La représentation des classes sociales dans études socialistes de Jean Jaurès1
p. 115-127
Texte intégral
1 Études socialistes est un recueil d’articles que Jaurès publia d’abord de juillet à octobre 1901 dans le quotidien socialiste La Petite République et qu’il regroupa en décembre 1901, à la demande de Charles Péguy, pour en faire un numéro des Cahiers de la Quinzaine, en le faisant précéder d’une introduction intitulée "Question de méthode".2
2Dans le vocabulaire que Jaurès utilise ici, les mots qui désignent les classes sociales occupent une place importante, comme le montre le document l3, où nous avons rassemblé les mots les plus fréquents et les plus caractéristiques. Pour disposer d’un instrument de comparaison avec un autre penseur socialiste de la même époque, nous avons aussi relevé les emplois des mêmes mots dans Les deux méthodes, débat contradictoire entre Guesde et Jaurès, qui eut lieu à Lille, le 26 novembre 1900.
Les emplois du mot classe
3Si l’on examine d’abord les emplois du terme générique classe, on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus employé au singulier qu’au pluriel (188 occurrences contre 40, 157 contre 32 si l’on tient compte seulement de l’usage hors citation). Au singulier, sauf dans six de ses emplois, il s’applique à une classe précise. Il s’agit alors plus souvent du prolétariat (133 occurrences) que de la bourgeoisie (49).
4La référence à l’une des deux classes est généralement indiquée par un adjectif postposé spécifique. Mais si le prolétariat a son équivalent reconnu dans l’expression classe ouvrière, il n’en est pas de même de la bourgeoisie : classe bourgeoise et classe possédante n’apparaissent que deux fois chacune ; seule classe capitaliste – que nous retrouvons aussi dans le discours de Guesde – peut être considérée comme un essai de constituer une expression symétrique de classe ouvrière, sans parvenir jamais à concurrencer vraiment bourgeoisie pour désigner la classe ennemie.
DOCUMENT 1 Désignation des classes sociales
Etudes socialistes | discours de Jaurès | discours de Guesde | |
nombre d’occurrences | 67116 | 7792 | 5430 |
classe | 188 (31) | 33 | 49 |
dont classe ouvrière | 70 (9) | 1 | 5 |
classe prolétarienne | 5 (1) | 1 | |
classe des salariés | 2 (2) | ||
classe opprimée | 2 | ||
classe capitaliste | 11 | 3 | 5 |
classe bourgeoise | 2 (1) | 1 | |
classe dirigeante | 2 (2) | 2 | |
classe possédante | 2 | • | |
classes | 40 (8) | 4 | 5 |
dont classes exploitées | 2 | ||
classes possédantes | 5 (1) | ||
classes privilégiées | 3 | ||
prolétariat | 180 (27) | 30 | 23 |
prolétaires | 45 (1) | 12 | 2 |
prolétarien | 54 (4) | 2 | |
ouvrier (nom) | 48 (13) | 2 | 3 |
ouvrier (adjectif) | 130 (11) | 5 | 13 |
bourgeoisie | 95 (29) | 15 | 22 |
bourgeois (nom) | 19 (10) | 1 | 3 |
bourgeois (adjectif) | 182 (12) | 38 | 10 |
5En fait la désignation des deux classes est doublement dissymétrique, quantitativement mais aussi parce qu’une classe dispose de deux racines, celle de prolétaire et celle d’ouvrier, alors que l’autre n’a que les mots de la famille de bourgeois.
6La dissymétrie se manifeste aussi au pluriel, mais d’une manière différente. Dans la moitié de ses emplois, le pluriel désigne l’ensemble des classes, le plus souvent sans précision de nombre. Parfois, cependant, Jaurès souligne la division de la société en deux blocs : "Nous constatons que la forme actuelle de la propriété divise la société d’aujourd’hui en deux grandes classes" (p. 125).
