Chapitre II. L’interprétation religieuse d’une situation historique
p. 201-207
Texte intégral
1Chez Entfelder, tout prend sens à travers sa propre expérience religieuse et sa lecture de la Bible, qui façonnent son langage et donc sa vision des événements. Lucien Febvre exhortait les historiens à chercher à la Réformation des causes non seulement politiques, économiques, morales, mais religieuses, car c’est ce à quoi ramènent vraiment les sources de l’époque. De fait, Entfelder donne une interprétation toute religieuse des divisions survenues en 1529, lors de la Diète de Spire et plus encore au colloque de Marbourg.
1. Quel immense appétit du divin ? La relation entre l’homme et Dieu en question
2La réflexion d’Entfelder est une remise en cause de la foi et de la conduite religieuse de ses contemporains. Elle procède de deux affirmations contradictoires : l’aspiration à la félicité et au salut, innée en l’homme (ce traité propose une réponse à cette préoccupation d’atteindre le « bonheur en Dieu », Gottseligkeit) et la certitude de ne pouvoir y parvenir sans Dieu. L’homme reconnaît que Dieu lui a gracieusement donné tout ce qui est nécessaire au salut1.
3Or, il existe un paradoxe entre la prière continuelle de l’homme pour obtenir la grâce et sa prétention à être suffisamment riche et déjà sûr d’avoir reçu la miséricorde divine, et à pouvoir la transmettre à autrui. Le titre de la première thèse résume bien le malentendu : « Beaucoup d’hommes croient avoir ce qui ne leur est pas donné et se permettent de donner ce qu’ils n’ont pas ». Cette confusion est entretenue par la conduite des religieux que critique Entfelder. En effet, alors qu’ils réunissent les meilleures conditions, en apparence, pour s’abandonner à Dieu dans la prière, ils cèdent eux aussi à l’ingratitude et à l’illusion. Le religieux retiré dans son monastère n’est donc pas plus assuré du salut que n’importe quel homme, car si la tentation ne lui vient plus par l’intermédiaire des autres ni de la vie mondaine, il est toujours en proie à l’orgueil de sa propre volonté, qui tend à se substituer à celle de Dieu. Entfelder, qui n’est pas contre la vie monastique, montre qu’une « soumission personnelle » par des voeux religieux ne suffit nullement, parce qu’elle vient de l’homme uniquement. En vérité, tout relève de l’attitude intérieure de chacun, quelle que soit sa condition. Il récuse en outre le bien-fondé de l’intercession, de la prière, monastique ou non, pour le salut d’autres âmes. Formellement, l’exposé de la confusion repose sur tout un jeu d’oppositions terme à terme, ce qui est divin, vrai, uni, s’opposant au monde de l’illusion, du faux et de l’apparence.
4Ces oppositions entre la prière pour l’unité et les divisions effectives entre la prière pour la grâce et l’orgueil si commun reflètent la contradiction entre le morcellement, la très grande diversité de la création visible et invisible sans Dieu, et les principes du christianisme, à savoir l’unité, car Dieu est dans son essence un, indivisible, incompréhensible. La conception de l’univers d’Entfelder rejoint ici celle de Bünderlin2. Reprenant la parole de Paul adressée aux Romains, tous les deux expliquent que puisque Dieu est essentiellement et éternellement, il s’exprime dans la révélation. C’est ainsi la multiplicité qui exprime l’unité. Mais par-delà les diversités, l’univers observe un mouvement spirituel vers l’unité fondamentale. Par ce biais, Entfelder tente de comprendre l’existence des divisions religieuses entre les hommes. Il en stigmatise sept cas, dus à l’écoute des doctrines d’autrui, à l’exercice d’un mauvais zèle, ou aux persécutions. Le mauvais zèle fait l’objet d’une description particulière.
