Les élections Parisiennes de 1789 à 1792
Étude socio-professionnelle des élus locaux
p. 59-70
Texte intégral
1"Révolution des juristes", "armée des avocats", autant de formules qui soulignent le rôle qu’ont joué les hommes de loi dans les assemblées révolutionnaires. Déjà des contemporains le relevèrent, généralement pour le déplorer. Ainsi avant même l’ouverture des Etats généraux, le 29 avril 1789, un ancien négociant et armateur de Dunkerque, pourtant anobli et chevalier de l’ordre du roi, Jean-Louis Bransiaux, écrivait, dans de Courtes réflexions d’un vieux patriote : « Que vois-je aux Etats généraux (...) plus des quinze-seizièmes prêtres, nobles, magistrats, avocats, notaires et procureurs (...). Ces quinze-seizièmes individus sont assurément très compétens pour régler une Constitution, les Loix civiles et criminelles. – Mais (...) je ne vois point dans cette Assemblée, un nombre suffisant de cette classe d’hommes composant la plus saine et la plus utile partie de la Nation, seuls capables, par leur expérience, par leur industrie et leur commerce (...) de concourir efficacement à la régénération du royaume »1.
2Sans doute, en dehors des prêtres et des nobles, auxquels le mode de convocation des Etats généraux assurait de toute façon la moitié des sièges, la représentation des hommes de loi a-t-elle été hors de proportion avec leur place dans la nation, comme elle devait l’être encore dans les assemblées ultérieures, en contraste avec celle des éléments qui, engagés dans la vie économique, assuraient la richesse du pays. Sans doute encore, l’auteur de ces Courtes réflexions, en plaçant les hommes de loi aux côtés des membres des ordres privilégiés, les séparait-il de la bourgeoisie de type moderne, capitaliste, mais sans les opposer de façon radicale ; lui-même ne s’était-il pas évadé de sa classe, dans un désir de promotion sociale individuelle, la seule permise par l’Ancien régime ? Cette opposition devait s’accentuer pendant la Révolution et la reconnaissance de la compétence des hommes de loi en matière constitutionnelle et législative faire place à la méfiance, précisément lorsque, la Révolution engagée, une même suspicion frappa tous ceux qu’on qualifia alors de "suppôts de l’Ancien régime". Pourtant, si les hommes de loi étaient pour la plupart bien intégrés à l’ancienne société, beaucoup étaient gagnés aux idées nouvelles et se rallièrent sincèrement à la Révolution, tout en y trouvant la possibilité de nouvelles fonctions où faire carrière ; est-il besoin d’ailleurs de sortir d’un groupe social particulier pour défendre les intérêts et les aspirations d’un autre groupe ? Pourquoi les hommes de loi auraient-ils eu a priori des positions contraires à celles de la bourgeoisie capitaliste ? Au reste, celle-ci ne se divisa-t-elle pas de la même manière que les premiers, face à la Révolution ? Une évolution d’ailleurs n’a pu manquer de se manifester dans la représentation respective des deux groupes, non seulement au sein des assemblées nationales, mais aussi au niveau des élus locaux.