7La seconde moitié des occurrences ne s’applique qu’à l’un des deux protagonistes, suggérant par là qu’il y a une diversité dans chaque camp. La forme classes est alors presque toujours suivie d’un adjectif qui précise de quelle partie de la société il est question. On retrouve ainsi avec classes exploitées la trace d’une époque encore récente où la classe ouvrière était surtout désignée au pluriel4 et où Marx lui-même, cité p. XLVII, parle de "classes laborieuses". Mais le plus souvent ce pluriel est réservé aux classes supérieures, possédantes, dirigeantes, privilégiées. Utilisant la même stratégie que dans la désignation des partis politiques, Jaurès souligne par là que, face au singulier qui exprime l’unité de la classe ouvrière, l’adversaire est divisé : "La classe capitaliste et propriétaire ne forme une classe qu’à l’égard des salariés. En elle-même, elle est divisée, déchirée par la plus âpre concurrence." (p. 129) Cela revient à dire que seul le prolétariat mérite le nom de classe.
Le prolétariat, classe conquérante
8Prolétariat et classe ouvrière sont deux termes apparemment interchangeables. Jaurès passe facilement de l’un à l’autre, quelquefois dans la même phrase, utilisant cette possibilité de choix lexical pour varier l’expression : "Mais combien cela est plus vrai encore de la loi d’assurance sur les pensions de vieillesse et d’invalidité qui crée un droit nouveau de la classe ouvrière, qui constitue au prolétariat un patrimoine à la fois collectif et individuel ; comme surtout cela sera vrai de l’assurance contre le chômage, qui est nécessaire et possible, et qui introduira la classe ouvrière organisée au coeur même de la production." (p. 68-69)
9Ailleurs cette alternance permet d’employer le terme simple lorsqu’il faut apporter une précision supplémentaire à l’aide d’un adjectif. C’est le cas dans le passage suivant où l’on observe ce phénomène sur quatre phrases successives : "la classe ouvrière tentait, par une sorte de coup de surprise, de s’emparer de la révolution et de la faire sienne. C’est ainsi que sous la Révolution française en 1793, le prolétariat parisien pesa, par la Commune, sur la Convention et exerça parfois une sorte de dictature. C’est ainsi qu’un peu plus tard Babeuf et ses amis tentaient de saisir, par un coup de main et au profit de la classe ouvrière, le pouvoir révolutionnaire. Ainsi encore, après 1830, le prolétariat français, après avoir joué dans la Révolution de Juillet le grand rôle noté par Armand Carrel, essaya d’entraîner la bourgeoisie victorieuse, et bientôt de la dépasser." (p. XV)
10Cette quasi-équivalence n’a rien de surprenant : elle est courante alors dans le discours socialiste et correspond à l’usage marxiste, ainsi que le rappelle Madeleine Rebérioux : "Comme chez Marx, le terme a un synonyme : le prolétariat."5 Les citations dont Jaurès parsème Etudes socialistes sont là pour le prouver, puisqu’on y trouve les deux termes utilisés sans différence notable, non seulement par Marx mais aussi par Engels et Liebknecht.
11Parfois cependant, Jaurès considère la classe ouvrière comme un sous-ensemble du prolétariat qui s’oppose à la classe paysanne : "Le rôle nouveau des classes ouvrière et paysanne dans la vie nationale et gouvernementale italienne est aussi l’équivalent paisible d’une révolution." (p. 40) Il reprend alors sous une autre forme l’opposition entre prolétariat rural et prolétariat industriel, qu’on trouve en particulier dans Mouvement rural. Il est intéressant à cet égard de noter que dans cette partie du recueil, sans doute pour éviter la confusion, Jaurès n’emploie jamais classe ouvrière. On peut donc dire que prolétariat constitue le terme générique pour désigner l’ensemble de la classe, mais que, lorsqu’il n’y a pas ambiguïté il est remplacé sans inconvénient par classe ouvrière.
12D’une manière générale, ces deux désignants nous offrent, l’un comme l’autre, l’image d’une classe vouée à l’action qui apparaît dans la répétition des segments "action du prolétariat", "action des prolétaires", "action prolétarienne", "sous l’action de la classe ouvrière" et "action de classe" (4 occurrences toujours attribuées au prolétariat). Ils sont souvent sujets des verbes dans les propositions où ils se trouvent et peuvent alors être relayés par de longues rafales de pronoms personnels : elle (quatre fois p. XIV), elle (douze fois p. 29), il (neuf fois p. 33), il (treize fois p. 140), etc... Il faut y ajouter les compléments d’agents de verbes passifs, et les génitifs subjectifs comme "la résistance de la classe ouvrière".
