Conclusion
p. 143-148
Texte intégral
1Il est toujours très difficile de tirer les conclusions d’un colloque lorsque celui-ci a été riche, divers, marqué par des réflexions allant vers de multiples directions, car on a le sentiment de réduire la richesse et la variété des débats à quelques notions trop simples. Cependant, je vais tenter de relever le défi proposé.
2On pourrait partir d’une double certitude : après avoir entendu les points de vue des historiens de douze pays européens, il est évident que l’Europe existe dans une réalité géographique et dans le vie quotidienne, mais qu’elle n’existe pas dans une réalité politique et dans une réalité « morale.
3L’Europe a ses frontières externes et internes. Vers l’extérieur, aujourd’hui les territoires russes et turcs sont à l’extérieur de l’Europe, à la fois pour des raisons culturelles et politiques ; dans le premier cas, la séparation politique et idéologique, pendant près de 70 ans, a donné naissance à une entité, l’URSS qui a eu sa spécificité par rapport à l’Europe ; dans le second cas religion, niveau de vie et pratiques quotidiennes suscitent encore des différences nettes. Cependant, l’Europe a aussi des frontières internes, c’est à dire des séparations issues du rôle des Puissances à l’intérieur de l’Europe et issues du passé proche. Depuis environ un siècle et demi trois États ont joué le rôle des Puissants en Europe, la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne, et ce même lorsque le déclin international de l’Europe a changé la position relative de ces puissances face aux Super-Grands. C’est donc relativement à la vision de ces trois Grands européens que la carte de l’Europe s’est souvent organisée ; l’axe central de l’Europe est ainsi décentré par rapport à l’axe purement géographique ; du coup, il donne à la « périphérie » méridionale, autour de la Méditerranée une position particulière, comme une zone du sous-développement (relatif) européen, malgré le rôle joué par cette zone dans le passé antique de l’Europe. L’Italie contemporaine ou l’Espagne post-franquiste n’ont-elles pas à surmonter ce handicap d’être dans une zone « marginale » ?
4La coupure de l’Europe en deux après la Seconde Guerre mondiale, surtout après 1947-1948, subsistante jusqu’en 1989, est aujourd’hui vécue comme une coupure interne importante. Elle repose en effet, non seulement sur la séparation politique issue des choix faits (ou imposés sur) par ces États après 1945, mais aussi sur des traditions politiques, culturelles, voire religieuses distinctes, plus ancrées que prévu : le catholicisme polonais est bien distinct de son homologue français par exemple, sans compter la virulence renforcée des oppositions ethniques parmi les populations « balkaniques » par comparaison avec celles qui subsistent encore au nord-ouest de l’Europe. Les mémoires collectives et les lieux de mémoires n’ont pas les mêmes intensités ni les mêmes repères partout en Europe. Peut-on par exemple considérer que le poids de la Seconde Guerre mondiale sur les mentalités collectives est semblable d’un bout à l’autre de l’Europe ? Ou bien encore la vision « idéalisée » de l’entre-deux-guerres, qui est à la mode dans l’est-européen, a-t- elle un sens dans les démocraties occidentales ? La relation avec le passé proche varie à l’intérieur de l’Europe créant du même coup des frontières internes, subtiles mais réelles. La difficulté majeure de l’est-européen qui veut se retrouver dans l’Europe occidentale ne tient-elle pas à l’incompréhension, par les Européens de l’est, de tout ce qui s’est vraiment passé dans l’autre Europe pendant les trente dernières années, tant sur le plan économique que dans la société civile ? Le vif désir des Européens ex-citoyens des Démocraties Populaires de renouer la démocratie ou l’économie de marché semble s’être fondé sur des visions de la démocratie ou de l’économie de marché beaucoup plus « théoriques » que partant des réalités de l’Europe occidentale, elles-mêmes modifiées par le passé récent.
5On peut même se demander si les Britanniques d’aujourd’hui ont véritablement saisi ce qu’est devenu l’Europe continentale depuis que celle- ci - au moins dans sa partie Europe-des-douze - a vécu la réalisation d’une Communauté économique à incidences juridiques et politiques nombreuses ? Pour être restés assez longtemps accrochés à une vision de la Grande Bretagne à la fois en Europe et hors d’Europe à cause de son destin « impérial », les Britanniques vivent-ils concrètement l’Europe comme leurs partenaires continentaux ? N’ont-ils pas d’abord une réaction vis-à-vis de l’Europe en fonction de leurs réaction vis-à-vis du vieux rival français à partir de traditions anciennes, plus vivaces qu’on ne saurait le penser de prime abord ? Les tendances longues ont la vie dure dans les mentalités collectives des Européens, comme chez les autres peuples du monde.
