Un voyage de Monsieur de Malesherbes
Ses notes sur la vigne
p. 65-74
Texte intégral
1Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, le grand Malesherbes (1721-1794), premier président de la cour des, Aides de Paris, directeur de la Librairie, ministre et secrétaire d’État de la maison du Roi, puis ministre d’État avec entrée au Conseil, est un homme très représentatif du XVIIIe siècle. On se plaît généralement à reconnaître en lui l’ami et le protecteur des philosophes (J.-J. Rousseau louait sa droiture) et à souligner qu’il fut le défenseur du roi avant de mourir lui-même sur l’échafaud, l’année suivante. C’est oublier qu’il fut aussi un naturaliste passionné, un amoureux des arbres et un expérimentateur de tous les instants. Arthur Young lui rendant visite dans son château de Malesherbes, en septembre 1787, admire ses plantations d’arbres. Pendant de longues années, il entretient les meilleures relations avec ses voisins de Pithiviers, Duhamel du Monceau et son frère Denainvilliers. Bref, derrière le descendant d’une grande famille parlementaire, se cache un homme de passion, un homme de progrès, un amoureux de la nature1.
2Cette passion pour l’histoire naturelle, passion de théoricien et de praticien, il la doit certainement à Bernard de Jussieu dont il a suivi les cours de 1746 à 1749. Pendant toute sa vie, il demeure en relations avec des hommes qui honorent la science française : Duhamel, déjà cité, mais aussi l’abbé Tessier, le chimiste Macquer, l’abbé Rozier, auteur d’un monumental Cours d’agriculture, Parmentier, Thouin, le grand Buffon. Quand, en 1797, trois ans après son exécution, on vend sa bibliothèque, le catalogue imprimé révèle plus de 1 200 ouvrages d’histoire naturelle. Toute sa vie, il se fait envoyer plantes et graines de tous les continents, toute sa vie il plante des milliers d’arbres, se passionne pour les mélèzes et observe avec la plus grande attention les provinces qu’il traverse au cours de ses nombreux voyages en France et à l’étranger, s’arrêtant fréquemment, interrogeant tous ceux qu’il trouve sur les chemins, le plus souvent en conservant l’incognito pour échapper aux mondanités et aux politesses.
3Car notre homme voyage beaucoup. En 1751, il a tout juste trente ans, il commence par l’Auvergne ; en 1767, il effectue un grand voyage dans le Midi qui, par Gap, le mène en Provence jusqu’à Cannes, Antibes, Grasse. De là, il revient vers Avignon, traverse tout le Languedoc et gagne la côte atlantique par Toulouse et les Pyrénées. En 1776, nouveau voyage vers le Sud-Ouest où il s’intéresse à Bordeaux et à ce qu’il n’a pas vu de la côte landaise en 1767. Revenu à Paris à la fin du mois de juin, il repart vers la Hollande dès la fin du mois de juillet et ne rentre qu’en octobre à Paris. En 1778, nouveau voyage, celui qui va nous intéresser ici, vers la Suisse, par la Bourgogne, le Jura et la Savoie. 1780 marque la fin de ses excursions scientifiques avec un grand voyage qui le mène jusqu’à Brest.
4Malesherbes a laissé des notes de ces voyages dont les grandes étapes sont également repérables par les nombreuses lettres qu’il a envoyées à ses amis et à sa famille. Cependant, le voyage de 1778 reste mal connu. Pierre Grosclaude le déplore et écrit : « A défaut de ces notes de voyage qu’il nous a été impossible de consulter, nous ne pouvons que tirer parti de quelques renseignements épars qui nous sont fournis par des lettres que renferme la bibliothèque de Genève »2. Personnellement, je n’ai jamais vu non plus les notes que Malesherbes a prises au cours de son voyage de l’été 1778, mais un « heureux hasard », pour reprendre la formule consacrée, m’a permis de prendre connaissance, il y a quelques années déjà, d’une copie d’une Note sur la vigne que Malesherbes a rédigée à l’issue de ce voyage. De ce texte inédit, assez court, d’une belle écriture de copiste, où tout n’a pas le même intérêt car la vigne n’était pas la passion première de notre auteur, j’ai tiré la substance des pages qui suivent.
