Chapitre II. Le purgatoire, un désir ardent de Dieu
p. 73-82
Texte intégral
1Le vrai disciple de Christ est celui qui se détourne des créatures pour ne voir et ne rechercher que Dieu, le Créateur. Seuls ceux qui portent leur croix chaque jour peuvent espérer obtenir la vie étemelle. Mais celle-ci est longue à venir. Elle nécessite tout d’abord une bonne réception de la parole de Dieu.
1. La parole de Dieu
2Lorsque l’homme reçoit la parole de Dieu, il a la vie éternelle. Mais où doit-elle se loger pour être véritablement efficace ? Que faut-il entendre par parole, esprit ou lettre ? Et que produit-elle au fond de l’âme ? L’essentiel de ces propos porte sur l’attribution du salut et surtout sur la manière dont Dieu s’approche de l’homme.
3Karlstadt écrit au folio b2 que « la connaissance de Dieu n’a rien à voir avec la raison […] mais plutôt avec le fond de l’âme ». En d’autres termes, il s’oppose à ceux qui pensent que la raison est apte à recevoir la parole et soutient au contraire que celle-ci se loge au fond du coeur. Le coeur, centre des affections, est constamment mis à l’épreuve lorsque l’homme apprend la résignation ; c’est ainsi qu’il acquiert la connaissance de Dieu. Ce faisant, il se purifie et se rend ainsi apte à recevoir la parole. La raison, en revanche, est du domaine des choses superficielles qui empêchent l’homme de se tourner vers Dieu. D’une part, la raison n’apparaît à aucun moment dans le texte si ce n’est pour être condamnée. Cette idée peut, d’autre part, être déduite du discours que Karlstadt tient sur l’amour que les âmes doivent vouer à Dieu. Celui-ci affirme en effet que « […] personne ne peut aimer Dieu comme il se doit […] » (§ 13). Certes, c’est l’amour de soi qui préoccupe ici Karlstadt, mais s’il insiste tant sur l’amour, c’est aussi pour affirmer qu’il ne peut y avoir de vraie connaissance de Dieu si elle est rationnelle. L’auteur oppose ainsi une fois de plus la profondeur (le coeur, la terre, le fond de l’âme) à la superficialité des « feuilles », de « l’écorce » et de la « mousse ». Si donc la parole se loge au fond de l’âme, Karlstadt adopte une position augustinienne. Le coeur, et non la raison, est inspiré par Dieu. Mais Karlstadt semble aussi dire que la parole enseigne plus que l’Écriture.
4L’Écriture est précieuse pour Karlstadt et il n’en nie pas l’utilité. Sans elle, il ne pourrait faire passer l’essentiel de son message. Pourtant, la parole de Dieu est, plutôt qu’Écriture, ce feu qui « […] brûle au delà de toute mesure […] » (§ 10), qui purifie l’âme et sans lequel la compréhension de L’Écriture est vaine. L’Écriture est un appui certain mais seul l’Esprit peut susciter en l’homme la volonté de rechercher Dieu. Karlstadt pense en fait qu’il faut d’abord être imprégné de l’Esprit qui donne le pouvoir de renonciation pour être en mesure de comprendre l’enseignement de l’Écriture. Cette position n’est pas exactement celle de Luther, pour lequel le don de l’Esprit et de la foi suppose l’audition de la parole prêchée. Il faut d’abord entendre l’Évangile et en recevoir les signes que sont le baptême et la cène. Ensuite seulement vient l’amour, la résignation.
5Pour Karlstadt, en revanche, Dieu parle tout spécialement à l’âme. Il s’agit d’une révélation intérieure, d’une relation intime entre l’âme et Dieu. L’auteur fonde son discours sur cette intimité qui se crée entre Dieu et les âmes. Il écrit par exemple au folio b que l’âme va jusqu’à ne plus faire qu’un avec l’Esprit. On peut rapprocher cette position de la théologie et de la mystique pauliniennes :
Le chrétien reste soumis à cette commune exigence de la volonté de Dieu mais il ne peut la mettre en oeuvre qu’à la condition d’être régénéré (transformé par Dieu lui-même) et cela jusqu’à ce que la créature ne trouve son statut véritable qu’en Dieu1.