6Si l’Europe est ainsi multiple, la référence à une civilisation commune est-elle fondée, au-delà des déclarations de principe ou des affirmations de façade ? Tout le monde semble en effet admettre que les Européens se rattachent à une même civilisation, fondée sur la démocratie, les droits de l’homme, le respect des libertés fondamentales, etc.... Or de nombreuses observations formulées par les participants ont montré que ce recours à la civilisation européenne était un simple prétexte à faire valoir ses propres vœux ou ses propres desseins. On a remarqué que la référence à la civilisation européenne supérieure aux civilisations « nationales » était un bon moyen de dépasser l’État-nation obstacle par exemple aux régionalismes ; ou bien encore, on a utilisé cette même référence culturelle pour justifier le dépassement des interdits nationaux en matière juridique, administrative, sociale au nom d’une morale supérieure européenne que l’on serait bien en peine de décrire avec précision. On parle ainsi d’une Europe chrétienne, unie au-delà des différences religieuses nées de schismes inter-chrétiens, catholicisme, protestantisme, orthodoxie ; mais à quelle Europe se réfèrent ceux qui se veulent, se sentent a-religieux en considérant que l’esprit de tolérance, né au xviiie siècle, constitue la trame de notre actuelle société ? Pour les athées, la référence à l’Europe a-t-elle le même sens que la référence faite par les croyants, au moment où l’on constate tant de différences dans les pratiques religieuses et dans les attitudes personnelles ou familiales face à quelques grands problèmes de société comme l’avortement, la drogue, le racisme, etc... ?
7Allons-nous nous diriger vers une conclusion entièrement négative, qui verrait dans l’Europe un simple agrégat de peuples désunis puisque sans réelles valeurs communes ? Ce serait nier l’existence d’une Société européenne actuelle.
8Or, ainsi que Harmut Kaelble nous en donne la démonstration, et comme d’autres intervenants l’ont souligné à travers des exemples concrets, cette Société européenne existe, surtout si on la compare avec d’autres Sociétés développées. On pourrait même ajouter que la Société européenne d’aujourd’hui se consolide parce qu’elle subit de plus en plus de défis venus de l’extérieur de l’Europe comme de son propre espace. Les défis à l’Europe renforcent l’Europe. Or, au xxe siècle, ces défis ont été nombreux, ardus. L’Europe a eu souvent beaucoup de mal à les relever, mais ce sont ces réactions difficiles qui ont contribué à façonner l’Europe.
9En ce qui concerne le xxe siècle, on peut dire qu’il exista trois défis majeurs.
101. En premier lieu, surtout après 1945, ce fut le défi de la cassure de l’Europe, avec pour corollaire, le défi d’une Europe dominée. Point extrêmement important. Jusqu’en 1941, l’Europe était encore indépendante, date à laquelle les Etats-Unis et l’URSS vont entrer dans le conflit, puis désormais prendre le premier rôle. Par la suite elle a été dirigée par les deux Géants ; elle fut soumise à la loi des deux Super- Grands, non-européens. Toutefois ceux-ci n’ont pas éternellement dominé l’Europe ; on est passé d’une Europe « dominée » à une Europe « encadrée » à partir des années soixante lorsque les Européens (De Gaulle d’un côté, Tchèques ou Roumains de l’autre) voulurent relever la tête. Ils rêvaient d’un retour à leur indépendance, soit vis-à-vis des États- Unis à l’ouest, soit vis-à-vis de l’URSS à l’est (avec des conditions politiques fort dissemblables dans les deux parties de l’Europe). Les tentatives de construction européenne ne marquent-elles pas ces volontés d’autonomie ? A l’ouest, la CEE ne fut pas anti-américaine, mais elle visa à créer autre chose qu’une copie des États-Unis ; à l’est, avant 1989, la tutelle soviétique était toujours plus contestée par les « pays frères ».
112. Le défi de la décolonisation fut fondamental pour un certain nombre de pays. La décolonisation se fit à des moments différents, sous des formes différentes, mais tous les pays d’Europe occidentale ont subi ce phénomène. Ont-ils su s’y adapter ? Oui, finalement, le jour où ils ont compris, les uns après les autres, que leur destin n’était pas d’aller conquérir le monde, mais de s’entendre entre eux. L’exemple français en est une bonne illustration mais le cas britannique, comme nos collègues nous l’ont montré, s’y apparente. La France est venue vers l’Europe le jour où l’Union Française a cessé d’exister à la fin des années cinquante. Le défi, c’est qu’il fallait comprendre ce retournement comme les Belges ou les Néerlandais l’avaient compris, comme sans doute les Espagnols ou les Portugais le comprirent à leur tour plus tard. La décolonisation, c’est admettre que les peuples colonisés se réclament d’autres civilisations, suivent d’autres destinées, et que la communauté possible entre peuples se fera plus aisément à l’intérieur de l’Europe qu’en relation avec de continents lointains. Actuellement l’Espagne commémore le 500e anniversaire de la découverte du nouveau monde ; on évoque la notion d’Hispanidad qui unirait la race hispanique ; les descendants des peuples « découverts » et même les descendants des premiers colons rejettent cette notion. Ils se veulent eux-mêmes, différents de l’Espagne, voire de l’Europe.
