Dialogue
C’est-à-dire conversation, ou encore discussion entre deux personnes : un curé et un maire dénonçant les méfaits auxquels clercs et laïcs sont poussés par simple cupidité (1521)
p. 9-26
Texte intégral
11. Maire : Monsieur le curé, bonjour, soyez le bienvenu dans mon auberge ! D’où venez-vous ? Quelles nouvelles apportez-vous ? Que s’est-il passé ces derniers temps ? Racontez-moi, je vous en prie !
22. Curé : Mon cher maire, je reviens d’Haguenau, où j’ai entendu bien 33des histoires étonnantes : on y parle surtout beaucoup du Turc, et aussi du duc de Gueldre et de tout le bien que lui veut le roi de France, et aussi du pays des Welches, du pape et de Mantoue, et de beaucoup d’autres choses comme celles-ci.
33. Maire : Qu’avez-vous entendu dire au sujet de Luther*, qui était à Worms ces jours-ci ?
44. Curé : Qu’ai-je à faire de ce moine ? C’est un hérétique, tout ce qu’il dit et ce qu’il écrit est en contradiction avec la foi ; pour vrai, il sera payé selon ses mérites, celui-là, et tous ceux qui le suivent !
55. Maire : Pourquoi donc, Monsieur le curé, il a pourtant enseigné et écrit de bonnes choses, bien chrétiennes, qui ne portent aucun tort à la foi ; il la défend bien, il justifie tout ce qu’il écrit par la foi, la vraie, et par les saints Évangiles et l’enseignement de saint Paul, et il nous libère de bien des chaînes que les ecclésiastiques, par amour des biens et de l’argent, nous imposaient depuis longtemps. ˂Ainsi, il vient de nous enseigner à bien comprendre la sainte prière du Notre Père, qu’il a si bien expliquée dans un petit livret qui fera la joie de tout chrétien qui le lira, comme moi, quand mon étudiant m’en a si aimablement fait la lecture ; et il nous a aussi appris à nous confesser, comment le faire correctement, à fond, en nous l’expliquant bien et très clairement. Il nous a donc libérés de bien des erreurs, et nous présente la loi divine avec beaucoup plus de simplicité que vous tous, les prêtres, qui, jusqu’ici, nous avez toujours compliqué les choses.>
66. Curé : Comment cela est-il possible ? Ce qui a été fait par le pape et ses prédécesseurs est juste et bon, mais ce que Luther* écrit, c’est en contradiction avec l’Église chrétienne et le droit canon.
77. Maire : Qui est l’Église chrétienne ?
88. Curé : Ne l’ai-je pas répété assez souvent dans mes sermons ? Le pape et ses cardinaux, tous les évêques et les prélats.
99. Maire : Quoi ? L’Église chrétienne, ce serait donc le pape et sa suite ? Ah, ça, je n’y crois pas ! On raconte qu’il fait le droit canon lui-même ; il peut bien le tourner comme il le veut, j’ai bien peur qu’il y ait peu de chose de la loi divine là-dedans, d’après ce que j’ai entendu dire chez moi par mon étudiant, celui qui tient mes comptes. Car si l’Église chrétienne n’était faite que de lui et de sa suite, nous autres pauvres chrétiens aurions perdu la partie. Le pape et les siens ne peuvent-ils pas eux aussi se tromper et pécher ? Et comme par ailleurs on ne dit pas grand-chose de bon d’eux, comment voulez-vous que j’aie une bonne opinion d’eux ? N’entendez-vous pas ce que le docteur Martin Luther* écrit à leur sujet, combien de méchants tours ils font à Rome, comment ils achètent et vendent les bénéfices, les prennent, se les approprient et se les échangent, alors qu’ils ne les possèdent pas et ne les méritent pas, et tant d’autres choses comme celles-là ? Comment, aussi, ils mangent de la viande, que ce soit maigre ou non, et nous interdisent tout, et combien ils sont entachés de scandales ? ˂ Et tout cela dans le simple but de nous extorquer d’énormes quantités d’argent.>
1010. D’ailleurs, je ne vois pas grand chose de bon non plus parmi ceux qui vivent chez nous, ici, en Allemagne ; je vois seulement qu’ils affichent un luxe inutile, qu’ils ont de vastes territoires et beaucoup de bénéfices, qu’ils étalent le faste de leurs parures, portant toutes sortes de vêtements faits de soie ou d’autres étoffes et arborent des bijoux en or et d’autres ornements, comme le font les princes et les comtes laïcs. Et ce sont eux qui veulent être nos prélats, nos pasteurs, ceux qui veulent intercéder pour nous ! Ce que Paul dit aux Romains au chapitre 12 : « Conduisez-vous bien, devant Dieu comme devant les hommes » etc. [Rm 12,17 et s.] ne les préoccupe pas beaucoup.
1111. D’ailleurs, pour confirmer tout ceci : j’étais à Strasbourg le jour de Pâques, et j’y ai vu parmi les prêtres un grand étalage de faste, à l’église comme dans la rue, et bien peu de piété, tellement que cela m’a fait pitié de voir tant de redevances ecclésiastiques si mal utilisées. Ils ont nombre de valets, de scribes et de garçonnets qui les servent et les accompagnent, sans compter ce qu’ils entretiennent, à leur cour, de courtisanes, d’entremetteurs et de coquins, d’innombrables chevaux, de chiens, de faucons, et c’est cela leur bibliothèque, leurs livres. Voilà ce qu’ils étudient (c’est vraiment une honte !).
1212. Et voyez aussi comme ils s’empressent auprès de Rome pour obtenir prélatures, cures, etc., les jours où elles sont attribuées, comme s’ils comptaient vivre éternellement. De même, voilà qu’on octroie maintenant de grands bénéfices à des enfants au berceau et à de petits morveux : on les prend jeunes, alors qu’ils ne raisonnent pas encore, on les enlève à Dieu notre Seigneur, et on les offre au diable. Et pour quelle raison ? Leurs parents, leurs frères et leurs amis se trouvent ainsi nourris avec eux, ils habitent avec eux, et voilà comment sont dilapidés les dons que l’on a fait à Dieu, et j’irais même jusqu’à dire qu’ils ne font rien d’autre que de vivre avec eux comme des parasites. C’est pour cela que ces jeunes gens doivent accumuler des bénéfices aussi nombreux : pour collecter tous ces dons, alors qu’il n’y a là aucun savoir, aucun talent, aucune intelligence, aucune piété, ni pour conforter le donateur qui est mort et prier Dieu pour lui, ni pour donner à manger aux pauvres ; au contraire, il n’y a que recherche de plaisirs dans tous ces désordres...
