Du feu purgatoire
p. 55-59
Texte intégral
1Afin de répondre à la peur de l’enfer générée par le dualisme de l’imaginaire de l’au-delà au Moyen Âge (la damnation ou la vie étemelle), l’Église institue le dogme du purgatoire, destiné à rassurer ceux qui ne se sentent ni tout à fait bons pour aller au Paradis, ni tout à fait mauvais pour mériter le châtiment étemel. Dès lors, le vide entre la mort et la résurrection est comblé. Mais l’attente de la résurrection qui s’effectue au purgatoire, puis dans le sein d’Abraham après l’épreuve du feu, angoisse encore les fidèles. La peur de la purification se substitue à celle de la damnation. Cette crainte est née de l’infernalisation du purgatoire que l’on peut trouver dans certains textes de la fin du Moyen Âge.
2L’Église donne alors une nouvelle assurance à ses fidèles en promettant que l’intercession des vivants pour les morts peut accélérer le passage du purgatoire vers le lieu de béatitude. Au seizième siècle, l’édification de la doctrine du purgatoire est achevée et l’on assiste à une multiplication des demandes d’indulgences. Le siècle de la Réforme ravive aussi les débats théologiques touchant au dogme du purgatoire. Les réformateurs entendent lutter contre toute forme de superstition, au rang desquelles figure le purgatoire. A leurs yeux, les messes pour les morts, les vigiles et services funèbres, la vénération des reliques comme les indulgences ne relèvent pas du vrai christianisme. Ils vont donc, eux aussi, répondre au besoin des fidèles en matière de salut des âmes. Parmi eux, Karlstadt apporte sa propre solution au problème. Avant d’étudier sa position sur ce sujet, il convient de retracer l’itinéraire intellectuel d’un auteur qui, tout en faisant partie des réformateurs, s’oppose progressi- vement aux luthériens.
3Andreas Bodenstein est né vers 1480 à Karlstadt, petite ville située sur la rive du Main, non loin de Wurtzbourg en Franconie. Il est issu d’une famille respectable : Pierre Bodenstein (probablement son père) est maire de la ville en 1481. Il étudie les arts libéraux à Erfurt où il suit également des cours de scolastique ainsi que ceux du docteur Jodocus Trutvetter, adepte de la Via Moderna. Il poursuit ses études à Cologne et Wittenberg, toute jeune université, où il reçoit en 1505 le grade de Maître ès Arts. Dès lors, Karlstadt attire l’attention en tant que jeune professeur. Moins de deux ans plus tard, il publie un ouvrage intitulé De intentionibus qui traite de la logique thomiste. Il reçoit tous les honneurs, se trouve finalement élu doyen de la faculté des Arts pour le semestre 1507-1508 et termine en décembre son second ouvrage, Distinctionnes Thomistarum. Dans ces deux écrits, Karlstadt tente de concilier le thomisme et le scotisme. De lui, ses contemporains disent qu’il est disciple autant de Thomas d’Aquin que de Duns Scot.
4Nommé docteur en théologie en 1510, il devient archidiacre et remplace Jodocus Trutvetter dans cette fonction. Il est alors responsable de la prédication, de la célébration de la messe certains jours de fête et de la lecture deux fois par semaine. En 1512, il confère à Luther le grade de docteur en théologie et soutient la cause des humanistes dans ce que l’on appela « l’affaire Reuchlin » en 1514. Puis il fait un voyage à Rome où il obtient son doctorat en droit canonique et civil. Il est de retour à Wittenberg en juin 1516 ; c’est alors qu’il passe, sous l’influence de Luther, du thomisme à l’augustinisme.