2. Le zèle trompeur.
5Deux espaces temporels s’affrontent, celui de Dieu et celui de l’homme. Dieu, étemel, agit sur l’homme dans un temps très long. Le temps de la grâce répond à un mûrissement spirituel progressif : « Le temps apporte des roses. Celui qui dit qu’il possède déjà tous les fruits quand les fraises sont mûres, n’aura pas la joie des vendanges » (§ 2). La moisson divine se fait donc attendre, demande patience et persévérance. Mais malheureusement, il est peu d’hommes qui veulent « surmonter l’épreuve du temps » (§ 8). Ils doutent ou se conduisent comme s’ils avaient déjà reçu la grâce. On le voit, l’impatience est à l’origine du zèle humain entaché d’amour-propre, « zèle trompeur pour le salut des autres hommes et la quête de la gloire de Dieu » (§ 7). L’homme veut avoir une certitude, mais se trompe en la cherchant d’abord dans la réalité terrestre et charnelle, la plus immédiate.
6D’où vient ce mauvais zèle ? Son auteur est clairement désigné par Satan, mot qui signifie étymologiquement en hébreu « l’adversaire ». Entfelder le fait fréquemment précéder de l’article, der Sathan, le mal, opposé alors au bien, Dieu. Ce combat entre Satan et Dieu fournit l’une des images bibliques de base du traité : la tentation du Christ au désert, relatée au chapitre 4 de l’Évangile de Matthieu. Jean Delumeau a montré qu’à partir du XIVe siècle, « la conscience religieuse de l’élite occidentale cesse pour une longue période de résister au raz-de-marée du satanisme »3. Partout présente, cette peur du diable revêt deux formes essentielles : une hallucinante imagerie infernale, et la « hantise des innombrables pièges et tentations que le grand séducteur ne cesse d’inventer pour perdre les humains ». C’est cette deuxième image, celle du diable séducteur, rusé, et sournois, abusant continuellement l’homme, que développe Entfelder. Elle correspond au diable tentateur de la seconde Épître de Paul aux Thessaloniciens, ainsi qu’à celui du livre de Job. Là, encore plus nettement, l’homme et son salut constituent l’enjeu du combat. Mais l’homme n’est pas passif. En proie à la tentation, il se trouve sans cesse confronté au choix entre ce que propose Dieu et le chemin fourvoyé de Satan (§ 86), la lumière et les ténèbres. Plus prosaïquement, Entfelder compare les pièges diaboliques à l’appeau qui attire l’oiseau hors de son nid (§ 69).
7Cependant, si Entfelder donne tant de place aux actions (et non à la nature) de Satan, soulignant l’ignorance des hommes quant à « ses manières d’agir », il semble que ce n’est pas tant à cause de la fin du monde (dont Entfelder ne voit que le jugement dernier) que pour prévenir ses contemporains et leur apprendre à reconnaître en Satan la source des illusions. A l’inverse de Luther notamment, il n’inspire aucune peur du diable qui soit insurmontable ou laisse l’homme totalement désarmé, sans doute parce que lui-même n’éprouve pas cette angoisse. Écouter la voix du « mauvais esprit », comme celle d’autrui, éloigne de l’esprit d’unité et conduit à la dispersion. Voilà ce qui marque le plus Entfelder, qui se pose en témoin des divisions historiques dont il dresse un tableau.
3. 1529, nouvelle étape dans la division de la Chrétienté
8Afin d’expliquer le fondement des divisions et la constitution de partis opposés, Entfelder met en avant la multitude des interprétations tirées d’une Parole divine unique. Ainsi, « bien qu’en fait le « oui » chez l’un signifie « non » chez l’autre et qu’il n’y ait de réelle lumière nulle part, chaque parti trouve cependant de nombreux partisans. C’est ainsi que naît la division, si bien que plus personne ne se comprend et qu’il en résulte une véritable Babel. […] » (§ 46). Symbole biblique de la division du monde, la Tour de Babel rend très justement compte de la situation. Les thèmes sous-jacents de construction, fondement et élévation, dépeignent ainsi la vanité des hommes sans Dieu. L’édifice à construire est l’Église.
