« Mes paroles, elles, ne passeront pas »
p. 157-160
Texte intégral
1La lettre adressée au duc de Bavière avait pu paraître, dans un premier temps, désordonnée, obscure, mal construite. En fait, la rhétorique mise en oeuvre dans le pamphlet n’a pas pour but de soutenir un raisonnement progressif. Elle vise à frapper immédiatement le lecteur, à provoquer son rire ou son indignation. Pour ce faire, l’auteur met à profit toutes les figures de l’ironie et le ton du texte se fait parfois injurieux, l’injure faisant aussi partie des stéréotypes stylistiques en usage dans les pamphlets du XVIe siècle. Par ailleurs, l’argumentation est simplifiée : les raisonnements théoriques sont pratiquement exclus et la seule argumentation mise en oeuvre consiste en une accumulation de citations bibliques tronquées. La simplification, les oppositions franches, les répétitions qui martèlent le pamphlet confèrent au style un caractère oral.
2L’ensemble de ces remarques permet d’émettre une hypothèse sur la qualité du public auquel l’ouvrage est destiné. L’auditoire visé est populaire, et le texte dévoile en ce sens l’une de ses ambiguïtés : adressée formellement au duc de Bavière, la lettre est, de fait, destinée à un public beaucoup plus large. Elle veut ainsi être l’expression d’une revendication générale lue et approuvée, puis soumise au Prince, par le peuple chrétien tout entier. Elle se présente comme l’expression d’un consensus. Cette volonté consensuelle conduit l’auteur à simplifier à l’extrême ses arguments pour être compris du plus grand nombre. Le message qu’elle livre est, en conséquence, lui aussi simplifié.
3Pourtant, même s’il se fait l’écho de certains schémas mentaux du temps, le pamphlet dresse un écran devant les réalités et les aspirations sociales de ce début de XVIe siècle : la négation des disparités sociales entre laïcs est un moyen d’étouffer a priori toute contestation ; l’affirmation de l’unité de la communauté en Jésus-Christ réduit ici à néant les tensions sociales. La perception de la société que livre le pamphlet est en somme définie selon des critères religieux ; la société se divise en trois corps : les clercs, le pauvre peuple et le Prince. Ce dernier occupe une place éminente : il se doit d’assurer le salut de ses sujets et il lui faut, pour cela, veiller sur le clergé. On ne peut manquer de souligner le transfert qui s’est opéré de l’Église universelle au Prince territorial : l’éclatement de la Chrétienté a, depuis le Grand Schisme, fait de l’État l’unité de référence. L’espace s’organise nettement autour du souverain qui est investi d’un pouvoir de tutelle sur le clergé.
4En ce sens, le discours de la baronne est très différent de celui des Anabaptistes ou de l’aile gauche de la Réforme en général. Son message s’adresse à l’ensemble de la société qui est tout entière promise au salut et placée sous l’autorité supérieure du prince, et non pas à une communauté de parfaits, élus et retranchés du corps social. La perception de l’autorité temporelle et les aspects politiques de son discours s’apparentent davantage aux conceptions de Luther. Les limites fixées par Argula à l’autorité du duc sont comparables à celles que le Réformateur tente d’imposer aux grands de ce monde.
5Comme Luther, la baronne de Grumbach aspire avant tout à l’ordre mais son conservatisme social nous paraît plus radical : notre auteur aurait-il, avant Luther, perçu le grondement de la révolte ? En rejetant sur le clergé la responsabilité des maux, en livrant de l’autorité une image si positive et du corps social une conception si unitaire, Argula ne fait-elle pas des clercs un bouc émissaire sur lequel pourraient se reporter tous les mécontentements ? S’il nous semble donc pertinent de parler de dépendance intellectuelle pour ce qui est des aspects politiques de son discours, si, comme Luther, Argula confie la réforme religieuse au prince, que dire de cette dépendance dès lors qu’il est question du contenu religieux de la réforme ?
6La réforme proposée s’apparente par certains aspects à celle que partout l’on prône depuis le Grand Schisme. Elle passe d’abord, en effet, par une lutte contre les vices du clergé et par un retour à la pauvreté évangélique et à la prédication. L’auteur reprend ici des propositions médiévales communes aux Franciscains, aux Vaudois, à tous les mouvements qui prônent un évangélisme des simples. Le pamphlet ne permet pourtant pas de cerner une ecclésiologie cohérente élaborée contre l’organisation traditionnelle de l’Église. Il n’est pas absolument exclu qu’Argula ait pensé pouvoir réformer le clergé dans le cadre existant.
