« L’année terrible » de 1529
p. 189-192
Texte intégral
11529, diese gefährliche Zeit cette terrible époque : expression récurrente chez Entfelder ; le colloque de Marbourg, du 1er au 4 octobre, confirme l’échec de la tentative de former un front protestant, sur des bases politiques ou théologiques. Politiquement, Strasbourg, Bâle, Berne et Zurich se lient par une alliance de « combourgeoisie », tandis que la ligue de Smalkalde, en 1531, rassemble les Évangéliques et les villes de Haute- Allemagne. Sur le plan théologique, ensuite, à la diète d’Augsbourg, en avril 1530, s’opposent trois confessions. Ces divisions font paraître au grand jour la diversité des Réformés1.
2Ainsi, à côté des principaux Réformateurs, tels Luther, Zwingli, Mélanchthon, Bucer ou Œcolampade, apparaissent de nombreuses personnalités qui s’expriment individuellement, et dont le point commun réside dans leur opposition aux Églises de type traditionnel. Sur leurs ruines, ils s’efforcent de fonder l’infinie variété de religions libres. Je m’en tiens, pour les désigner, à l’appellation de « non-conformistes religieux », à la suite de Richard Stauffer, qui a analysé et critiqué les concepts sous lesquels les historiens ont tenté de les regrouper. Ces hommes, en effet, et les courants de pensée qui leur sont liés, échappent à toute définition d’ensemble. S’ils ne constituent sans doute pas eux-mêmes une Réformation sui generis (George H. Williams parlait de Réforme radicale, Pierre Chaunu de quatrième Réforme, celle des « hétérodoxes de la structure ecclésiale ») qui aboutisse à la mise en place d’institutions, ils n’en participent pas moins au mouvement très large des Réformes de la première moitié du Seizième siècle, avec son foisonnement d’idées et d’interrogations touchant le domaine religieux2.
3Lucien Febvre, naguère, avait affirmé que « c’est par dizaines, en réalité, qu’on peut, qu’on doit recenser les traductions originales d’états d’âme aussi complexes que variés ». Il importe de les comprendre un à un. C’est dans cette perspective que je me place pour tenter de dégager ici toute l’originalité et la fécondité, en un mot toute la force, de la pensée de Christian Entfelder, un de ces hommes qui ont pris part à cette « longue période de magnifique anarchie religieuse »3.
4La source choisie est le premier traité d’Entfelder, Von den manigfaltigen im glauben zerspaltungen…, écrit le 24 janvier 1530 à Strasbourg, l’un des foyers de la Réformation avec Wittenberg, Zurich et Bâle. Cité riche et populeuse (elle comptait vingt à vingt-cinq mille habitants dans la première moitié du Seizième siècle), Strasbourg doit son influence à sa situation géographique : charnière entre le monde germanique et le Royaume de France, elle constitue un carrefour routier entre les grandes directions Nord-Sud et Est-Ouest, et possède l’un des seuls ponts sur le Rhin. De plus, , ayant l’empereur pour seigneur direct, elle jouit du statut de ville d’Empire (Reichsstadt) et de ville libre (Jreie Stadt), si bien qu’au fil des années, elle a réussi à pratiquement éliminer ses obligations régulières envers l’empereur. Strasbourg est enfin l’une des capitales du livre imprimé et le foyer de l’humanisme rhénan, après avoir accueilli les grands maîtres de la mystique rhénane, maître Eckhart et Tauler. Ce dynamisme intellectuel a favorisé la diffusion des idées évangéliques. Acquise à la Réformation dès 1524, centre de diffusion de la propagande évangélique et cité de refuge, elle joue un « rôle propagandiste centripète et centrifuge », pour reprendre la formule de Rodolphe Peter. Les premiers représentants d’un christianisme non institutionnel ont donc séjourné un temps à Strasbourg. On y retrouve notamment Hans Bünderlin, Caspar Schwenckfeld et Sebastian Franck, qui arrivent en 1529 et, parmi eux, Christian Entfelder4.