13Trois aspects principaux caractérisent cette action. Tout d’abord elle est fondée sur des rapports de force : les mots fort, force, puissance sont fréquents à proximité de prolétariat ou de classe ouvrière et se retrouvent en particulier dans les segments répétés force ouvrière, forces ouvrières, puissance prolétarienne. Cette force est liée à la croissance : "force croissante" (3 occurrences), "croissance de la classe ouvrière" (2) et "croissance du prolétariat" (4) et de nombreux emplois des verbes grandir, croître, accroître...
14En second lieu, le prolétariat est une classe en mouvement : Le mot mouvement apparaît souvent dans l’environnement immédiat et est lui-même inséré dans les segments "mouvement de classe" (2 occurrences), "mouvement(s) ouvrier(s)" (4), "mouvement(s) prolétarien(s)" (5).
15Enfin l’action de la classe ouvrière se confond avec la vie : on trouve les expressions "vie prolétarienne" et "vie du prolétariat" (2 occurrences chacune). C’est aussi parce qu’il fonctionne comme un organisme vivant que le prolétariat grandit et se développe.
16Nous trouvons réunies ces trois caractéristiques du prolétariat, force, mouvement et vie, dans un passage où Jaurès, commentant une formule de Lassalle, corrigée par Kautsky, lui oppose sa propre définition du prolétariat : "Et moi je dirai qu’il n’est pas précisément un roc, une puissance compacte et immobile. Il est une grande force cohérente, mais active, qui se mêle, sans s’y perdre, à tous les mouvements et s’accroît de l’universelle vie." (p. X)
17Mais le prolétariat n’est pas seul à agir. Autour de l’acteur principal, se joue une sorte de drame à plusieurs personnages qu’on pourrait décrire en utilisant le modèle actantiel proposé par Greimas. En considérant que "dans la syntaxe de la proposition, les fonctions ne sont que des rôles joués par les mots", nous avons pu retrouver les six types d’actants définis dans Sémantique structurale : le sujet et l’objet, le destinateur et le destinataire, l’adjuvant et l’opposant6.
18Les principaux objets de l’action sont le pouvoir pour lequel Marx et Blanqui prévoient "une prise de possession révolutionnaire" (p. XIV) et dont "le prolétariat s’emparera" (p. XVI), auquel il s’est installé" (p. XXV) ou "s’est essayé" (p. XXXII), la révolution que "dans toute cette longue période, la classe ouvrière n’était pas assez forte pour tenter" (p. XIV) mais que "le prolétariat accomplira" (p. 118), les réformes que "la classe ouvrière veut" et dont "elle a besoin" (expression reprise huit fois p. 29), qu’elle "peut et doit conquérir" (p. 30), par exemple "la législation sociale que la classe ouvrière a peu à peu imposée" (p. LVII) ou le suffrage universel dont le prolétariat belge "approche sa main" (p. 38). Le pouvoir ainsi conquis peut se transformer en dictature (15 occurrences) ou en domination (2) du prolétariat, mais il s’agit toujours de citations de Marx et de Engels, toutes situées dans les deux premières parties du recueil, et du commentaire souvent critique qui les accompagne. Jaurès n’écrit-il pas plus loin, visant en même temps la bourgeoisie : "La domination d’une classe est un attentat à l’humanité" ? (p. 135)
19En même temps qu’agent, le prolétariat est fréquemment aussi le destinataire de l’action. Il peut l’être explicitement comme le suggère l’expression "à son profit" : "le prolétariat capable de confisquer à son profit les révolutions bourgeoises" (p. XXV), il l’est le plus souvent implicitement. Mais d’autres agents peuvent aussi travailler pour lui. C’est ce que marquent, outre les compléments d’attribution, des tournures comme "au profit de la classe ouvrière" (p. XV et 178), "pour le plus grand bien de la classe ouvrière" (p. 241), "dans l’intérêt du prolétariat" (p. 30 et 59), "pour le bien du prolétariat" (p. 185).