7Cependant, certaines affirmations théologiques la conduisent à rejeter plusieurs institutions ecclésiastiques parce qu’elles lui semblent inutiles au salut de la communauté : les fondations de messes et les prières pour les morts étant sans effet, pourquoi ne pas fermer les monastères et les établissements religieux voués à cette tâche ? L’écart avec les cadres de la pensée médiévale et son économie du salut est ici radicale. La rupture avec l’Église est donc de l’ordre de la foi.
8La théologie d’Argula s’ordonne toute entière autour de l’Écriture. Le discours qu’elle tient sur la parole s’apparente davantage aux propos tenus par les Vaudois qu’à ceux de Luther. Certes, la Bible est l’autorité unique, la source de tous les dogmes. Pourtant, le rejet de l’exégèse et l’interprétation de l’Écriture, qui est comprise avant tout comme une loi religieuse et morale, s’opposent aux conceptions luthériennes. Qui plus est, la Bible est, davantage que le Christ, au coeur de la foi d’Argula. Car même si le pamphlet évoque le rôle de Jésus, la situation de l’homme et la grâce, l’auteur n’y insiste pas. En somme, son exposé consiste pour l’essentiel en références scripturaires.
9Ce trait renvoie l’historien aux déclarations des Vaudois, sans pourtant établir une filiation directe entre ce texte et les écrits vaudois. Et sans davantage minimiser l’importance de l’action et des ouvrages de Luther, car on ne peut dénier au Réformateur une influence que les pamphlétaires eux-mêmes sont les premiers à reconnaître. De fait, l’auteur connaît les textes de Luther. Si son pamphlet ne se fait pas l’écho de la théologie luthérienne, ce n’est donc pas faute de l’avoir lue. Les écrits de Luther touchent un public profondément marqué par la pensée médiévale et qui n’a pas une grande culture théologique. Le message est d’ailleurs communiqué essentiellement par des écrits pastoraux et des traités spirituels.
10Le pamphlet témoigne ainsi d’une pensée religieuse propre aux laïcs et différente de celle des élites intellectuelles du temps. Elle s’exprime de manière plus simple et sans doute moins cohérente parce qu’elle ne se conforme pas à une exigence rationnelle. Entre 1520 et 1525, le mouvement de la Réforme donne à cette pensée l’occasion de s’exprimer. Cette phase évangélique correspond à un moment privilégié de promotion des laïcs, d’écoute des « sans voix ». Il nous semble cependant qu’en 1523, les choix confessionnels des laïcs n’étaient pas encore faits. Le pamphlet d’Argula von Grumbach en apporte la preuve.
11La lettre au duc de Bavière ne resta pas sans réponse : en 1524, le mari d’Argula perd son office. Entre-temps et jusqu’à la fin de 1524, celle-ci publie six pamphlets, puis elle cesse d’écrire, comme la plupart des laïcs, après 1525. Elle rejoint bientôt la cause réformée : elle envoie en 1529 son fils Georg étudier auprès de Mélanchthon, rencontre Luther en 1530 et poursuit sa correspondance avec Spalatin. Le choix confessionnel d’Argula explique sans doute les caractères de l’historiographie qui lui fut consacrée.
12Il est significatif que les témoignages ultérieurs aient fait, de cette femme qui s’est voulue témoin de Dieu, un martyr ou une folle. Luther appelle Spalatin, dans une lettre de 1525, à consoler une virago devenue martyr de sa cause. Surtout, c’est dans une histoire des martyrs que paraissent, en 1555, certains pamphlets d’Argula. Par ailleurs, le polémiste français Florimond de Raemond, écrit, dans son Histoire de la naissance, progrez et hérésie de ce siècle (1629) :
Argula, Damoiselle Allemande, Escolière de Luther, pour ceste occasion a laissé son nom dans quelques auteurs tesmoins de sa folie et de sa témérité : car elle preschoit, comme faisait la femme d’un prédicant aux pauvres villageois et leur administroit les sacrements […]. Aussi Luther qui a toujours gratifié ce sexe qü’il aymoit tant, lui ayant immolé son âme et son froc, leur a par dessus saint Paul donné cette puissance : quand il n’y aura que des femmes, dit ce nouveau Évangéliste, comme on en voit parmi les couvents de Nonnains, on en pourra lors eslire l’une d’entre elle, pour prescher : et par conséquent, comme il a dit ailleurs, Baptiser, Conférer, Absoudre ; voilà des nouvelles prestresses.
13Le martyre et la folie sont sans doute des états qui, à mesure que l’on progresse dans le XVIe siècle, conviennent mieux à une femme que le témoignage par la parole.
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