5Je m’efforcerai de ne pas trahir l’auteur en rapportant ses propos, sa rédaction assez décousue m’imposant de procéder à des regroupements pour la clarté de l’exposé. Deux régions ont principalement retenu son attention, la Côte bourguignonne et la Suisse.
Le vignoble de la Côte
6Parti de Paris à la fin du mois de juin 1778 (la date précise n’est pas connue, mais on sait qu’il est à Nuits-Saint-Georges le 2 juillet, qu’il couche à Beaune le soir même et qu’il passe la journée du 3 à Pommard avant de recoucher à Beaune), Malesherbes se dirige vers Dijon en passant par Troyes, Bar-sur-Seine, Mussy-l’Evêque (aujourd’hui Mussy-sur-Seine) et Montbard.
7A Troyes, qui n’est guère un pays de vignoble, il découvre des vignes en treilles plantées sur un rang et palissées en contre-espalier, les rangs étant à trois pieds les uns des autres. Il rencontrera, avec des variantes, des treilles identiques à Montbard, près de Mâcon en prenant la route de Bourg, et aussi près de Besançon, et surtout en Suisse. Les treilles croisées de la région bisontine appelleront de sa part des comparaisons avec les petites treilles qu’il a découvertes deux ans plus tôt lors de son voyage dans le Bordelais.
8A ces plantations en treilles, il oppose la « culture ordinaire » qui, pour lui, et à tort, est l’apanage des « environs de Paris », c’est-à-dire une culture rayonnée une fois pour toutes, sans provignage ; c’est ce bel alignement qu’il observe à Bar-sur-Seine mais, dès qu’il s’arrête à Mussy-l’Évêque, à une vingtaine de kilomètres de là, il constate que cette culture ordinaire est perturbée par la pratique du provignage dans tous les sens, principalement pour boucher les trous, et il reconnaît que « les ceps n’y sont pas rangés par ordre et par sillons ; ils sont sans ordre comme les arbres dans les bois ou comme les épis semés » (à la main, bien entendu). Il retrouve cette même pratique de la vigne en foule sur la Côte, tout comme dans le vignoble jurassien d’Arbois. A Montbard, où on ne travaille pas la vigne au « crochet » (le croc à deux dents de la région parisienne), ni à la houe à fer plein ; il décrit « des espèces de pics, outils larges à la base se terminant en pointe, sans doute parce que le terrain est pierreux », ce qu’on appelle plus généralement des marres et, en Bourgogne, des meigles.
9Passé Dijon et roulant sur la grande route royale qui suit au large le pied de la Côte, il se dirige vers Beaune et trouve le vignoble qui commence à la hauteur des Grandes Barraques, son premier relais de poste. Pour lui, il s’agit bien des « bons crus de Bourgogne », des « vignes de ces grands crus », de « nos meilleurs vins ». Il voit d’abord Chambertin, le Clos de Vougeot, la Romanée, Nuits, Saint-Vivant. Le postillon, peu au fait de la viticulture bourguignonne, a beau lui déclarer que les cantons de vigne sont aussi bons « de l’autre côté » de la route, il n’en croit rien, dit-il, car il n’en a jamais entendu parler. Il observe même que les vignes qui se trouvent en plaine, mais à droite du chemin, donc entre la route et la Côte, sont plus vigoureuses, que « les ceps sont presque drus comme du chanvre », les terres moins caillouteuses, mais qu’il s’agit de plantations de gamay et que les bons vins ne viennent pas dans ces terres trop faciles.
10Les bons crus, au contraire, sont l’objet de tous les soins et, parmi eux, les meilleurs se détachent qui sont tous clos de murs en pierre sèche provenant de l’épierrage des parcelles (clos de Vougeot, Chambertin) ; mais il note qu’on a eu soin de laisser en place les pierres de plus petite dimension. A cet avantage du sol s’ajoutent l’avantage de l’exposition « au levant » et aussi la présence des montagnes qui garantissent des mauvais vents d’ouest. Rappelant les souvenirs de son voyage de 1767, il compare cette situation à celle d’autres bons vignobles qu’il a visités, ceux de la région de Toulon (Bandol n’est pas loin), de Frontignan, de Jurançon. Fouillant plus loin encore dans ses souvenirs, ceux de 1740, il retrouve des analogies avec « les vignobles du Rhône », ceux de Côte-Rôtie, Condrieux, l’Hermitage. Enfin, suprême raffinement de grand propriétaire, il note que dans cette zone des grands crus il n’y a pas d’arbres fruitiers dans les vignes.