3C’est cette évolution que nous avons essayé de dégager pour Paris entre avril 1789 et août 1792, moment où le passage d’un régime censitaire au suffrage universel vint modifier les données du problème. Dans ce court laps de temps, les élections furent nombreuses – pas moins de huit – et de type-varié, concernant la désignation soit du corps électoral, soit d’une assemblée municipale. Quelle a été la part, à chaque fois, des différentes catégories socio-professionnelles ? En dehors des prêtres et des nobles, auxquels nous avons rattaché les militaires de carrière, en dehors aussi des serviteurs des grandes familles, tous intimement liés à la société d’Ancien régime, nous avons distingué essentiellement deux groupes, d’une part celui de la bourgeoisie que l’on peut qualifier "d’intellectuelle" par la nature et les exigences de ses activités, et qui englobe en particulier les hommes de loi, d’autre part celui de la bourgeoisie que l’on peut dire "active", directement liée à la vie économique et qui englobe notamment la bourgeoisie de type capitaliste. Sans doute, cette distinction, comme toute autre, a-t-elle sa part d’arbitraire. Sans doute aussi connaissons-nous les limites de toute étude statistique de ce genre. D’une catégorie à l’autre, bien des chevauchements sont possibles, inattendus parfois ; ainsi tel élu du district de Saint-Victor, Guillotte, capitaine de cavalerie et chevalier de Saint-Louis, est-il en même temps avocat au Parlement, tel autre élu avocat et agent de change ou encore prêtre et avocat, activité vraiment très courue... D’autre part, la profession des élus n’est pas toujours connue précisément ; où classer par exemple les "bourgeois" qui avaient cessé toute activité professionnelle ? De plus, les sources sont généralement muettes sur la place des élus dans la hiérarchie des rangs et des revenus ; un négociant n’est pas nécessairement à classer dans les couches supérieures de la bourgeoisie, certains ne payant qu’un chiffre d’impôt dérisoire ; quant aux artisans, il n’est pas précisé en général s’ils sont maîtres ou non. Malgré ces limites, il apparaît pourtant possible d’arriver à quelques résultats non dénués de signification.
4Au point de départ, en avril 1789, lors de la désignation des 407 électeurs du Tiers-Etat – l’inclusion dans cette étude de ceux des ordres privilégiés n’aurait aucun sens –, la disproportion était flagrante entre les membres de la bourgeoisie intellectuelle et ceux de la bourgeoisie active2. Sur les 393 élus dont la profession est connue à peu près exactement, la seconde n’en fournit que 31,8 %, parmi lesquels 3,8 % se recrutent dans ses couches supérieures, banquiers, agents de change et entrepreneurs de rang élevé. En revanche, la bourgeoisie intellectuelle en fournit 67,2 %, dont 45,7 % pour les seuls hommes de loi, parmi lesquels les avocats figurent pour 24,4 %, le reste étant constitué par quatre agents de membres de la famille royale, soit 1 %. Doit-on s’en étonner ? Alors que des problèmes juridiques allaient se poser pour la rédaction des cahiers de doléances de l’assemblée électorale du Tiers-Etat, puis dans l’assemblée des trois ordres de la prévôté de Paris, la désignation d’hommes de loi pouvait paraître toute indiquée ; quant aux avocats, sans nul doute l’habitude de la parole leur avait permis de s’imposer dans les assemblées.
5Les élections suivantes eurent lieu à la fin de juillet 1789 pour constituer une assemblée de 120 représentants de la commune, portée à 180 au début d’août, à raison de deux puis de trois pour chacun des 60 districts entre lesquels la capitale avait été divisée en vue des élections du Tiers-Etat et qui s’étaient ouverts aux privilégiés au lendemain du 14 juillet. Trois mois à trois mois et demi seulement s’étaient écoulés depuis le 21 avril, mais, entre temps, la Révolution avait éclaté et c’est tout l’Ancien régime qui était remis en cause, de sorte qu’on pouvait se demander quelles catégories sociales étaient le plus susceptibles de suivre la marche des événements. La tache des élus ne devait d’ailleurs ne pas être la même, puisqu’il devait s’agir pour eux de former une assemblée, non plus momentanée, mais