Au temps des Lumières, un aristocrate philanthrope « invente » le Crédit Agricole (1781)
p. 357-362
Texte intégral
1A l’initiative de Charles Gravier, comte de Vergennes, connu comme diplomate et comme ministre des affaires étrangères, Louis XVI décida la création d’un Comité d’administration de l’agriculture, « chargé de réfléchir sur les moyens d’administrer et de perfectionner l’agriculture en France »1.
2Cette instance comprenait cinq membres, dont Antoine Laurent de Lavoisier qui l’animait ; elle se réunit soixante-neuf fois, du 16 juin 1785 au 18 septembre 1787. Ses travaux portaient essentiellement sur la vulgarisation des techniques, notamment l’usage des fumiers et des engrais, la production d’aliments pour le bétail par la culture des prairies artificielles, le parcage des bêtes à laine.
3Ultérieurement, lors d’une séance de la Société royale d’agriculture, Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes lut un mémoire2, par lequel il lançait l’idée d’organiser systématiquement la vulgarisation, en établissant « entre les Savants des villes et les Cultivateurs sédentaires, cette communication fraternelle qui peut seule accélérer les progrès de l’Agriculture »3.
4Grâce à ce système, fondé sur des « bureaux de correspondance », « le Peuple ne regardera plus les sages bienfaisans qui voudront l’aider de leurs lumières, comme des émissaires secrets d’une administration qu’il était accoutumé à craindre »4.
5Les initiatives prises par Vergennes, Lavoisier et Malesherbes se rattachent à l’engouement auquel les physiocrates ont contribué, qui saisit à partir de 1750, et pour un demi siècle, la haute société et les intellectuels pour cet « art utile » qu’est l’agriculture. Cet engouement porte sur les questions de technique ou d’économie ; les préoccupations bancaires en sont absentes : « Je ne propose pas dans ce Mémoire de faire des fonds pour procurer des secours pécuniaires aux Cultivateurs, c’est un autre objet »5.
6En cette fin d’un siècle bouillonnant, un riche aristocrate, le comte de Caraman6, fit oeuvre de pionnier en demandant l’autorisation de créer « une caisse d’avance ». Autorisation donnée par Louis XVI sous forme de lettres patentes, enregistrées par le Parlement de Toulouse le 2 mai 1781.
7 On trouvera en annexe la transcription de ce document7.
8Le mécanisme mis en place par le comte de Caraman peut être résumé ainsi :
- la dotation initiale, fournie par le titulaire des lettres patentes, s’élève à la somme de 10 000 livres8, qui sera complétée par le produit des intérêts versés par les emprunteurs ;
- les bénéficiaires seront des paysans ou des artisans pauvres, laborieux, « dont les affaires se trouveront dérangées par des malheurs [pertes de récolte, maladie], maisons tombées ou brullées qui ne pourront point être imputés à leur mauvaise conduite » ;
- le taux des « avances » – le terme de prêt n’est pas employé –, est fixé à 3 % et leur durée à deux ou trois ans ;
- plus de la moitié du texte est consacrée à la procédure d’attribution des prêts et à l’administration de la « caisse d’avance », car « ledit établissement ne peut subsister qu’autant qu’il sera soumis à des règles qui en assurent la solidité et la durée » :
9La caisse sera administrée par un bureau de neuf membres bénévoles, dont la composition est précisée, et la présidence en est confiée au juge d’appaux (juge d’appel) du comté ; on remarque que le comte de Caraman ne se réserve apparemment aucune place privilégiée dans le fonctionnement de cet organe ;
10Le rythme de réunion de ce bureau est régulier : « le premier dimanche de chaque mois ». Une avance ne pourra être consentie qu’après délibération préalable du bureau. La garantie des avances sera constituée par des cautions.
11Bien que l’inspiration du comte de Caraman ne soit pas mutualiste – la mode en viendra au siècle suivant –, la caisse d’avance n’est donc pas une institution d’assistance, mais bien un organisme de crédit rural accordant des « prêts calamités ». A ce titre, le comte ne figure pas parmi les héritiers de saint Vincent de Paul, mais parmi les précurseurs (sans doute le plus ancien) de Jules Méline, créateur des caisses locales de crédit agricole, dont on fêtera le centenaire cette année. La caisse d’avance de Caraman, localité située à une vingtaine de kilomètres de Toulouse, échappa à la tourmente révolutionnaire : le dernier prêt fut accordé en 1936.
