Conclusion
Schwärmer ou spiritualiste ?
p. 93-96
Texte intégral
1La réponse des réformateurs à l’angoisse générée chez les fidèles par le dogme du purgatoire n’est pas univoque. Luther assure que seule la foi sauve en affirmant qu’à la mort du fidèle, celui-ci est définitivement sauvé ou définitivement perdu. De ce fait, il nie l’existence du purgatoire, rejetant la canonicité du texte de II Maccabées 12 et refusant de considérer le feu de saint Paul (1 Co 3,15) comme celui du purgatoire. Cependant, afin de ne pas heurter les consciences, il n’interdit pas aux gens de prier pour leurs morts.
2Karlstadt, lui, répond différemment aux interrogations soulevées par le purgatoire. Il ne présente pas une nouvelle géographie de l’au-delà. Il nie, certes, l’existence d’un lieu de purgation matérielle, mais il accepte la notion de purification dans le monde de l’au-delà. Il s’oppose ainsi tant aux protestants, qui refusent l’idée d’un lieu intermédiaire, qu’aux catholiques. Double contestation en effet, puisque Karlstadt accepte l’idée d’un état spirituel intermédiaire et s’inscrit en faux vis-à-vis du purgatoire des théologiens catholiques qui le perçoivent comme un lieu de souffrances physiques. Le feu purificateur est un bienfait car il engendre un désir de Dieu qui grandit proportionnellement au degré d’abnégation du fidèle. Plus l’homme se purifie intérieurement et plus les voies de la vraie connaissance lui sont ouvertes. Karlstadt ne respecte ni le cadre spatial du purgatoire, puisqu’il en fait un désir, ni le cadre temporel, puisqu’il considère que le feu concerne aussi bien les âmes mortes en Christ que les vivants. On assiste à une véritable démystification du purgatoire, tant dans sa forme que dans son fondement biblique.
3On peut cependant rapprocher ce texte de deux écrits plus tardifs, le Brief traite de Purgatoire, de Guillaume Farel (1551) et les Disputations Chrestiennes de Pierre Viret (1552). L’argumentation de notre auteur rejoint celle de Farel, notamment à propos de l’utilisation du texte de Luc 16 comme preuve de l’inexistence du purgatoire. Ce dernier écrit qu’« il n’y a que deux lieux : celui du repos et celui du tourment » et utilise les mêmes arguments pour affirmer que la situation des âmes mortes en Christ est enviable : « S’il meurt en notre Seigneur, il sera bienheureux. S’il ne meurt pas en notre Seigneur, il sera malheureux car il n’y a que deux voies (I Th 4) ». Il est certain que les protestants ont évoqué les mêmes textes pour réfuter les affirmations des théologiens catholiques, mais il était intéressant de voir que Karlstadt adopte en ce point les mêmes positions. Il aurait pu ne pas le faire, car ce qu’il propose est différent de ce qu’affirment les protestants. En effet, on ne peut dire qu’il nie catégoriquement l’existence du purgatoire. Il en donne plutôt une nouvelle définition.
4Celle-ci se rapproche des thèses de Pierre Viret qui rapporte, dans les Disputations chrestiennes les propos de Wessel Gansfort (1456-1489). Né en Groningue (Pays Bas), Gansfort a fait ses études à Cologne, Heidelberg et Paris. Adepte de la devotio moderna, lecteur de saint Augustin et de Bernard de Clairvaux, il s’est intéressé au purgatoire. Il fait mention des mêmes résignation et mépris du corps, refuse les peines purificatrices et le purgatoire à proprement parler et parle d’un désir grandissant de Dieu1.
5L’originalité de Karlstadt réside autant dans la définition qu’il donne du purgatoire que dans celle du sein d’Abraham. Celui ci est, non plus un lieu de béatitude, mais l’état même dans lequel se trouvent les âmes mortes en Christ. Au point de dire, finalement, (mais de manière sous-entendue), que le sein d’Abraham et le purgatoire se confondent, thèse tout à fait novatrice. Cette spiritualisation du sein d’Abraham fait totale abstraction de la tradition puisqu’il fut pendant longtemps désigné comme un lieu de rafraîchissement.
6Les fondements de cette nouvelle théologie sont scripturaires et privilégient les épîtres de Paul. La théologie paulinienne propose la communion aux souffrances du Christ, allant jusqu’à s’exprimer en terme d’identification (Ga 2,20). La notion paulinienne d’appartenance absolue à Dieu, l’idée que le chrétien peut être régénéré, c’est-à-dire transformé par Dieu se retrouvent chez Karlstadt. La tradition mystique rhénane est également présente. Elle exprime une tentative de rejoindre le divin hors des voies ordinaires, c’est-à-dire par la méditation et l’exaltation de l’Esprit, préféré à la Lettre. Cependant, on ne peut pas dire que Karlstadt soit vraiment un mystique. Il en adopte les idées mais il demeure surtout un homme public.