20Si le prolétariat peut tenter d’atteindre ses objectifs en obéissant uniquement à l’"instinct de classe", on voit aussi apparaître parfois des destinateurs, qui définissent plus clairement ce but et lui indiquent la route à suivre : ce sont les penseurs socialistes cités par Jaurès qui ont dit ou disent comment le prolétariat doit agir, Engels qui "conviait le prolétariat européen" à une "action révolutionnaire méthodique, directe et légale" (p. XXXIV) ou Marx qui "écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection" (p. XLIV). Parmi ces penseurs il faut compter Jaurès lui-même. Ne parle-t-il pas "de l’action de classe assignée par nous au prolétariat" et n’utilise-t-il pas abondamment les modalités déontiques et les futurs pour décrire cette action, se manifestant par là lui aussi comme destinateur implicite ? (p. X) Le prolétariat se voit ainsi reconnaître une mission, et en particulier le "prolétariat français en qui la mission humaine peut développer sans obstacle son universalité." (p. XLIII)
21Enfin le prolétariat a des adversaires et des alliés : s’il peut s’unir à la bourgeoisie pour lutter contre les "forces de contre-révolution" (p. XV), il la retrouve en face de lui pour la conquête du pouvoir politique et économique. Mais la situation se présente différemment selon qu’elle est décrite dans une citation de Marx et de Engels et dans une analyse de leur pensée ou au contraire dans un texte que Jaurès prend à son compte. Dans un cas on a affaire à une opposition brutale qui, après une alliance passagère, ne peut se résoudre que par la défaite définitive d’un des deux adversaires : "Ainsi, c’est par une Révolution violente contre la classe bourgeoise que le prolétariat s’emparera du pouvoir et réalisera le communisme." (p. XVI) Dans l’autre, le prolétariat est "une force qui peut coopérer avec d’autres forces" (p. X) et la bourgeoisie fait partie de ces forces : un accord est possible, par exemple, entre "les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise" pour défendre la République" (p. 26). Mais la force du prolétariat est ici une force légale, alors que dans la situation envisagée par Marx il agit "par un coup de force" (expression employée deux fois p. XXV), par "la prise de possession brusque du pouvoir" et par "la violence faite à la démocratie" (p. XXVII). Si la force reste toujours un trait nécessaire pour caractériser une classe, il y a donc deux manières bien différentes de l’envisager.
22Il reste à parler des cas où le prolétariat est objet de l’action. C’est ce qui se produit en particulier dans l’article sur la grève générale où Jaurès se sert de cette construction syntaxique d’une manière polémique en présentant la classe ouvrière comme le jouet de manipulations de la part des théoriciens qui préconisent cette forme de lutte : "là est précisément le vice essentiel de la tactique. Elle ruse avec la classe ouvrière. Elle se propose de l’entraîner, comme par l’effet irrésistible d’un mécanisme, au delà du point qu’on lui aura indiqué tout d’abord. C’est par l’attrait de quelques réformes concrètes, précises, immédiates, qu’on la détermine à la grande opération de la grève générale, et on imagine qu’une fois prise dans l’engrenage elle sera conduite, presque automatiquement, à la Révolution communiste." (p. 106) Ni agent ni bénéficiaire de l’action, la classe ouvrière se voit ici imposer à la fois ses actes et son interprétation des événements par un on irresponsable, c’est-à-dire tout le contraire du penseur socialiste, dont la tâche est précisément de développer la prise de conscience dans le prolétariat.