1313. Voyez encore les prêtres moins importants, tels les vicaires, les assistants, les chapelains ou ceux qui sont dans les couvents, entre autres, et ce que nombre d’entre eux, la plupart d’entre eux, même, montrent de respectabilité et de piété, dans les églises ou dans les rues ; voyez aussi leur savoir, leur talent. Car ce qu’ils font à l’église, dans les couvents, les cures ou les cloîtres, tout cela est dicté par la cupidité. Dans les églises, on trouve maintenant bien des prêtres qui, s’ils doivent préparer l’autel pour une messe, s’y affairent pendant plus d’une heure, et y étalent leurs richesses comme s’ils allaient donner un spectacle.
1414. Et pire encore : la cupidité les pousse à parer et à vêtir les idoles, peintures ou sculptures, qui sont sur l’autel, pour que les gens simples les adorent, ce que Dieu a pourtant formellement interdit par la bouche du prophète Baruch au 6e chapitre, lorsqu’il dit : « Qu’ils soient maudits, ceux qui adorent de telles images, qu’elles soient peintes ou faites de bois ou d’argent » [Ba 6,39]. De même, Dieu a interdit que l’on montre au peuple de telles idoles, qu’on les adore pour elles-mêmes ou en son nom, et qu’on les illumine, que ce soit avec des cierges ou avec des lampes. Mais voilà qu’aujourd’hui, les prêtres et les moines ne se contentent plus de tolérer ceci : ce sont eux-mêmes à présent qui entraînent le peuple sur cette voie, poussés par cette scandaleuse cupidité. Regardez donc dans les monastères, comme ils montent en chaire avec une liasse de petits billets à lire alors qu’ils savent bien que cela va à l’encontre de la parole de Dieu, surtout quand c’est dicté par cette méchante cupidité.
1515. S’il s’agissait de faire oeuvre de miséricorde, de faire que les hommes s’entraident ou de nourrir les pauvres, ce serait une oeuvre bonne. Car si ces prédicateurs étaient consciencieux, ils observeraient la sainte prédiction du prophète Malachie au 2e chapitre, où le Seigneur dit : « O vous, prêtres, si vous ne rendez pas gloire à mon nom, je maudirai vos chants ; car les lèvres des prêtres sont les gardiennes de la sagesse et chacun d’eux est un ange du Seigneur. Mais vous vous êtes écartés du chemin, et nombreux sont ceux que vous avez égarés par votre enseignement de la loi. Vous avez défait l’alliance de Lévi » dit le Seigneur [Ml 2,2.7 et s.].
1616. Cela, vous n’y songez guère. Ainsi lorsque l’un de ces prêtres s’avance, que ce soit lors d’une fête patronale ou pour autre chose, le voilà qui regarde autour de lui comme l’oiseleur que des oiseaux voudraient mettre en cage ou qui court de l’un à l’autre comme pour l’inviter à danser, simplement pour voir si quelqu’un veut faire une offrande ; ou bien, s’il a promis une messe à deux ou trois personnes, il soutire de l’argent à chacune d’elles, comme si chacune allait avoir sa messe ; et s’il perçoit une présence dans l’église, le voilà qui court vers le choeur, s’assied sur une chaise et s’enfle comme une outre, ne fait que vain bavardage, encaisse la présence, et ne dit même pas un Notre Père pour cette âme... Puis il se retourne et sort de l’église en courant, se précipite vers la maison voisine, et sa cuisinière vient à sa rencontre, elle l’inspecte pour voir combien il rapporte, et son service religieux est alors terminé.
1717. Ensuite, il va se poster vers les échoppes : c’est là qu’il étudie les hommes, qu’il observe ceux qui vont et qui viennent. Ou bien il s’assied à l’auberge, où il trouve des compères, et c’est là, en jouant aux cartes ou aux dés, qu’il apprend à compter et à reconnaître les pièces de monnaie. Si on sonne vigile mais que cela rapporte peu, il reste assis ; mais si cela rapporte beaucoup, le voilà alors qui se précipite à l’église comme un loup dans la bergerie. Dès qu’il a touché sa présence, il file aussitôt retrouver ses comparses, leur apporte un petit butin, et ils prient donc vigile à quatre. Il reste là, s’empiffre jusqu’à minuit, tant et si bien qu’il faut ensuite le reconduire chez lui et le matin, il ressemble à une tête de veau à l’étal du boucher.
1818. Et si un autre, tout aussi respectable, ne se conduit pas ainsi mais reste chez lui, c’est pour officier auprès de sa gouvernante. C’est elle qui est le maître à la maison, et qui se pavane, dans la rue et même à l’église, comme si elle était Madame le juge. Celui qui ne la connaît pas pense qu’elle est respectable, même si elle a servi dans maintes autres cures ; celle-là, elle est faite pour le clergé, elle s’y entend à dilapider biens et prébende ! Voilà donc toute votre peine ! ˂Tenez, en voilà une, si respectable, regardez donc comment elle est habillée : avec ses chaussures ouvertes, ses chiffons et sa coiffe, est-ce qu’on dirait une chrétienne ?>
1919. Mais laissez-moi aussi vous conter combien, étant dernièrement à Worms pour affaires, j’y ai vu de choses très étonnantes, de la pompe des ecclésiastiques aux ripailles à leur cour, et qui m’ont vraiment semblé par trop grossières. Et j’y ai entendu dire que ceux qui venaient de Rome ont mangé de la viande durant tout le carême, alors qu’ils nous ordonnent de faire maigre, et de manger de l’huile et d’autres choses. Pourquoi donc est-ce interdit, puisqu’il nous faut leur racheter une partie de ces droits moyennant finances ?
2020. Voilà comment on nous traite, comment on fait de nous des idiots. Et voilà, entre autres choses, ce que font les ecclésiastiques. Et ce serait çà, l’ Église chrétienne ? Nous avons hérité d’une Église bien étrange. Pour moi, Luther* a bien raison de critiquer tout ceci.
2121. Curé : Ah, mon bon maire, vous lui faites trop d’honneur, vous ne devriez pas parler ainsi, vous n’y comprenez rien. On vous a rapporté tout cela sur leur compte par méchanceté, et vous êtes bien crédule.
