Au comptant ou à crédit : comment financer une acquisition foncière au xviiie siècle ?
p. 47-56
Texte intégral
1La possession de la terre demeure, tout au long de l’Ancien Régime, et même par la suite, un enjeu capital pour toutes les classes de la société. Certes, on trouverait ici et là quelques familles qui adoptent d’autres stratégies d’ascension sociale et empruntent d’autres voies d’enrichissement, mais on admettra qu’elles sont loin de constituer une majorité. Cette terre, on en hérite ou on l’achète mais, quelle que soit la situation de départ, l’acquisition de parcelles ou de domaines supplémentaires reste, pour beaucoup, un objectif prioritaire. Les raisons de ces opérations sont évidentes : pour les uns, accroître les dimensions de l’exploitation, préparer l’installation des enfants, se constituer une forme d’épargne-retraite ; pour les autres, assurer la croissance du prélèvement rentier, faire du foncier un instrument d’ascension sociale.
2Tout ceci est bien connu, mais cette politique généralisée d’acquisitions se heurte à une double contradiction : la rareté du numéraire pour les achats parcellaires de la paysannerie, la difficulté de mobiliser les sommes considérables que réclament les investissements beaucoup plus conséquents de la classe propriétaire. Dans ces conditions, il devient pour le moins irréaliste de considérer que les flux physiques de biens-fonds s’accompagnent inévitablement de flux métalliques de niveau équivalent et de sens contraire. Il est, au contraire, très logique de postuler que le paiement « au comptant » n’était rien d’autre qu’une curiosité et que l’essentiel des moyens de paiement reposait soit sur le crédit, soit sur la dette antérieure.
3Sur ces deux modes de financement complémentaires, les historiens ont été inégalement prolixes. Le thème de l’endettement des campagnes et celui de ses effets dévastateurs sur les patrimoines paysans, particulièrement lorsque la conjoncture devenait défavorable, est récurrent dans l’historiographie1. La tentation est grande alors de considérer toutes les mutations comme des cessions négociées sous la contrainte et d’en conclure que les acheteurs n’avaient, dans la plupart des cas, rien à verser, puisqu’ils ne faisaient qu’exproprier leurs débiteurs insolvables. En revanche, l’autre alternative, le paiement à terme, a été beaucoup moins évoqué2. Là encore, on supposera que les acquéreurs avaient peu à débourser, en partant de l’hypothèse qu’ils différaient assez systématiquement le paiement de leurs achats fonciers et en acquittaient le prix plus ou moins tardivement.
4Doit-on pour autant balayer d’un revers de la main la pratique du paiement au comptant, voire en espèces sonnantes et trébuchantes ? On ne s’y risquera pas, avant d’être allé juger sur pièces. On le fera à partir d’un échantillon de contrats de ventes intervenues dans le ressort du bureau de Bourgneuf-en-Retz entre 1771 et 1790, contrats enregistrés dans les sommiers du Centième Denier3.
Typologie des acquisitions et des acquéreurs
5Pourquoi Bourgneuf-en-Retz4 ? Il n’y a à ce choix aucune justification particulière, si ce n’est que, parmi la soixantaine de bureaux d’Enregistrement prospectés, il figure parmi les trois pour lesquels le greffier a noté la nature des moyens de paiement utilisés. La discrétion dont font preuve les autres employés n’a rien de choquant, puisqu’une telle précision n’est nullement requise par l’administration et ne change en rien les conditions de perception du droit. A la limite, on se demande plutôt pourquoi le buraliste a cru bon de reporter ce renseignement et on reste perplexe sur ses critères de sélection parmi les ventes qui sont soumises à la formalité. En effet, et même si le relevé n’est pas totalement exhaustif, guère plus de 6 % des transactions, soit 111 ventes sur 1 750, apportent les informations recherchées. Faut-il penser que cette sélection introduit un biais ? Il n’est pas déraisonnable de supposer que la mention du mode de paiement ne se faisait pas au hasard et que, dans cette hypothèse, les différentes pratiques ne sont pas forcément représentées de manière équitable. La structure de l’échantillon est, cependant, suffisamment voisine de la structure réelle du marché pour que l’on table sur sa représentativité.
