Chapitre III. Les armes de la persuasion
p. 83-91
Texte intégral
1Il est plus ou moins difficile de convaincre son lecteur et, à plus forte raison, ses adversaires. Quels moyens Karlstadt choisit-il d’utiliser pour donner du poids et de la vraisemblance à ses propos ? La Bible est omniprésente dans le pamphlet et il est intéressant d’observer quel rapport Karlstadt entretient avec l’Écriture. Y voit-il simplement un moyen de prouver qu’il la respecte en tous points ou cherche-t-il à conforter ses propos, au risque même de la réinterpréter ? Par ailleurs, il est intéressant d’étudier la manière dont Karlstadt construit son argumentation et la stratégie rhétorique qu’il adopte.
1. La Bible
2La seule autorité à laquelle Karlstadt se réfère est la Bible. Il n’a pas utilisé, comme d’autres prédicateurs ont coutume de le faire, les écrits des pères de l’Église, des philosophes ou encore des théologiens. Sa volonté est avant tout d’affirmer le bien-fondé de ses propos par rapport à une autorité incontestable : la sainte Écriture. Il semble qu’il ait utilisé la Vulgate plutôt que le texte hébreu. Un élément nous permet de l’affirmer, sans qu’il soit possible de le confirmer pour l’ensemble de l’ouvrage. Karlstadt cite le Psaume 37,11 (§ 22). Or, le numéro d’ordre des psaumes n’est pas le même selon qu’ils se trouvent dans la Vulgate ou dans la version hébraïque. En fait, c’est au Psaume 38,11 du texte hébreu que l’on retrouve cette citation. Enfin, les citations de l’Ancien et du Nouveau Testaments se trouvent en inégale quantité.
3Sur l’ensemble de l’ouvrage, les passages issus de l’Ancien Testament sont manifestement moins nombreux : treize pour un total de quarante- cinq. Les textes privilégiés sont la Genèse et les prophéties. Ce choix n’est pas indifférent. Ésaïe, Jérémie, Ezéchiel et Osée sont des prophètes inspirés par Dieu. S’il choisit les prophètes, c’est pour mieux illustrer ce que doit être l’homme nouveau dont il parle : un homme inspiré et qui n’agit que selon la volonté de Dieu.
4Les passages de l’Ancien Testament sont en outre révélateurs de la conception que l’auteur se fait de l’Écriture en général et de ce premier livre en particulier. Après avoir longuement cité Ézéchiel 37,1-10 (fol.a2 v et a3), il conclut :
Voyez comment par de simples mots d’un homme (par lequel Dieu parle), les choses ont reçu une vie et une âme.
5Il démontre ainsi la toute puissance de la parole et par conséquent de l’Esprit de Dieu. De la même manière, Karlstadt se fonde sur Jérémie 5,14 pour affirmer que la parole engendre un renouveau de l’homme. Il lui arrive, dans la première partie, de citer successivement l’Ancien puis le Nouveau Testament. Ainsi, il fait suivre Genèse 8,21 de Romains 7 pour démontrer combien les pensées de l’homme sont mauvaises. A ses yeux, l’Ancien et le Nouveau Testament ont donc la même valeur pour témoigner de la corruption sur terre1.
6Dans le même ordre d’idée, Karlstadt cite Proverbes 3, suivi de l’épître aux Hébreux 12, et confirme ainsi la nécessité de la souffrance terrestre pour accéder au royaume de Dieu. L’Ancien Testament enseigne que l’on doit craindre Dieu ; le Nouveau Testament enseigne qu’il faut porter sa croix et prendre exemple sur Jésus-Christ. En somme, l’Ancien Testament dicte la loi et le Nouveau en permet l’accomplissement. Pour Karlstadt, celle-ci n’est rien sans la foi, mais sa démarche souligne le fait qu’il accepte l’autorité absolue de l’Écriture car l’Ancienne Alliance et la Nouvelle constituent la Loi de Dieu.
7Selon Ronald. J. Sider, cette conception de l’Écriture s’explique à la lumière des textes de saint Augustin. Les premiers écrits de Karlstadt, remarque-t-il, reflètent la position augustinienne selon laquelle la Loi révèle la faiblesse de l’homme2. C’est d’ailleurs à ce titre que Karlstadt cite Romains 7, car Paul est celui qui reconnaît le péché qui est en lui. Augustin soutient que la grâce rend l’homme amoureux et agent de la Loi. Karlstadt tient, quant à lui, un propos très proche de cette idée : « L’homme devient ami de Dieu » écrit-il au folio b2 de notre texte. L’utilisation du Nouveau Testament rend également compte à la fois d’une prédilection pour certains textes et d’un travail comparatif. Les passages les plus souvent cités sont les Épîtres de Paul, l’Évangile de Luc et celui de Jean (respectivement : 9, 7 et 11 passages soient, 27 citations sur 30 appartenant au Nouveau Testament et sur 45 pour l’ensemble du texte).