2222. Maire : Comment ça, bien crédule ? Demandez donc à ce pieux Pasquillus de Rome ce qui s’y passe, et au chevalier Ulrich von Hutten, celui-là, pour vrai, je le crois. Et Simon Hess aussi pourrait vous en conter beaucoup à ce sujet, si on l’y autorisait et s’il n’était pas au service du pape. Moi-même, je viens d’en voir des exemples à Worms. Et je sais bien ce qui se passe dans les couvents, à Strasbourg et à Spire. ˂Et j’ai entendu dire qu’il en va de même dans tous les autres couvents>, tant et si bien qu’il ne faudrait pas s’étonner qu’avec leur mauvaise vie, ils fassent de nous de bien mauvais croyants.
2323. Curé : Et même s’il en était ainsi, ni vous, ni personne n’avez à les en blâmer. Car Dieu dit en Matthieu 22 : « Ne suivez pas leurs oeuvres, mais leurs paroles » [Mt 23,3],
2424. Maire : Et personne ne les blâmera donc ? Mon étudiant m’a pourtant dit qu’il est écrit en Matthieu 18 : « Si ton frère pèche ou s’égare, blâme-le ; s’il n’en tient pas compte, prends-en deux autres avec toi, et si cela ne sert à rien, accuse-le devant la communauté » [Mt 18,15 s.], saint Paul blâme bien Pierre, l’accusant de s’égarer, au deuxième chapitre de l’Épître aux Galates : « Car si votre enseignement ne sert à rien et si vous dites autre chose que la juste parole de Dieu, et si vous voulez ajouter maintes choses à la parole de Dieu, qui devra-t-on suivre ? » [Ga 2,14], Car on lit en Matthieu 5, comme me l’a dit mon étudiant : « Pas un iota d’une seule des lettres ne doit être ajouté à la parole de Dieu, ni supprimé ou modifié dans celle-ci » [Mt 5,18], En outre, dans l’Apocalypse, au dernier chapitre, il est dit : « Heureux celui qui retient la prédiction de ce livre » [Ap 22,7].
2525. Curé : Ah, mon bon maire, votre étudiant n’y connaît rien, envoyez-le donc faire la quête. Ne savez-vous pas qu’on ne doit pas blâmer les ecclésiastiques, nos supérieurs, et qu’ils tiennent leur pouvoir de Dieu ? Demandez donc à votre étudiant s’il ne sait pas ce que Paul dit aux Romains au treizième chapitre : « Qui résiste aux autorités résiste à Dieu » [Rm 13,2],
2626. Maire : Vous feriez mieux de citer l’ensemble ! N’y dit-il pas, ensuite, « ce n’est pas en vain que l’autorité porte le glaive » ? Là, il parle du glaive des autorités laïques, et après, il y a aussi : « A celui-ci aussi payez l’impôt, ou la redevance, accordez-lui votre respect », [Rm 13,7]. Ou sinon, de qui croyez-vous que parlent Dieu ou saint Paul ici ?
2727. Curé : Du pape, des cardinaux, de tous les évêques, des prélats, et des curés. C’est la raison pour laquelle vous êtes tenus de faire des offrandes, de verser la dîme, de payer pour la confession, le baptême, les sacrements et tout le reste, dont il n’est pas nécessaire de parler ici.
2828. Maire : ˂Et pourquoi donc Dieu notre Seigneur, quand ses apôtres lui demandèrent qui, parmi eux, serait le premier, a-t-il répondu : « Celui qui veut être le premier, celui-là devra être le serviteur de tous les autres » [Mt 20,26] ? Parce qu’il ne voulait en désigner aucun en particulier, et il leur ordonna à tous, de la même façon, de prêcher, de lier et de délier les péchés [Jn 20,23].> Je sais bien que vous voulez posséder des biens innombrables, que vous les convoitez et que vous vous en emparez ; ce qui n’est ni bon, ni juste. D’où tenez-vous que l’on vous doive tant de choses, que l’on doive vous sacrifier tant de pain, de vin, de beurre, de farine, d’oeufs et d’argent, que vous engloutissez avec vos prétendues cousines ? Savez-vous bien que toutes ces offrandes sont autant d’aumônes et que si les gens apportent ces aumônes d’eux-mêmes, par simple piété, c’est qu’elles sont destinées aux pauvres, comme c’était l’usage dans les premières églises, et non à vous-mêmes ; mais cet usage, vous l’avez détourné à votre profit. Et vous voilà avec la dîme, vous voulez vraiment nous dépouiller de tout, nous écorcher ! Que ce soit du blé, des céréales quelles qu’elles soient, des veaux, des abeilles, des moutons ou des agneaux, des fruits, etc., vous n’en avez jamais assez. Pourquoi n’exigez-vous pas aussi des nouveau-nés, comme ça, on pourrait s’en sortir, vous nous aideriez à les élever, puisque ce qu’ils devraient manger, il faut qu’on vous le donne. Montrez-moi donc : où Dieu a-t-il ordonné que l’on vous donne tout cela ?
2929. ˂En plus, comme vous voulez par ailleurs être libres en toutes choses et ne le céder en rien aux autorités laïques, il ne vous suffit pas d’être déjà exemptés d’impôt, d’accises et des frais de garde dans maintes villes d’Empire, vous voudriez bien en posséder le sol et les portes aussi.> Alors que Dieu notre Seigneur voulait, lui, se soumettre aux autorités laïques, puisqu’il dit à Pierre : « Va au rivage, le premier poisson que tu prendras aura une pièce dans la bouche. Donne-la pour toi et pour moi. » [Mt 17,27]. Il n’a pas dit de la donner aux prêtres ou aux hypocrites. Il songeait à l’empereur et au pouvoir temporel.
3030. Mon étudiant me raconte encore bien d’autres choses comme celles-ci (car ce que je dis, cela me vient de lui : je ne sais ni lire, ni écrire). Il dit aussi qu’en Matthieu 10, il est écrit que Dieu s’adresse à ses apôtres et à vous autres, prêtres : « Prêchez, annoncez que le royaume des cieux est proche, guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux. Ceci, vous l’avez reçu pour rien, c’est pour rien que vous devrez le donner ; n’aspirez à posséder ni argent, ni or » [Mt 10,7 et s.]. Il faut que je vous pose d’autres questions sur ce que vous entendez par « pouvoir » : à votre avis, qui détient le véritable pouvoir : les ecclésiastiques, ou les princes laïcs ?
3131. Curé : Ce sont les ecclésiastiques qui le détiennent. Car même si on ne nous donne pas ce qui nous appartient, ce dont vous ne voulez pas parler, le vrai pouvoir, celui d’excommunier, c’est nous qui le détenons.
3232. Maire : Et c’est cela votre arme, votre glaive ? ˂Pourquoi ne l’employez-vous donc pas contre le Turc, il ne prendrait pas tant de terres chrétiennes.> Je vous pose la question : qui est la véritable autorité, le pape, ou l’empereur ?