123. Le défi de l’américanisation. On s’est interrogé à plusieurs reprises sur sa portée. L’américanisation n’est-elle pas le danger, la gangrène de l’Europe actuelle. Sommes-nous encore des Européens face au genre de vie américanisé, véhiculé par les feuilletons de télévision, par le cinéma, par l’information ? Réponse délicate. Je vais essayer de la formuler à travers un exemple externe, celui du Japon. Je viens de séjourner dans ce pays. Je ne prétends pas bien le connaître, mais j’en retire quelques impressions. Le Japon diffère et des États-Unis et de l’Europe ! Évidence, dira-t-on. Pourtant lorsqu’on parcourt les rues de Tokyo ou de toute ville japonaise, on est frappé par une impression ambiguë : d’une part l’occidentalisation « à l’américaine » y est apparente, soit dans la publicité omniprésente, soit dans les fast-food, mais elle s’accompagne d’une tenue vestimentaire « à l’européenne », qui fait de suite remarquer la présence des touristes américains. Cependant, très vite on ressent la spécificité de la culture japonaise, faite de traditions ancestrales recomposées par une société où une économie de marché « à la japonaise » détermine les comportements. On est bien dans un troisième monde développé.
13En Europe, l’américanisation signifie pour beaucoup la modernisation du genre de vie, l’entrée dans la véritable société de consommation. Mais ne peut-il exister une société de consommation « à l’européenne » ? Comparons le rôle de l’État dans les rapports sociaux, les systèmes de protection sociale, les assurances, la mobilité sociale, le rôle des ligues féminines, des partis politiques, etc... L’Europe n’est pas l’Amérique. Pour utiliser les exemples de la vie quotidienne, consomme-t-on en Europe à la manière américaine, même si des rapprochements existent davantage dans certains pays que dans d’autres ? Mac Donalds n’est pas encore un idéal commun ! Pratique-t-on les mêmes sports qu’outre- Atlantique même si le criket et la tauromachie ne sont pas uniformément répandus en Europe ? A l’évidence nous sommes autres. Pour plaisanter, prenons l’exemple de Disney-Land récemment créé en France. A Tokyo, Disney-Land a parfaitement réussi ; pourtant le Japon enfantin reste japonais. Si Disney-Land réussit en France ceci signifiera une avancée culturelle américaine certaine, mais sont-ce les contes de Grimm ou de Perrault qui auparavant avaient « européanisé » les Yankees ? Ce serait admettre que des récits du xviie siècle européen sont compris outre- Atlantique comme ils l’étaient trois siècles auparavant ! Or le temps est un grand magicien.
14Y compris dans la moyenne durée. La notion d’Europe me semble avoir sensiblement varié dans le temps récent. C’est là où notre apport d’historiens du xxe siècle est fort enrichissant. Nous ne pouvons pas en effet laisser parler de l’Europe comme si les réalités de l’histoire du xxe siècle n’avaient pas existé. Elles sont dominantes dans nos actuelles sociétés. Dire par exemple qu’avec les événements de 1989 on est revenu à l’Europe de 1913 ou de 1919, me parait complètement faux. Plus largement, le sempiternel rappel des fondements gréco-latins de notre civilisation ne doit pas masquer les bouleversements considérables subis par la société européenne qui, de rurale est devenue urbaine, dans laquelle la place de la femme a profondément changé, et dont l’éducation à l’école ou au lycée s’écarte de plus en plus des « modèles » grecs et latins. L’Europe existe effectivement avec ses valeurs propres, mais revues et corrigées par toute l’histoire du xxe siècle, faite d’abord d’un demi-siècle de guerres civiles, suivi depuis d’une paix durable même au temps de l’affrontement est-ouest. Essayer de dégager ces valeurs communes est tâche délicate ; des variétés nationales subsistent, renforcées par l’usage de langues nationales différentes. Pourtant, un certain nombre d’idéaux nous sont communs d’autant plus qu’actuellement les relations intellectuelles et humaines sont rendues plus faciles par la disparition des barrières douanières et politiques.
15Cette quête commune ne doit pas pour autant masquer l’ambiguïté du concept « Europe ». L’Europe se sent, se veut, originale, unique, par rapport aux autres continents ; mais, en 1992, les Europe continuent d’exister, autonomes, diverses, héritières d’un passé lointain peut-être, d’un passé tourmenté proche sûrement. C’est dire une fois encore, pour terminer, combien les mots peuvent être trompeurs.
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Les Europe des Européens
Ce livre est cité par
- Gerbet, Pierre. (2007) La construction de l’Europe. DOI: 10.3917/arco.gerbe.2007.01.0543
- A, V V A. (2009) Diccionario Crítico de Ciencias Sociales. DOI: 10.5211/9788496780132.vol3
- (2009) Les lucarnes de l’Europe. DOI: 10.4000/books.psorbonne.43928
Les Europe des Européens
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