23Ces différents acteurs du drame social, nous les retrouvons sous une forme assez voisine dans le discours que Jaurès prononce lors du débat sur les deux méthodes. Le prolétariat y offre la même image agissante, car il est presque toujours le sujet de l’action, action qui se réfère surtout à la lutte menée en faveur de Dreyfus ou à des luttes voisines que Jaurès prend comme exemples. Le même système d’associations et d’oppositions y fonctionne également, avec d’un côté "la réaction nationaliste et cléricale" et de l’autre "celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière", mais on y voit aussi s’affronter parallèlement deux groupes de valeurs : forces de mensonges contre vérité, humanité, civilisation. Lorsque le prolétariat n’agit pas lui-même, c’est le parti socialiste – ou l’un de ses représentants parmi lesquels il faut compter nous et je – qui prend le relais, et il le fait dans son intérêt, pour l’émanciper, le libérer, etc... Seul fait exception le Conseil National du Parti ouvrier, qui "a essayé de faire sortir le prolétariat de cette bataille".
24Si ce cas de manipulation est isolé chez Jaurès, il est assez fréquent chez Guesde qui énumère toute une série d’opérations dans lesquelles le prolétariat a été entraîné malgré lui : "commandait au prolétariat", "diviser le prolétariat", "imposer au prolétariat", "mobiliser et immobiliser le prolétariat". Les responsables en sont généralement Jaurès et ses amis, même s’ils ne sont pas désignés explicitement, mais on les devine derrière le on et les formulations impersonnelles et on les voit même travailler pour l’ennemi dans cette évocation métaphorique qui les assimile à des traîtres : "La nouvelle politique que l’on préconise au nom de la lutte de classe consisterait donc à organiser à part, sur son propre terrain, le prolétariat, et à l’apporter ensuite, comme une armée toute faite, à un quelconque des états-majors bourgeois."7 Ainsi, pour les besoins de la polémique, le prolétariat est-il chez Guesde plus souvent victime qu’acteur de son destin.
25Ajoutons enfin, déjà observée avec "les socialistes", la volonté de mettre en valeur les individus agissants qui se manifeste dans l’emploi de la forme "prolétaires" et qui constitue, ici encore, une spécificité du discours de Jaurès.
Une ou plusieurs bourgeoisies ?
26Sous ses diverses désignations, la bourgeoisie est beaucoup moins nommée que le prolétariat, comme le montrent les chiffres du document 278. Faut-il y voir une tendance à ne pas trop désigner l’adversaire pour ne pas donner l’impression qu’on lui accorde une importance exagérée ? On peut le penser si l’on remarque que la forme bourgeoisie est presque toujours utilisée à proximité d’un désignant du prolétariat, le plus souvent prolétariat lui-même, mais aussi classe ouvrière, ouvriers, mouvement prolétarien, classes exploitées, travailleurs, etc... La bourgeoisie est donc envisagée essentiellement parce qu’elle est en relations avec le prolétariat et dans la description de ces relations.
27Mais face à ce prolétariat, et malgré le nombre de désignants plus faible, elle apparaît plus divisée que lui. Aux emplois du pluriel déjà notés au paragraphe 1 s’ajoute la diversité des adjectifs qui peuvent accompagner le singulier et qui marquent la variété à la fois dans l’espace et dans le temps. L’adjectif antéposé permet de distinguer haute, grande, moyenne ou petite bourgeoisie, cette dernière étant plus fréquemment nommée parce qu’elle est la plus susceptible d’être détachée de l’ensemble et de devenir une alliée. L’adjectif postposé précise, lui, la fonction économique avec capitaliste, possédante, rentière, financière, industrielle ou la position idéologique avec progressiste, libérale, censitaire, révolutionnaire ; il situe dans l’histoire, comme le terme précédent qui concerne le plus souvent la classe qui a participé à la Révolution française, ou la bourgeoisie de Louis-Philippe. Ainsi, de même que Marx proposait au prolétariat de tirer parti "des dissentiments internes de la bourgeoisie" (p. XL), Jaurès pense que le prolétariat "continuera encore, sous les formes nouvelles que développe la démocratie, à tirer parti des inévitables conflits intérieurs de la bourgeoisie" (P- L).