permanente, quoique provisoire, chargée d’administrer Paris et d’élaborer un plan de règlement municipal ; aussi les citoyens pouvaient-ils se montrer moins prêts à accepter une fonction quotidiennement astreignante dès lors que leur profession leur assurait moins de disponibilité. Pour les 110 des 120 premiers représentants dont nous connaissons la profession3, ceux qui appartenaient à la bourgeoisie intellectuelle, les hommes de loi en particulier, étaient proportionnellement encore plus nombreux qu’en avril, 71 % et 48,2 % respectivement, les avocats à eux seuls en fournissant 31,8 %, en progression de plus de 30 % ;.en contrepartie, la bourgeoisie active tombait à 19 %, reculant d’un peu moins d’un tiers à un peu moins d’un cinquième, soit une chute de 40 % ; sans doute ses membres avaient-ils hésité à négliger leur entreprise pour un temps indéterminé, alors que les professions de caractère intellectuel, celle d’avocat notamment, étaient moins contraignantes à cet égard ; cependant, la part de ses couches supérieures s’était élevée à 12,7 %, en progression de trois fois et demie. Notons que le total des deux types de bourgeoisie, 90 %, est inférieur à ce qu’il était en avril, c’est-à-dire 94,3 %, du fait de la fusion des ordres ; en particulier trois membres du clergé étaient élus, ainsi que deux nobles et trois militaires – encore l’un d’eux était-il le chevalier Guillotte, par ailleurs avocat –, soit, respectivement, 2,7 % et 4,5 %. La désignation des 60 représentants complémentaires modifia quelque peu les forces en présence4 ; la bourgeoisie intellectuelle, pour les 57 élus dont l’appartenance professionnelle est connue, recula légèrement, de 71 à 68,4 % ; pourtant les hommes de loi progressaient encore, de 48,2 à 49,1 %, grace aux avocats qui atteignaient cette fois exactement le tiers ; simultanément, la part de la bourgeoisie active continuait à diminuer, de plus d’un quart, tombant à 14 % seulement, dont 8,8 % pour ses couches supérieures, en recul un peu plus marqué, de 31, %, mais, sur un si bref laps de temps, ces modifications ne peuvent être significatives ; par ailleurs, les ecclésiastiques, au nombre de six, voyaient leur part s’élever de quatre fois pour atteindre 10,5 %, tandis qu’un seul noble était élu.
6Peut-être les élections qui survinrent à l’occasion d’une nouvelle assemblée de représentants de la Commune dans la première quinzaine de septembre ont-elles un peu plus de signification, alors que, après la nuit du 4 août, l’ancien régime social se trouvant renversé, les catégories qui en bénéficiaient plus ou moins directement pouvaient devenir l’objet d’une certaine méfiance. Il s’agissait cette fois d’élire 300 députés, moins que les électeurs d’avril, mais plus que les premiers représentants. Les résultats traduisirent une grande stabilité par rapport à la désignation de ceux-ci, pourtant faite en deux temps5. La bourgeoisie intellectuelle continuait cependant sa progression, portant sa part à 72,2 % ; cette évolution se faisait au profit d’éléments plus variés, la part des hommes de loi ne progressant qu’un d’un point au lieu de deux, celle des avocats de moins encore. Ainsi se trouvait pourtant justifiée la remarque de Marat qui, le 28 septembre, dénonça la primauté des hommes de loi, "les procureurs, les avocats, les conseillers au Chatelet et au Parlement", qui, selon lui, s’étaient imposés "par l’habitude (...) de parler en public", de sorte que, bientôt, prévoyait-il, à tort d’ailleurs, "ces marchands de paroles" seraient maîtres de la municipalité6. Pourtant la bourgeoisie active, qui atteignait 20 %, avait, elle aussi, progressé, de 15 %, mais 11,7 %, à peine plus que précédemment, revenaient aux couches supérieures, parmi lesquels dix hommes de finance, soit 3,5 %, auxquels ou pourrait rattacher Lavoisier. Quant aux nobles, ils ne représentaient que 4,2 % des élus ; parmi eux figuraient, il est vrai, quatre académiciens, en particulier Condorcet et Lavoisier lui-même : ce n’était assurément pas leur qualité de nobles qui leur avait valu leur élection. En revanche, les prêtres voyaient leur part reculer à 2,8 %, tandis que les serviteurs de grandes maisons n’avaient aucun élu.