9Entfelder distingue sept cas de division doctrinale. Toutefois, « ceux qui s’empressent le plus parmi nous qui nous réclamons de Christ, ce sont principalement quatre sectes qui, telles les quatre vents de Daniel, se livrent combat sur la vaste mer de ce monde tumultueux » (§ 39). Les termes « secte » et « parti » expriment la division et le contraire de l’universalité, qui devrait être celle de l’Église. Dans la Türkenkronik, publiée à Nuremberg en 1528, Sebastian Franck parlait de trois nouvelles sectes (Luthériens, Zwingliens et Anabaptistes) récemment ajoutées à la douzaine déjà existante, et d’une quatrième en formation, la spiritualiste, dont il présentait le programme4. Or Entfelder omet le quatrième groupe. Cette remarque permet de penser qu’il gravite précisément dans la sphère de ces Spiritualistes, et que leurs opinions ne sont pas, selon lui, de nature à constituer une secte, à l’encontre de celles des autres. Quoi qu’il en soit, les quatre partis sont nommés plus loin. Il s’agit des « Papistes », des Luthériens, des Zwingliens et des Anabaptistes. Entfelder juge sévèrement chacune d’elles : toutes ont, à ses yeux, dénaturé l’Église des premiers apôtres, fondée par le Christ. Cette critique lui donne aussi l’occasion d’exposer ses propres croyances, et notamment son expérience de la providence divine.
10Les divisions rapportées ne datent pas de 1529, mais elles paraissent alors irrémédiables ; c’est pourquoi Entfelder parle de nouvelles Églises « transformées ces dernières années » (§ 47). Avec la question du baptême, débattue dans la seconde partie, la controverse eucharistique, qui dure depuis 1526, est explicitement incriminée : « L’eau, le pain et le vin de l’amour et de l’unité donnent lieu à toutes les haines, toutes les divisions et tous les déchirements » (§ 43). Elle fut portée à son comble à Marbourg.
11Alors que la situation politique des territoires protestants empirait à la seconde Diète de Spire, en 1529, et que les catholiques se préparaient à une offensive, les efforts pour favoriser l’unité protestante, en éliminant les contradictions entre Wittenberg, Zurich, Bâle et Strasbourg, redoublaient. Dès avril 1525, Œcolampade avait montré la nécessité d’un colloque, idée reprise ensuite à Strasbourg par Bucer et Capiton. Philippe de Hesse, lui, donna l’élan politique au projet, dans l’espoir également de reconquérir son duché. Il demanda aux divers chefs protestants de consentir à une discussion théologique, du type de la dispute académique, qui permît de créer un front commun contre les catholiques et contre l’Empire. Le colloque de Marbourg fut donc une « action politique » ayant pour but de créer une ligue évangélique, et non pas seulement une tentative d’union ecclésiale et théologique. Les Luthériens exigeaient une entente théologique préalable à toute alliance politique, tandis que Philippe de Hesse, les Strasbourgeois et les Zurichois étaient prêts à une ligue politique même sans union théologique. Dans ce contexte, Luther, accompagné de Mélanchthon, confronté à Zwingli et aux têtes de la Réforme humaniste de l’Europe (Œcolampade, J. Sturm et M. Bucer notamment) accepta la rencontre à contrecoeur. Étant donnée la participation de ces derniers délégués, Entfelder était donc, à Strasbourg, très au fait des discussions qui eurent lieu à Marbourg, du premier au 4 octobre5.
12Sur les quinze articles de Marbourg signés en commun, quatorze indiquent un véritable consensus protestant6 Mais le quinzième, qui résulta de la discussion principale sur la question de la cène, entre Luther, Zwingli et Œcolampade, aboutit à une impasse théologique. Sur « le sacrement du corps et du sang du Christ », la concorde fut pourtant acquise en cinq points, notamment, face à la doctrine romaine, la communion sous les deux espèces et la nature non-sacrificielle de la messe. Zwingli fit des concessions dans la formulation, ambiguë, du sacrement, et Luther dans l’accentuation du rôle du Saint-Esprit. Enfin, la déclaration présente la nécessité des sacrements pour la vie chrétienne.