5De sa vie, nous ne savons presque rien, ni sa date de naissance, ni celle de sa mort. Né dans une riche famille de la vallée de l’Enns, il a étudié le droit avant d’être prédicateur dans une communauté anabaptiste de Frères Moraves, à Eibenschütz, dans le district de Brünn (Brno) dont George H. Williams souligne qu’il s’agit d’une ancienne place hussite. C’est là, en 1526-1527, que son nom apparaît dans certains écrits de Hubmaier, et qu’il rencontre quelques Schwenckfeldiens venus de Silésie. Il est ensuite à Strasbourg, probablement entre 1529 et 1533, selon l’auteur de l’article du Mennonitischen Lexikon5.
6En 1536, on le retrouve auprès du prince Albrecht von Hohenzollern, à Königsberg, en Prusse Orientale. Les archives de Prusse, éditées par P. Tschackert témoignent de l’influence considérable qu’il exerça, en qualité de conseiller à la Cour, après le 1er juin 1541. Sans s’identifier lui-même à aucun groupe, Entfelder est surtout lié aux réfugiés anabaptistes venus des Pays-Bas ; il leur sert d’intermédiaire auprès du Prince, en négociant leur installation, et leur donne des conseils théologiques. Sa signature, précédée du titre de Magister, figure dans les statuts de l’Université de Königsberg. Il disparaît des sources après 1547, à l’exception d’une dernière mention dans une lettre de Schwenckfeld datée de 15606.
7Dans une lettre à Bucer (28 août 1534), Frecht cite Entfelder parmi les Antitrinitaires, avec Hoffman, Schwenckfeld, Campanus et Servet. Plus souvent, ses contemporains le mentionnent aux côtés de H. Denck, J. Bünderlin et S. Franck, dont il fut une des sources. Je me rallie volontiers à ce jugement. Il existe en fait bien peu de témoignages. Et si l’on ajoute que ces trois traités, écrits entre 1530 et 1533, comptaient parmi les raretés bibliographiques aux XVIIIe et XIXe siècles, on comprend mieux pourquoi Entfelder est encore mal connu et peu étudié7.
8Von den manigfaltigen im glauben zerspaltungen […], le premier traité d’Entfelder, est rédigé à Strasbourg le 24 janvier 1530, et sans doute publié dans cette même ville, mais le nom de l’éditeur demeure inconnu. Une seconde édition paraît la même année à Augsbourg, chez Philipp Ulhart. Il faut ensuite attendre 1624 pour que Johann Arndt en fasse une réimpression Enfin, -une traduction hollandaise est publiée en 16598. Le traité se compose de deux parties égales : la première explique les causes et la nature des divisions de la chrétienté ; la seconde est consacrée au baptême. Je choisis ici de m’arrêter à la première, la seule que publie d’ailleurs J. Arndt. Elle présente un plan très structuré, soit un avant-propos, cinq parties ou thèses (Schlussrede) précédées d’un titre, et une conclusion.
9La traduction du texte allemand est établie à partir d’une édition de 1530 et de la version de J. Arndt. La pensée spirituelle d’Entfelder est enracinée dans la métaphysique antique, la mystique médiévale et l’humanisme, et liée aux autres non-conformistes. A partir de la contestation de toute religion institutionnalisée, ce traité, que Veesenmeyer qualifie d’ « obscur et confus » (eine dunkle und verworrene Schrift9) pose les bases d’une religion étonnamment indépendante et libre.
Notes de bas de page
1 Elle s’exprime dans la Confession d’Augsbourg, présentée par Luther et Melanchthon, la Tétrapolitaine, pour les villes de Strasbourg, Lindau, Constance et Memmingen, et la Confession de foi de Zwingli.
2 Richard Stauffer, « "L’aile gauche de la Réforme" ou la "Réforme radicale". Analyse et critique d’un concept à la mode », dans Interprètes de la Bible, Paris, 1980, p. 31-41. Voir aussi la position de Roland Crahay, dans Les Dissidents du Seizième siècle entre l’Humanisme et le Catholicisme (B.D. Scripta et Studia n° 1), Baden-Baden, 1983, p. 18. Présentation des problèmes de l’interprétation d’ensemble du phénomène de non-conformisme religieux au Seizième siècle, par Marc Lienhard en avant-propos de la R.H.P.R., 57, 1977. – Notamment, se reporter à l’analyse que fait André Séguenny du concept de « spiritualiste », dans Spiritualistische Philosophie als Antwort auf die religiöse Frage des XVIen Jahrhunderts, Wiesbaden, 1978. – George H. Williams, The Radical Reformation, Philadelphia, 1962. – Pierre Chaunu, Le temps des Réformes, Paris, 1975.