3333. Curé : Le pape, puisque c’est lui qui couronne l’empereur, et pas l’empereur qui couronne le pape.
3434. Maire : Et pour cette raison, le pape serait au-dessus de l’empereur ? Ah, là, je ne suis pas d’accord. S’il en était ainsi, un curé aurait souvent son seigneur, le propriétaire de sa cure, en son pouvoir. Car la couronne, comme toute relique ou tout insigne de l’Église, appartient à Dieu. Or, le pape est le serviteur de Dieu et de l’Église. Donc, tous les prêtres sont nos serviteurs, et si nous souhaitons obtenir quelque chose de l’Église, parce que nous en avons besoin ou pour respecter les institutions divines, ils doivent nous le donner pour rien, comme vous venez de l’entendre. Car si un curé était au-dessus de nous dans le village, il nous faudrait lui rendre des comptes sur tout, et ne rien faire sans lui. On n’irait pas bien loin.
3535. Mon étudiant m’a raconté aussi qu’au deuxième chapitre de la première Épître de Pierre, il est écrit : « Vous êtes un sacerdoce royal, etc. Pour l’amour de Dieu, soyez soumis à toute institution humaine : au roi, qui en est le chef et aux princes, qui sont envoyés par lui. Car telle est la volonté de Dieu » [1 P 2,9.13]. Pourquoi, à votre avis, n’a-t-il pas dit : « au pape, qui est le chef, et à ses légats et ses évêques, qui sont ceux qu’il a envoyés » ? Parce qu’il ne songeait pas à vous : vous venez souvent alors que personne ne vous a appelés. On a bien raison de dire que l’empereur est plus important que le pape. Mon étudiant dit que Paul écrit aux Romains, au douzième chapitre : « Conduisez-vous bien et soyez exemplaires, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. Ne vous conformez pas à ce monde, etc. » [Rm 12,17]. Où donc ceci est-il observé ? Vous croyez détenir l’autorité de l’empereur, et en sus, le pouvoir sur le monde entier ; certes, vous essayez de vous en emparer et, d’après ce que je vois, vous avez déjà réussi à moitié. Vous fomentez toutes les guerres, provoquez des effusions de sang et suscitez toutes les querelles chez l’empereur, les rois, les princes et les seigneurs. Vous ne manquez pas une partie. Que pensez-vous donc que soient votre autorité et votre ministère, si vous vouliez l’exercer et vous en acquitter honnêtement ? Vous avez beau dépendre du pape, des cardinaux, des évêques, prélats et curés pour votre prébende, celle-ci vous est attribuée comme un don. Votre ministère, ce n’est rien d’autre que prier et prêcher avec piété et sérieux et ne vous occuper que d’une chose : de Dieu et d’observer sa sainte Écriture. Croyez-vous que l’on vous donne tout cela pour vos beaux yeux ?
3636. Curé : Enfin, qu’avez-vous à redire à ce qui se passe à l’église ? Nous disons la messe tous les jours, dans tous les couvents, nous respectons scrupuleusement les sept heures canoniales, et à toute heure du jour et de la nuit, nous vous administrons les sacrements, nous prêchons, baptisons et faisons toutes les cérémonies funèbres que vous demandez.
3737. Maire : Oui, mais comment le faites-vous ? Vous avez bien entendu, tout à l’heure, que vous devez le faire pour rien. Alors que vous, vous y avez ajouté tant de redevances que personne ne peut jamais vous contenter. Car si quelqu’un veut, par exemple, faire prier pour l’un de ses parents disparu ou un autre défunt, que ce soit une vigile, un septième, un trentième, une messe anniversaire, ou pour quoi que ce soit, vous en avez fait une telle foire, avec tous les suppléments pour les cérémonies dont je viens de parler, ou pour les cierges, les cloches, les offrandes et tout le reste, que bien des pauvres gens ne peuvent payer tout cela et sont obligés de gager ou de vendre leur vache ou leurs autres biens pour s’en acquitter. Et si vous devez porter à un malade, chez lui, un sacrement ou les saintes huiles, vous êtes tellement cupides que, plutôt que de faire grâce d’un sou à un pauvre, vous repartez de chez lui en emportant en gage l’un de ses biens. Voilà ce qui s’appelle « prendre soin du troupeau » [Jn 21,15]. Comment suivez-vous donc le précepte du Christ, que Pierre reprend au dernier chapitre de sa première Épître : « Conduisez le troupeau de Dieu qui est là parmi vous. Conduisez-le à Dieu non pas sous la contrainte, mais volontairement ; n’en tirez aucun gain sordide » [1 P 5,2], etc. Et notez aussi, à cette occasion, que vous ne devez pas, en confession, nous accabler ni fouiller nos consciences à votre gré, comme c’est si souvent votre habitude.
3838. Curé : Mon bon maire, votre discours n’a pas de sens. Qui pourrait donc accepter de travailler pour rien [Le 10,7] ? De quoi devrions- nous vivre ?
3939. Maire : Du montant de votre prébende.
4040. Curé : A qui cela pourrait-il donc suffire ? La plupart des bénéficiers doivent reverser de fortes redevances à leur propre abbé, à Rome, à Strasbourg, où qu’il séjourne, parce que les abbés en titre ne sont pas tous ordonnés prêtres, il n’en ont que l’apparence (voyez Paul à Timothée au troisième chapitre de la deuxième Épître) [2 Tm 3,5]. Et certains ont femme et enfants, certains sont si peu instruits qu’ils ne comprennent pas même un Dominas vobiscum, et d’autres servent de valets de chambre aux cardinaux et aux évêques.
4141. Maire : Et qui donc octroie des prébendes à de telles idoles ?
4242. Curé : Le pape et les cardinaux, et d’autres évêques et des prélats, et pourquoi pas ?
4343. Maire : Ah, voilà, maintenant, je commence à comprendre d’où proviennent les autres redevances dont on parlait. Quoiqu’il en soit, cela vise toujours à dépouiller et à écorcher les pauvres. Est-ce vrai que l’on octroie des prébendes à de tels abrutis, qui ne les méritent pas et sont incapables de les mériter ? Il vaudrait mieux qu’ils soient chargés de moutons plutôt que d’âmes. Car ce n’est pas pour rien que le Christ a dit par trois fois à Pierre : « Pierre, si tu m’aimes, prends soin de mon troupeau » [Jn 21,15 et s.]. Parce que s’il n’a pas l’amour que Pierre avait pour son maître, ˂et s’il n’est pas instruite, > alors, tout est perdu. Mais je connais un bon remède pour guérir cela. Celui qui ne sait rien faire et qui n’est pas capable d’être prêtre, à celui-là, qu’on lui prenne son bénéfice, et qu’on le chasse du pays, ou qu’on l’oblige à travailler. Et sinon, celui qui a plusieurs bénéfices, qu’un prince ou un seigneur les lui prenne et les partage entre des prêtres pauvres, mais instruits. Et que dorénavant, on n’en laisse plus aucun sur ces bénéfices octroyés par Rome : il faut que ce soient les princes eux-mêmes qui les attribuent. Les pauvres s’en trouveront plus libres et paieront moins d’impôts.