6On soupçonne, par ailleurs, que les techniques de financement ne sont pas identiques, selon les sommes mises en jeu, d’une part, et selon la personnalité des acquéreurs, d’autre part. Ces derniers sont inégalement pourvus en numéraire et ont un accès inégal au crédit. Il faut donc segmenter le marché, en fonction de la valeur des opérations et de l’origine sociale des investisseurs. L’expérience prouve que, dans cette zone au moins, les deux ventilations se recoupent. Le tableau 1, établi sur un second échantillon de 306 contrats prélevés de manière aléatoire par un sondage au 1/105, le montre éloquemment.
7Tandis que les petites transactions sont le fait des laboureurs (Labo) et, accessoirement, des marchands et artisans ruraux (MchArt), disons jusqu’à 500 livres environ, les grosses opérations sont conclues par les bourgeois (Bgs) jusqu’à 10 000 livres, et par les nobles au-delà. La hiérarchie est suffisamment nette pour qu’on s’abstienne, à l’avenir, de scinder l’échantillon autrement qu’en fonction de la valeur des contrats.
8Pour schématiser une réalité suffisamment complexe, on isolera quatre formes primaires d’acquisitions baptisées : mécaniques, tactiques, circonstancielles et stratégiques6. Chacune d’elles correspond à un usage préférentiel de l’un ou l’autre des moyens de paiement possibles.
Les acquisitions mécaniques ou comment payer intégralement au comptant
9La solution la plus simple consiste à payer la totalité de la somme demandée par le vendeur, immédiatement et en espèces de préférence. Ces acquisitions impliquent donc simplement la mobilisation d’une épargne antérieure et sont dites mécaniques. De fait, les indications « tant de livres »« comptées » ou « payées » ne manquent pas dans les résumés des contrats. Dans un nombre de cas non négligeable cette somme équivaut à la valeur du bien transmis et clôt apparemment l’opération. C’est ce que montre le tableau 2.
Tableau 2 Le paiement intégral au comptant
En livres | Nombre | Pourcentage |
0-100 | 10 | 38 |
101-200 | 12 | 63 |
201-500 | 2 | 15 |
501-1000 | 1 | 9 |
1 001-10 000 | 4 | 14 |
> 10 000 | 1 | 7 |
TOTAL | 30 | 27 |
10Plus du quart des transactions appartient à cette catégorie7. Mais ce pourcentage global dissimule de fortes inégalités selon l’importance des sommes mises en jeu. Le marché comprend, en effet, quatre niveaux. A l’échelon inférieur, jusqu’à 200 livres, et tout spécialement entre 100 et 200 livres, le paiement comptant est très répandu. Il s’agit, on vient de le voir, de petites acquisitions réalisées par les paysans, qui leur permettent de placer des liquidités. Entre 200 et 1 000 livres, et surtout au-delà de 500 livres, cette pratique devient rare. Dans cette tranche coexistent à la fois des achats paysans et des petites acquisitions bourgeoises. Pour les laboureurs, il devient très difficile de mobiliser instantanément de telles sommes. La bourgeoisie, quant à elle, utilise d’autres techniques de paiement, même si au troisième niveau (1 000-10 000 livres), son domaine réservé, on retouve quelques opérations au comptant. Enfin, à partir de 10 000 livres, les sommes engagées sont telles qu’il devient presque impossible de solder son achat au moment de la signature du contrat.
11Et pourtant des fonds considérables sont encore déboursés sans recours au crédit : jusqu’à 106 000 livres (pour un prix total de 296 000 livres), en mai 1784, lorsque « Haut et Puissant Seigneur » Louis-Marie de Roche Saint-André acquiert la châtellenie de Saint-Cyr. On a peine à imaginer le personnage se déplaçant avec une telle quantité de monnaie pour venir indemniser son vendeur, un noble nantais. Il faut donc supposer que le paiement n’a pas lieu en numéraire mais en papier. Malheureusement le greffier ne précise rien à ce sujet et cette hypothèse serait invérifiable, si un indice n’était pas fourni par une autre opération. Lorsqu’en septembre 1783 Jean Guillon l’aîné, écuyer et négociant nantais, achète à un gendarme de la garde du roi, également nantais, une métairie située à Chéméré pour la somme de 157 400 livres, il en paie près de la moitié, soit 77 400 livres, comptant. Et, pour ce faire, il a recours à des lettres de change. On imagine que d’autres méthodes peuvent être employées, à commencer par les transferts de rentes, tels qu’ils sont pratiqués massivement dans la région de Liège par exemple8.
