens équivalent à trois journées de travail.
8Actuellement, on évalue la population du faubourg à cette époque, entre 42 et 43 000 habitants, ce qui représente environ 7 % de la population parisienne. Sur ces 43 000 habitants on dénombre 4 704 citoyens actifs en 1791 parmi lesquels plus de la moitié ne peuvent être éligibles. Sur les 2 000 restants, un seul citoyen sur 7 ou 8, deviendra donc électeur.
9En 1791 et 1792, 33 et 38 nouveaux électeurs sont successivement nommés dans les trois sections du faubourg Saint-Antoine. Sur ces 71 électeurs au total plus d’un tiers sont originaires de province au même titre que de nombreux habitants des faubourgs parisiens.
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10Les deux tiers de nos électeurs sont artisans, entrepreneurs ou marchands. Fidèle à la tradition du faubourg, l’artisanat du meuble, menuiserie et ébénisterie, regroupe 25 % d’entre eux. Ils sont également nombreux dans le secteur de l’habillement et du textile, de la métallurgie, du travail des cuirs et des peaux. Ils se répartissent ensuite dans divers corps de métiers comme ces deux jardiniers et épiciers, ce perruquier, ce paveur, ce marchand de vin ou bien ce corroyeur. Mais tous ceux-ci, possèdent un atelier souvent attenant à une boutique, ou une échoppe. La plupart ne sont pas de gros employeurs puisqu’ils travaillent le plus fréquemment en famille, employant en sus deux à six ouvriers en moyenne.
1113 % sont à la tête de petites entreprises ou de petites manufactures plus représentatives des secteurs "industrialisés", comme ceux de la faïence, de la miroiterie, de la brasserie ou des salpêtres. Ces électeurs incarnent la bourgeoisie dite "d’affaire". Tous sont propriétaires et occupent journellement une plus forte concentration de main-d’oeuvre variant de 10 à 30 ouvriers, selon les cas et les besoins saisonniers.
12On peut adjoindre à ce groupe d’entrepreneurs et du négoce celui des artistes sculpteurs et peintres dont les ateliers emploient jusqu’à 35 ouvriers.
13Les professions libérales ou de "talent", rassemblent le dernier tiers de nos électeurs. Nous rencontrons ainsi : 4 hommes de loi, 2 instituteurs, 1 chirurgien, 1 maître de pension et 5 hommes d’église. Ces 5 ecclésiastiques sont tous des prêtres constitutionnels ayant prêté serment. Aussi est-il intéressant de suivre rapidement leur itinéraire.
14L’un se défroque au cours de la Révolution, le second se marie avant d’abandonner son sacerdoce, le troisième abdique après le 9 thermidor et le quatrième démissionne sous le Directoire. Le dernier sera le seul à reprendre ses fonctions en 1796 non sans difficultés ! A la fin de leur vie, ces 5 curés sans exception, meurent dans le dénuement le plus complet.
15Nous citerons pour parachever cet éventail socio-professionnel, 3 rentiers ou "bourgeois", 1 officier des vaisseaux du roi, 1 académicien et 1 employé aux douanes.
16En conclusion, pas de très gros commerçants ou manufacturiers comparables à ceux qui avaient été élus en 1789 et 1790, parmi nos protagonistes. Néanmoins, ces artisans producteurs dominant très largement, incarnent l’élite économique du faubourg, percevant parallèlement aux revenus de leur métier, les loyers de leurs propriétés éventuelles. Bénéficiant d’une position sociale avantageuse au sein de leur quartier, ils sont connus, respectés, prennent partie pour les idées nouvelles et sauront obtenir la confiance de leurs concitoyens lors des assemblées primaires de leur section. Soulignons à ce sujet, la présence des plus grandes familles du faubourg dans cette étude, comme les Damoye, les Santerre, les Caumont, les Beaumarchais ou les Chauvin.
17Petits notables de quartier, nous ne comptons que deux nobles parmi nos électeurs dont l’age moyen reste élevé puisqu’il se situe aux environ, de 45 ans.
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18Elite économique, nous l’avons vu, ces mêmes électeurs symbolisent aussi l’élite politique et intellectuelle. Ce sont eux qui dirigent la Révolution dans le faubourg, occupant diverses charges civiles, militaires et politiques, dépassant parfois le cadre administratif de leur section.
19Presque tous vont cumuler plusieurs fonctions. Outre leur charge d’électeur, plus de la moitié font partie du comité civil de leur section. 25 d’entre eux seront nommés au poste de commissaire civil, traditionnellement reconnu comme le plus représentatif de la sans-culotterie parisienne.
20Jouissant d’une certaine position sociale, 13 électeurs deviennent commissaires paroissiaux de bienfaisance. Une quinzaine sont élus à des fonctions judiciaires, parmi lesquels : 5 juges de paix et 10 assesseurs. On dénombre également 10 électeurs dans la police, et un seul commissaire révolutionnaire.