6Ce commentaire est proche de ce que propose Karlstadt pour qui seule l’union de l’âme à l’Esprit de Dieu permet à l’homme de renaître dans une meilleure nature, digne de Dieu. Cette union à Dieu que l’on peut qualifier de mystique, dans la mesure où l’homme s’abandonne totalement à lui, diffère de celle que proposent les protestants en général car elle a lieu en dehors de l’Église. Elle a un caractère passionnel certain, à tel point qu’on peut parler à juste titre de recherche amoureuse ou passionnée des âmes.
7Ainsi, ce n’est pas tant le geste qui consiste à se tourner vers Dieu qui est inattendu, mais la ferveur, l’intensité de cette recherche qui occultent tout le reste :
[…] cette passion est en nous comme un feu purificateur qui, par la haine de notre propre âme, digère, réduit à néant tout ce qui est à nous (§ 14).
8Karlstadt utilise un grand nombre d’expressions destinées à illustrer cette recherche passionnée de Dieu : désir et passion pour Dieu, brûlant et violent désir de Dieu, désir et dévorante passion pour Dieu, désir sincère, soupirer après Dieu, désir douloureux, forte et violente passion, désir ardent. La traduction de ces expressions est difficile car bon nombre de mots ou d’adjectifs utilisés par Karlstadt, quand ils figurent dans nos dictionnaires contemporains, ont un sens identique. C’est le cas pour Langweiligkeit, Senligkeit, Verlanglickeit. Les mots qui reviennent le plus souvent sont désir et passion.
9Dans la relation particulière qui s’établit entre Dieu et l’âme, cette dernière est nettement en position de demandeur. La vraie foi est ainsi un désir douloureux mêlé à la crainte de Dieu. Le vrai chrétien souffre ici-bas, d’une part parce qu’il renonce à lui-même et, d’autre part, parce qu’il est la proie du désir. Ce caractère paradoxal relève de la description d’un sentiment amoureux.
10Les âmes veulent en effet voir Dieu « face à face » mais ne le peuvent pas, n’étant pas entièrement purifiées (« […] Leur coeur n’est peut être pas encore parfaitement circoncis, […] leur regard n’est peut-être pas encore totalement purifié » (§ 11). L’auteur se réfère ici aux âmes mortes en Christ mais nous savons par ailleurs que ce désir est aussi vivant dans le coeur des hommes : « […] Elles ont ceci en commun avec nous qu’elles aspirent à Dieu […] » (§ 12). Elles ont un vif désir de quelque chose à venir mais qui tarde à se réaliser. Elles en connaissent la cause : moins elles aiment Dieu, moins elles ont de chance de le voir. Elles souffrent donc de leur impuissance, celle de ne pouvoir accéder immédiatement au royaume de Dieu. La foi de Karlstadt repose sur deux sentiments : la haine de soi et l’amour de Dieu. L’un ne va pas sans l’autre : sans renoncement à soi, il n’y a pas d’amour et par conséquent pas de foi. De même, l’amour de Dieu ne peut naître que si l’on renonce à soi. L’auteur propose ainsi une relation bien particulière, mais il nous donne aussi une curieuse définition du purgatoire : « […] un désir de Dieu, une passion dévorante […] » (§10).
2. Une curieuse définition du purgatoire
11« C’est pourquoi j’aimerais appeler feu purificateur ce désir de Dieu, cette passion dévorante pour Lui qui proviennent de la parole vivante de Dieu » (§ 10). Telles sont les paroles de Karlstadt. Plusieurs questions viennent alors à l’esprit. Est-ce vraiment du purgatoire que Karlstadt veut parler ? Souvenons-nous qu’il affirme ne connaître que deux voies pour les défunts : la vie étemelle et la damnation. Puisque la parole est reçue en partie ici-bas et que le purgatoire est engendré par la parole, cela ne signifie-t-il pas que le purgatoire commence sur terre ? Si c’est un désir, ce n’est plus ni un lieu ni un châtiment. Autant de questions qui incitent à penser que ce purgatoire n’a rien de commun avec celui des théologiens catholiques.