28Pour souligner la diversité des tendances qui se partagent la bourgeoisie, nous retrouvons le mot fraction, déjà utilisé dans la désignation des partis politiques : "les diverses fractions révolutionnaires de la bourgeoisie" (p. XV), "la collaboration gouvernementale du socialisme avec d’autres fractions de la démocratie" (p. 73). Mais ce terme est beaucoup plus utilisé dans Les deux méthodes où la division de la bourgeoisie est un thème largement développé par les deux orateurs et où sur 12 occurrences 9 s’appliquent à la bourgeoisie (5 sur 7 pour Jaurès, 4 sur 5 pour Guesde). Nous voyons une fois de plus les deux adversaires se distinguer dans l’usage qu’ils font du mot fraction. Pour désigner la bourgeoisie, Guesde l’emploie toujours au singulier, considérant que les différentes fractions sont interchangeables et que chacune représente l’ensemble : "de façon à ce qu’une fraction vaincue pût toujours être remplacée au pouvoir par une autre fraction de la même classe également ennemie."9 Jaurès, au contraire, accentue la diversité en choisissant 4 fois sur 5 le pluriel et en marquant la cinquième fois, à l’aide d’un adjectif, la particularité de la fraction considérée : "la fraction libérale de la bourgeoisie"10. Il a recours également à des termes qui traduisent les oppositions internes : lutte(s), entre (2 occurrences chacun), différence et différentes. En outre, dans toutes les phrases examinées, le prolétariat est présent, il a un rôle actif et c’est lui qui effectue le choix décisif : "s’intéresser à", "marcher avec", "faire une différence entre", "ne pas rester neutre", "se coalisant avec". Et ce choix, quatre fois sur cinq, est présenté par Jaurès comme l’accomplissement d’un devoir. Rien de tel chez Guesde qui, dans la seule phrase où il cite le prolétariat, en fait l’objet d’une manipulation dont Jaurès est rendu implicitement responsable : "Il y avait là une arme nouvelle et puissante dont on pouvait et dont on devait frapper toute la bourgeoisie, au lieu de mobiliser et d’immobiliser le prolétariat derrière une fraction bourgeoise contre l’autre..."11
29Si Guesde, contrairement à Jaurès, privilégie l’unité de la bourgeoisie, c’est pourtant lui qui utilise avec ce mot le plus grand nombre d’adjectifs différents, alors que Jaurès se contente d’isoler dans l’ensemble de cette classe "la bourgeoisie libérale". Mais ces adjectifs ne servent pas, comme dans Etudes socialistes, à établir une classification : ou bien ils ajoutent une qualification dépréciative (emprisonneuse, fusilleuse) qui portent sur toute la classe ou bien ils réfutent l’idée même de classification. En multipliant les adjectifs dans des structures syntaxiques semblables, Guesde en souligne le caractère interchangeable et en fait un jeu d’apparences destiné à tromper le prolétariat : "ils répondaient, soit à l’appel de la bourgeoisie opportuniste contre la bourgeoisie monarchiste, soit à l’appel de la bourgeoisie radicale contre la bourgeoisie opportuniste"12.
30Dans Etudes socialistes, Jaurès présente la bourgeoisie comme une classe active : "la petite bourgeoisie aussi est agissante", elle est "une force active et passionnée" (p. 86) ; Jaurès parle d’agitations (révolutionnaires) de la bourgeoisie (à trois reprises), d’action révolutionnaire, de mouvements révolutionnaires, mais cette action est rejetée dans un passé révolu. Ces expressions sont situées dans des propositions dont les verbes sont au passé ou bien elles sont annulées par des tournures négatives ou par des termes qui les rendent périmées : "la période révolutionnaire de la bourgeoisie est close" (p. XXXIII), il en est de même de son "action révolutionnaire" (p. XXXV), le prolétariat "ne peut plus saisir et tourner à son profit les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie, qui sont épuisées" (p. XXXIV), il "ne peut plus compter sur les mouvements révolutionnaires de la bourgeoisie pour déployer sa propre force de Révolution" (p. XXXV). De fait, beaucoup de ces actions de la bourgeoisie sont historiquement datées ; ou bien il s’agit d’activités hypothétiques, envisagées lors de la discussion des thèses de Marx et de Engels (56 des 95 occurrences de bourgeoisie se trouvent dans la première partie) et qui, même évoquées au futur, sont définitivement rejetées, car "l’hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du Manifeste communiste est", elle aussi, "épuisée" (p. XXXV).