7Un plus grand espace de temps s’écoula avant les élections suivantes, celle des 144 notables qui devaient former le Conseil général de la ville, et qui eurent lieu en août 1790. Avec l’implantation progressive d’un nouveau régime, une évolution significative pouvait être envisagée ; elle le fut en effet. Pour la première fois, un renversement de tendance allait se manifester. Des conseils, à cette occasion, furent donnés aux citoyens. En particulier un Avis aux citoyens, sur le choix des officiers municipaux, rédigé sans nom d’auteur par l’abbé d’Expilly, député du clergé du Léon en Bretagne7, et diffusé notamment par le district des Cordeliers8 et celui de Saint-Séverin9, s’était proposé de guider les citoyens en les mettant en garde contre les hommes "dont le choix serait une dangereuse erreur", et qu’il trouvait dans trois catégories sociales, celles-là même que Bransiaux avait déjà associées en 1789 ; c’était, "parmi les hommes de loix", "parmi les hommes que nous appelons nobles, parmi les ecclésiastiques" – dont il était pourtant mais qu’il était bien placé pour juger, "ceux à qui la révolution coûtera tant de sacrifices d’orgueil et d’intérêt, et qui seront long-tems à se réconcilier avec une constitution dont l’égalité est la base", tout en soulignant que l’on pouvait trouver "parmi les ci-devant privilégiés" des hommes qui avaient "fait preuve de patriotisme et de lumières". D’autres mises en garde du même genre furent faites qui, tout en se refusant également aux exclusives, visaient parfois des catégories plus larges ; ainsi, dans les Observations sur les précautions à prendre dans la nomination des officiers municipaux lues à l’assemblée générale de la section Saint-Honoré le 22 juin10, à côté des ecclésiastiques, des nobles et des magistrats, étaient rangés "les financiers" et "cette troupe d’hommes qui vivent d’un commerce réprouvé, connu sous le nom d’agiotage".
8Ces mises en garde furent entendues dans une large mesure11. La bourgeoisie intellectuelle, en effet, revenant à 58,8 %, connaissait cette fois un recul sensible, de 15 %, tout en restant largement prépondérante ; ce recul était imputable aux hommes de loi dont la part tombait à 34,4 %, soit une chute de 22,2 %, les avocats à eux seuls reculant de 30 % pour se retrouver à 23,1 %. La bourgeoisie active, en revanche, remontait nettement ; passant à 32.1 %, soit une progression de 61 %, elle retrouvait presque son niveau d’avril 1789, pour une tache qui devait être pourtant plus astreignante ; cette remontée était due pour une part aux couches supérieures, qui, passant à 16,4 %, en progression de 40,2 %, dépassaient leur niveau d’avril 1789 de trois fois et demie. Les prêtres de leur côté, avaient doublé leur représentation, mais celle-ci ne s’élevait qu’à 4,4 % ; quant aux nobles ils avaient disparu. Sur l’esprit dans lequel les citoyens avaient désigné les notables, nous disposons d’éléments d’appréciation plus directs, la censure à laquelle furent soumis les candidats avant leur élection définitive, ceux de chaque section devant être admis par l’ensemble des sections de la capitale qui, au nombre de 48, avaient remplacé les soixante districts. Un seul, Danton, fut rayé par la majorité d’entre elles, 42 sur 48, victime sans doute d’une réputation d’exagéré ; plus de la moitié des élus, soixante-quinze, furent l’objet d’au moins un rejet ; parmi eux, les ecclésiastiques furent particulièrement visés ; au nombre de six, ils subirent un vote de rejet dans vingt et une sections au moins ; sept les rejetèrent en bloc, trois en rejetèrent cinq et trois autres encore trois ; l’un de ces ecclésiastiques, élu par la section des Champs-Elysées qui en rejeta pourtant quatre, fut censuré 17 fois, deux autres 14, un quatrième 12 ; quant aux deux derniers des six, ils furent censurés respectivement 11 et 99 fois, leurs sections en ayant d’autre part rejeté deux ; ainsi, des sections qui n’avaient pas hésité à élire pour leur compte des ecclésiastiques, n’hésitaient pas non plus à rejeter un ou plusieurs de leurs collègues ; ce n’était pas tant la personne qui était visée que la fonction : on n’écartait à priori que ceux qu’on ne connaissait pas. Une autre catégorie fut particulièrement frappée, ceux qui, au nombre de quatre, étaient attachés aux grandes maisons, à la famille royale notamment ; 21 sections recoururent à la censure contre l’un des quatre au moins, trois les rejetant en bloc ; cinq autres en censurèrent trois et quatre encore deux ; deux d’entre eux ne furent pas rejetés moins de 18 et 13 fois. En ce qui concerne ces deux catégories de candidats, deux sections procédèrent de façon systématique, n’admettant aucune exception, et les noms ainsi censurés représentaient la moitié de leurs votes de rejet. Moins étroitement liés à l’Ancien régime, les hommes de loi ne virent que vingt des leurs frappés par la censure, moins de un sur trois, dont douze avocats, mais, en dehors de Danton, trois seulement avaient été frappés huit fois, deux autres encore cinq fois, les autres moins de quatre. Au total, les appels à se méfier des catégories liées à l’Ancien régime avaient été inégalement entendus, mais en même temps les exclusives contre lesquelles les mêmes appels avaient mis en garde les citoyens n’avaient pas été systématiques.