12Tout ceci amène à poser la question de la nature des sommes qui peuvent ainsi être investies quasi instantanément. Il ne s’agit évidemment pas systématiquement d’un « bas de laine » accumulé, surtout lorsque le montant de l’achat est élevé. Ainsi s’expliquerait peut-être la présence de ce palier que l’on observe autour de 200 livres, peut-être 300. Ce prix constituerait, sauf cas d’espèce, un maximum pour les versements en numéraire effectués par la paysannerie, même assortis d’un complément en « papier ». Au-delà, les créances ou les titres de rentes que possède, par ailleurs, l’acquéreur lui procurent de plus en plus fréquemment tout ou partie de l’apport nécessaire. Le recours aux dettes actives (billets, obligations...) est un moyen de financer une acquisition, sans toucher aux liquidités.
Les acquisitions circonstancielles et tactiques : comment ne pas puiser dans sa trésorerie
13Mais le débiteur peut tout simplement être le vendeur. Dans ce cas, l’acheteur n’a rien à débourser ou, en tout cas, moins qu’il n’est prévu dans le contrat puisque le montant de sa créance vient en déduction du prix. Lorsque la dette égale ou excède la valeur du bien, l’opération est le résultat de l’incapacité du vendeur à payer ce qu’il doit ou de l’impatience de l’acheteur. Celui-ci se retrouve, alors, propriétaire d’une terre dont il souhaitait s’emparer depuis longtemps ou bien se résigne à entrer en sa possession pour ne pas perdre sa créance. Cette acquisition que l’on appelle circonstancielle peut, éventuellement, passer par une procédure d’adjudication.
14La saisie du débiteur et la mise aux enchères de ses biens est l’occasion d’acheter de la terre sans bourse délier, simplement en faisant valoir ses titres. Mais le bénéficiaire de la vente n’est pas forcément le créancier ; il peut s’agir d’un tiers, qui profite de la mise sur le marché d’un bien qu’il convoite ou qui lui paraît une bonne affaire. Dans ce cas, le prix payé sert tout simplement à désintéresser le crédirentier et le vendeur n’en perçoit qu’une partie, voire le plus souvent rien du tout. C’est pourquoi il est délicat de décider si René Meslet, avocat au Parlement de Paris, adjudicataire de biens en novembre 1775 pour 2 290 livres, est bien le créancier de René Naud, fermier domicilié à Saint-Mars-de-Coutais. Il peut également acquitter le montant de la vente au créancier du vendeur, par un réglement au comptant ou à crédit.
15Dans le bureau de Bourgneuf, la pratique de l’adjudication est relativement rare : on en dénombre seulement une dizaine en 20 ans. Mais cela ne veut nullement dire que la compensation d’une dette n’est pas un moyen de paiement habituel. Car, sans même parler des cessions pures et simples que l’on rencontre de temps à autre (une vingtaine en tout), une vente ordinaire peut, naturellement, recouvrir un tel procédé. Là encore, il n’est pas certain que le greffier ait transcrit régulièrement cette précision, d’autant que rien ne l’y contraignait. C’est sans doute pourquoi seulement 12 cas (sur 111) ont été repérés. Ce qui est remarquable, c’est que, généralement, la vente survient avant que la dette n’atteigne le niveau du gage et que l’on soit contraint d’en passer par une procédure d’adjudication. Les contrats prévoient donc, presque tous, un versement supplémentaire, généralement effectué à crédit, si bien qu’au terme de l’opération les rôles sont inversés. Le débiteur a cédé son bien, mais est débarrassé de sa dette ; le créancier a perdu sa créance, mais se retrouve endetté auprès d’un tiers s’il n’est pas capable de verser le complément tout de suite.