12Karlstadt fonde son approche sur une contradiction apparente : il laisse en effet entrevoir la possibilité d’un purgatoire de type catholique dans sa première partie. Pourtant, il déclare en guise d’introduction qu’« on a coutume de dire que les âmes (qui ont quitté leur corps et sont endormies en Christ) sont au purgatoire, mais [qu’] on ne fournit aucune justification dans l’Écriture prouvant qu’il en soit ainsi » (§ 8). Il affirme cependant plus loin que le purgatoire est ce désir de Dieu né de sa parole qui pénètre le fond de l’âme. L’auteur joue manifestement sur l’ambiguïté suscitée par deux définitions du purgatoire : celle des théologiens catholiques, qu’il rejette, et la sienne qui lui permet de réhabiliter le terme même de purgatoire.
13Les fondements de cette double définition sont scripturaires : Karlstadt nie, comme l’ensemble des protestants, la canonicité du texte de Maccabée qui fonde la légitimité des prières pour les morts dans la tradition catholique (II Mc 12,39-46). C’est aussi le seul texte de l’Ancien Testament qui implique l’idée d’un état intermédiaire pour les âmes justes non encore purifiées. L’auteur refuse également de voir dans la première lettre de Paul aux Corinthiens une allusion au feu du purgatoire. Aux arguments scripturaires catholiques, il oppose la parabole du riche et du pauvre Lazare2. Ce passage ne fait apparaître que deux lieux : le séjour des morts et celui des bienheureux. Si l’alternative ne comporte que deux termes, la damnation et le repos, il ne peut y avoir de purgatoire. Pourquoi, dans ce cas, intitule-t-il sa troisième partie « le purgatoire des hommes et des âmes trépassées » ?
14La réponse se trouve dans la traduction même de « Fegfeuer ». Ce mot, qui signifie « purgatoire » peut aussi être littéralement traduit par « feu purificateur ». Afin de bien faire la distinction entre le purgatoire des théologiens et celui de Karlstadt, il semble plus commode d’adopter l’expression « feu purificateur » pour qualifier le désir dont il parle. Il porte moins à confusion, ce feu étant avant tout spirituel, alors que le mot « purgatoire » renvoie à l’image d’un feu matériel tel qu’on le trouve représenté dans l’art du Moyen Âge et du seizième siècle3. Ainsi, lorsque Karlstadt affirme que « seules les âmes damnées vont dans les flammes » (§ 8), il ne reconnaît qu’un seul feu matériel, celui de l’enfer :
[…] Je ne crois pas que les âmes croyantes soient torturées dans les flammes ou dans un feu […] [ni qu’elles] doivent demeurer dans un feu matériel ou physique (§ 8).
15Remarquons ici avec quelle insistance Karlstadt avance son idée. Le feu en tant qu’élément physique et visible n’est pas celui qui brûle les âmes croyantes. Celles-ci ne souffrent pas physiquement : elles sont dans un « lieu de consolation »4 (§ 8), le sein d’Abraham.
16Tout comme dans la partie consacrée au sein d’Abraham, Karlstadt efface les repères spatio-temporels traditionnellement associés au purgatoire. Le feu purificateur, qui n’est pas un lieu mais un désir ardent de Dieu, commence son oeuvre ici-bas. A ce titre, le purgatoire (ou feu purificateur) et le sein d’Abraham sont une seule et même chose. Il reste que ce feu diffère, avant et après la mort, en nature et en intensité : le désir, entravé par l’amour de soi, est moins fort chez les hommes qu’il ne l’est au fond des âmes mortes. L’amour de Dieu est inversement proportionnel à celui que l’homme éprouve encore pour lui-même ou pour ses proches. Le feu purificateur ne peut atteindre sa véritable intensité qu’à la mort du « moi ». Sur terre, c’est la parole de Dieu (ou feu de la circoncision) qui transforme le coeur de l’homme en consumant ses défauts et fait naître en lui la résignation. Cette parole qui « [brûle], [embrase], [nettoie] et [purifie] » (§ 10) se trouve souvent « étouffée » (§ 15) et ne peut en conséquence engendrer qu’une « passion mesquine »5 (§ 16). Les âmes, en quittant leur corps, emportent avec elles ce désir de Dieu qui est destiné à grandir.