9Une nouvelle élection suivit de peu, celle des "électeurs", le 11 octobre 1790. La section du Roi-de-Sicile prit alors une initiative significative ; l’un de ses membres lui rappelant le bruit suivant lesquels "divers hommes de loi s’[étaient] secrétement coalisés, pour protester contre la suppression des anciens tribunaux, soit pour refuser de reconnoître les nouveaux", elle arrêta "unanimement" que "chaque homme de loi, chaque juge ou magistrat et chaque officier ministériel de l’ancien ordre judiciaire [serait] nominativement tenu de déclarer sur son honneur qu’il n’[avait] participé ni n’[entendait] participer ni directement ni indirectement à aucune résolution, aucun arretté, aucune délibération tendant en aucune manière à contrarier l’établissement et le succès des nouveaux tribunaux" sous peine de devoir "s’abstenir de l’assemblée"12. Elle reçut l’adhésion d’autres sections, notamment de celle du Théatre- Français, qui renfermait "dans son sein un très grand nombre d’hommes de loi, magistrats et officiers ministériels" – ils ne représentaient pas moins de 18 % des citoyens actifs inscrits, proportion la plus forte de Paris –, mais dont, soulignait-elle, "plusieurs [avaient] donné pendant le cours de la Révolution des preuves multipliées de patriotisme et de zèle"13, à commencer par Danton. Quel fut le résultat de cette mise en garde14 ? Nul, voire négatif, en apparence du moins ; par rapport aux 716 électeurs dont l’origine socio-professionnelle est connue, la part des hommes de loi remontait légèrement, d’un point seulement, pour atteindre 33,3 % ; la section du Roi-de-Sicile elle-même en avait nommé treize sur les dix-sept auxquels elle avait droit, et celle du Théatre-Français seize sur vingt-six, nettement plus de la moitié : il s’agissait assurément de patriotes éprouvés que la déclaration exigée d’eux ne gênait nullement. Ce léger progrès des hommes de loi apparaît d’autant plus remarquable que la part de la bourgeoisie intellectuelle, dans son ensemble, poursuivait son recul ; avec 55,1 % des élus, elle conservait pourtant la majorité absolue. De leur côté, les ecclésiastiques voyaient leur part tomber à 2,5 %, tandis que les nobles et les militaires étaient laminés, réduits à 1 % à peine, à égalité avec les serviteurs des grandes maisons. En contrepartie, la bourgeoisie active continuait à progresser pour atteindre 45,5 %, mais au profit cette fois des catégories moyennes, la part des couches supérieures se réduisant à 9,5 %, soit une chute de 41,5 % ; de toute façon, elle semblait davantage portée à présent à s’en remettre à elle-même du soin de la représenter plutôt qu’à des éléments étrangers à ses rangs et suspects de garder de l’attachement pour l’Ancien régime.