16Selon que l’acheteur dispose ou non des liquidités nécessaires, l’acquisition circonstancielle prend une coloration mécanique ou stratégique. En 1777, quand François Charruau le jeune, de Machecoul, vend une maison et une terre situées à Bourgneuf à Jean-Baptiste Bire, chirurgien de Saint-Hilaire, on se trouve devant le premier terme de l’alternative. Sur les 6 400 livres prévues au contrat, 3 400 servent à éteindre une dette, le solde est acquitté lors de la signature du contrat. En revanche, c’est la deuxième solution qui prévaut lorsque Pierre Thibaud, capitaine de navire des Moutiers, achète une maison et une terre à Saint-Çyr, pour 15 600 livres. Le contrat prévoit l’extinction de la dette d’Etienne Mercier et consorts envers l’acquéreur (?), le notaire et procureur de Bourgneuf, et, simultanément, l’octroi d’un crédit à l’acheteur. Ici, de créancier, le nouveau propriétaire se retrouve débiteur.
17Mais il est un autre moyen d’éviter ou de limiter une mise de fonds au moment de l’acquisition : le réinvestissement des sommes obtenues par la vente d’un autre bien. L’aliénation d’une terre dont il vient d’hériter ou qu’il avait acquise précédemment fournit à l’acquéreur de précieuses liquidités, qui réduisent d’autant le volume des sommes qu’il faut dégager ou de la dette qu’il faudra assumer. Malheureusement, ces acquisitions tactiques sont assez difficiles à isoler. Le greffier est indifférent à la provenance des fonds et les alternances ventes/achats sont peu apparentes. Pour les identifier, il faudrait explorer la totalité du corpus et encore ne serait-on jamais certain de se trouver dans ce cas de figure. Il y a gros à parier, en outre, que les biens vendus et les biens achetés sont géographiquement dissociés. Si les seconds ont toute chance de se trouver à proximité plus ou moins immédiate du domicile de l’intéressé, les premiers, ceux dont il se débarrasse, risquent fort d’être beaucoup plus éloignés, donc non identifiables. Tout ceci explique qu’il soit quasiment impossible de faire la part de ce qui est épargné et réinvesti dans les apports des acheteurs.
18Reste le cas où les acquéreurs ne disposent pas de l’intégralité de la somme réclamée par le vendeur et où celui-ci n’est pas endetté. L’opération devient alors nettement plus volontariste, puisqu’elle nécessite le recours à un crédit. On la qualifiera de stratégique.
Les acquisitions stratégiques ou la solution du crédit
19Il est extrêmement rare que le paiement se fasse entièrement à crédit sur le marché foncier proprement dit. En revanche, les afféagements et surtout les baux à rente, décomptés à part, dispensent bien souvent le nouvel occupant de tout apport personnel. Rappelons brièvement que le bail à rente confère au preneur la propriété du bien contre le versement au bailleur d’une rente foncière perpétuelle.
20Cette rente peut être en argent mais, dans le cas qui nous occupe, elle est généralement stipulée en nature, voire en travail. Lorsque Louis Moreau, laboureur à Arthon, prend à rente 26 boisselées de terres situées dans sa paroisse, en novembre 1789, il s’engage à remettre au bailleur, un noble nantais, des produits dont la contrevaleur est estimée à 41 livres 1 sol par an. La propriété est donc estimée 821 livres au denier 20. Mais quand Pierre Mourain, avocat de Bourgneuf, concède d’autres terres à Saint-Cyr, il exige, lui, d’un laboureur-saunier du lieu non seulement des redevances en nature mais aussi des prestations en travail et le tout représente 30 livres 12 sols annuellement (ou un capital de 612 livres).
21Le bail à rente n’est pas une pratique désuète dans le pays de Retz, même s’il concerne plus fréquemment des habitations. On en dénombre, en tout, environ 220. Mais il ne se distingue pas toujours clairement de la vente proprement dite. Beaucoup de ces contrats prévoient un droit d’introge, qui s’apparente à un prix, en sus de la rente. En juin 1777, Pierre Monnier, laboureur à Arthon, doit verser 420 livres en supplément d’une rente évaluée à 62 livres annuelles, pour obtenir la borderie que lui cède Julien-Jacques Bonfils, notaire et procureur à Bourgneuf. A l’inverse, il arrive que la totalité du prix soit stipulée à crédit et uniquement à charge de rente. Mais c’est plus rare et, la plupart du temps, il s’agit d’une rente viagère, ce qui est bien différent.