31Les actions exprimées au présent sont plus des opérations de survie, économique et sociale, destinées à maintenir une situation acquise, qu’un réel effort vers le changement : même si "elle renouvelle sa méthode de combat", la bourgeoisie est dans une position défensive où elle essaie de conserver un privilège que "le prolétariat doit arracher" (p. 88). Quant au futur, il tient peu de place : quatre phrases seulement évoquent un avenir où elle n’a pas l’initiative et où "elle ne jouera guère qu’un rôle d’appoint" (p. XXXIV).
32Aussi les caractères de classe, force, mouvement et vie, que nous avons relevés pour le prolétariat sont-ils singulièrement atténués en ce qui concerne la bourgeoisie, au moins telle qu’elle apparaît dans Etudes socialistes, car sa période de gloire pour Jaurès, c’est la révolution de 1789, celle qu’il appelle aussi révolution bourgeoise (20 occurrences) et qui lui vaut le nom de bourgeoisie révolutionnaire. Mais pour l’observer avec son visage conquérant c’est dans l’Histoire socialiste qu’il faut la retrouver, par exemple à la veille du 14 juillet 1789 : "Ce qu’il y a d’admirable à cette heure dans la bourgeoisie révolutionnaire de Paris, ce qui montre bien la légitimité historique de son avènement de classe, c’est son absolue confiance en elle-même."13
33Le jeu des actants fonctionne ici essentiellement sur deux axes, celui du sujet et de l’objet, et celui de l’adjuvant et de l’opposant.
34La bourgeoisie est tantôt sujet tantôt objet, tantôt victorieuse, tantôt vaincue. Comme sujet, elle est à l’origine de la lutte ("se lèvera", "donnera le signal de l’ébranlement", "aura déchaîné les événements") qui peut la conduire à la victoire ; elle fait porter son action soit sur des objets politiques liés à l’extension de la démocratie ("droit constitutionnel", "suffrage universel") soit sur des objets économiques ("progrès de l’industrie", "nouvelles méthodes de production", "outillage"). Comme objet on l’entraîne, on la dépasse, on la mystifie, on lui arrache sa victoire et elle est alors généralement la victime du prolétariat, mais elle peut aussi succomber sous les coups de "la réaction".
35En effet, on voit fonctionner autour de la bourgeoisie un double système d’alliances et d’oppositions. Si le prolétariat est presque toujours présent à proximité de bourgeoisie, c’est qu’il est soit allié contre l’ennemi commun qui prend des noms divers : "vieux monde absolutiste et féodal" (p. XVIII) détaillé plus loin en "l’arbitraire des rois, la puissance des nobles et des prêtres" (p. XIX) ou encore "régime féodal et nobiliaire" (p. 221), soit plus souvent adversaire.
36Dans Les deux méthodes, Jaurès résume et en même temps justifie cette analyse en citant cette phrase de Marx : "Nous, socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et contre les prêtres."14 Guesde, au contraire, de même qu’il a nié la réalité d’une division à l’intérieur de la bourgeoisie, refuse la possibilité d’une alliance avec elle et s’il l’envisage c’est uniquement d’une manière critique : "coudre le prolétariat à cette queue de la bourgeoisie emprisonneuse". Pour lui, la bourgeoisie est fondamentalement la "classe ennemie" (expression qui figure trois fois dans son discours et qu’il est le seul à utiliser).
37Cet ennemi, Guesde le présente comme particulièrement actif. C’est lui qui a le plus souvent l’initiative et qui en particulier est à l’origine de l’appel lancé aux socialistes ; c’est lui aussi qui en est le bénéficiaire : "Il [Millerand] est arrivé au gouvernement appelé par la bourgeoisie gouvernementale. Il y est arrivé dans l’intérêt de la bourgeoisie gouvernementale qui, autrement, n’aurait pas fait appel à son concours."15 Guesde se distingue ainsi de Jaurès qui, tout au moins dans les phrases du discours qu’il prend à son compte, nous présente une classe peu active. Le seul acte dont elle ait eu vraiment l’initiative, c’est le crime qui "se commet par la main de la bourgeoisie", c’est-à-dire la condamnation de Dreyfus. Si elle a eu alors recours à une alliance avec le prolétariat, c’est parce qu’elle y était contrainte : "elle est obligée d’appeler un des nôtres". Partout ailleurs, ce sont les prolétaires ou les socialistes qui agissent.