5L’adhésion de Karlstadt à la Réforme se traduit par un rejet de la scolastique. En septembre 1516, il est frappé par les positions de Luther qui déclare que les scolastiques interprètent mal saint Augustin et l’Écriture. En janvier 1517, il se procure une édition de saint Augustin. Plus il avance dans sa lecture et plus il lui semble que l’édifice entier de la scolastique est ébranlé. Cette rencontre provoque une totale remise en question de sa pensée ; il renie désormais tout ce qui lui a apporté honneurs et célébrité, annule dix ans de sa vie universitaire. Les nouveaux points de vue de Karlstadt trouvent rapidement un écho dans le public et ses relations avec Luther s’améliorent.
6Le 26 avril 1517, il publie 151 thèses, De natura, lege et gratia, qui montrent qu’il a lu l’Anti Pelage de son nouveau maître, saint Augustin. Il lit également Johann Tauler (1300-1361), mystique alsacien auteur de la Theologia deutsch. En 1518, alors que Luther défend ses 95 thèses, Karlstadt pose, lui aussi, le problème de l’autorité de l’Écriture dans les 370 Apologeticae conclusiones. Tout en affirmant que les déclarations d’un savant soutenu par l’autorité canonique pèsent plus que la parole du pape, il demeure prudent et témoigne, en février 1519, de son respect envers le Saint-Père. Son attitude est aussi modérée vis-à-vis des indulgences1 : il en condamne l’aspect pécuniaire et, dans 370 Conclusiones, suggère qu’elles n’ont que très peu de rapport avec la vraie pénitence, mais il se garde bien d’être catégorique. Karlstadt, tout en restant aux côtés de Luther, ne veut pas s’attirer la colère de la Papauté.
7Cependant, le débat de Leipzig (juin-juillet 1519) précipite la rupture de l’Eglise. Karlstadt et Luther y prennent part et s’opposent à Jean Eck. Notre auteur limite son attaque aux thèmes du libre arbitre et de la grâce ; il est convaincu de la passivité de la volonté devant la grâce, tandis que Jean Eck pense qu’il y a compatibilité entre les deux termes. Karlstadt et Luther sont tous deux excommuniés en 1520, l’un pour ses 95 thèses et l’autre pour avoir soutenu Luther lors de ce débat. C’est la rupture avec la Papauté.
8Ayant trouvé refuge à la cour danoise pour quelques semaines, Karlstadt est bientôt de retour à Wittenberg (juin 1521) où il retrouve Mélanchthon et décide de passer du discours théologique à la réforme pratique. Les tensions nées de Leipzig, de la bulle d’excommunication et des agissements des prophètes de Zwickau, ainsi que les désaccords entre les théologiens réformateurs (sur la messe, le culte, la sainte cène ou le rôle du laïc) créent un contexte favorable à la crise qui éclate dans cette ville.
9Le 20 juin 1521, Karlstadt provoque une discussion sur le mariage des prêtres et la reprend le 12 décembre de la même année dans Von gelubten Unterrichtung et Super Coelibatus, puis il demande la communion sous les deux espèces pour les laïcs. En octobre, l’ordre des Augustins, mené par Zwilling, cesse de célébrer la messe à Wittenberg, puis renonce aux voeux monastiques à la fin du mois suivant. Le mouvement se propage. Des violences se produisent les 2 et 4 décembre 1521, lorsque des étudiants interrompent la messe et chassent le prêtre de l’église paroissiale. Dégradations d’autels et destructions d’images se succèdent. Karlstadt prend la tête du mouvement en célébrant, le jour de Noël, le premier office évangélique : habillé comme à l’ordinaire, il intervient pour la première fois en allemand lors de l’office et, après s’être agenouillé devant l’hostie, il permet aux laïcs de prendre le pain et la coupe dans leurs mains. Une telle rupture avec la tradition sème le trouble dans les esprits.