22La plupart des acquisitions, c’est-à-dire les deux tiers, prévoient donc un mode de réglement mixte : comptant/crédit. En reprenant le premier échantillon de 111 contrats, on peut proposer une répartition globale des sommes payées avec et sans recours à une forme quelconque de paiement différé. On fera un sort à part au viager, on laissera en suspens les réglements par compensation des dettes du vendeur et on réservera, enfin, le cas d’une énorme transaction de 1 452 470 livres. Il s’agit de la vente du duché de Retz, dont environ le 1/3 se trouve placé dans le bureau de Bourgneuf, par Louis-Nicolas de Neufville duc de Villeroy à Clément-Alexandre marquis de Brie-Serrant. A elle seule, cette opération pèse plus lourd que toutes les autres réunies et elle est conclue entièrement à terme. Elle fausse donc le bilan9, faisant tomber la part du comptant de 38 à 15 % et grimper celle du crédit de 48 à 79 %.
Tableau 3 Volume des paiements au comptant et à crédit(%)
En livres | Au comptant | En viager | A crédit |
0-100 | 56 | – | 36 |
101-200 | 80 | – | 14 |
201-500 | 50 | – | 48 |
501-1 000 | 45 | – | 53 |
1 001-10 000 | 9 | 10 | 33 |
10 001-1 000 000 | 32 | 7 | 57 |
> 1 000 000 | – | – | 100 |
TOTAL | 38 (ou 15) | 6 (ou 2) | 48 (ou 79) |
23On voit nettement que la part du comptant, écrasante entre 100 et 200 livres, jamais secondaire en tout cas, ne fléchit qu’au-delà de 10 000 livres. Le crédit prend alors le relais, mais on sait très bien que ce terme générique recouvre de multiples procédés. Le viager, d’abord, qui ne prend vraiment de l’importance que pour les ventes supérieures à 1 000 livres et représente 6 % du volume total ; la rente foncière, ensuite, dont la part tournerait autour de 28 % environ, si l’on raisonne à partir d’un autre échantillon10 ; les obligations et autres rentes constituées, enfin, qui atteindraient au moins les 20 %.
24Les rares indications que l’on possède suggèrent fortement que les délais de paiement sont très courts, au point que l’on se demande parfois s’il s’agit réellement de crédit. L’un des acheteurs acquitte 160 des 200 livres convenues immédiatement et s’engage à verser le solde dans 8 jours ! Pierre-François Chauvet, boulanger à Vue, promet de payer les 700 livres qu’il doit (sur 1 424) dans un mois. C’est parfois un peu plus compliqué. Pierre Mourain, avocat de Bourgneuf que l’on a déjà rencontré et acquéreur, cette fois, d’une métairie pour 47 000 livres, ne règle que 5 000 livres comptant ; mais il promet d’en payer 15 000 autres dans un délai de trois mois et, pour le reste, s’oblige à verser une rente viagère au vendeur.
25Pierre Mourain a réussi à négocier son paiement à échéance de 3 mois, sans intérêt. Moins chanceux, mais aussi moins précis, le receveur des consignations du bailliage de Caen, qui a pourtant versé 24 000 des 80 000 livres qu’il doit pour la forêt de Chéméré, paiera, lui, un intérêt de 5 % sur le solde. C’est à un taux identique qu’emprunte Clément-Alexandre de Brie-Serrant pour son acquisition de 1 452 470 livres. Une fois les diverses charges mises de côté, il s’engage, en effet, à régler 200 000 livres dans 3 ans (nous sommes en février 1778), 300 000 autres dans 5 ans et à terminer par annuités de 225 000 livres au bout de 6, 7, 8 et 9 ans. Il n’a quasiment rien payé au comptant, mais les délais qui lui sont consentis sont finalement assez courts, surtout pour une somme aussi énorme. On ignore naturellement s’il s’est acquitté de ses obligations et comment il comptait y faire face. Mais il en est de même pour les autres emprunteurs, tous assujettis, semble-t-il, à des échéances rapprochées.