21Dépassant le cadre de leur section, 15 sont membres du conseil général de la Commune, et 11 de la Commune du 10 août. Une douzaine travaillent pour le gouvernement de l’an II, remplissant diverses fonctions telles que : chargés de mission dans les départements, administrateurs des subsistances ou commissaires des guerres.
22Il nous reste à mentionner 6 électeurs qui s’engagent dans l’Armée révolutionnaire, dont trois par nécessité après avoir été soupçonnés et inquiétés. Sur ces six valeureux soldats de l’an II, un seul, menuisier de son état, mourra sur le champ de bataille. Il s’agit de C.-F. Menant, révolutionnaire ardent, et l’un des rédacteurs d’un journal du faubourg intitulé Les hommes du 14 juillet et du 10 août.
23J’ai choisi de représenter cette élite politique et intellectuelle par l’exemple de Claude Barthélemy Jurie. Electeur en 1791 pour la section des Quinze-Vingts, C.-B. Jurie est issue de la petite noblesse provinciale. Devenu avocat parisien, il épouse à la veille de la Révolution la fille d’un riche bourgeois du faubourg qui lui apporte en dot 8 maisons à Paris et 2 propriétés en province.
24Père de famille, il est agé de 30 ans au 14 juillet 1789 lorsqu’il devient officier de la garde nationale auprès du futur général Santerre. Jusqu’au 9 thermidor, il occupe les fonctions suivantes :
commandant de bataillon dans la garde nationale ;
membre du conseil général de la Commune ;
commissaire de police pour la section des Quinze-Vingts ;
secrétaire de l’assemblée des Quinze-Vingts ;
électeur en 1791 ;
juge suppléant du tribunal criminel du 17 août 1792 ;
commissaire des guerres en l’an II et jusqu’à sa mort. Notons que Jurie est aussi membre du club des Jacobins.
25Il est intéressant d’observer comment ce jeune père de famille, lettré et fortuné s’engage de toute son ame dans la Révolution. Comment il sacrifie sa profession et les trois quarts de sa fortune pour des principes auxquels il croit sincèrement. Comment il épouse l’idéologie de l’an II, devenant commissaire des guerres, et de quelle façon il sera victime de la répression thermidorienne et du Directoire, mourant hors de Paris, ruiné et ayant définitivement perdu toute chance de réintégrer ses fonctions.
26On peut facilement suivre la trajectoire politique de nos électeurs à partir de 1789. Si tous participent à la Révolution, on constate cependant diverses tendances d’opinion et prises de position plus ou moins radicales. La moitié des électeurs nommés en 1791, sont membres du club patriotique de l’Evêché, formé en août 1791 par les électeurs du parti avancé ; tous signeront le manifeste d’octobre. Face à eux, on ne compte que deux véritables chapelains inscrits sur la liste originelle de Nau-Deville. En 1791 et 1792, six font partie du club des Jacobins.
2713 sur 71, sont inquiétés et emprisonnés sous l’étiquette de "suspect" ou contre-révolutionnaire, entre le 10 août et le 9 thermidor. Parmi eux, deux sont guillotinés lors des grandes fournées de l’an II.
28Après la chute de Robespierre, 14 électeurs ayant servi sous les gouvernements révolutionnaires, sont inquiétés à divers degrés et souvent à plusieurs reprises. Trois d’entre eux tombent sous le couperet thermidorien qui suit de très près le 9 thermidor.
2910 sont arrêtés et dans la plupart des cas emprisonnés, après les journées de prairial an III. Ils ne sont plus qu’une poignée de 5 ou 6 électeurs à poursuivre la lutte dans la clandestinité sous le Directoire et l’Empire ; dernier noyau néo-jacobin fidèle à la Constitution de 93. Parmi ces hommes, Jean-Michel Brisvin, ancien commissaire civil de l’an II et chargé de mission dans les départements. Il sera déporté à Cayenne après le senatus-consulte du 14 nivôse an IX, suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise.
30On ne compte que très peu d’émigrés au faubourg. Citons toutefois Caron de Beaumarchais le seul de nos électeurs fuyant Paris pour l’étranger, et Joseph Turpin, artisan fondeur, qui préfère en 1792 la tranquillité de l’Isle-Adam aux troubles de la capitale.
31Nos électeurs incarnent cette bourgeoisie artisanale et commerçante d’où sont issus les cadres de la sans-culotterie parisienne. Tous se connaissent, des liens de parenté, des relations étroites de voisinage et de travail unissent ces hommes, entretenant ainsi une forte cohésion sociale au sein du faubourg. C’est les cas de Brisvin, habitant sous le même toit que Lejeune et côtoyant l’instituteur Castille. Il en va de même pour Guibout et Maisonneuve, devenus beaux-frères par alliance, et qui poursuivent le même itinéraire civil et politique.