10L’évolution se précisa lors de la nomination de nouveaux électeurs en juin 1791. Cette fois encore des conseils furent prodigués aux citoyens, plus nombreux que pour les élections précédentes. Plus nettement qu’auparavant, il s’agissait de les détourner de donner leurs suffrages "à des hommes qui ayant joui de quelques-uns des avantages attachés aux abus de l’ancien régime", suivant un Avis aux quarante-huit sections, qui citait particulièrement les financiers, les prêtres réfractaires, les nobles, les membres des anciens tribunaux, les officiers instrumentaires qui leur étoient servilement dévoués"15. De même Brissot dans Le Patriote français 16, repris presque textuellement par le Journal universel d’Audouin17, – à propos, il est vrai des futurs députés, mais cela valait aussi pour les Electeurs –, invita ses lecteurs à exclure "les ci-devant nobles, les ci-devant membres du haut-clergé" et à se défier "de ces hommes qui [avaient] appartenu à de grandes maisons, à des administrations de princes", ainsi que "des banquiers, des hommes qui [avaient] appartenu à l’ancienne magistrature parlementaire" ; en revanche, il recommandait à ses concitoyens les négociants, les détaillants, les artisans, leur disant : "Honorez les métiers, c’est un devoir, c’est une nécessité politique". Cet appel était-il nécessaire ? Suivant un correspondant de la Chronique de Paris, des artisans qui avaient formé un club dans la paroisse de Saint-Roch, arrêtèrent "de donner leurs voix à tel ou tel d’entre eux", connu pour vrai patriote, ce qui leur attira la remarque que, tout estimable qu’ils fussent, ils oubliaient "qu’il ne suffit pas d’être un excellent ami de la Constitution pour être Electeur"18. Comment se comportèrent les citoyens, nantis de tant d’excellents conseils19 ? Leur confiance dans la bourgeoisie intellectuelle était de plus en plus atteinte ; tombant à 47,7 %, soit une chute de 13,4 %, elle perdait nettement la majorité absolue ; par ailleurs, ses représentants étaient d’origine plus variée ; les hommes de loi particulièrement dénoncés depuis un an, reculaient en effet proportionnellement davantage que le groupe tout entier : réduits à 23,3 %, ils subissaient une chute de 34 % ; plus remarquable encore, l’effondrement des avocats, qui ne représentaient plus que 4,4 % des élus, en recul de 77,1 %. En contrepartie la bourgeoisie active poursuivait sa progression ; passant à 43,7 %, elle se rapprochait de la bourgeoisie intellectuelle qui ne la devançait plus que de quatre points, progression toutefois moins rapide que le recul de la seconde ; cependant, les couches supérieures y étaient plus largement représentées, voyant leur part remonter à un peu plus de 14 %, soit une progression de moitié environ, sans pour autant retrouver leur niveau d’août 1790. Par ailleurs la part des prêtres se relevait à 4 %, effet probablement de la prestation du serment civique qui avait clarifié la situation ; de même, celle des nobles et des militaires remontait à un peu plus de 2 % ; en revanche, celle des serviteurs des grandes maisons se rétrécissait encore, avec moins de 1 % des élus. D’une façon générale, les transformations du corps électoral semblaient bien traduire une méfiance croissante envers les éléments les plus étroitement liés à l’Ancien régime, à moins qu’ils n’eussent clairement manifesté leur adhésion au nouveau, cas des prêtres constitutionnels. A mesure que la Révolution s’approfondissait, un reclassement s’opérait.