8Dans l’Évangile de Luc, la parabole du riche et du pauvre Lazare (chapitre 16) est un texte fondateur, dans la mesure où elle lui permet de nier l’existence du purgatoire comme lieu de souffrance. D’une part, Luc n’en fait pas mention et, d’autre part, le seul lieu de l’au-delà qui soit source de souffrance est l’enfer, ce qui implique que le feu purificateur, s’il existe, ne peut être que spirituel. Par ailleurs, il cite Luc 14 pour insister sur le fait que l’homme doit porter sa croix, ce qui lui permet d’insister sur le renoncement de soi.
9Le rapport que Karlstadt entretient avec les épîtres pauliniennes est très fort parce qu’elles lui permettent d’illustrer non seulement la résurrection (I Th, 4 et I Co, 15) mais encore la transformation qui s’opère en l’homme. L’Épître aux Galates est, nous l’avons vu, au coeur de sa pensée en ce qu’elle prône l’assimilation à Christ.
[En effet], l’expérience originale de saint Paul est essentiellement celle d’une union mystique au Christ (rendue par la préposition « avec » et les composés). Le chrétien ne vit pas seulement de l’attente et de l’espérance parfois impatiente de vivre pour toujours avec le Seigneur. Il est entraîné dès maintenant dans la dynamique d’une assimilation à la mort et à la résurrection du Christ3.
10Les textes de Paul et de Jean soulignent tous deux la nécessité de se confondre avec Christ ; Jean parle en effet de « manger Christ » et Paul d’être « en Christ », de « dormir en Christ ». C’est d’ailleurs pour cette raison que Karlstadt interprète Jean 6,57 par Galates 2, 20 au folio b :
Christ a dit que tous ceux qui mangent sa chair et boivent son sang deviennent sa nature […] au point qu’ils peuvent véritablement dire : je ne vis pas mais Christ vit en moi.
11L’auteur n’est donc pas entièrement passif vis-à-vis de l’Écriture. Il cherche des concordances entre Ancien et Nouveau Testament et explique un passage par un autre. Il reste que les références bibliques ne sont pas toujours complètes, ni mêmes exactes, ce qui rend souvent ce travail comparatif très implicite. Parfois, les chapitres ne sont pas cités. C’est le cas pour Jean 15,22 et Apocalypse 14, mais aussi pour Jean 11,26 (§ 7). Enfin, certaines références sont manifestement erronées. L’auteur ne donne pas la bonne référence d’une phrase qui lui est pourtant chère : « Je ne vis pas, c’est Christ qui vit en moi » (fol.b). Il cite en effet Galates 3, alors qu’il s’agit de Galates 2,20.
12Ce manque de précision dans les références se retrouve dans le contenu même des citations. Certes, il arrive que Karlstadt soit fidèle au texte biblique4. Cependant, outre qu’il transforme la composition des versets et tronque les textes, il n’hésite pas à employer un terme pour un autre. Ainsi, « la parole de Dieu est vivante » devient : « La parole de Dieu brûle au-delà de toute mesure » (§ 10). On comprend la signification de ce changement de terme : il s’agit de prouver que la parole est le feu purificateur des hommes. De même, on assiste à une surenchère lors de la description du feu qui est contenu dans le coeur de Jérémie. Dans le texte, on peut lire : « Il y a dans mon coeur comme un feu dévorant qui est renfermé dans mes os, je m’efforce de le contenir et je ne le puis ». Karlstadt écrit à son tour :
Et Jérémie lui aussi se fit bois et la parole de Dieu, un feu brûlant en lui. La parole de Dieu devint en effet, dans le coeur de Jérémie, un feu flamboyant et rougeoyant et ce feu brûla Jérémie, le desséchant tellement que celui-ci ne put le supporter plus longtemps (§ 9)
13Ce manque de rigueur peut s’expliquer par une défaillance de sa mémoire mais elle ne justifie pas toutes les omissions. Une telle imprécision n’est pas toujours justifiable et l’on est en droit de se demander si Karlstadt ne cherche pas à abuser le lecteur tout en affirmant, au moyen des références annotées, que ses propos figurent dans la Sainte Écriture.