11Il profite du relais de Nuits-Saint-Georges pour rendre visite à un gros négociant, également propriétaire de vignes, monsieur Maret. Décédé, le négociant est remplacé par ses deux fils, également absents, l’un étant en Angleterre, l’autre en Allemagne « pour s’instruire de la langue et des moeurs des nations avec qui leur commerce est établi, car cette maison commerce presque uniquement avec les étrangers et surtout avec la Russie ». Précision intéressante qui est donnée par le maître-tonnelier qui fait aussi office de gérant et de régisseur, et qui précise que les envois pour l’Angleterre se font dans des doubles futailles (garantie supplémentaire qui n’est possible qu’avec des grands crus) et par voie de terre, jusqu’à Rouen. On peut rester dubitatif devant cette affirmation car le charroi par terre devait se convertir en charroi par eau de Vermenton, ou du moins d’Auxerre, jusqu’aux entrées de Paris. En revanche, le tonnelier affirmant que le vin est transporté par Versailles, il est sûr au moins qu’il contournait la capitale en quittant la Seine à Choisy-le-Roi, pratique habituelle à cette époque ; il devait reprendre la Seine à la hauteur de Poissy.
12Alors que le vin destiné à l’Angleterre voyage en fûts, celui qui est destiné à la Russie ne se vend qu’en bouteilles « parce que les Russes n’entendent et ne veulent entendre rien au gouvernement des vins en pièces ». On leur envoie donc des caisses de 50 ou 60 bouteilles, bouteilles qui sont tirées de Sainte-Menehould en Champagne. Malesherbes s’étonnant de l’absence de fabriques en haute Bourgogne, puisque le bois est partout présent, le tonnelier réplique qu’une verrerie s’est bien installée à Autun, mais qu’elle ne fonctionne pas de façon régulière parce que le bois est trop cher depuis quelques années.
13Il précise encore que la plupart des fûts utilisés viennent du Languedoc et d’Orléans parce que « la maison fait partout commerce de toutes sortes de vins », ce qui intrigue Malesherbes qui y voit là des occasions de fraude et de falsification des vins, ayant entendu dire, à juste raison d’ailleurs, « qu’avec des vins de Languedoc et d’Orléans mélangés dans une juste proportion, on faisait du vin semblable à celui de Bourgogne ». Il s’étonne aussi de ne pas trouver de grands foudres dans les caves, comme il en existe en Allemagne, en Alsace et en Lorraine ; le tonnelier réplique que l’essai en a été fait mais que, le vin n’étant pas conservé longtemps, ces foudres étaient sans objet et qu’ils avaient été convertis en cuves ; remarque intéressante qui montre bien qu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les grands crus ne vieillissaient pas dans la cave du producteur ou du négociant bourguignon, mais dans celle de l’acheteur qui faisait mettre en bouteilles à destination ; le tonnelier de Nuits est formel : « on n’a ici du vin que pour s’en défaire promptement ».
14Malesherbes s’intéresse aussi aux pressoirs ; chez M. Maret, il ne trouve pas le vieux et grand pressoir à balancier, le pressoir à cage ou à taisson qu’on voit encore au Clos de Vougeot, mais le pressoir étiquet, plus récent, moins encombrant, moins délicat à utiliser et à entretenir ; il y trouve également un pressoir tout neuf, à vis de fer, sur lequel le tonnelier réserve encore son jugement, mais qu’il apprécie déjà parce que le bois d’oeuvre manque. En effet, à la vis traditionnelle en bois de cormier, on a déjà substitué un peu partout la vis en bois de noyer parce que les cormiers manquent dans les forêts et qu’on ne les laisse pas vieillir. Malesherbes fait le rapprochement avec ce qu’il a vu en Poitou où le noyer a aussi triomphé du cormier. Cela lui donne l’occasion de préciser que le cormier demeure utilisé en pays cidricole où on l’élève au milieu des pommiers parce que la corme, qui est âpre, relève le goût du cidre auquel on la mêle en petite quantité ; il a vu des cormiers à Chambourcy, près de Saint-Germain-en-Laye3, il en a vu aussi à Rosny4, ancien fief de Sully, « où sûrement on suit l’exemple de Vernon, grand pays de cidre ».