4444. ˂C’est vrai, on trouve bon nombre de ces idoles qui montent en chaire et veulent donner des leçons à Luther et critiquer ses bons livres. Et ils pensent qu’avec leurs médisances, ils vont nous faire peur et nous détacher de son enseignement, eux qui ne sont même pas capables de critiquer le moindre point de l’enseignement du pieux Luther alors que, pour beaucoup, ils prétendent être docteurs en théologie. Leur discours est si insipide qu’il ne peut plaire qu’à des enfants ! A tant d’experts ès boissons, je vous le dis, de tels sermons ne rapportent pas grand chose, car lorsqu’après, on se rencontre sur la place ou aux bains, et qu’on en discute, voilà ce qu’on dit : « Ah, ce curé, ou ce moine, il s’est bien battu pour avoir son bonnet de fou ! », et voilà comment est reconnu son grand savoir. C’est vraiment grande faveur et grande louange qu’il s’attire ainsi. Car il pense que, tant que personne ne le contredit à l’église, il a bien défendu sa cause ; mais s’il était là à l’auberge, sur la place ou aux bains, il en entendrait de belles.>
4545. Curé : Ah, mon bon maire, ˂vous tenez un discours bien étrange.> Pourquoi voudrait-on altérer notre coutume, qui a été transmise depuis si longtemps ? Telle n’est pas la volonté de Dieu. Personne, ni ce Luther*, ce moine hérétique, ni qui que ce soit, n’y parviendra.
4646. Maire : Comment pouvez-vous le traiter d’hérétique ? Cessez donc, ou je vous promène dans la cour en vous traînant par les cheveux ! Je vous avertis. Il est pieux et juste, et lui, il ne fait rien pour de l’argent Pourtant, le pape voulait lui donner un évêché pour qu’il cesse d’écrire contre Rome, et il n’en a pas voulu. Il préfère être pauvre, plutôt que de s’écarter de la vérité divine.
4747. Curé : Je suis prêtre, j’ai été ordonné, ne vous oubliez pas !
4848. Maire : Que m’importe votre ordination ? ˂Vous, les prêtres, vous brandissez sans cesse votre ordination, et jusqu’ici, vous en avez bien profité pour nous harceler. Si l’un de nous avait un peu rossé un prêtre, ce n’est qu’à grand peine et en payant très cher qu’il parvenait à vous échapper. Vous nous avez tourmentés, harcelés, en nous menaçant d’excommunication. Mais réfléchissez : donnez-nous encore des raisons de vous en vouloir avec votre arrogance et votre mauvaise conduite, comme cela s’est souvent produit jusqu’ici. Pourrez-vous continuer à nous terroriser avec l’excommunication, maintenant que nous aussi, nous savons ce que c’est ? Car pour peu qu’un méchant prêtre se soit si mal conduit qu’on l’ait tué, voilà que vous nous frappiez d’interdit, et qu’à cause d’un seul mauvais prêtre, nombre de bonnes et saintes messes ont été perdues ; et jusqu’ici, vous nous avez terrorisés avec vos caractères indélébiles, comme si vous étiez de meilleurs chrétiens que nous, et que la sainteté de l’Église chrétienne ne dépendait que de vous. Et alors, pourquoi ne faites-vous pas tant d’histoires quand c’est n’importe quel chrétien qui a été tué ? Et qui prononce l’interdit contre les prêtres qui meurent à la guerre ?
4949. Vous nous fournissez tellement de raisons de vous en vouloir, avec vos méchantes paroles, vos mauvaises actions et aussi votre arrogance, vos moeurs dépravées, le tapage que vous faites, la nuit, dans les rues, les vêtements en désordre et les armes à la main, que vous mériteriez bien souvent qu’on vous corrige ! Et puisque vous tenez votre sainteté en si haute estime, vous ne devriez pas vous-mêmes commettre tant de mauvaises actions, ni prononcer tant de mauvaises paroles, et ne rien faire qui puisse nous donner des raisons de vous en vouloir.
5050. Ne pensez-vous pas que nous sommes d’aussi bons chrétiens que vous ? Vous avez bien entendu, tout à l’heure, que Dieu dit, au deuxième chapitre de la première Épître de Pierre : « Vous tous, vous êtes un sacerdoce royal » [1 P 2,9]. Il ne fait pas de distinction, pour aucun chrétien. Et mon étudiant me dit aussi que Paul écrit aux Éphésiens, au quatrième chapitre : « Prenez soin de préserver l’unité de l’esprit dans les liens de la paix, un corps, un esprit, un seigneur, une foi, un baptême, un Dieu, car la grâce nous est donnée à chacun selon la mesure et le don du Christ, » [Ep 4,3 et s.] etc. Faites bien attention à ceci, curé : il ne fait aucune distinction, pour personne, et ne fait pas l’un plus saint que l’autre, si ce n’est parce qu’il a la vraie foi et qu’il fait de bonnes oeuvres.>
5151. Et vous dites aussi que Luther* est un hérétique. Mais moi, je vous dis : c’est vous qui, pour la plupart, êtes des hérétiques, et c’est cela la vérité ; car vous ne nous prêchez rien de bon, vous ne prêchez que des histoires inventées par les hommes, tirées d’Aristote ou d’autres livres tout aussi païens. Et s’il vous arrive de parcourir un peu l’Évangile, dans le reste du sermon, il n’est question que d’annoncer les jours de fête, d’excommunier, de collecter la dîme, et d’encaisser de l’argent pour construire des églises qui sont déjà terminées depuis longtemps. Et du fait que l’on ne puisse pas se présenter devant Dieu les mains vides. Mais ce dont parle Dieu, ces dons, qu’est-ce que c’est ? La foi, l’espérance et la charité, et c’est cela que vous voulez monnayer, que vous liez, pour nous, à l’argent et aux offrandes.