10Frédéric de Saxe exige l’arrêt des réformes, mais sans succès. Le 26 décembre, les prophètes de Zwickau sont chassés de leur ville et accueillis à Wittenberg. Leurs propos « achève[nt] de révéler Karlstadt à lui-même »2 et consternent Mélanchthon au point que ce dernier demande le retour de Luther, ce qui consomme la rupture entre les deux hommes. Cependant, Karlstadt, qui prône le mariage obligatoire pour les prêtres, épouse le 19 janvier 1522 Anna Von Mochau de Seegrehna. Le 27 janvier de la même année, il publie un pamphlet sur la suppression des images. Le 24 février, une ordonnance de la ville entérine ses innovations. Karlstadt et Zwilling proclament le droit du peuple à introduire les réformes si le Prince tarde à le faire. Luther ne veut plus les suivre dans ces conditions. Il revient à Wittenberg le 7 mars 1522 pour apaiser les troubles et mettre fin aux extrémismes.
11Après les événements de Wittenberg, Karlstadt est déconsidéré et ses publications sont interdites. Son activité se limite désormais au professorat. Cependant, en février 1523, il rompt avec le monde universitaire, choisit de ne plus revêtir la robe académique et de ne plus se faire appeler « docteur » mais « frère Andreas ». Il se tourne vers les humbles et mène une vie de reclus en consacrant une partie de ses journées aux travaux des champs. C’est dans ce contexte de large épanouissement de la théologie mystique que Karlstadt écrit un pamphlet intitulé Ein Sermon vom Stand der christglaubigen Seelen, von der Schoss Abraham und Fegfeur der abgeschydnen Seelen.
12La date et le lieu d’édition, souvent indiqués sur la page de garde, ne le sont pas dans la copie que nous avons utilisée. Cependant, une autre édition de ce même sermon nous permet d’affirmer qu’il vient de Wittenberg et Ernst Freys et Hermann Barge pensent qu’il fut écrit en 15233. Pour connaître avec précision le mois d’édition, il suffit de remarquer que Karlstadt, au bas de la page de garde, signe de son titre de docteur. Comme nous savons qu’il décide de quitter le milieu universitaire en février 1523 et qu’il renonce alors à ce titre, la publication doit dater de janvier 1523. Nous en avons la confirmation dès la parution d’un autre traité qui date du mois de mars 1523 et où ce titre n’apparaît pas. Notre pamphlet fut édité à plusieurs reprises, en particulier à Augsbourg par Philipp Ulhart4. Ce choix est très largement dicté par l’interdiction des textes de Karlstadt par Luther, à la suite des troubles de Wittenberg. Comme beaucoup d’autres pamphlets contemporains, cet in-quarto composé de 12 folios non chiffrés de a à c3 est rehaussé d’un bois gravé. Il comporte trois parties qui traitent de sujets couramment débattus dans les pamphlets.
13Le culte des saints, les indulgences et la foi au purgatoire font en effet partie des thèmes de prédilection des réformateurs. Karlstadt choisit de traiter du sort des âmes défuntes en commentant tout d’abord un passage de la première Épître de saint Paul aux Thessaloniciens (I Th. 4,13-18) à propos de la résurrection. Notre commentaire porte en premier lieu sur cette partie qui, même si elle ne fait pas l’objet de la présente traduction, aborde des thèmes qui se retrouvent ultérieurement et éclairent les deux parties suivantes. Aussi, après avoir étudié la manière dont l’homme peut oeuvrer pour son salut ici-bas, nous envisageons ce qui l’attend au purgatoire. Nous nous intéressons pour finir aux armes employées par Karlstadt pour persuader son lecteur de la possibilité d’une telle ascension.
Notes de bas de page
1 Luther en informe Spalatin dans une lettre dont on ne connaît pas la date. Cf. Ronald J. Sider, Andreas Bodenstein von Karlstadt, Leide, 1974, 318 p., Ch. II : « Le problème des indulgences ».
2 Pierre Chaunu, Le temps des réformes, p. 463.
3 Ernst Freys et Hermann Barge ont répertorié six éditions. Cf. Hermann Barge et Ernst Freys, Verzeichnis der gedruckten Schriften des Andreas Bodenstein von Karlstadt, identification du pamphlet : n° 96.
4 Ernst Freys, op. cit., p. 25.
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