11Une dernière élection eut lieu dans la période censitaire à l’occasion du renouvellement partiel du Conseil général le 9 décembre 1791 ; il s’agissait de remplacer 76 des 144 notables élus l’année précédente. La comparaison ne peut se faire valablement qu’avec les sortants, non avec les électeurs nommés la même année. L’enseignement qu’on en peut tirer va de toute façon dans le même sens, même si un décalage s’exprime, que peut expliquer la différence de nature entre les deux types d’élection20. Pour les 73 notables élus dont nous connaissons la profession, la bourgeoisie intellectuelle, tout en conservant une large majorité, reculait, quoique à un degré moindre que pour la désignation des électeurs ; avec 56,1 %, elle subissait une perte de 12,1 % ; ce recul était dû essentiellement aux hommes de loi, dont la part était réduite à 28,7 %, soit une chute de 23,3 % ; les avocats, quant à eux, reculaient bien davantage encore ; réduits à 5,4 %, ils connaissaient un effondrement de 80,3 %. La bourgeoisie active passait pour sa part à 39,7 %, progressant beaucoup plus que ne reculait la première, de 50,5 % ; les couches supérieures se relevaient de façon plus limitée, de 31,5 %, mais n’atteignaient que 5,5 % à peine- à ce niveau, est-ce vraiment significatif ? Les ecclésiastiques reculaient de leur côté à 4,1 % ; quant aux nobles et aux militaires, comme les serviteurs des grandes maisons, ils avaient complètement disparu. Peut-on également accorder une signification aux résultats de la censure ? Sept candidats cette fois durent être remplacés, mais un seul siège passa d’une catégorie à une autre, au profit de la bourgeoisie active. En fait, la censure fut inspirée essentiellement par des raisons politiques ; parmi les notables proposés, beaucoup avaient déjà été désignés pour être électeurs et ceux-ci s’étaient partagés en deux assemblées, l’une qui réunissait les modérés à la Sainte-Chapelle, l’autre qui réunissait à l’Evêché les patriotes prononcés ; or, 20 notables au moins, qui appartenaient au club de la Sainte-Chapelle, furent l’objet de 434 rejets, plus de 21 en moyenne, et c’est parmi eux que figuraient les sept qui durent être remplacés, tandis que les 20 notables du club de l’Evêché ne furent l’objet que de 7.2 votes hostiles, moins de quatre en moyenne ; quant à ceux qui n’étaient pas électeurs ou n’avaient fait partie d’aucun des deux clubs, au nombre de 33 ils ne furent censurés que 57 fois, moins de trois en moyenne. En ce qui concerne l’origine socio-professionnelle des notables victimes de la censure, pour les membres du club de la Sainte-Chapelle, sept, sur 19 dont cette origine est connue, près d’un tiers, étaient des hommes de loi, frappés chacun de 19 à 27 fois, plus de 24 en moyenne ; parmi les douze autres, quatre seulement dépassaient ce chiffre, pour huit qui ne l’atteignaient pas ; celui qui l’avait été le plus était un directeur de la Caisse d’escompte : cela suffit-il pour y voir une prévention à l’égard des gens de finance ? D’ailleurs le remplaçant qui lui fut donné et qui fut accepté ne fut autre que Clavière, qui, banquier et directeur de la Compagnie d’assurance, appartenait à la même catégorie, mais il faisait partie du club de l’Evêché... ; quant aux membres de ce club qui furent atteints par la censure, six étaient également des hommes de loi, mais ils ne furent frappés que de deux à six fois, quatre fois et demie en moyenne, les autres ne l’ayant été que de une à huit fois, quatre ne l’ayant pas été : c’était donc encore les hommes de loi qui avaient été le plus visés.
12Les tendances semblent donc claires. Qu’il s’agisse de l’élection des notables ou de celle des électeurs, lentement mais sûrement, la bourgeoisie intellectuelle voyait ses positions s’éroder, du fait avant tout des hommes de loi, tandis que, régulièrement, la bourgeoisie active voyait les siennes se renforcer ; bien que ce ne fut pas toujours au profit de ses couches supérieures, n’était-ce pas, dans une certaine mesure, la bourgeoisie "moderne" qui s’affirmait face à la bourgeoisie d’"Ancien régime" ? Significatif à cet égard le recul constant et de plus en plus marqué des hommes de loi. De plus en plus, la bourgeoisie active se montrait prête à voler de ses propres ailes pour ne plus compter que sur elle-même pour défendre ses intérêts.