Lettres patentes de Louis XVI autorisant la création d’un établissement de crédit. (Mars 1781)
12Lettres patentes qui permettent à M. le comte de Caraman de former un établissement pour les pauvres de la ville de Caraman, du mois de mars 1781.
13Louis, par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, à tous présents et à venir salut. Notre cher et amé le sieur Victor-Maurice de Ricquet, comte de Caraman, lieutenant général de nos armées, notre lieutenant général en notre province de Languedoc et commandant en second de la ville de Metz et des Trois-Evêchés, nous a représentés que, dans la vue de soulager les indigens qui se trouvent dans l’étendue du comté de Caraman et leur donner des facilités pour subsister, il a formé le projet d’établir dans la ville de Caraman une caisse d’avance, dont le fonds de dix milles livres qu’il fournira sera employé aux avances nécessaires aux gens pauvres du compté.
14Que ce fonds sera utille aux traveaux des habitans, à la culture de leurs terres, et contribuera à réparer leurs pertes.
15Que les artisants dont les affaires se trouveront dérengées par des malheurs qui ne pourront point être imputés à leur mauvaise conduicte, y trouveront une ressource ; que les nouveaux et anciens ménages y subsisteront par un commerce qui aura plus d’activité.
16Que les semences seront avancées à ceux qui auront perdu leurs récoltes.
17Que des maisons tombées ou brullées seront relevées.
18Que les gens laborieux, en cas de maladie, y trouveront des secours.
19Enfin que cet établissement procurera de grands avantages à tous les habitans du comté de Caraman, mais que ledit établissement ne peut exister qu’autant qu’il sera soumis à des règles qui en assurent la solidité et la durée.
20Que, d’après ce principe, il croit pouvoir nous proposer d’ordonner que les avances qui seront faites sur le fonds des dix mille livres dont il s’agit ne pourront avoir lieu que pour deux ou trois années, et sous de bonnes cautions, pour lesquelles avances il sera payé un intérêt de trois pour cent par an, lequel intérêt sera versé dans la caisse pour servir à en augmenter le capital.
21Que ladite caisse sera administrée par un bureau composé de deux gentilhommes, du juge ordinaire, du premier consul, du procureur fiscal, de deux bourgeois et d’un laboureur, qui seront présidés par le juge d’appaux du comté, lesquels seront solidairement responsables de ladite somme de dix milles livres à mesure qu’elle sera versée dans la caisse et employée.
22Que dans la première assemblée du bureau, les administrateurs nommeront un sindic et un trésorier qui seront choisis parmi eux.
23Que la caisse sera placée au lieu qui se trouvera le plus convenable, et que les fonds seront renfermés dans un coffre garni de fer, fixé sur des solives par quatre chevilles dont les têtes seront dans le coffre, de manière que l’on ne puisse l’enlever.
24Que ledit coffre sera fermé à quatre clefs différentes qui resteront entre les mains du juge d’appaux, du plus âgé des deux gentilhommes, du juge ordinaire et du premier consul, qui en garderont chacun une ; qu’il sera tenu un registre qui restera dans la caisse où l’on écrira l’entrée et la sortie des fonds ; qu’aucune avance ne pourra être faitte que sur une délibération préalable signée par sept administrateurs au moins, lesquelles délibérations seront transcrittes sur un registre qui sera tenu à cet effet aussitôt qu’elles auront été prises.
25Que les poursuites contre les débiteurs qui n’auront pas payés aux échéances et contre leurs cautions seront faites à la diligence du sindic, et que les fraix en seront payés par ladite caisse.
26Qu’afin d’éviter les fraix et les longueurs des procès et le déplacement du sindic, lesdites poursuites seront faites en première instence devant le juge d’appaux du comté de Caraman qui ne prendra que ses débourcés.
27Que les paiements des capiteaux, intérêts et fraix seront faits entre les mains du trésorier qui fournira des quittances, moyennant lesquelles les débiteurs seront valablement libérés lors de la première assemblée du bureau qui suivra immédiatement.
28Qu’il sera tenu une assemblée dudit bureau le premier dimanche de chaque mois, et lorsqu’il y aura lieu de tenir d’autres assemblées, elles seront convoquées par le sindic, de l’agrément du juge d’appaux, par billets envoyés la veille à tous les administrateurs.