26Sans doute, trouverait-on dans les minutes notariales d’autres précisions sur la question des taux, des délais et plus généralement sur les conditions de paiement. Pourtant, il s’en faut de beaucoup que le recours aux actes eux-mêmes, et non pas à leur transcription résumée, épuise le problème. La distinction, pourtant classique, comptant / crédit est apparue finalement plus obscure qu’on aurait pu l’attendre. Lorsque l’acheteur se fixe quelques jours comme échéance pour son versement différé ou annonce qu’il y procédera « après l’appropriement », s’agit-il bien de crédit ? Evidemment, rien ne dit qu’il payera effectivement ce qu’il a promis et quand il l’a promis, mais rien n’autorise à présumer le contraire non plus. Inversement, lorsque la somme est « payée » par devant le notaire, est-ce toujours un véritable paiement comptant ? Rien n’empêche, en effet, l’acquéreur de mobiliser l’épargne familiale ou de se tourner vers un créancier extérieur. Dans l’une ou l’autre de ces hypothèses, il n’y a certes pas de mention du crédit dans l’acte, mais une obligation peut fort bien être passée par ailleurs ou un billet signé parallèlement. Il n’est pas facile de détecter de tels contrats et encore moins de les mettre en relation avec ce qui se passe sur le foncier.
27Tout ceci nous ramène à d’autres interrogations sur les circuits de crédit et sur la place de toutes ces créances dans le fonctionnement de l’économie d’une part, dans la définition des rapports sociaux d’autre part. Dans notre cas, il est clair que le recours à l’emprunt est une nécessité pour toutes les opérations d’envergure, alors que les petites mutations parviennent plus aisément à s’en dispenser. Comme il se trouve que, partout, les petites ventes l’emportent par leur nombre et les grosses par leur volume, la conclusion est simple. La majeure partie de la terre s’achète à crédit, la majorité ou une forte minorité des acheteurs paient pour l’essentiel au comptant. Tout dépend donc de quel point de vue on se place, de celui des acteurs sociaux ou du strict point de vue économique.
28Dans l’immédiat, une intrusion même ponctuelle dans la réalité des contrats de ventes a un double résultat. Elle apporte des enseignements sur la persistance du règlement immédiat, surtout pour les petites propriétés, sur la nécessité absolue du paiement différé, surtout pour les grosses opérations, sur l’importance au moins locale de l’usage de la rente foncière comme instrument de crédit, sur la brièveté des facilités obtenues par les acquéreurs. Elle permet, surtout, de relativiser une vision des transferts de propriété, traditionnellement analysés en termes de « ventes forcées » et rarement en termes d’investissement ou d’effort de restructuration de l’exploitation. Si la dette est l’un des moteurs du marché foncier, réciproquement celui-ci est un puissant levier de l’endettement. Et cette relation inverse, induite par une quête effrénée de la terre, n’est pas moins pathétique que la première.
Notes de bas de page
1 – Cf, en particulier, J. Jacquart, La crise rurale en Ile-de-France…, Paris, 1974.
2 – Cf les travaux de G. Postel-Vinay, par exemple « La terra a rate ? Osservazioni sul credito e il mercato fondiario in Francia nel XIX secolo », Quaderni Storici, 1987, n° 2,p. 579-598.
3 – Arch. dép. Loire-Atlantique, IIC 986-994, Bureau de Bourgneuf-en-Retz, Centième Denier, 1770-1791.
4 – Je remercie J.-P. Renoux. qui a accepté de me communiquer son fichier de grosses transactions, utilisées pour son DES, L’évolution de la propriété foncière rurale dans le sud du pays de Retz pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, Université de Nantes, 1966.
5 – Avec un relevé plus complet pour les contrats de plus de 1 000 livres.
6 – Distinction reprise de G. Béaur, « Investissement foncier, épargne et cycle de vie dans le pays chartrain au XVIIIe siècle », Histoire et Mesure, 1991, n° 3-4, p. 275- 288.
7 – A comparer aux pourcentages obtenus par J. Garnier. Bourgeoisie et propriété immobilière en Forez aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, 1982, p. 183 ss. : 32 % et 56 % pour deux coupes opérées au XVIIe siècle.
8 – P. Servais, La rente constituée dans le ban de Herve au XVIIIesiècle, Bruxelles, 1982. p. 49 ss.
9 – Le bilan est à comparer à ceux de J. Garnier, op. cit., p. 183-184 : environ 20 et 30 % pour le XVIIe siècle, et à ceux de P. Servais, op. cit., p. 71-72 : 15 %.
10 – La place de la rente foncière peut être localement dérisoire. Cf l’exemple du Forez dans J. Garnier, op. cit., p. 199.
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