14Lorsque Karlstadt demeure fidèle au texte, il lui arrive aussi d’en changer le sens. Certes, il suit parfois l’exégèse du temps. Il se sert de I Pierre 4,6 et de Jean 15,22 qui font référence à la descente de Christ aux Enfers, pour affirmer que les âmes qui ne connaissent pas suffisamment Christ et Dieu peuvent accéder au ciel, si elles sont prêtes à entendre la parole de Dieu dans leurs tombes. Cependant, lorsqu’il cite le Cantique des Cantiques, il se contente de reprendre les mots essentiels du verset (« endormie », « veille », « voix »), mais modifie implicitement les sujets mêmes du texte (§ 15)5.
15Ainsi, pour contrer ses adversaires, notre auteur rejette la tradition exégétique, ce qui ne va pas sans quelques distorsions de la Bible. Il reste que son argumentation biblique sera souvent imitée par les autres réformateurs, en particulier par Guillaume Farel qui publie en 1551 un Brief Traité de purgatoire. Cependant, malgré cette parenté exégétique, ses conclusions diffèrent considérablement de celles de l’ensemble des réformés. En effet, on ne peut dire qu’il nie catégoriquement l’existence du purgatoire. Il se contente d’en donner une nouvelle définition. Reste à savoir comment il utilise la Bible et comment il laisse s’exprimer la parole de Dieu.
2. Procédés didactiques
16L’auteur introduit l’Écriture de diverses manières. Au début de chaque partie, il intervient en employant la première personne du singulier6, pour ensuite ne laisser apparaître que le texte biblique. Les passages peuvent figurer au beau milieu d’une phrase7 et Karlstadt cherche alors à illustrer ses idées en les plaçant soit avant, soit après son argument. D’autres citations sont faites au style indirect8. Nous pouvons cependant dégager quelques schémas bien précis. Il lui arrive de citer un verset puis d’affirmer ce qui lui semble important. C’est ainsi qu’au tout début du pamphlet, il cite I Thessaloniciens 13-18 pour conclure que ce texte est réconfortant et doit nous inciter à ne pas nous affliger pour nos proches et amis (fol.a2). Il dit encore que Paul a répondu aux Corinthiens qui lui demandaient sous quelle forme ils ressusciteraient, cite à cette fin I Corinthiens 15,53, puis il donne son interprétation : lorsque les morts se relèveront « ils seront de meilleure nature que la nôtre » (fol. a3 v).
17Cependant, Karlstadt s’exprime souvent le premier pour ensuite laisser place au texte biblique. Ayant affirmé que « nous […] ne conduirons pas ceux morts en Christ » (fol. a2), il fait allusion à I Th 4,16-18, de manière à prouver que les morts ne peuvent bénéficier des intercessions des vivants. De même, il conseille de se « présenter à Dieu en toute humilité, comme le fit Ézéchiel », puis cite Ézéchiel 37,1-10 pour finalement conclure : « Voyez comment les paroles d’un simple homme peuvent donner la vie et une âme ». Enfin, dans la dernière partie du texte, la référence à Osée suit l’énoncé de l’argument (§ 25). La Bible lui permet ainsi de s’opposer à la prière pour les morts et au dogme du purgatoire et de souligner la nécessité d’être pénétré de la parole de Dieu avant de pouvoir obtenir son salut.
18Outre que l’auteur a recours à une argumentation essentiellement biblique, il choisit d’amener sa démonstration en partant d’une réfutation. En devenant défenseur de l’Écriture, ce pamphlétaire se fait détracteur de l’Église catholique. Le pamphlet est en lui-même une longue réfutation, mais Karlstadt est beaucoup plus polémique dans la première partie que dans les suivantes. Il accuse le pape et les évêques de modifier l’Écriture, il affirme que les âmes sont bienheureuses, quoiqu’en disent les curés, et cite à l’appui Luc 20,3 (« Dieu n’est pas le Dieu des morts »). Karlstadt se permet de lancer une accusation dès lors qu’il sait qu’un verset prouve ce qu’il avance. Certes, dans le cas précédent, c’est l’accusation qui est mise en avant, bien plus que le texte de Luc, mais il se doit de discréditer ses adversaires afin de présenter ensuite sa propre interprétation. C’est en partie pour cette raison que le début du texte est bien fourni en pièces accusatrices.