17Ce même désir, infiniment plus violent après la mort, est un feu purificateur que les âmes ont en elles, non un châtiment. Karlstadt s’oppose, là encore, aux théologiens catholiques. Utilisant le verset paulinien qui fonde le dogme du purgatoire, il en bouleverse l’exégèse en insistant sur deux aspects nouveaux : d’une part, le feu de saint Paul n’est pas matériel mais intérieur ; d’autre part, ce n’est pas un châtiment mais un désir né au fond des âmes et que ces dernières souhaitent garder :
Les âmes trépassées en Christ veulent et désirent que leur état et leur nature soient de jour en jour de plus en plus chauds (fol.a4 v).
18Cela n’a rien d’une peine qui leur est infligée. La seule peine qui les fait souffrir est celle de devoir attendre d’être totalement purifiées avant de pouvoir regarder Dieu en plein jour. Cette attente est plus ou moins pénible et n’exclut pas la souffrance.
19Karlstadt semble à ce propos distinguer deux sortes d’âmes : aux âmes rassasiées, il oppose les « […] âmes qui songent peu à Dieu et qui n’ont pas bien connu Christ » (§ 21). Elles n’ont pas une connaissance aussi étendue que d’autres mais elles ont effectué, de leur vivant, une partie du chemin. En se fondant sur la première Épître de Pierre (§ 21) et sur l’Évangile de Jean, l’auteur affirme qu’une seconde chance leur est offerte, celle d’entendre la prédication après leur mort. Il se réfère ici directement à la descente de Christ aux enfers pour rechercher ceux de l’ancienne Alliance qui n’avaient pu le connaître et qui avaient respecté la loi de cette alliance. Christ est en quelque sorte descendu dans le monde de l’ignorance6.
20Tout comme le royaume des morts, elle est une prison :
Les âmes folles ou égarées demeureront dans leur prison, et leur conscience les tiendra captives tant qu’elles n’auront pas appris l’enseignement de Dieu et reconnu la vérité de la parole de Dieu (§ 24).
21L’ignorance est dans le texte un terme doublement applicable aux âmes mortes et aux vivants prisonniers des erreurs catholiques. Karlstadt s’adresse en particulier à ceux qui pensent que la prière pour les morts peut, plus que la connaissance de Dieu, les sauver du purgatoire (§ 23). L’ignorance est ainsi source de tourment : les âmes ignorantes souffrent sans ressentir l’obstacle du corps, au plus profond d’elles-mêmes. N’ayant plus de corps qui les protège (et les éloigne) de la parole, le coeur, le « moi », reçoit d’autant plus violemment ce qu’il avait négligé ici-bas. Pour illustrer son propos, Karlstadt choisit de citer Ésaïe 29,3 et le Psaume 37,11 (§ 22), comparant ainsi l’état de l’âme qui souffre au malade atteint d’un mal affreux, dévoré de fièvre et qui s’en remet à Dieu. Si le salut s’acquiert selon un processus graduel qui, de la négation de soi, porte l’homme jusqu’à Dieu, quelle est alors l’utilité des suffrages pour les morts ?
3. La fin de toutes formes de piété traditionnelles
22Les propos de Karlstadt déstabilisent les schémas traditionnels : existence du purgatoire, lieu de châtiments et possibilité de rachat des âmes après la mort. La solidarité des vivants à l’égard des morts est-elle nécessaire ? Les suffrages paraissent inutiles et même nuisibles dans la mesure où ils ne respectent pas la volonté des âmes qui recherchent Dieu. La position de Karlstadt concernant l’attitude que les vivants doivent adopter à l’égard de leurs défunts est claire dès le début de son pamphlet :
Pourquoi chanterions-nous des messes, des vigiles ? Pourquoi donner de l’argent afin que les âmes puissent changer d’état ? (fol. a4)
23L’argent, les sacrifices et autres oeuvres pour les sortir de leur feu purificateur sont inutiles. Pour illustrer son propos, l’auteur emprunte la rhétorique des exempla, récits de voyages dans l’autre monde dans lesquels les personnages principaux sont en fait des âmes errantes à la recherche de suffrages :
Il est possible […] que des âmes aient requis de leurs amis des messes, des aumônes, des bonnes oeuvres, des pèlerinages chez les saints et autres choses de ce genre […] (§ 23).