7L’union à Dieu par le Christ que notre auteur préconise est particulière : le fidèle n’a pas besoin de lieu pour la réaliser. Son Église est donc plutôt une communauté, le rassemblement d’individus guidés par l’Esprit. S’il n’y a pas véritablement d’Église, il ne saurait y avoir de sacrement. Pour lui, la vraie foi est intérieure et n’a pas besoin de signes extérieurs pour se manifester. La seule pratique nécessaire demeure le renoncement à soi. Ainsi, la mort n’est qu’une étape de plus dans l’accès à la divinité, pourvu que l’on soit mort en Christ. Le texte risque cependant de plonger le lecteur dans une grande inquiétude. Le souci que lui procurait l’existence d’un feu matériel est écarté mais si le fidèle prend conscience de son incapacité à imiter Christ, son angoisse en est accrue car il ne voit aucune possibilité de rachat après la mort. Cette idée reste assez proche des thèses de Luther puisque lui aussi retire toute espérance de rachat après la mort, en niant l’existence du purgatoire.
8Cependant, les positions spiritualistes et anti-sacramentaires de Karlstadt l’éloignent de Luther. La rupture entre les deux hommes semble certes acquise en 1523. Elle est peut-être d’ordre personnel, chacun aspirant à conduire la Réforme, et certainement d’ordre théologique, notre pamphlet en témoigne. Luther attribue de bout en bout une fonctin essentielle à l’Écriture. Lue sans référence à Jésus-Christ, la Bible est un livre légaliste ; elle est une « loi » qui condamne au désespoir un homme incapable d’aucun bien. Lue à la lumière de la foi, elle la nourrit et suggère les actions bonnes que le fidèle accomplit spontanément : il sera un « Christ pour les autres ». Par ailleurs, l’absence de foi du jeune enfant n’invalide pas le baptême, institution divine : la foi des parents supplée alors à l’absence de foi de l’enfant.
9Joints aux événements de Wittenberg, ces différends théologiques expliquent la rupture entre les deux hommes ainsi que la véhémence de la riposte luthérienne. Le réformateur clame que Satan est entré dans la bergerie, que « Judas se met au travail » et que son collègue de la Faculté de Théologie et son confrère Augustin Gabriel Zwilling sont les auteurs d’une « monstruosité »2. Il les traite de faux prophètes « vaniteux qui recherchent […] les applaudissements de la populace »3.
10A l’été 1523, Karlstadt reçoit la permission de prendre en charge son archidiaconat et d’exercer lui-même l’administration de la paroisse d’Orlamunde, près d’Iéna, en Saxe. En tant que vicaire, il peut réaliser là ce que le prince électeur et Luther avaient empêché à Wittenberg. Prenant donc en main l’organisation de la paroisse, il prêche chaque jour sur les apôtres et chaque samedi sur l’Évangile de Jean, traduit les Psaumes en allemand afin que ses paroissiens les comprennent mieux. Sans prévenir la population et sans attendre les autorisations, il refuse de baptiser les enfants4 et interprète la cène comme une commémoration de la mort du Christ et non comme une occasion d’obtenir la grâce. L’Université de Wittenberg ne tarde pas à réagir et fait pression pour qu’il revienne en ville. Le 22 juillet 1524, il renonce à ses fonctions ecclésiastiques. En août, Luther et Karlstadt se rencontrent et disputent de l’interprétation de la sainte cène et de l’eucharistie. Quoique soutenu par la population de sa paroisse, ce dernier est expulsé de Saxe en septembre 1524. Pendant la Guerre des Paysans, il est pris entre deux feux. Luther le désigne comme fauteur de troubles et le rapproche de Thomas Muntzer ; or si Karlstadt l’a effectivement côtoyé, il s’en éloigne en 1525 et incite même les paysans de Franconie à déposer les armes. Après un passage chez sa mère, à Pfingsten, il doit fuir et renoncer à publier des écrits visant Luther. Karlstadt ne perd pas contact avec le milieu réformateur mais, au début 1529, il doit s’exiler car il est menacé d’emprisonnement. En avril 1529, il est à Kiel puis en est chassé, il fait des prédications itinérantes en Frise de l’Est, est accueilli par Zwingli à Zurich en 1530 et participe à la prophezei de la ville en 1532. Il est ensuite chargé par la ville de Bâle de réorganiser l’Université ; c’est alors que s’épanouit son intérêt pour l’humanisme. Il pensait mettre en oeuvre la rédaction d’une encyclopédie théologique alphabétique qui contiendrait les divers courants qui l’influencèrent au cours de ses études. Mais il trouva la mort le 24 décembre 1541, emporté par la peste.
Notes de bas de page
1 Pater Calvin Augustin, Karlstadt as the Father of the Baptist Movement, Toronto, 1984, p. 39, note 95.
2 Mark Edwards, Luther and The False Brethren, p. 6. Ronald J. Sider, op. cit, p. 174.
3 Marck Edwards, op. cit., p. 26
4 Calvin Augustin, op. cit., p. 111 : Karlstadt a probablement cessé de baptiser les enfants en décembre 1523. Le premier texte de Karlstadt à ce sujet fut publié en décembre 1523 mais il fut certainement écrit avant cette date. L’imprimeur M. Buchfurer (de Iéna) était très demandé et Karlstadt dut attendre que ses presses soient disponibles.
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