38Telles sont les deux images contrastées des relations de classe à l’intérieur de la société française que nous offrent les deux orateurs, et ce en relatant le même événement.
Conclusion
39L’analyse des différentes formes et expressions qui sont utilisées par Jaurès pour désigner les classes sociales permet de dégager quelques constantes de sa stratégie argumentative.
40Tout d’abord l’ensemble de ces termes fonctionne à l’intérieur d’un système d’oppositions. Selon qu’il présente son propre camp ou celui de ses adversaires, Jaurès varie l’usage des diverses catégories linguistiques : au singulier il oppose le pluriel, au sujet l’objet, à l’actif le passif, au futur le présent ou le passé. On trouve ainsi d’un côté une force agissante, tendue vers l’avenir et, si elle n’a pas encore atteint son unité, la recherchant du moins avec ardeur ; de l’autre, des forces divisées, s’accrochant au passé, essayant de "revenir en arrière" et subissant souvent les événements.
41Parfois cette image est inversée, en particulier dans les passages polémiques, quand il s’agit de montrer les conséquences néfastes des autres méthodes socialistes qui, au lieu d’agir dans le sens du mouvement, conduisent le prolétariat vers l’échec.
42Mais cette vision n’est pas manichéenne. Par le pluriel Jaurès souligne aussi la diversité. En variant le jeu des actants, il défait et refait les alliances. Dans la description de l’ensemble du paysage social comme dans celle du parti socialiste et du prolétariat, il nous propose une représentation dynamique des forces sociales.
43En cela il se distingue de Jules Guesde qui nous en offre une image plus statique, même quand il décrit la classe ouvrière. Il met moins de nuances dans les oppositions et fait moins de place au futur dans lequel il voit davantage une menace qu’un espoir, sans doute parce qu’à l’évocation prophétique d’un avenir radieux il préfère souvent la mise en cause polémique de l’adversaire.
Notes de bas de page
1 L’exposé qui suit reprend des éléments d’une thèse de doctorat soutenue en 1991 et publiée depuis dans une version abrégée sous le titre Jaurès, vocabulaire et rhétorique, Paris, Klincksieck, 1994, 313 p.
2 Les numéros de page dans le texte de l’article renvoient à l’édition Slatkine Reprints, Genève, 1979, qui reprend l’édition originale avec une présentation de Madeleine Rebérioux.
3 Dans ce document, le nombre d’occurrences affecté à chaque forme ou expression inclut les emplois figurant dans les citations dont le nombre est par ailleurs indiqué entre parenthèses.
4 D’après Madeleine Rebérioux, Jaurès parle de "classes ouvrières" jusqu’en 1893 (Jaurès et la classe ouvrière, Paris, Les éditions ouvrières, 1981, p. 13).
5 Jaurès et la classe ouvrière, p. 13.
6 Greimas, Sémantique structurale, pp. 129 et s.
7 Oeuvres, tome VI, p. 214. Nous citons ici le texte des deux méthodes d’après l’édition des oeuvres de Jaurès publiée de 1931 à 1939 par Max Bonnafbus aux éditions Rieder.
8 On totalise ainsi 592 occurrences pour les diverses désignations du prolétariat contre 353 seulement pour celles de la bourgeoisie.
9 Oeuvres, tome VI, p. 217.
10 Oeuvres, tome VI, p. 206.
11 Oeuvres, tome VI, p. 213.
12 Oeuvres, tome VI, p. 216.
13 Histoire socialiste de la Révolution française, tome I, p. 373.
14 Oeuvres, tome VI, p. 195.
15 Oeuvres, tome VI, p. 216.
Auteur
UMR Lexicométrie et textes politiques
INaLF -CNRS
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