13Les élections qui eurent lieu après le premier renouvellement des notables se firent au lendemain du 10 août 1792 pour nommer des électeurs en vue de la formation de la Convention. Elles se déroulèrent dans des conditions nouvelles et exceptionnelles : pour la première fois elles se firent au suffrage universel. Les résultats ne marquèrent pas pour autant une rupture, tout en accentuant nettement les tendances antérieurement constatées21. La bourgeoisie active, continuant à progresser, dépassait enfin et sensiblement la majorité absolue, avec 58,4 % des élus dont la profession est connue – 748 sur 859 –, la part des couches supérieures se maintenant à peu près, avec un peu plus de 5 %. La bourgeoisie intellectuelle, quant à elle, reculait à 38,3 %, la part des hommes de loi s’établissant à 9,8 %. De même les membres du clergé voyaient leur part se réduire à 2,8 %. Par ailleurs, les nobles faisaient leur réapparition, mais, au nombre de quatre, ils ne représentaient que 0,5 % des élus ; parmi eux figurait le duc d’Orléans et le fameux baron allemand Anarcharsis Cloots. En contrepartie, on voyait les éléments populaires accéder au corps électoral, bien modestement, il est vrai, puisqu’ils n’étaient eux aussi que quatre ; le chiffre serait cependant à majorer, le relevé des élus ne précisant pas en général, à propos des artisans, s’ils sont maîtres ou compagnons, pas plus que dans les élections précédentes, mais ces compagnons n’avaient pas hésité cette fois à faire officiellement état de leur qualité ; en outre, le niveau moyen des élus relevant des métiers, naguère chers à Brissot, apparaîtrait plus faible. La voie était ouverte à la montée des sans-culottes de l’an II
Notes de fin
1 A.N., BA 611, 1.149, d, 16, pce. 127.
2 Cf. Chassin, C.-L., Les élections et les cahiers de Paris en 1789, Paris, 1888 – 1889,11, p. 325 sq.
3 Cf. Lacroix S., Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, Paris, 1894 – 1914,1ère série, I, p. 2 sq. et 627 sq.
4 Ibid., p. 95 sq et 627 sq.
5 Ibid., II, p. 677 sq. Voir le tableau statistique annexe.
6 L’Ami du peuple, I, n° XVIII, p. 156 – 157.
7 B.N., 8° Lb 40 3819 et 3820, 13 et 7 p.
8 "Extrait des registres...", 1er juill. 1790 ; B.N., 8° Lb 40 1373 (6, 2+13 p.et 7, 3+9 p.).
9 D’après le district de l’Hôtel-de-Ville, "Extrait des procès-verbaux..." du 24 juill. 1790 ; B.N., 8° Lb4ü1884, 4+9p.
10 B.N., 8° Lb 40 338, 25 p.
11 Cf. Robiquet P., Le personnel municipal de Paris pendant la Révolution, Paris, 1890, p. 513 sq. ; également, liste des 144 notables, avant et après la censure, "Extrait des registres du Conseil de ville", du 4 septembre 1790, A.N., AD XVI, imp. in-4°, 7 p., et du 23 septembre ; B.N., 4° Lb40 124, 7 p.
12 "Extrait du registre..." du 12 octobre ; B.N., N.A.F., 2666, f. 141.
13 "Extrait des registres...", du 16 octobre, ibid., 2644,f.279.
14 Cf. "Tableau de MM. les Électeurs… ", 1790, B.N., 8° Lb40 1205, 80 p. ; également, Charavay E., Assemblée électorale de Paris, Paris, 1890, I, p. l sq.
15 Par Loyseau, "auteur du Journal de Constitution et de Législation", B.N., 8° Lb39 9982, 27 p.
16 IV, n° 676, du 15 juin 1791, p. 666-668.
17 XII, n° 571, du 16 juin 1791, p. 9066 – 9068.
18 IV, n° 172, du 21 juin 1791, p. 685.
19 Cf. "Liste de MM. les Électeurs...", 1791, B.N., 8° Le317, 128p. et Charavay E., op. cit., II, p. 1 sq.
20 Cf. "Liste générale des 75 citoyens élus..." (avant la censure), du 21 décembre 1791, B.N., 4° Lb40 1266, 6 p., et "Liste générale des 76 citoyens élus...", (après la censure), du 3 février 1792, B.N., 8° Lb41’ 1273, 8 p.
21 "Liste de MM. les Électeurs… ", 1792, B.N., 8° Le 35 3, IV-103 p., et Charavay E., op. cit., p. 1 sq.
Auteur
I.H.R.F.
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1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010