24A la requête de ces âmes, il s’oppose formellement : elles ne seront pas sauvées par nos intercessions. Il va ainsi manifestement à l’encontre de toutes les formes de piété traditionnelles instaurées depuis des siècles par l’Église dès lors que se précisait le dogme du purgatoire. Or, la solidarité qui existe entre les vivants et les défunts est d’autant plus forte au seizième siècle que la croyance en l’existence du purgatoire est alors en pleine phase de maturité. Contre ce lien fédérateur que constituent les suffrages pour les morts, Karlstadt propose une voie individualiste : seule la foi sauve. Il faut rechercher Dieu et non les suffrages :
C’est pourquoi, de même que nous devrions souhaiter que notre foi, notre espérance, notre amour et notre passion pour Dieu s’affaiblissent, perdent de leur ardeur, nous ne devons pas vouloir sortir [les âmes du purgatoire]. (§ 20).
25On ne peut toucher Dieu, ni l’influencer dans sa décision par des prières. C’est Dieu qui touche l’homme par sa parole et l’incite à vivre dans la foi. C’est là le seul moyen d’obtenir la vie étemelle. Outre qu’ils sont inutiles, les suffrages pour les morts vont contre Dieu.
26A vrai dire, les pratiques qui vont contre Dieu semblent, pour Karlstadt, dépasser très largement le cadre du culte des morts. Certes, notre docteur s’en prend classiquement aux papes, évêques et curés suppôts de Satan (§ 24) et propagateurs de superstitions, en particulier celle qui consiste à croire que les âmes reviennent sur terre réclamer des suffrages. Luther écrit lui aussi :
Les esprits malins ont joué bien des mauvais tours, étant apparus comme des âmes humaines, ils ont exigé des messes, des vigiles, des pèlerinages et des aumônes en usant de mensonges et de supercheries7.
27Karlstadt s’inscrit également dans la jeune tradition protestante en se posant comme défenseur de l’Écriture, en confrontant par exemple la parole de saint Paul (fol. a4) à celle des autorités ecclésiastiques8. Il traite enfin un thème dominant du temps en opposant la grandeur de Dieu aux intercessions des vivants. Ce mépris pour la grandeur divine semble être caractéristique, non seulement des pratiques entourant le culte des morts, mais bien plus, de toutes les formes de piété en général. A partir de la citation d’Osée, Karlstadt affirme en effet que Dieu refuse les pratiques en général, la piété mise à part, ce qui lui permet de rejeter toutes formes de cultes destinés à Dieu, y compris celles des luthériens9.
28Pour ces derniers, la cène, le « repas du Seigneur », fréquemment célébré, est un moment important de la vie du croyant. Il est, autrement que par la parole, mise en présence de l’oeuvre de Jésus-Christ. La manducation des espèces unit le fidèle à son Sauveur. La célébration de la cène réalise une union mystique avec Dieu. Karlstadt propose la même union à Dieu mais la circonstance dans laquelle elle se réalise est différente. L’homme peut en effet se rééduquer chaque jour, grâce à la seule pratique que Karlstadt autorise : la résignation. La mort, rituelle dans le premier cas, devient spirituelle et doit avoir lieu chaque jour de la vie du croyant. Sans être parfaitement explicite, Karlstadt affirme ainsi que la cène est inutile. Selon lui, Dieu n’a pas besoin d’exister par le pain ou par le vin puisqu’il existe en chacun de ceux qu’il a choisis. Dans le même ordre d’idée, Karlstadt nie tout autant la nécessité du baptême des enfants. Il refuse d’ailleurs de l’instituer lorsqu’il est nommé à Orlamunde en 1523. Le baptême est inutile dans la mesure où seule la grâce intervient et que c’est par la résignation que l’homme accède à son salut. Les messes et pèlerinages sont donc, entre autres pratiques, contre Dieu. Elles vont en outre contre la volonté des âmes.