19Son argumentation n’est cependant pas uniquement négative. Tout en détruisant l’édifice de l’ancienne Église, Karlstadt élabore au fil du discours une théologie nouvelle. La structure de son texte doit permettre au lecteur de suivre sa démonstration. Il utilise à cet effet plusieurs procédés didactiques. Son pamphlet est, d’une part, divisé en trois parties bien distinctes auxquelles il donne un titre. D’autre part, son texte est parfois entrecoupé de phrases dans lesquelles il précise ce qu’il compte développer ou ce dont il estime avoir parlé. Ainsi, il s’adresse très directement à son lecteur : « Tu dois remarquer premièrement ce qu’est la vie étemelle et qu’il y a trois niveaux différents de cette même vie à connaître » (fol.b v). Après avoir développé sa conception sur la vie étemelle, il précise :
Je ne vous parlerai pas du troisième niveau de la vie éternelle car j’ai entrepris de parler de la nature des âmes croyantes en Christ. Cependant on peut remarquer que le destin des âmes est double.
20D’autres éléments de ce genre apparaissent dans la troisième partie (« comme il est dit plus haut », § 8, « Ce que j’ai dit des âmes, […] je l’ai dit de celles qui […] mais je n’ai rien dit des âmes […] », § 21). Au nombre des procédés destinés à mettre en relief la composition du pamphlet figurent les petites morales qui concluent chacune de ses parties. L’auteur conseille ainsi à « […] celui qui ne veut pas ressentir la terrible angoisse que génère l’esprit de torpeur, [de songer] […] à étudier ici-bas avec application, à bien comprendre la parole divine, [à la prendre] en lui et [à la conserver], et ainsi, il sera protégé » (§ 26). Enfin, les conjonctions s’amoncellent : « c’est pourquoi », « il s’en suit », « on peut aussi dire », « à cela s’ajoute », « par conséquent ». C’est un procédé frappant dans la partie consacrée au sein d’Abraham, et ce d’autant plus qu’elle est courte et que l’accumulation de ces conjonctions donne au texte un rythme particulier, pesant même. Chaque phrase ou presque commence par l’une des expressions citées ci-dessus. Lorsque Karlstadt avance une idée fondamentale pour le développement du pamphlet, il la fait précéder de « c’est pourquoi ». Le terme apparaît parfois deux fois dans une seule phrase : « C’est pourquoi elles ne sont pas mortes, mais vivantes ; c’est pourquoi elles dorment et reposent dans le réconfort […] » (§6). Ces procédés accentuent le caractère répétitif du texte mais servent une pédagogie orale.
21Outre qu’il fait preuve d’un souci de clarté dans la composition de son ouvrage, l’auteur cherche, en bon prédicateur, à se faire comprendre et à dissiper tout malentendu en expliquant le sens des termes difficiles. Karlstadt utilise en effet volontairement un vocabulaire spécifique tels les mots Gelassenheit, Verlanglickeit ou Senhlickeit. Son vocabulaire ne passe pas inaperçu et incite le lecteur à s’interroger. La nouveauté de son message est marquée par ces expressions. Il explique ces mots nouveaux à l’aide d’images très simples : un arbre qui meurt, une poussière dans l’oeil, une âme qui devient un bon champ en recevant la parole de Dieu. De plus, le choix de ces images est intéressant car, en ayant recours au thème de la nature, Karlstadt respecte la cohérence de son message (I Co 3,9 : « Vous êtes le champ de Dieu »). L’eau, la rouille, le grain, la poussière, le bois, le foin, le chaume sont autant de mots employés dans le pamphlet et que l’on retrouve dans l’Écriture, ce qui rend plus forte encore la présence de la Bible au cours de la lecture.
22Par ailleurs, l’auteur adopte un rythme binaire dans nombre de ses phrases. Il explique l’accession à la connaissance au moyen d’un jeu d’ombres et de lumières. Les mots « aurore, ténèbres, nuit, soleil » reviennent fréquemment. Il oppose également le froid au chaud (§ 15 et 18) et utilise des ordres de grandeur (§ 16)9. D’autre part, il n’est pas rare de rencontrer dans une même phrase deux mots pouvant exprimer la même idée : place ou endroit, s’étendre et s’endormir, flammes ou feu, flamboyant et brûlant, nettoyer et purifier, consumant et dévorant, lueur ou éclat. Enfin, les répétitions sont fréquentes au sein d’une même phrase :
Il en résulte, de plus, que leur amour, leur justice, leur connaissance sont plus précis et ont moins d’imperfections que notre amour, notre justice et notre connaissance (§ 5).