5252. Et ainsi de suite : voilà un moine mendiant qui survient, il nous conte monts et merveilles d’étranges reliques et de grandes indulgences. Et vous l’assistez dans son entreprise, car vous y gagnez aussi votre part. Et voilà comment on nous extorque de l’argent, du fromage, du lin, et voilà pourquoi nous sommes pauvres. Mais que les voisins, une fois, s’avisent de me suivre, et nous allons les chasser du village, et ils y laisseront tant de plumes que plus un seul n’y reviendra. Car tout ce qu’ils nous racontent n’est que mensonge, on dit bien que c’est assez scandaleux pour être dans le Decameron. En plus, qui sait ce qu’ils cherchent dans nos maisons quand nous autres, villageois, n’y sommes pas ?
5353. Voilà pourquoi je répète que ce que vous faites est bien plus hérétique que chrétien, et je dis aussi que, souvent, la majeure partie de ce que vous nous racontez, ce sont des choses que vous ajoutez à l’Évangile, à la parole de Dieu donc, qu’elles n’ont absolument rien à y voir et sont même en contradiction avec cette parole divine. Et mon étudiant me dit qu’il est écrit en Matthieu 5, comme je l’ai déjà dit : « Pas un iota ne doit être ajouté à une seule lettre de la loi divine, ni supprimé dans celle-ci » [Mt 5,18]. Il dit de même qu’il est écrit au 28e chapitre du Deutéronome : « Ne vous écartez pas de la loi divine, ni vers la droite, ni vers la gauche » [Dt 28,14]. Paul en parle aussi dans le premier chapitre de son Épître aux Galates, lorsqu’il dit : « Si un ange venait du ciel et enseignait autre chose que les préceptes du Christ, que ses paroles soient maudites » [Ga 1,8]. Et encore, au 18e chapitre d’Ezechiel : « Celui qui observe mes commandements et regrette ses péchés et fait oeuvre de miséricorde, celui-là ne connaîtra pas la mort étemelle » [Ez 18,21]. Les passages où l’on montre ceci sont nombreux, d’après ce que me dit mon étudiant. Il me dit aussi qu’il est écrit au 29e chapitre d’Esaïe que Dieu notre Seigneur ne souffre pas de loi humaine à côté de la sienne [Es 29,13]. La même chose se retrouve au 17e chapitre de Jérémie, où Dieu voue au malheur tous ceux qui, délaissant son enseignement, se fient à la loi humaine [Jr 17,5].
5454. Prenez tout ceci à coeur, mon bon curé, et ne vous référez qu’à l’Évangile et aux bons préceptes qu’il contient, n’utilisez rien de plus, et laissez donc ce pieux docteur Luther*, qui dénonce ces abus, escroqueries et lois humaines que vous prêchez tous, en paix à l’avenir, si vous voulez avoir de bons villageois.
5555. Curé : Mon bon maire, certes, Luther s’en est pris au pape et aux ecclésiastiques, mais pourquoi donc ne s’en prend-il pas aussi à vous, laïcs ? Il dit que tout le mal s’est développé parmi vous. Songez d’abord au brigandage sur les routes : personne n’est en sécurité. Songez ensuite à tout le désordre qui règne dans l’administration des territoires et à la dureté dont vous tous, juges, baillis, prévôts ou huissiers, faites preuve à l’égard des pauvres gens. Qu’un paysan commette un délit ou ne verse pas sur l’heure sa redevance à son seigneur, et voilà que vous le harcelez avec vos hommes de loi, ou que vous lui passez le carcan ou que vous le jetez en prison. Et si un paysan meurt, aussi pauvre soit-il, qu’il laisse peu ou beaucoup d’enfants, vous voilà, vous, les puissants, et vous vous emparez de cet héritage par la force ; et voilà les seigneurs qui font main basse sur le meilleur cheval, et ceux de l’administration, sur le meilleur vêtement, et quand bien même il ne resterait rien, vous ne laissez rien derrière vous, même si la femme et les enfants en sont réduits à la mendicité et n’ont plus de champ à cultiver. Où donc cela est-il écrit ?
5656. Maire : Mon bon curé, il s’agit d’autre chose. Ils occupent un terrain qui appartient au seigneur, et on doit les protéger, leur assurer la pâture, leur procurer du bois, et si par hasard les intempéries ou le feu leur font subir quelque dommage, le seigneur leur remet une partie de la redevance. Cela, vous, vous ne le faites pas ! Vous, vous ne faites pas grâce d’un sou à un pauvre, même s’il devait dormir dans la rue.
5757. Curé : ˂Je vais vous en dire un peu plus> : voyez ce qui se passe dans les villes, tous les abus qu’il y a partout, songez à ce que font les marchands avec leurs marchandises, qui sont mauvaises, leurs poids, trop légers, leurs mesures, trop petites, et ainsi de suite ; et les artisans ne sont pas en reste non plus. ˂Il y aurait beaucoup à en dire, et il faudrait un grand livre si l’on voulait noter tant de trafics> : poussé par la cupidité, chacun augmente ses prix, ils sont tous sans foi ni loi. Ils nous trompent même sur la nourriture et les boissons qu’il nous faut acheter : les aubergistes coupent le vin avec de l’eau ou toutes sortes de préparations ; le pain est petit, on ne sait trop de quoi il est fait ; les épices sont mêlées d’autres produits, elles contiennent des colorants : chacun est trompé par l’autre et personne n’y échappe. Et les paysans eux aussi connaissent bon nombre de mauvaises ruses, pour trafiquer ce qu’ils apportent au marché : que ce soit du blé, de l’orge, de l’avoine, on y trouve des saletés, de la poussière, de l’ivraie, des gesses, des mauvaises herbes, mais pas grand-chose de bon. Le bois aussi, qui est bien rangé au dehors, est creux, tordu, ou petit dans les boisseaux. De même, la paille et le foin sont chargés avec tellement d’astuce que c’est une honte, une vache passerait à travers : de dehors, cela semble bien, mais dedans, c’est mouillé, cela pourrit. Et si l’un d’eux apporte des oeufs, ils sont à moitié pourris et ils puent. La même remarque vaut aussi pour les fruits : poires, pommes, elles sont petites, dures, pourries, ou piquées par la grêle, et souvent, on les donne aussi avec le reste en prétendant être juste et bon. N’est-ce pas un péché ? N’est-ce pas ici aussi pure cupidité ? Pourtant, Paul dit bien, au sixième chapitre de son Épître à Timothée : « Ne portez en vous ni l’envie, ni la guerre, ni le blasphème ; ne soyez pas cupides, ne recherchez pas la richesse. Celui qui agit ainsi tombe dans les rets du diable » [1 Tm 6,9 et s.].