15De Nuits, Malesherbes gagne Beaune où il couche le 2 juillet au soir, réservant sa journée du lendemain à la visite du terroir de Pommard. Il renonce à visiter celui de Beaune parce qu’il ne connaît pas le nom des cantons le plus estimés et parce que personne n’est capable de lui donner une réponse sûre.
16A Pommard, il demande le clos le plus renommé ; il apprend que les meilleurs crus ne se trouvent pas à Pommard, mais à Volnay (il parle ici de la seule côte de Beaune) où les vins valent en moyenne dix livres de plus la pièce, ceux de Pommard valant eux aussi dix livres de plus que les vins de Beaune. De plus, Pommard lui est présenté comme un terroir aux crus très différents les uns des autres alors qu’à Volnay « tous les crus sont bons ». Comme il l’avait déjà fait pour la côte de Nuits, il constate que toutes les bonnes vignes se trouvent dans des clos « pour défendre l’entrée des bestiaux ».
17Un vigneron de Pommard lui révèle la structure étagée du terroir, structure que la carte dressée en 1861 par le Comité d’agriculture de Beaune confirme5 : « les vignes à une élévation moyenne valent mieux que celles d’en bas et d’en haut » déclare notre homme ; vigneron honnête, se plait à reconnaître Malesherbes, parce qu’il « avait intérêt à me mener à sa vigne plutôt qu’à celle d’un autre ». Et le vigneron de le laisser à mi-côte parce que ses vignes sont en haut « et que ce pays haut n’était que de secondes cuvées, ce qu’ils appellent du gamet ». Ainsi on a la certitude qu’en cette fin de XVIIIe siècle, seuls les meilleurs terroirs de la Côte étaient plantés en noirien (notre pinot noir) qui donnait les premières cuvées, ce que nous appelons aujourd’hui premiers crus et grands crus. Les parcelles les plus hautes et les plus basses étaient plantées en gamet (notre gamay). Sur le chemin de Beaune à Pommard, donc au pied de la Côte, un vigneron lui montre sa vigne complantée à la fois de noirien et de gamet, ce que les bons cantons de Pommard ne se permettraient pas puisqu’ils produisent les bonnes cuvées avec du « noirien sans mélange ».
18Et Malesherbes, qui a quelques connaissances ampélographiques, rappelle que ce noirien qu’il connaissaît déjà de réputation est « exactement le même que le pineau d’Orléans » (notre pinot noir également). Il se demande également pourquoi on préfère le gamay dans les terrains médiocres ; est-ce parce que le noirien n’y prospérerait pas ou parce que le gamay donne une plus grande quantité de vin ? La vérité est que le vigneron recherche le rendement dès qu’il n’est plus assuré de produire les meilleurs vins.
19Malesherbes ne s’intéresse pas seulement à la qualité du vin, il s’inquiète aussi de la conduite de la vigne. « Les vignes sont ici éternelles », écrit-il, parce que la vigne est sans cesse provignée et qu « ’on ne plante point de jeunes crossettes » sauf pour combler ici ou là quelques vides. Partout la taille est longue mais adaptée quand même à la nature du sol et à la vigueur du cep. Pour les trois façons que l’on donne à la terre, les outils employés sont la meigle, comme à Montbard, et la marre ou la demi-marre, jamais le crochet de la région parisienne. Le vigneron sait se ménager quelques petits profits personnels en semant des haricots dans les places vides de la vigne de son maître, mais « c’est le haricot bas qu’on ne rame point » (on notera au passage que Malesherbes emploie bien le terme de haricot et non celui de pois, en usage dans la plupart des provinces). Très peu d’arbres dans les vignes, seulement quelques pêchers qui ne concurrencent guère les ceps, jamais d’osiers, jamais de haies ou de fossés avantageusement remplacés par les murs de pierre sèche qui mangent moins de place dans les bons crus.