29Karlstadt se demande en effet, dans la première partie de son pamphlet, si une telle aide leur est utile et si même elles en veulent. Certes, il témoigne de l’affolement qui assaille les âmes qui ne connaissent pas bien Dieu (§ 23). Il cherche cependant constamment à rassurer son lecteur, d’une part en rejetant l’idée qu’un feu physique brûle les âmes des défunts (§ 8) et d’autre part en insistant sur le fait que « ce feu ne rend pas malheureux, mais bienheureux » (§ 20). Aussi devons-nous « nous consoler avec les âmes consolées » (§ 4) car « leur mort est une chose précieuse aux yeux de Dieu […] » (fol.a3). Le terme choisi par Karlstadt pour caractériser l’état des âmes bienheureuses nous renseigne sur la qualité même de cet état :
Alors Dieu […] la comble de sa majesté et de sa gloire, il l’emplit, la rassasie pleinement (§ 17).
30Le verbe rassasier est souvent destiné, dans la Bible, à exprimer les rapports qui s’établissent entre l’Éternel et les âmes. On peut ainsi lire dans Ésaïe 58,11 : « L’Éternel rassasie ton âme dans les lieux arides » ou encore dans les Proverbes 28,25 : « Celui qui se confie à l’Éternel est rassasié ». L’âme rassasiée règne donc avec et surtout en Jésus-Christ ; elle est possédée par Christ, absorbée par lui et pénétrée de tous ses attributs au point qu’elle ne se sent plus elle-même et ne vit plus que par Jésus-Christ dans une union parfaite. L’âme ne fait plus qu’un avec l’Esprit.
31Les propos que tient Karlstadt semblent assez proches de ceux de Catherine de Gênes (1447-1510) qui assimile son état mystique à celui des âmes du purgatoire. Selon elle, les âmes du purgatoire souffrent en même temps qu’elles désirent Dieu. Elle s’explique au moyen d’une comparaison :
S’il y avait au monde un seul pain capable de satisfaire la faim de toutes les créatures, celles-ci seraient d’instinct affamées de ce pain. Les âmes du purgatoire ont ladite faim parce qu’elles ne voient pas ce pain dont elles pourraient se nourrir. Mais elles ont l’espérance de le voir et de s’en rassasier pleinement. C’est pourquoi elles restent dans la peine dans la mesure où elles ne peuvent assouvir leur faim10.
32Le ton de l’ouvrage de Karlstadt est cependant bien différent dans la mesure où il s’insère dans une guerre pamphlétaire qui n’avait pas cours du temps de Catherine de Gênes.
Notes de bas de page
1 Catholicisme Hier, Aujourd’hui, Demain, t. 10, col. 905
2 I Co 3,15 : « Si l’oeuvre de quelqu’un est consumée, il en subira la perte ; pour lui, il sera sauvé, mais comme au travers du feu ».
Le 16,22-25 : « Le pauvre mourut et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham.
Le riche aussi mourut et fut enseveli. Dans le séjour des morts, il leva les yeux » (versets 22 et 23).
3 § 20 « […] s’ils ont bien en eux ce feu purificateur spirituel […] » : […] ob sie gleich ein geistlich fegfewer haben […]
4 die stat des trostes.
5 ein kleine senlikait.
6 Cf. I P 4,6 : « […] les morts aussi ont été évangélisés [...] » ; et Jn 15,22 : « Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais point parlé, ils n’auraient pas de péché ».
7 Jean Delumeau, « Les réformateurs et la superstition », Actes du colloque l’Amiral Coligny et son temps, p. 46 ; Luther, dans Articles de Smalkalde, Oeuvres, Genève, 1957 et suiv., VII, p. 232.
8 Dann sie haben uns leren lassen das wir uns betrubt sein sollen, wider dos das Paulus sprich […]
9 « Dieu préfère [la piété] [...] aux sacrifices, Os. 6,6 »
10 Dictionnaire de Spiritualité, « Purgatoire », t. 12 (2).
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