5858. Maire : Vous vous êtes étendu bien longtemps sur ce qui accable le monde. Mais la cupidité est d’abord apparue parmi vous, en particulier au moment où le Christ, à coups de fouets, chasse hors du temple les docteurs qui vendaient les colombes que l’on devait ensuite leur sacrifier, et les changeurs qui prêtaient de l’argent aux pauvres pour qu’ils ne quittent pas le temple sans faire de don [Mc 11,15]. C’est de là qu’est venue votre cupidité et votre habitude des offrandes, que vous voulez encore perpétuer à l’église alors que cela va à l’encontre de la volonté de Dieu qui veut que nous tous, clercs et laïcs, soyons un seul corps.
5959. Le Christ est notre tête au ciel, et le pape, et après lui vous tous, ecclésiastiques, qui prêchez, priez et administrez les sacrements, les serviteurs de cette tête [Rm 12,4 et Ep 5,23]. Et si le corps tout entier est malade, et que le serviteur de la tête a perdu la raison, il faut tout d’abord secourir la raison, lui administrer des médecines, et c’est ainsi qu’ensuite, les membres aussi guériront. C’est pour cela que le docteur Luther* a commencé par vous, parce que vous deviez nous instruire, et nous devions vous obéir, comme il est dit en Matthieu 23 : Ainsi, (c’est ce qu’on y lit) « vous placez sur nos épaules une très lourde charge, et vous n’y touchez même pas » [Mt 23,4],
6060. Et votre cupidité augmente de jour en jour. Si quelqu’un meurt pendant la semaine, vous ne l’enterrez pas avant le jour de fête, quand beaucoup de-gens viennent dans les villages apporter leur offrande. Et si deux personnes meurent dans un même village, vous ne les enterrez pas en même temps, mais l’une après l’autre, à cause des offrandes. Et dans les villages, les offrandes sont augmentées de la même manière : farine, vin, oeufs, graisse, voilà pour le sacristain, et voilà pour monsieur le curé. D’où vient que les prêtres en demandent toujours plus ? C’est à cause de la putain du curé ; c’est pour elle qu’il faut beaucoup de farine et beaucoup de graisse cette année, ce que le pauvre paysan pense être tenu d’apporter ainsi en offrande. Alors que vous devriez être nos guides, nos pasteurs, et qu’il n’en est rien.
6161. Mon étudiant me rapporte à ce sujet qu’il est écrit au deuxième chapitre de la première Épître de Pierre : « Il viendra de faux prophètes, maîtres dans l’art du mensonge, et ils introduiront de fausses doctrines de la damnation, et ils sont dans l’erreur... » [2 P 2], C’est pour cela que nous, les membres, nous voulons nous appliquer à secourir tout d’abord la tête, et vous guider. Mais comment ? Nous allons demander aux princes et aux seigneurs de vous reprendre les bénéfices indus, et nous les y aiderons. Il me faut agir pour l’honneur et le nom de Dieu, et prendre sur moi l’inimitié de tous les hommes, dit le Christ à ses apôtres [Mt 10,22], A cause de mon nom, tous les hommes seront vos ennemis [Mt 24,9]. Ici, il nous faudra provoquer la colère de nos pères, de nos mères et de nos meilleurs amis [Mt 10,21 et s.]. Ici, il nous faudra (comme j’en ai déjà parlé tout à l’heure) ne laisser ou ne donner à quiconque que ce qui lui suffit pour se nourrir honnêtement. Ainsi, vous n’auriez plus à souffrir d’être tracassés par de méchantes femmes débauchées qui vous font du tort et vous empêchent de dormir à vous chercher querelle, ni à vous soucier de savoir comment nourrir femme et enfants, ni à craindre l’abondance ou l’abus de nourriture et de boissons et ainsi, vous ne seriez frappés par aucune maladie, ni la goutte, ni aucune autre.
6262. S’il en était ainsi, donc, vous pourriez servir l’Église dans le calme, prier, prêcher, étudier, dire matines, laudes, tierce, sexte, none, vêpres et complies et vous acquitter de tout ceci en toute tranquillité. Vous seriez ainsi calmes et sains de corps et d’esprit. ˂Et si un tel traitement portait quelque fruit en vous, votre enseignement entrerait ensuite plus facilement dans nos coeurs, nous souhaiterions véritablement nous amender en suivant votre exemple. Pour tout ceci, nous ne vous tiendrions rigueur de rien… > Que diriez-vous d’un tel ministère ?
6363. Curé : Voilà ce que j’en dis : vous n’êtes pas ordonné, et il ne vous appartient pas de nous faire des reproches. Le pape, les évêques, et nombre de prélats et de curés instruits ont tant étudié et lu tous les bons livres et les Écritures qu’ils savent bien ce qu’ils doivent faire (et nous aussi). Mais depuis que votre haine pour les ecclésiastiques se développe sans limite, et que ce moine scandaleux, avec ses écrits hérétiques, s’y associe pour vous plaire, vous pensez que vous allez avoir notre peau à tous !
6464. Maire : Je vous le dis, curé, cessez de parler d’hérésie, ou bien, pour vrai, vous allez être rossé ; je vous le dis pour la dernière fois. Vous parlez de grandes connaissances et de grands tours, que le pape et vous-mêmes avez appris et savez faire ; alors, pourquoi donc n’avez-vous pas eu raison du docteur Luther* en disputant avec lui à Worms, ces derniers jours, alors qu’il l’avait demandé devant une foule nombreuse, et qu’il n’a pas désavoué ce qu’il a écrit ; tandis que si vous l’aviez réfuté, il était prêt à se soumettre volontairement à la peine qu’on lui aurait infligée et à se rétracter sur tout ce qu’il a affirmé jusqu’ici. Mais personne n’a osé se mesurer à lui, et vous l’avez donc laissé rentrer chez lui. Eh quoi, si vous êtes aussi savants que vous le prétendez, vous n’avez pas besoin de dire que nous vous haïssons sans raison ; sans autre raison que votre conduite indigne, votre grande cupidité, qui vous pousse à nous dépouiller de tout, à nous écorcher et à nous présenter un enseignement sans fondement, et les mauvais exemples que vous nous offrez. C’est pourquoi ce que Paul écrit à Timothée au troisième chapitre de la deuxième Épître : « Ils ont l’apparence d’une vie ecclésiastique, apprennent toujours plus, et ne parviennent jamais à la vérité » [2 Tm 3,5.7] est sans doute bien vrai. Que dites-vous de tout cela, monsieur le curé ?