20Le statut social du vigneron intéresse aussi Malesherbes. Trois sortes de marchés existent entre les propriétaires (de grands propriétaires) et les vignerons. Certains propriétaires occupent les vignerons à la journée, d’autres à la tâche. Dans ce cas, la façon d’un arpent de vigne, mesure de Paris, revient à 30 livres par an, mais Malesherbes déclare qu’il s’est peut-être trompé en faisant la conversion des ouvrées de vigne6. Un troisième type de marché est le marché « à moitié », le métayage. Le vigneron fournit son travail, les échalas (dépense importante car le bois est toujours plus cher), mais il ne fournit que la moitié de la futaille, celle qui lui est nécessaire pour entonner son vin s’il le conserve dans sa cave. C’est le propriétaire qui reçoit la vendange et qui pressure ; il rend au vigneron la moitié du vin ou la moitié du produit de la vente s’il vend aussitôt.
Le vignoble de la Suisse
21Satisfait de ces explications, Malesherbes prend le chemin de la Suisse mais, auparavant, et sans qu’on connaisse avec précision son itinéraire, il pousse jusqu’à Mâcon, reprend la route de Bourg, traverse le Jura par Poligny et Arbois avant de se diriger vers Neuchâtel.
22De part et d’autre d’Arbois, « la côte est toute en vignoble depuis le haut presque jusque dans la vallée » et on suit les méthodes de la Bourgogne pour le provignage de la vigne. Mais celle-ci n’est pas attachée à l’horizontale sur l’échalas, « le cep est recourbé de haut en bas et fait le demi-cercle entier », ce qui limite son développement, ralentit la circulation de la sève et pousse davantage au fruit. C’est le haut de la côte, où le terrain est « plus maigre », qui fournit le vin le meilleur. Dans ce pays de rouge et de blanc, le rouge est vendangé le premier tandis que les raisins blancs sont laissés longtemps sur pied « presque jusqu’à ce que les premières gelées aient fait tomber les feuilles ». Ces vendanges tardives permettent d’obtenir un vin blanc de garde alors que le vin rouge est consommé rapidement.
23D’Arbois, Malesherbes passe en Suisse dont il décrit plus succinctement les différents vignobles, mais en donnant toujours le trait essentiel. C’est d’abord le pays de Neuchâtel qu’il aborde, « pays très froid et où on n’imagine pas de planter de la vigne excepté sur la côte qui domine sur le lac de Neuchâtel et celui de Brienne, et cette côte tout entière est un vignoble estimé ». D’ailleurs le terrain sec et maigre n’autorise que quelques cultures d’avoine là où la vigne n’est pas implantée. Comme les pentes sont très fortes, la vigne est soutenue par des murs, et de petits escaliers relient les terrasses les une aux autres, au milieu des ceps très serrés. L’usage du pays, et on sait que cet usage n’est pas constant en France, est de séparer les raisins blancs des raisins noirs pour les vinifier séparément.
24Du vignoble de Neuchâtel, Malesherbes gagne le pays de Vaud où tous les coteaux qui bordent au nord le lac de Genève sont couverts de vignes, vignes bien exposées puisqu’elles regardent le midi. Dans cet ensemble, deux secteurs se distinguent particulièrement : d’une part le vignoble de Rolle, à mi-chemin entre Genève et Lausanne ; d’autre part, le vignoble de Lavaux, à l’ouest immédiat de Vevey, où l’on produit le meilleur vin blanc de Suisse, un vin qui, dit Malesherbes, d’après ses informateurs, « est aussi bon que les meilleurs vins du Rhin. » Rien d’étonnant sur cette côte très escarpée (c’est la corniche de Lavaux), où les terres ne peuvent se soutenir que par des murs et où la chaleur, en cet été 1778, « était insupportable ». Détail intéressant : Malesherbes remarque des maïs au milieu des terrasses.