29Que le bureau ne pourra faire d’avances qu’à ceux qui seront véritablement dans le cas d’en avoir besoin, ce qui sera attesté par des personnes dignes de foy, lesquelles attesteront en même tems qu’il peuvent rendre le capital avec les intérêts au terme prescrit.
30Que, la fin de chaque année, il sera dressé un comte exact et détaillé de l’état de la caisse.
31Que le premier article de ce compte comprendra les fonds comptans qui se trouveront dans ladite caisse, ensuite les sommes contenues aux obligations des débiteurs seront portées article par article avec la datte des échéances des payements et il sera fait mention des diligences qui auront dû être faites contre les débiteurs qui n’auront pas été exacts à payer dans les termes prescrits.
32Que les héritiers du sieur exposant pourront à son décès retirer le capital des dix milles livres et que, dans ce cas, la caisse ne consistera que dans le fonds provenu des intérêts que ledit capital aura produit.
33Que comme ledit sieur exposant n’a d’autre objet en formant ledit établissement que de procurer l’avantage et l’utillité des habitans du comté de Caraman, il espéroit que nous voudrions bien lui accorder nos lettres sur ce nécessaires.
34A ces causes, de l’avis de notre Conseil, nous avons permis et, par ces présentes signées de notre main, permetons audit sieur comte de Caraman d’établir dans la ville de Caraman une caisse d’avance dont le fonds sera de dix mille livres, pour être employée à fournir aux indigens du comté de Caraman les avances nécessaires pour les aider à cultiver leurs terres, réparer leurs pertes et faciliter les moyens de subsister.
35Voulons que ledit établissement soit fait et subsiste à perpétuité aux charges, clauses, et conditions ci-dessus énoncées que nous avons approuvées et approuvons. Voulons néanmoins que le juge d’appaux du comté de Caraman, qui présidera aux assemblées du bureau d’administrateurs de la caisse d’avance, n’ait point de voix délibérative audit bureau et ne puisse être en aucun cas caution, ni garant des fonds qui auront été avancés par ladite caisse, dérogeans à cet effet pour tout ce que dessus à tous édits, déclarations, arrêts et règlements qui pourraient être à ce contraires.
36Si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers les gens tenant notre cour de parlement à Toulouse, que ces présentes ils aient à enregistrer et du contenu en icelles faire jouir et uzer lesdits habitans du comté de Caraman pleinement, paisiblement, et perpétuellement, car tel est notre bon plaisir. Et affin que ce soit chose ferme et stable à toujours, nous avons fait metre notre scel à ces dites présentes. Donné à Versailles, au mois de mars, l’an de grâce mil sept cens quatre vingt un, de notre règne le septième.
Louis, signé
Par le Roy, Amelot, signé
Visa, Huc de Miromesnil, signé
37Scellées du grand sceau de cire verte, à lacs de soye verte et rouge. Registrées en conséquence de l’arrêt du 2 may 1781.
Notes de bas de page
1 – J. Boulaine, Histoire des pédologues et de la science des sols, 1989, p. 46 et suivantes.
2 – Mémoire sur les moyens d’accélérer les progrès de l’économie rurale en France lu à la Société Royale d Agriculture par M. de Lamoignon de Malesherbes, membre de cette Compagnie, 1790.
3 – Ibid., p. 13.
4 – Ibid., p. 85.
5 – Ibid., p. 21.
6 – Descendant de Pierre-Paul Riquet, créateur du canal du Midi, Victor-Maurice de Riquet, comte de Caraman, né et mort à Paris (1727-1807), fit une carrière militaire ; son fils aîné fut ambassadeur sous la Restauration ; un autre de ses fils épousa Thérèsa Cabarrus (vicomte Révérend, Les familles titrées et anoblies au XIXe siècle, 1974, tome 5, p. 87 et suivantes).
7 – Le document, conservé aux Archives départementales de la Haute-Garonne, avait été photographié par la Caisse régionale de crédit agricole de Toulouse, qui a transmis le cliché à la Mission « Archives / Histoire » de la Caisse nationale de crédit agricole, dirigée par Christian Bosséno. Roger Nougaret, responsable des Archives historiques du Crédit lyonnais, en a alors effectué la transcription ; elle nous a été aimablement communiquée par la Mission « Archives / Histoire ».
8 – A titre de comparaison, signalons qu’en 1786 la portion congrue des vicaires sera portée à 300 livres (A. Soboul, La France à la veille de la Révolution, 1969, tome 1, p. 106).
Auteur
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