6565. Curé : Je n’en dis rien. Car si ce que vous dites est vrai, que Luther* s’est présenté à Worms, qu’il a ainsi défendu sa cause, et compte maintenir ce qu’il a écrit, qu’il s’est offert à la controverse et que personne ne s’est opposé à lui, alors, moi non plus, je ne veux plus combattre pour personne. Il en va de moi comme des autres. A cause de cet événement, je veux dorénavant le tenir en plus haute estime. Je voudrais aussi vous demander, à vous, cher maire, et à vous autres, voisins, si j’ai trop parlé et vous ai trop contredits, que vous vouliez bien me pardonner, car ceci me fait comprendre que Luther* est bien plus savant que le pape, les cardinaux, les évêques, les prélats, les docteurs, les curés et les prêtres que l’on rencontre d’ordinaire.
6666. Et ce que j’ai fait, à vous contredire, c’est le docteur Murner de Strasbourg qui m’y a incité ; il a souvent fait le fanfaron et a beaucoup écrit contre le très savant docteur Luther*, mais il n’était pas à Worms, lui non plus. Et aussi le docteur Eck, d’Ingolstadt, qui a tiré grande gloire de sa bulle ˂D’ailleurs, j’ai entendu dire que ce docteur Eck a participé à une controverse avec le docteur Luther* à Leipzig et qu’il s’en est fort mal tiré. Cependant, la honte qu’il a subie à Leipzig, il l’a soignée en grande pompe à Neuburg, près d’Ingolstadt : il a inventé le grand art de mesurer les maisons avec ses bras, et a entrepris d’apprendre à marcher sur la tête. De toutes façons, Karsthans a fait un très plaisant portrait de Murner, et il a bien fait, parce que ce marlou s’est mis en tête de critiquer Luther*, sans rime ni raison. Et je crois qu’il serait mieux employé à prêcher devant des garnements qu’à défendre la sainte Écriture, puisqu’il a déjà fait ses preuves dans ce domaine : notamment quand il avait entrepris, avec sa très grande sagacité et beaucoup de finesse, de présenter au monde, pour qu’il fasse pénitence et s’amende, son enseignement très savamment fondé, qui avait nom la Conjuration des fous, la Corporation des coquins et Les funérailles de Gretchen, la meunière. Sans oublier Till l’Espiègle et d’autres petits livres dans lesquels, bien sûr, il cite peu la Bible, et il n’a donc pas eu besoin de savoir beaucoup de grec, ni de chaldéen pour les écrire. Je suppose que c’est à Freiburg qu’il a appris de telles finesses, dans le ventre de la paresse. Mais il chante ses propres chansons.
6767. Donc, puisque le pape confie la défense de son Église et de sa sainteté à des gens importants>, je veux pour ma part rejoindre le camp du pieux Luther*, et ne veux plus rien entendre de tous ces beaux parleurs. Je veux aussi, dorénavant, me consacrer tout entier à son enseignement, et vous guider, comme un bon pasteur. Car j’entends dire qu’il y a déjà nombre de savants à ses côtés, en particulier le docteur Erasme de Rotterdam qui est une pierre angulaire solide pour l’Écriture ; et aussi le docteur Andreas Carlstadt qui est une couronne pour la sainte Écriture ; et aussi Œcolampade et bien d’autres encore. Car j’entends dire que ces hommes très savants ont trouvé le vrai coeur des bons livres (qui est dans tous les bons livres apparus ces dernières années) par l’exercice du grec, de l’hébreu, du latin et peut-être du chaldéen ; c’est là, à ce qu’on m’a dit, que se trouve le vrai trésor de la sainte Écriture... Pour cette raison, permettez-moi donc d’être votre pasteur, je ferai ce qu’il vous plaira. Car j’ai longtemps réfléchi à notre conduite, à nous autres, prêtres, et je pense que Dieu va changer tout cela un jour, et que nous serons tous démasqués et punis.
6868. Maire : Cher monsieur le curé, ˂vous avez tout à fait raison, je pense que ce temps est venu. En vérité, cette conduite indigne, ces désordres et ces mauvais exemples présentés par ces grands personnages qui se nomment ecclésiastiques ont bien duré quatre cents ans, durant lesquels nous-mêmes et nos ancêtres, depuis tout ce temps, étions prisonniers des mensonges que vous autres, votre bande d’ecclésiastiques, inventiez. Et, comme me l’a raconté mon étudiant, on lit dans le septième chapitre des Actes que Dieu notre Seigneur dit à Abraham : « Tes descendants vivront en terre étrangère, et ils seront asservis et maltraités pendant quatre cents ans, et ces gens qu’ils servent, je les jugerai », dit le Seigneur [Ac 7,6 et s.], etc. De qui pensez-vous que Dieu veut parler ? Écoutez bien : ainsi, nous, simples en esprit, sommes en vérité ceux que vous aviez asservis, ceux qui depuis longtemps étaient prisonniers, et ce que depuis des générations nous avons grappillé péniblement, à force de sang et de sueur, nous vous le retournons maintenant, avec vos ruses ; vous tenez déjà trois des montants du lit, et si Dieu notre Seigneur et le pieux Luther* avaient continué à sommeiller ou à regarder sans rien faire, vous auriez bientôt mis la main sur le quatrième aussi, cela fait longtemps que vous vous y essayiez, et vous continuez de le faire. Et nous, il nous faut nous y accrocher fermement pour qu’il ne nous échappe pas ; vous avez été si impitoyables que vous nous avez arraché la couverture, et nous sommes presque morts de froid. Il est temps que nous aussi, nous nous réchauffions. Le jugement de Dieu est à craindre, pour vous comme pour nous tous. Pour cette raison, cher monsieur le curé, vous voilà dans de bonnes dispositions, bien chrétiennes. Si les autres ne veulent pas suivre le bon chemin, qu’ils songent à ce qu’il adviendra d’eux par la suite.> Trinquez donc à tout cela avec nous tous, cher monsieur le curé, et que tout soit effacé et pardonné. Et que Dieu nous vienne en aide, etc. Et, pour sceller ces bonnes résolutions, nous mangerons tous avec vous dimanche matin.
6969. Curé : Cela me va, chers voisins, etc.
7070. C’est ainsi qu’ils se séparèrent, et que chacun s’en retourna chez lui, le curé comme les autres, et, comme on le lui avait promis, on lui offrit le déjeuner.
71C’est ici que se termine le dialogue sur la cupidité des clercs et des laïcs.
72Imprimé dans la bonne ville de Bâle par le respectable Thomas Wolff, en la 1521e année après la naissance du Christ notre Seigneur.
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