25Contournant le lac Léman, il atteint le Valais et le Rhône supérieur. Pour lui c’est, en pleine montagne, le pays de Cocagne, puisqu’on y trouve « des plantes du Cap de Bonne-Espérance, on cultive des amandiers et des grenadiers ». Sur la côte exposée au midi, la vigne domine. Mais, au grand étonnement de notre voyageur, il s’agit de vignes mal cultivées, remplies d’herbe et que les Valaisans, « peuple paresseux », ne se donnent pas la peine d’entretenir eux-mêmes. Quoiqu’ils soient très pauvres, ils paient des Savoyards du Chablais pour venir le faire. « Ces Savoyards y viennent dans les saisons en caravane comme chez nous les moissonneurs. La caravane n’était pas encore arrivée ; voilà pourquoi j’ai vu les vignes en si mauvais état ». Signe rédhibitoire encore, les Valaisans, bien que le bois ne manque pas, laissent leurs vignes sans échalas, alors qu’il en faudrait puisque les vignes ne sont pas conduites comme dans le pays de Cognac ; il ne s’agit donc pas d’un principe de culture mais de paresse. Paresse encore, sur ces côtes très escarpées, quand les terres ne sont soutenues que par de mauvais murs de pierre sèche, ce qui oblige « de reporter à bras en haut les terres écroulées dans la vallée ». Aussi ne faut-il pas s’étonner d’y boire des vins « fumeux » alors qu’on pourrait élaborer du « bon vin muscat ». Ce n’est qu’à Bex, entre Aigle et Martigny, que le vin local trouve grâce au goût de Malesherbes.
26Du Valais, notre voyageur reprend la route du nord en direction de Zurich et passe par Lucerne sur le lac des Quatre-Cantons. Dans les petits vignobles du nord de la Suisse, il trouve des vignes conduites très haut, à la manière allemande, attachées à des échalas de 7 pieds (près de 2,30 m) et qui donnent toutes de très mauvais vins, les vignerons rachetant par la quantité ce qu’ils perdent sur la qualité.
27A ces vignobles suisses Malesherbes rattache, par analogie, les vignes de Savoie qu’il a observées en allant de Genève à Chamonix, mais aussi de Genève à Aix-les-Bains, en passant par Rumilly à l’aller et par Annecy au retour. Cette comparaison des méthodes de culture lui fournit l’occasion de revenir sur les vignes en treilles et de parler des vignes en hautins.
28Entre Sion et Martigny, dans le Valais, il retrouve des treilles semblables à celles qu’il a vues du côté de Besançon, treilles qui ne sont pas édifiées en espaliers entre lesquels on se promène, mais en treilles croisées, très hautes et accolées deux à deux, « en sorte que pour travailler ces vignes il faut passer par-dessous ». Mais, en Valais, vers le village de Saint-Pierre-de-Clages, entre Sion et Martigny, il observe des treilles encore plus importantes, hautes de 7 à 8 pieds, parfois bien plus, « car il y en a qui traversent sur le chemin et toutes sortes de voitures passent sous la treille ». Elles sont si hautes qu’elles ressemblent à des hautins, mais ce sont bien des treilles puisque les ceps, très gros, s’élèvent autour d’un pieu très élevé et de là s’étendent horizontalement le long d’une traverse qui va joindre l’autre pieu. Le soutien de la vigne reste bien un bois mort, pas un bois vif.
29En revanche, du côté de Genève, treilles et hautins se mêlent. A Versoix, toutes sortes d’arbres, mais principalement des érables, servent de support à la vigne qui grimpe le long du tronc et va, en guirlandes, joindre l’arbre voisin. Un pieu élevé, planté entre ces deux arbres, soutient la vigne et aide à la formation de ces guirlandes. Entre les rangées d’arbres et de vignes, qui sont très espacées, il y a place pour des plates-bandes cultivées en froment, en sarrasin ou en fourrage, et qui ont une vingtaine de pieds de large (6,5 m). Ces hautins, Malesherbes les retrouve en Savoie et rappelle qu’ils ressemblent à ceux du Dauphiné et du Béarn7. Du côté d’Aix-les-Bains, le noyer remplace l’érable comme support et « le cep s’élève jusqu’au sommet comme un lierre et le raisin croît au haut du noyer ». Érable et noyer, en ces montagnes, ont donc détrôné l’orme auquel Malesherbes semble tenir et qui, au moins selon lui, l’emportait dans le passé (cinquante ans plus tard, Balzac décrit encore l’orme en Dauphiné et précise qu’on en donne les feuilles aux bestiaux). Mais n’étant pas allé en Italie, patrie par excellence de la culture en hautins, il réserve son jugement définitif.