13Mais à partir de l’interprétation des paroles de l’institution eucharistique (« ceci est mon corps »), la question du mode de la présence du Christ dans la cène fut la pierre d’achoppement. Entfelder résume ainsi la situation : « Dans le mot corpus, l’un comprend “la chair”, l’autre le “pain”, et le troisième la “chair” et le “pain” » (§ 46). Il dénonce d’abord les Catholiques et leur doctrine de la transsubstantiation, puis les Zwingliens ou, selon l’injure de Luther, « Erasme et ses sacramentaires », qui mettent en place une interprétation toute symbolique de la Cène, enfin les Luthériens, qui tiennent le sacrement pour signe d’une chose sacrée (et non signe pur) et ne veulent pas abandonner la présence réelle corporelle du corps et du sang du Christ dans les éléments. L’article 15 ne tranche donc pas :
Et, bien que nous ne soyons pas tombés maintenant d’accord sur la question de savoir si le vrai corps et le vrai sang du Christ sont corporellement dans le pain et dans le vin, cependant nous devons exercer les uns envers les autres la charité chrétienne, autant que la conscience d’un chacun le permettra, et prier assidûment le Dieu tout- puissant de nous affermir par son Esprit dans la vraie connaissance7.
14De fait, le point de discorde est essentiel et la méfiance et les différences s’accentuent ensuite entre les groupes. La faille devient aussi large entre la cène luthérienne et la stricte commémoration sacramentaire zwinglienne qu’entre luthériens et catholiques. C’est ce à quoi Entfelder est sensible. N’est-il pas paradoxal qu’en réagissant comme il le fait, Entfelder attache autant d’importance à des divisions historiques, alors qu’il entend précisément témoigner de ce qu’il n’existe qu’une seule unité possible et véritable, l’unité spirituelle, celle des enfants de Dieu dans l’Esprit ?
15Sa pensée évolue dans la lignée de l’humanisme, universaliste par vocation et qui, en matière religieuse, a horreur du schisme. Il suffit de rappeler l’attachement d’Erasme à l’union entre chrétiens ou à son rétablissement, particulièrement dans le De sarcienda ecclesiae concordia. Du moins Entfelder exprime-t-il toujours sa confiance et son irénisme, tandis qu’il explique les divisions et leur attribue un sens positif. « Dans chaque division, les erreurs éclatent au grand jour », écrit-il. « Ainsi les divisions, que Satan suscite pour le pire, Dieu les transforme plus grand bien pour ceux qu’Il aime » (§ 58). Elles sont le lieu où s’exerce la liberté de l’homme. Elles servent de révélateur, tant il est clair que l’essentiel ne repose pas dans l’appartenance à tel groupe, ni dans les querelles concernant les formes extérieures de la religion, relatives et historiques. Démonter le mécanisme des divisions, exposer leur fondement, conduit autant à prouver cette historicité inéluctable qu’à dégager ce qui fonde la foi en vérité.
Notes de bas de page
1 § 3 : « Rien d’indispensable à la félicité humaine n’est si grand et si délicieux qu’on ne puisse l’espérer du Dieu fidèle, par l’intermédiaire de Christ notre Seigneur ».
2 Rufus M. Jones, op. cit.
3 Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, 1978, p. 232-253.
4 G. H. Williams, op. cit., chap. 10.
5 Bemhard Lohse, « Der Streit um das Abendmahl. Das Marburger Religionsgesprach, 1529 », dans Handbuch der Dogmen- und Theologiegeschichte, Carl Andresen (éd.), t. 2, p. 60-64. – Luther était persuadé de la vanité de l’entreprise, mais mû par un respect envers l’Empereur et des sentiments d’hostilité envers Zwingli. Mélanchthon, au contraire, rêvait d’une réunion avec les catholiques. Voir Paul Sanders, Henri Bullinger et l’invention avec Calvin d’une théologie réformée de la cène : la gestion de l’héritage zwinglien lors de l’élaboration du « Consensus Tigurinus » et de la rédaction des « Décades » 1551, thèse de doctorat, Paris, 1989, p. 247-249. Et Walther Koehler, Das Marburger Religionsgespräch 1529. Versuch einer Rekonstruktion, Leipzig, 1929.
6 Il porte sur les points suivants : la Trinité, l’immaculée Conception, l’oeuvre salvatrice du Christ, la foi, la prédication, le baptême, les bonnes oeuvres, la confession privée, l’autorité politique et les coutumes ecclésiastiques.
7 E. G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, t. 1, Paris, 1961.
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