23Au risque de sacrifier l’esthétisme de ses phrases à son idée, Karlstadt n’hésite pas à répéter inlassablement les mêmes phrases et les mêmes expressions. La conversion du lecteur passe en outre par l’adoption d’une stratégie rhétorique précise. Karlstadt commence par affirmer ce que ce dernier pense pour ensuite rompre avec tout schéma traditionnel et l’amener progressivement à son idée. L’étude de la page de garde est très significative. Le titre est en rapport direct avec la gravure qui représente le purgatoire, lieu de flammes et de souffrances. Parmi les âmes implorant le pardon et levant les bras au ciel, il en est une qui se trouve exaucée puisqu’un ange vient et lui tend les bras pour la sortir de ce gouffre. Le choix de l’image est déterminant dans la mesure où celle-ci permet au lecteur d’imaginer la teneur du sermon. On s’attend à lire un texte décrivant les malheurs des âmes au purgatoire et la destinée de celles qui sont dans le sein d’Abraham, éventuellement aussi à voir décrits ces lieux bien distincts. Il s’avère que rien de tout cela n’est apparu au terme de la lecture. De même, le titre de la troisième partie est peu conforme à celui de la page de garde. Karlstadt y respecte encore l’idée de lieu mais non pas la chronologie de l’au-delà. Il sème ainsi le trouble dans l’esprit de son lecteur, d’autant plus que s’il remet en cause les définitions du sein d’Abraham et du purgatoire, il choisit volontairement de ne pas les nommer différemment. Il peut de la sorte prouver à tout moment qu’il parle bien de l’un et de l’autre.
24Il commence par dire que les âmes mortes en Christ « dorment comme Lazare dans le sein d’Abraham » (fol.a4), puis il affirme que c’est un état « meilleur que le nôtre ». Jusqu’à présent, il ne fait que confirmer ce que chacun sait, à savoir que le sein d’Abraham est un lieu de repos. Il dit même que « quelques âmes seront portées comme Lazare dans le sein d’Abraham » (fol.b3). On a donc bien ici l’évocation d’un lieu de l’au-delà. Mais il ne faut pas négliger l’importance du mot « état ». Car en fait, tout en affirmant que les âmes seront portées dans son sein, il ajoute qu’ « elles ont un désir ardent de Dieu en elles » (fol.b3) et se demande « comment [elles] voudraient […] aller dans notre Refrigerium ? ». La première conclusion que l’on peut tirer de ces phrases est que les âmes ont un désir ardent de Dieu, que telle est par conséquent leur nature. Le deuxième constat que l’on peut faire, c’est que Karlstadt ne se représente pas le sein d’Abraham comme un lieu de rafraîchissement, contrairement à l’idée reçue.
25Cependant, en jouant constamment sur l’ambiguïté entre deux définitions possibles du purgatoire (lieu de souffrance ou feu purificateur bénéfique), Karlstadt parvient à dérouter son lecteur afin, semble-t-il, de mieux le convaincre. Le feu purificateur n’est en effet jamais décrit comme un lieu de châtiment, et l’auteur utilise pourtant le même mot que ses adversaires pour décrire la vie et l’état des âmes croyantes mortes et reposant en Christ. De même, l’emploi de deux termes différents (purgatoire et sein d’Abraham) pour qualifier une même réalité maintient tout au long du texte une ambiguïté qui ne se dissipe qu’en dernier ressort.
Notes de bas de page
1 Unser fleisch hat ein sund und boβhait in sich stecken. Ro. 7, Ge. 8 (fol. b2)
2 Ronald J. Sider, op. cit., p. 108, note 23.
3 Catholicisme Hier, Aujourd’hui, Demain, t. 10, « Paul », col. 900.
4 Ainsi, quand il cite les textes de Gn 15,5, Jr 5,14 et le Ps 38,11 (37,11).
5 On peut comparer le texte biblique (« J’étais endormie mais mon coeur veillait. C’est la voix de mon bien aimé qui frappe. Ouvre mon amie ») à celui de Karlstadt « Mais leur coeur veille et entend ce que l’esprit de Dieu leur dit et leur apprend : […] aber jr hertz wachet und horet was der geyst gottis in jnen spricht und leret). »
6 « Je ne veux pas […] » (fol.a2), « pour moi, le sein d’Abraham […] » (§ 1)
7 C’est le cas pour Gn 17,1 ; Es 51,1 ; II Co 5,16 ; Jr5,14 ; Jr 20,9
8 « Christ a dit que […] » (fol.b) ; « L’histoire de Lazare va à l’encontre de tels propos » (§ 8) ; « c’est bien le feu que Saint Paul dépeint […] I Co 3,13 » (§ 19).
9 Ainsi, « une passion mesquine » s’oppose à « leur passion est d’une manière incalculable plus forte et plus violente que la nôtre ».
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