30Cette digression sur les modes de conduite étant terminée, Malesherbes conclut sur les vignes de Suisse. Même si elles sont présentes en plusieurs régions, elles ne suffisent pas pour couvrir les besoins de la consommation. La Suisse manque de vins et doit dépenser beaucoup d’argent pour en acheter, argent qu’elle trouve dans la vente de ses fromages et de ses bestiaux. Elle s’en procure dans deux directions. Vers l’Ouest, elle achète en Franche-Comté et en tire les vins que les Suisses appellent « vins de Bourgogne », tandis que les vrais vins de Bourgogne qu’elle achète sur la Côte sont appelés « vins de Duché ». Malesherbes attribue à cette forte demande du côté jurassien la grande quantité de vigne qu’il a vue en Franche-Comté.
31Mais les achats se font encore plus du côté de l’Alsace. « C’est d’Alsace qu’on tire la plus grande partie des vins. L’évêque de Bâle a chez lui, à Porrentruy, des caves immenses que je n’ai pas eu le temps d’aller voir. Quand je passai à Porrentruy, j’eus peine à trouver des chevaux parce que tous ceux du pays étaient commandés pour aller au vin pour Monseigneur ». Et Malesherbes rappelle que ces énormes quantités de vin sont conservées dans de grands foudres cerclés de fer (en Bourgogne, la futaille est cerclée avec du bois de noisetier) et que ces immenses magasins épiscopaux permettent de conserver pendant plusieurs années des vins qui sont revendus fort chers en période de disette ; c’est du moins ce qu’il a vu faire à l’évêque de Toul quelques années auparavant. Le bois ne manquant pas encore en ces régions, l’entreprise est rentable.
32On sent à la lecture de ces notes que Malesherbes, en curieux, a jeté sur le papier les observations et les réflexions qui lui semblaient le plus pertinentes, en suivant en gros un plan chronologique mais en se réservant de revenir à plusieurs reprises sur un même sujet ; plusieurs fois aussi, il esquisse quelques comparaisons avec ce qu’il a vu dans les régions de Bordeaux et de Cognac au cours de ses précédents voyages mais, visiblement, l’ensemble n’est pas composé de façon rigoureuse.
33Il n’empêche que ces renseignements ont leur intérêt même s’ils n’apportent, à proprement parler, rien d’absolument neuf. Ils ont la saveur de l’observation directe, ils traduisent les pratiques et les opinions de ses informateurs, ils permettent de dater certains événements bien précis (qu’on pense au tonnelier de Nuits et au vigneron de Pommard), ils montrent que la hiérarchie des crus est déjà bien établie en Bourgogne. C’est pourquoi on aimerait disposer de notes d’autres voyageurs pour apprécier certains aspects de la viticulture des diverses régions de France.
Notes de bas de page
1 – La meilleure biographie sur Malesherbes reste celle de P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps. Paris, 1961, in-8, XVI-806 p.
2 – P. Grosclaude, op. cit.. p. 532.
3 – Très certainement chez Michel Bouard de Fourqucux, conseiller d’État, qui sera quelques semaines contrôleur général des Finances, d’avril à mai 1787.
4 – Malesherbes connaît bien le château de Rosny que possédait sa soeur, madame de Sénozan.
5 – Comité d’agriculture de Beaune, Plan statistique des vignobles produisant les grands vins de Bourgogne, Beaune, 1861, une carte en dépliant. Les meilleurs crus sont indiqués par la couleur rose qui court à mi-pente. Cette carte au 1/20 000, devenue introuvable, a été rééditée en 1982 par Louis Latour, négociant à Beaune.
6 30 livres l’arpent alors que, dans la région parisienne, vers 1780, la façon d’un arpent de Paris se paie 50 livres en moyenne. Compte tenu du prix élevé des salaires dans le vignoble parisien, on peut tenir les 30 livres de Bourgogne pour assurées, d’autant plus que la somme payée pour un arpent varie aussi en fonction du nombre des façons. Rappelons que l’ouvrée représente 4,28 ares.
7 – Pour plus de détails, voir par exemple D. Dupraz, « Une viticulture disparue : les vignes en hautin du Dauphiné (XVe-XIXe siècles) », 108e congrès national des Sociétés savantes, Grenoble, 1983, Histoire moderne et contemporaine, Paris, 1984, t. l, p. 81-98.
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