3 Lucien Febvre, « Une question mal posée : les origines de la Réforme française et le problème général des causes de la Réforme », dans Revue Historique, mai-juin 1929, p. 1-73. Article repris dans Au coeur religieux du Seizième siècle, Paris, 1957.
4 Sur Strasbourg, voir : Philippe Dollinger, « Institutions strasbourgeoises dans la première moitié du Seizième siècle » et Rodolphe Peter, « Strasbourg et la Réforme française vers 1525 », dans Strasbourg au coeur religieux du Seizième siècle, Strasbourg, 1977, p. 15-18. – Francis Rapp et Marc Lienhard, dans Francis Rapp, Georges Livet (dir.), Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, tome II, Strasbourg, 1981, p. 206 et s. et p. 390-392.
5 Les éléments connus de la biographie d’Entfelder sont rassemblés par André Séguenny, « A l’origine de la philosophie et de la théologie spirituelles en Allemagne au Seizième siècle : Christian Entfelder », dans R.H.P.R., 57, 1977, p. 167-181. Egalement Werner O. Packull, Mysticism and the Early South German-Austrian Anabaptist Movement, 1525-1531, Scottsdale / Pens., 1977 – Entfelder est cité dans une lettre de Hubmaier à Jan Dubcansky de Brünn, datée 1527, et la préface d’un écrit de Hubmaier, Ein Form ze Tauffen, de l’automne 1526, publié à Nikolsburg en 1527 par Simprecht Sorg. Dans Q.G.T., IX, p. 348. – Christian Neff, Mennonitisches Lexikon, Frankfurt am Main et Weierhof, 1913, p. 594-595.
6 Paul Tschackert, Urkundenbuch zur Reformationsgeschichte des Herzogthums Preussen, Leipzig, 1890, vol. II, p. 425 (n° 1336), p. 345 (n° 1048), p. 385 (n° 1197) et vol. III, p. 107 (n° 1795) – II, p. 390, n° 1210 : Paul Speratus écrit à Poliander le 30 septembre 1539 : Christianus vero astutus nihil sacramentarium scribit, sed scribit pro sacramentario et una pro anabaptista. – C.S., Pennsburg, 1960, XVII, p. 221, n° 1129.
7 Fait remarquable, car il ne cite presque jamais ses contemporains qui l’ont influencé, Sébastian Franck consacre en 1538 plusieurs pages de son Guldin Arch à la présentation des idées d’Entfelder, dont il résume largement le troisième traité. Sébastian Franck, Die Guldin Arch, Augsburg, 1538, f. CLXV v° – CLXVI r°. – L’article d’André Séguenny rassemble la bibliographie sur Entfeder et une liste descriptive de ses écrits, dans B.D., I, Baden-Baden, 1980, p. 37-48.
8 [ D viii v° ] : Geben zu Strasspurg den 24. Januarij Anno domini 1530. – K. Schottenloher, Philipp Ulhart, München, 1921, p. 85, n° 2. – Johann Arndt, Etliche Schlussreden im Glauben zerspaltungen, durch Christianum Entfelder, dans Drey alte Geistriche Büchlein, darunter die erste zwey D. Iohanis von Staupitz, sans lieu, 1624. – Bedenckinge over de veederley Scheuringen ende Dwalingen, par Petrus Serrarius, publ. dans son De Vertredinge des Heyligen Stadt, Amsterdam, 1659 (d’après Mennonitisches Encyclopédie, II, p. 227).
9 G. Veesenmeyer, « Etwas von Christian Entfelder », dans Gäbiers Neuestes theologisches Journal, IV, 4, 1800, p. 309-334.
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