32Si les deux tiers de nos bourgeois affichent des opinions assez modérées, un tiers s’engagent passionnément dans la Révolution. Ces derniers que l’on qualifie de "meneurs", entraînent et éduquent leur concitoyens du faubourg. Ils sont de toutes les grandes journées révolutionnaires et resteront fidèlement attachés à la Constitution de 93 et au gouvernement de l’an II Sous le Directoire et l’Empire, ils seront les piliers de la résistance néo-jacobine ou participeront dans une plus faible proportion, à la conjuration des Egaux, comme Major, Ricateau ou Toutin. Ces "meneurs", artisans, instituteurs, petits commerçants et même rentiers, occupent des professions diverses sous la Révolution. Propriétaires et non-propriétaires, certains d’entre eux comme Damoye, meurent avec plus de 10 000 F d’inventaire après décès. d’autres, comme Jean-François Santerre, frère du célèbre général Santerre, harcelé par la police pour son passé révolutionnaire et envoyé en résidence surveillée hors de Paris, perdent toute leur fortune et terminent leur vie dans l’indigence. Mais la majorité sont des artisans producteurs, faisant vivre leur famille de leur travail. Conscients de leur rôle à jouer dans cette Révolution, hostiles à la trop grande richesse et aux privilèges, ils restent cependant attachés à la petite propriété et au travail individuel. Rapidement, leur idéal social rejoint celui des robespierristes et du gouvernement de l’an II
33Après le 9 thermidor, environ 25 % de nos électeurs conservent des charges civiles, judiciaires et politiques dans leur quartier. 12 sont ainsi réélus entre l’an IV et l’an VII et 6 deviennent membres du cercle constitutionnel de l’an VI.
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34Abordons à présent un point déterminant de notre étude, nous permettant de mieux identifier nos électeurs par l’analyse de leur fortune (valeurs mobilières et immobilières).
35Globalement, 50 % sont au moins propriétaires de leur maison ou de leur appartement, de leur atelier ou de leur boutique. Parmi ceux-ci, 25 % peuvent être considérés comme de gros propriétaires, possédant au minimum trois maisons à Paris ou en province et tirant des revenus appréciables de leurs biens immobiliers. En l’an V, nombre d’entre eux, payeront une contribution foncière supérieure à 2 000 F.
36Sur 71 cas, nous avons pu retrouver 21 contrats de mariages et 25 inventaires après décès, plus 2 successions directes et 2 estimations. Ces pièces maîtresses, nous révèlent de façon précise, mais aussi approximative en ce qui concerne les bien immobiliers, la composante de la fortune de ces hommes, en valeurs mobilières essentiellement, au début de leur carrière professionnelle et à la fin de leur vie.
37L’enquête qui a été menée en 1960 sur les actes notariés du faubourg de 1791 à 1795, et que R. Monnier rapporte dans son Faubourg Saint-Antoine, a montré que dans 50 % des cas, l’apport de l’époux au mariage était d’une valeur inférieure à 1 000 L. Or sur nos 21 contrats de mariage, à peine deux de nos électeurs apportent moins de 1 000 L de dot. 13 sont au-dessus de 3 000 L, dont deux au-dessus de 20 000 et deux au-dessus de 30 000 Livres. L’apport de nos électeurs le jour de leur mariage est donc supérieur à la moyenne du quartier.
38Caron de Beaumarchais s’avère le plus riche de nos électeurs, et de loin le plus riche de tout le faubourg avec un inventaire après décès de plus de 412 000 francs en biens mobiliers. Mais son cas demeure marginal et n’est pas représentatif de notre classe électorale.
39Excepté Beaumarchais, un seul électeurs possède plus de 100 000 francs d’inventaire après décès. Il s’agit de Vandermonde, membre de l’Académie des sciences. Trois inventaires s’élèvent ensuite à plus de 50 000 francs. Ce sont ceux d’un maître paveur, d’un jardinier et du célèbre Belhomme, maître d’une pension transformée en maison d’arrêt un peu "spéciale" sous la Révolution. Cinq sont évalués à plus de 30 000 francs.
40Mais la majorité de ces inventaires après décès, 12 sur 25, sont compris entre 1 000 et 10 000 francs. Enfin, on dénombre 6 inventaires de moins de 300 francs de valeurs mobilières.
41Elite économique et productive, politique et intellectuelle, nos électeurs incarnent aussi l’élite sociale du faubourg, appartenant à la classe bourgeoise relativement aisée, soulignons à ce sujet, la présence de l’un d’entre eux : Gauthier, sur la liste des 600 contribuables les plus imposables du département de la Seine.
42Au terme de cette étude, nous observons par l’intermédiaire de nos électeurs, la grande diversité de cette bourgeoisie du faubourg Saint-Antoine. Sur un échantillonnage pourtant restreint de 71 personnes, nous côtoyons toutes les catégories socio-politiques de la classe bourgeoise victorieuse : de l’académicien à l’avocat, du rentier au manufacturier, de l’entrepreneur au petit commerçant et du maître artisan à l’artisan parcellaire. Véritable microcosme social, non pas représentatif d’une classe bourgeoise homogène, mais des "bourgeoisies" du faubourg Saint-Antoine.
Notes de fin
Auteur
I.H.R.F.
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